L’Ami commun/I/10

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 111-125).

X

CONTRAT DE MARIAGE


Grande émotion chez les Vénéering ! La jeune fille très-mûre est sur le point de se marier, poudre de riz et le reste, avec le jeune homme également très-mûr que nous avons déjà vu. C’est de la maison Vénéering qu’on partira pour l’église, et ce sont les Vénéering qui donneront le déjeuner. Le valet chimiste, qui, par principe, désapprouve tout ce qui se passe dans la maison, blâme nécessairement ce mariage. Mais on ne lui a pas demandé son consentement ; et une tapissière décharge à la porte son contenu de plantes rares pour que la fête du lendemain puisse être couronnée de fleurs. La jeune fille est très-riche, la jeune homme également ; il place des fonds, va dans la Cité, suit les réunions d’actionnaires, et a des rapports personnels avec les dividendes.

Il est avéré des sages de cette génération que le trafic des dividendes est la seule chose avec laquelle on ait affaire. N’ayez ni antécédents, ni savoir, ni éducation, ni esprit, ni figure, mais ayez des dividendes. Ayez-en assez pour être inscrits en lettres capitales sur les registres de la compagnie. Flottez sur des affaires mystérieuses entre Paris et Londres, et vous serez un grand homme.

« D’où vient-il ?

— Dividendes.

— Où va-t-il ?

— Dividendes.

— Quels sont ses goûts ?

— Dividendes.

— A-t-il des principes ?

— Dividendes.

— Qu’est-ce qui l’a poussé au parlement ?

— Dividendes. »

Peut-être, par lui-même, n’a-t-il eu aucun succès, n’a-t-il réussi en quoi que ce soit ; peut-être n’a-t-il rien commencé, rien achevé, rien produit. Mais dividendes, dividendes ! Ô tout-puissants dividendes ! Placez-les bien haut ces images flamboyantes qui nous induisent nuit et jour, nous autres, humble vermine, à crier comme sous l’influence de l’opium ou de la jusquiame : « Seigneurs, délivrez-nous de notre argent, dépensez-le pour nous, achetez-nous, vendez-nous, ruinez-nous ! Seulement, nous vous en supplions, prenez rang parmi les puissances de ce monde, et engraissez-vous de notre propre chair. »

Tandis que les amours et les grâces préparaient la torche que l’Hyménée doit allumer demain, Twemlow a souffert plus que jamais : les deux futurs, évidemment, sont les plus anciens amis de Vénéering, peut-être ses pupilles ? Toutefois, cela ne se peut guère, car ils sont plus âgés que lui. Vénéering possède leur entière confiance, et a fait beaucoup pour les entraîner à l’autel. Lui-même a raconté à Twemlow comment il avait dit à mistress Vénéering : « Anastasia, cela doit faire un mariage. » Il a de plus ajouté qu’il considérait les deux futurs, Alfred Lammle et Sophronia Akershem, comme son frère et sa sœur.

Twemlow lui a demandé s’il avait été au collège avec Alfred ? « Pas tout à fait, » a-t-il répondu. Si la jeune Sophronia était fille adoptive de sa mère ? « Pas précisément. » Et Twemlow a porté la main à son front d’un air désespéré.

Mais il y a quinze jours ou trois semaines, comme il était chez lui, au-dessus des écuries de Duke-street, la tête penchée sur son journal, sur son thé faible et sa rôtie sans beurre, Twemlow reçut un billet fortement parfumé, portant le monogramme de mistress Vénéering. Cette dame suppliait son très-cher Twemlow, si toutefois il était libre, d’être assez aimable pour venir dîner en quatrième avec ce cher Podsnap, afin de prendre part à une affaire de famille du plus haut intérêt. (Ce dernier membre de phrase souligné deux fois, et rehaussé d’un point d’exclamation.)

« Pas d’engagement ; et plus qu’enchanté, » avait répondu le gentleman. Et il s’était rendu à cette invitation pressante.

« Mon cher Twemlow, s’était écrié Vénéering dès qu’il l’avait aperçu, l’empressement que vous mettez à répondre à la demande d’Anastasia, demande un peu sans-façon, est des plus aimables et tout à fait d’un vieil ami. Vous connaissez notre ami Podsnap ? »

Twemlow s’était rappelé l’ami qui l’avait tant confusionné ; il avait reconnu le cher Podsnap, qui l’avait reconnu à son tour. Il paraît que Podsnap avait été l’objet de tant de démonstrations affectueuses qu’il pouvait se croire l’ami de la maison depuis maintes et maintes années. Il se mettait à son aise le plus amicalement du monde, tournait le dos au feu, et se transformait en statuette du colosse de Rhodes. Twemlow, dans sa faiblesse, avait déjà remarqué avec quelle rapidité les hôtes de Vénéering étaient infectés de la fiction amicale, et ne s’apercevait nullement que c’était là sa maladie.

« Mes très-chers, avait dit Vénéering, vous serez heureux d’apprendre que notre ami Alfred est sur le point d’épouser notre amie Sophronia. Comme nous avons fait de ce mariage, ma femme et moi, une affaire personnelle, et que nous en avons pris la direction, notre devoir est naturellement de communiquer le fait aux amis de la famille. »

Oh ! s’était dit Twemlow en jetant un coup d’œil sur Podsnap, il n’y en a que deux, et c’est lui qui est le second.

« J’espérais, continua Venéering, avoir lady Tippins ; mais elle est toujours en fête, et malheureusement elle avait promis ailleurs. »

Ciel ! avait pensé Twemlow, dont les yeux s’étaient tournés de côté et d’autre, il y en a trois, et c’est elle qui est la troisième.

« Mortimer Lightwood, que vous connaissez tous les deux, avait repris Vénéering, est à la campagne ; mais il m’écrit, avec l’originalité qui le distingue : « Puisque vous voulez que je sois premier garçon d’honneur, je ne refuse pas, bien que j’ignore par quel motif vous avez pu me choisir. »

Ô ciel ! avait pensé Twemlow, dont les yeux avaient roulé avec inquiétude, il y en a quatre, et c’est lui qui est le quatrième.

« Je n’ai pas invité aujourd’hui Boots et Brewer, que vous connaissez également, dit Vénéering, je les réserve pour un autre jour. »

Alors, avait pensé Twemlow en fermant les yeux, il y en a donc… Et tombant dans une prostration complète, il n’était revenu à lui qu’à la fin du repas, lorsque le chimiste avait été congédié.

« Nous allons maintenant, avait dit Vénéering, aborder le véritable objet de ce petit conseil de famille. Sophronia est orpheline ; par conséquent elle a besoin de quelqu’un pour la conduire à l’autel.

— Chargez-vous-en, avait dit Podsnap.

— Non, mon cher, avait répondu Vénéering, et cela par trois raisons. La première, c’est que je n’oserais pas m’adjuger cet honneur en présence des amis de la famille qui le méritent davantage. La seconde, c’est que je ne suis pas assez fat pour croire que j’ai le physique de l’emploi. La troisième, c’est que ma femme a sur ce point certaines idées superstitieuses : il lui répugne de me voir conduire quelqu’un à l’autel avant l’époque où bébé se mariera.

— Et pourquoi cela, madame ? avait demandé Podsnap.

— C’est une sottise, cher monsieur, j’en conviens, avait-elle répliqué ; mais si Hamilton servait de père à quelqu’un en pareille circonstance, j’ai le pressentiment qu’il n’assisterait pas au mariage de bébé.

Mistress Vénéering, en parlant ainsi, avait les mains ouvertes, appliquées l’une contre l’autre ; et ses huit doigts aquilins ressemblaient tellement à son nez, que les joyaux tout neufs dont ils étaient garnis étaient nécessaires pour les distinguer de ce trait crochu.

« Mais il y a un ami de la famille, avait repris Vénéering, mon ami Podsnap le reconnaîtra, je l’espère, un ami auquel revient de droit cette agréable fonction. Cet ami est parmi nous (ici l’orateur avait enflé la voix comme s’il eût parlé à cent cinquante personnes) et cet ami, c’est Twemlow !

— Assurément, avait dit Podsnap.

— Cet ami, avait continué Vénéering avec une énergie croissante, est notre excellent Twemlow ! Il m’est impossible, mon cher Podsnap, de vous exprimer suffisamment tout le plaisir que j’éprouve en voyant cette opinion, qui est la mienne et celle d’Anastasia, si franchement confirmée par un autre ami de la famille, également cher et non moins sûr, un ami placé dans la haute position… je veux dire hautement placé dans la position, ou plutôt qui place Anastasia et moi dans l’éminente position de le voir lui-même dans l’humble position de parrain de notre bébé. »

Et Vénéering avait éprouvé un soulagement réel en voyant que Podsnap ne témoignait aucune jalousie de l’élévation de Twemlow.

C’est par suite de ces événements qu’une tapissière vide ses fleurs sur l’escalier des Vénéering, et que Twemlow surveille le théâtre où il jouera demain un si grand rôle. Il a été à l’église, et a pris des notes sur l’encombrement des bas-côtés. Il a fait ce travail sous les auspices de l’ouvreuse de bancs, une veuve excessivement lugubre, dont la main gauche semble contractée par un accès de rhumatisme aigu, mais qui est repliée volontairement afin de servir de bourse.

Tandis qu’on décharge les fleurs, Vénéering s’arrache de la bibliothèque où, dans ses jours contemplatifs, il suspend son âme aux dorures des pèlerins de Cantorbéry, et va communiquer à Twemlow la petite fanfare qu’il a composée pour les trompettes de la fashion. Il est dit dans cette fanfare comment, le 17e du présent mois, le révérend Blank Blank, assisté du révérend Dash Dash, a uni par les liens sacrés du mariage, en l’église de Saint-James, Alfred Lammle, esquire de Sackville-street, Piccadilly, et Sophronia, fille unique de feu Horatio Akershem, esquire, du Yorkshire. Comment la jeune et belle fiancée partit de la demeure d’Hamilton Vénéering, esquire, de Stucconia, et fut conduite à l’église par Melvin Twemlow, esquire, de Duke-street, quartier Saint-James, cousin au premier degré de lord Snigsworth de Snigsworthy Park.

Tout en écoutant cette composition épique, Twemlow perçoit vaguement à travers la brume qui l’enveloppe, que si, après cela, le révérend Blank Blank et le révérend Dash Dash ne sont pas sur la liste des plus chers et des plus anciens amis de Vénéering, c’est à eux-mêmes qu’ils devront en savoir gré.

Après cette lecture apparaît Sophronia, que Twemlow a vue deux fois dans sa vie, et qui vient le remercier de vouloir bien remplir à son égard le rôle d’Horatio Akershem, du Yorkshire ; apparaît Alfred, que Twemlow n’a jamais vu qu’une fois ; il vient lui faire les mêmes remerciements, et jette une sorte de lueur pâteuse : comme une bougie qu’on allume en plein jour.

Arrive ensuite mistress Vénéering dans tous ses états aquilins, d’une humeur où s’aperçoivent toutes les verrues de son caractère, pareilles à celles qui décorent son noble nez. Elle est épuisée d’émotions et d’agacements, comme elle le dit à son cher Twemlow, et ravivée malgré elle par le curaçao que lui apporte le chimiste.

Des différents points du royaume commencent à déboucher les demoiselles d’honneur, ainsi que d’adorables recrues enrôlées par un sergent invisible, et qui, débarquées au dépôt Vénéering, font partie d’une légion étrangère.

Twemlow s’esquive et rentre chez lui, Duke-street, quartier Saint-James. Il prend une assiettée de bouillon de mouton, où baigne une côtelette ; puis il ira de nouveau à l’église, afin d’être bien sûr que demain le service nuptial aura lieu à la bonne place. Il est abattu, et se sent triste en mangeant sa côtelette. Il aperçoit nettement dans son cœur l’empreinte qu’y a laissée la plus adorable des adorables ; car, jadis, le pauvre petit gentleman a eu son rêve comme nous tous. Elle n’a pas répondu à sa flamme, ainsi qu’Elle fait souvent ; mais il croit qu’Elle est toujours comme il la voyait alors (ce qu’elle n’a jamais été), et il se dit en lui-même que si elle n’en avait pas épousé un autre par intérêt, et qu’elle se fût mariée avec lui, par amour, ils auraient été bien heureux, ce qui n’est pas vrai du tout. Enfin, il pense que cette âme sensible (dont la dureté est proverbiale) lui conserve un tendre souvenir, et c’est la plus grande erreur. Plongé dans cette rêverie au coin de son triste feu, son petit front sec dans ses petites mains sèches, et son petit coude sec sur ses petites jambes sèches, Twemlow est mélancolique.

Pas d’adorable pour lui tenir compagnie ; pas d’adorable chez soi, pas d’adorable au club ! Le désert, rien que le désert ! Pauvre Twemlow ! Puis il s’endort, et des frémissements galvaniques parcourent toute sa personne.

Le lendemain matin de bonne heure, cette affreuse lady Tippins, veuve de sir Thomas Tippins, anobli par une erreur de S. M. Georges III, qui croyait en baroniser un autre, et qui pendant la cérémonie daigna lui faire cette gracieuse observation :

« Quoi, quoi, quoi ? qui, qui, qui ? pourquoi, pourquoi, pourquoi ? » Cette vieille lady Tippins, disons-nous, commence de bonne heure à se faire teindre et vernir pour la circonstance. Elle a la réputation de raconter les choses d’une façon très-piquante, et il faut qu’elle arrive l’une des premières chez ces gens-là, afin, ma chère, de ne rien perdre du plaisant de la comédie.

Dans cet amas d’étoffe, surmonté d’un chapeau, qui est annoncé sous le nom de lady Tippins, y a-t-il un fragment quelconque de substance féminine ? Peut-être sa femme de chambre le sait-elle ; mais vous achèteriez dans Bond-Street la totalité de ce qu’elle montre à vos yeux. En la scalpant, la grattant, la dépouillant, vous en feriez deux ladies, et vous n’auriez pas pénétré jusqu’à l’article réel.

Lady Tippins a un grand lorgnon d’or qui lui est indispensable pour regarder ce qui se passe. Si elle en avait un dans chaque œil, l’autre paupière tomberait peut-être un peu moins ; d’ailleurs ce serait plus régulier. Mais lady Tippins a dans ses fleurs artificielles une éternelle jeunesse ; et la liste de ses adorateurs est toujours au complet.

« Mortimer, s’écrie-t-elle en promenant son lorgnon, où est le futur ? misérable que vous êtes !

— Je n’en sais rien, parole d’honneur ; et cela m’est fort égal, dit Mortimer.

— Malheureux ! est-ce de la sorte que vous remplissez votre charge ?

— Si ce n’est une vague idée que le futur doit s’asseoir sur mon genou, et qu’à un moment donné je dois lui servir de témoin, comme pour un duel, j’ignore, je vous assure, en quoi consistent mes fonctions. »

Eugène fait également partie du cortège ; et la sombre tristesse dont il est drapé ferait croire qu’il est question de funérailles.

La scène se passe dans la sacristie de l’église Saint-James, entre des tablette couvertes de vieux registres parcheminés, dont la reliure pourrait bien être en ladies Tippins. Mais, silence ! Une voiture s’arrête : apparaît une contrefaçon de Méphistophélès, quelque bâtard de la famille de ce gentleman, que lady Tippins trouve un homme charmant ! une véritable conquête ! et que Lightwood examine d’un œil peu satisfait.

« Je crois, dit-il, que c’est mon clerc ! Vraiment, oui ! Que le diable l’emporte ! »

Les voitures se succèdent ; mais voyons d’abord ce qui est arrivé. D’après lady Tippins, qui, debout sur un coussin, passe en revue l’assemblée à travers son lorgnon, la chose se résume ainsi :

« La mariée : quarante-cinq ans, ou je ne m’y connais pas ; robe (le yard), trente shellings ; voile, quinze livres ; mouchoir superbe : un cadeau.

« Demoiselles d’honneur, choisies de manière à ne pas éclipser la mariée, conséquemment pas très-jeunes ; douze shellings six pence le yard ; fleurs données par Vénéering. La petite au nez raccourci n’est pas mal, mais trop occupée de ses bas. Chapeaux, trois livres dix.

« Twemlow : quel débarras pour le cher homme, si vraiment c’était sa fille ! Agacé rien qu’en pensant qu’on pourrait croire qu’il en est le père ; et il y a de quoi !

« Mistress Vénéering : on n’a jamais vu de pareil velours ! Telle qu’elle est, deux mille livres au bas mot ; une véritable montre de bijoutier ! Son père a dû prêter sur gage : autrement, comment ces gens-là feraient-ils ?

« Assistants inconnus très-mêlés. »

Cérémonie terminée ; registre signé ; lady Tippins conduite par Vénéering. Équipages roulant vers Stucconia ; valets décorés de fleurs et de rubans. Arrivée chez Vénéering : salons magnifiques ; nombreux amis attendant l’heureux couple. Mister Podsnap : cheveux en brosse, dont on a tiré le meilleur parti possible. Mistress Podsnap : majestueusement folâtre.

Boots et les trois autres tampons : fleur à la boutonnière, cheveux frisés, gants étroitement boutonnés ; prêts à remplacer le futur, si un accident fût arrivé à celui-ci.

La tante de la mariée, sa plus proche parente : une veuve du genre Méduse, bonnet de pierre et des regards pétrifiants.

Le curateur de la mariée : physique d’un homme d’affaires nourri de tourteau, larges lunettes à verres ronds, personnage du plus haut intérêt. Vénéering se précipite vers ce gentleman, son plus ancien ami (ce qui fait le septième, se dit Twemlow). Comme il l’entraîne d’un air confidentiel, au fond de la serre, on pense qu’il est de moitié dans la gestion des biens de la jeune épouse, et qu’il va s’occuper de la fortune de celle-ci, dont l’apport est considérable. Les Tampons vont même jusqu’à dire à voix basse : « Tren-te mil-le li-vres ! » et accompagnent ce chiffre d’un claquement de langue et d’une aspiration qui évoquent le souvenir d’huîtres exquises.

Très-étonné de son intimité dans la maison, la fournée d’inconnus s’enhardit, croise les bras et commence à contredire Vénéering, même avant d’être à table. Pendant ce temps-là, mistress Vénéering apporte Bébé en costume de fille d’honneur, voltige de l’un à l’autre, et fait jaillir de ses rubis, de ses diamants et de ses émeraudes, des éclairs aux mille nuances.

Enfin, le chimiste ayant conclu d’une façon satisfaisante les diverses querelles qu’il a cru de sa dignité d’avoir avec les garçons traiteurs, annonce le déjeuner.

La salle à manger n’éblouit pas moins que les salons. Table superbe ; tous les chameaux dehors et pliant sous leur charge ; gâteaux splendides, ornés de cupidons et de lacs d’amour ; splendide bracelet offert par Vénéering avant de descendre, et mis au bras de la mariée.

Personne, néanmoins, n’a plus d’égards pour les Vénéering que s’ils étaient simplement de braves traiteurs faisant la chose à tant par tête. Les nouveaux époux causent ensemble, et rient en aparté, comme ils ont toujours fait. Les Tampons expédient les plats avec la verve qu’ils y ont toujours mise ; les inconnus s’invitent mutuellement avec une extrême bienveillance à multiplier les verres de champagne. Mistress Podsnap, qui se rengorge et se balance de son air le plus majestueux, est bien autrement écoutée que la maîtresse de la maison ; et c’est tout au plus si Podsnap ne fait pas les honneurs de la table.

Un grave inconvénient pour Vénéering est d’avoir à sa droite la séduisante Tippins, et à sa gauche la tante de la mariée, qui sont loin de vivre en bonne intelligence. La Méduse ne se contente pas de jeter des regards pétrifiants à la charmante lady ; elle accompagne tous les propos de la divine créature d’un reniflement sonore, qui pourrait s’attribuer à un rhume de cerveau chronique, mais qui peut provenir de l’indignation et du mépris. Cet ébrouement revient avec une telle régularité, qu’on finit par s’y attendre ; et le silence que font les convives, chaque fois qu’il va se produire, devient embarrassant. La tante rocaille a, en outre, une façon injurieuse de repousser les plats dont mange lady Tippins, en disant tout haut quand on les lui présente : « Non ! non ! non ! pas pour moi ; emportez cela. » Elle a évidemment l’intention de faire savoir qu’en partageant la nourriture de cette charmeresse elle craindrait de lui ressembler, ce qui, pour elle, serait une fin déplorable.

Voyant cette inimitié, lady Tippins fait feu de son lorgnon, et décoche une ou deux saillies juvéniles ; mais tous les traits s’émoussent sur le bonnet impénétrable, et sur l’armure ronflante de cette vieille pétrifiée.

Autre fait douloureux : les inconnus s’excitent mutuellement à une froide irrévérence. Les chameaux d’or et d’argent ne leur inspirent aucun respect ; et ils défient les seaux à glace d’un travail si délicat. Ils semblent même se réunir dans le vague sentiment que leur hôte recueillera de la fête un joli bénef, et ils agissent à peu près en habitués de taverne. Il n’y a même pas de dédommagement du côté des filles d’honneur. Ne s’intéressant que fort peu à la mariée, et pas du tout l’une à l’autre, ces adorables créatures se livrent en silence au déprisement des toilettes.

Quant au garçon d’honneur, complètement épuisé et renversé sur sa chaise, il semble profiter de l’occasion pour faire pénitence des fautes qu’il a commises. La seule différence qu’il y ait entre lui et son ami Eugène, c’est que du fond de sa chaise ce dernier semble réfléchir à toutes les fautes qu’il voudrait commettre, surtout au mal qu’il voudrait faire à tous les gens de la noce.

Les cérémonies d’usage s’oublient ou s’alanguissent ; et le magnifique gâteau que vient d’entamer la main blanche de la mariée est d’un aspect indigeste. Néanmoins, toutes les choses qu’il fallait dire et faire ont été dites et faites, y compris les bâillements, le somme profond, et le réveil inconscient de lady Tippins.

Apprêts tumultueux du voyage nuptial : les mariés s’en vont à l’Île de Wight. Au dehors l’air s’emplit de fanfares et de spectateurs, et la foule est témoin du cruel affront qu’une maligne étoile réservait au chimiste. Immobile devant la porte, afin de concourir à la pompe du départ, cet homme superbe reçoit tout à coup le plus prodigieux soufflet. C’est l’un des Tampons qui a emprunté le soulier ferré d’un gâte-sauce, et qui, la vue troublée par le champagne, le lui a lancé en pleine joue, au lieu d’en favoriser les voyageurs, comme il en avait le désir[1].

Les gens de la noce remontent dans les salons. Ils sont tous enluminés comme si, de compagnie, ils avaient gagné la scarlatine. Les jambes des inconnus jouent de vilains tours aux divans, le splendide mobilier éprouve une foule d’avaries. Enfin, lady Tippins, qui se demande si aujourd’hui est avant-hier, ou après-demain, ou la semaine d’après la semaine prochaine, disparaît tout à coup ; Mortimer et son ami Eugène disparaissent ; Twemlow disparaît. La tante Méduse s’en va, prouvant jusqu’à la fin qu’elle est de roche, et de nature réfractaire. Les inconnus eux-mêmes s’écoulent peu à peu ; et tout est donc fini !

Fini quant au présent ; mais il restait l’avenir ; et celui-ci, pour mister et mistress Lammle, arriva au bout d’une quinzaine de jours dans l’Île de Wight, sur la grève de Shanklin.

Il y avait déjà quelque temps que mister et mistress Lammle se promenaient ; on voyait à l’empreinte de leurs pas qu’ils ne s’étaient point donné le bras, qu’ils n’avaient pas marché droit, et qu’ils étaient tous les deux d’une humeur massacrante. Madame avait percé devant elle de petits trous dans le sable humide avec le bout de son ombrelle, et monsieur avait balayé la grève de sa canne, qu’il traînait derrière lui.

« Avez-vous l’intention de me dire, Sophronia… demanda le gentleman après un long silence.

— Ne me prêtez rien, je vous prie, s’écria la dame en se retournant l’œil enflammé ; je vous demande un peu : avez-vous l’intention de me dire ? »

Mister Lammle continua de traîner sa canne. Mistress Lammle ouvrit les narines, et se mordit la lèvre inférieure. Mister prit de la main gauche ses favoris gingembre, les rapprocha, et, du fond de ce buisson fauve, jeta sur sa bien-aimée un regard sombre et furtif.

« Avez-vous l’intention de me dire !… reprit Sophronia du ton le plus indigné ; m’attribuer pareille chose ! Quelle insigne mauvaise foi !

— Hein ? fit Alfred qui lâcha ses favoris et s’arrêta en la regardant.

— Quelle idée ! répondit Sophronia avec hauteur et en marchant toujours. »

En deux pas mister Lammle fut auprès d’elle.

— Ce n’est pas cela, reprit-il ; vous avez dit : mauvaise foi.

— Et si je l’avais dit ?

— Il n’y a pas de si, je l’ai entendu.

— Eh bien, prenons que je l’ai dit ; après ?

— Oseriez-vous me le répéter en face ?

— Oui, répondit Sophronia, qui attacha sur lui un regard froid et méprisant. Je vous le demanderai à mon tour, monsieur, comment osez-vous me jeter à la face un pareil mot ?

— Je ne vous l’ai jamais dit. »

La chose était vraie ; Sophronia le savait bien, et se vit contrainte de recourir à cette phrase féminine :

« Je me soucie peu de ce que vous dites ou de ce que vous ne dites pas. »

La promenade continua ; le silence, qui avait duré quelques instants, fut tout à coup rompu par le mari.

« Vous avez, reprit-il, une manière à vous de discuter. Vous me reprochez ce que j’ai voulu dire, et je ne sais pas même à quoi vous faites allusion.

— Ne m’aviez-vous pas laissé entendre que vous aviez de ta fortune ?

— Jamais.

— En ce cas, les apparences m’ont trompée.

— Soit ! mais je peux vous adresser le même reproche. Ne m’avez-vous pas fait entendre que vous étiez riche ?

— Non.

— En ce cas, j’ai été trompé par les apparences.

— Si vous êtes un de ces coureurs de dot assez borné pour ne pas savoir ce qu’il en était, ou assez avide pour craindre d’y regarder, est-ce ma faute, aventurier que vous êtes ? répliqua Sophronia avec aigreur.

— J’ai questionné Vénéering, dit Alfred ; il m’a répondu que vous aviez de la fortune,

— Vénéering ! (du ton le plus méprisant) est-ce que Vénéering me connaît ?

— Je le croyais votre curateur.

— Mon curateur ! je n’en ai qu’un ; celui que vous avez vu le jour où vous m’avez frauduleusement épousée ; et l’objet de sa curatelle est peu de chose : une rente de cent cinquante livres et quelques shellings ou quelques pence, si vous tenez à la somme exacte. »

Alfred lança un regard des moins affectueux sur la compagne de ses joies et de ses douleurs, et grommela une phrase qu’il interrompit brusquement.

« Question pour question, dit-il ; à mon tour, missis Lammle. Qui vous a fait croire que j’étais riche ?

— Vous-même ; n’est-ce pas sous cet aspect que vous vous êtes toujours montré ?

— Mais vous avez consulté quelqu’un ? Voyons, missis Lammle, confidence pour confidence : à qui vous êtes-vous adressée ?

— J’ai demandé à Vénéering.

— Et vous avez cru qu’il en savait plus long sur moi que sur vous ? plus que personne n’en sait sur son compte ? »

Après un nouveau silence, Sophronia s’arrêta et dit avec colère :

« Je ne pardonnerai jamais cela à ce Vénéering.

— Ni moi non plus, dit le mari. »

La promenade se continua ; madame perçant toujours avec aigreur la plage à coups d’ombrelle ; monsieur traînant toujours sa canne derrière lui, comme une queue pendante. La marée était basse ; on eût dit qu’ils avaient échoué sur la grève. Une mouette les effleura de ses ailes, et sembla les bafouer. Il n’y avait qu’un instant, un voile d’or couvrait les flancs bruns du rivage ; à présent ce n’était plus que de la terre fangeuse. Un rugissement ironique s’élevait de la mer ; les vagues, accourues de loin, montaient les unes sur les autres pour regarder ces imposteurs pris au piège ; et, triomphant de leur déconvenue, elles s’unissaient dans une sarabande infernale.

« Vous me reprochez, dit Sophronia, de vous avoir épousé par intérêt ; mais aviez-vous la prétention de croire que je vous prendrais pour vous-même ? Cela dépassait toutes les bornes du possible.

— Je peux encore vous renvoyer la balle, missis Lammle ; de votre côté, qu’avez-vous eu la prétention de croire ?

— Ainsi, répondit Sophronia, dont la poitrine s’agita, après m’avoir trompée, vous m’insultez, monsieur !

— Pas du tout ; je ne suis pas l’auteur de cette question à deux tranchants ; c’est vous qui l’avez posée.

— Moi ! s’écria la nouvelle épouse ; » et l’ombrelle se cassa.

Le mari devint livide ; des taches de mauvais augure, et d’une pâleur mortelle, apparurent aux environs du nez, comme si le doigt de Satan lui-même s’y fût marqué çà et là ; mais il savait se contenir, tandis que Sophronia se livrait à sa colère.

« Jetez cela, dit-il froidement en désignant l’ombrelle, vous en avez fait quelque chose d’inutile, et elle vous rend ridicule. »

Dans sa rage, madame l’accabla d’injures, l’appela franc scélérat, et jeta l’ombrelle de manière à l’en frapper. Les empreintes sataniques pâlirent encore ; mais il garda le silence, et vint se placer auprès d’elle. Les larmes de Sophronia éclatèrent. Elle se dit la plus malheureuse, la plus trompée, la plus maltraitée des femmes. Si elle en avait eu le courage, elle se serait tuée sous les yeux de ce lâche imposteur. Pourquoi ne lui arrachait-il pas la vie ? Ses pleurs redoublèrent ; elle sanglota, parla d’escroc, et finit par se laisser tomber sur une pierre, où elle se mit dans tous les états connus et inconnus de la fureur féminine. Durant cet accès de rage, les empreintes diaboliques de la figure du mari apparurent çà et là, et disparurent tour à tour comme les clefs d’un instrument à vent, joué par l’artiste infernal. Ses lèvres blanches demeuraient entr’ouvertes, et il respirait avec force comme s’il avait été essoufflé par une course rapide.

« Levez-vous, dit-il enfin, et parlons sérieusement. »

Elle resta assise sans faire attention à lui.

« Je vous dis de vous lever, mistress Lammle !

— Vous me le dites ? reprit-elle en le regardant avec mépris. Vous me le dites ! En vérité ! »

Elle baissa de nouveau la tête, et affecta de ne pas savoir qu’il avait les yeux sur elle ; mais elle en éprouvait un malaise évident.

« Levez-vous et partons, mistress Lammle ; assez comme cela, vous m’entendez ? »

Cédant à la main qui l’entraînait, elle se leva, et tous les deux se remirent en marche ; mais cette fois pour se diriger vers leur habitation.

« Mistress Lammle, dit Alfred, nous avons tous les deux été trompeurs, et tous les deux trompés. Tous les deux nous avons été mordants et mordus ; c’est un cercle vicieux d’où il est impossible de sortir.

— Vous m’avez recherchée…

— Ne parlons plus de cela, je vous prie. Nous savons ce qui en est. À quoi bon revenir sur un fait que ni vous, ni moi ne pouvons dissimuler. Je poursuis donc : j’ai été trompé, et fais triste figure.

— Ne l’ai-je pas été moi-même ?

— J’y arrivais, si vous m’en aviez laissé le temps. Vous avez été trompée, et vous faites triste figure.

— Une figure offensée.

— Vous êtes maintenant assez calme, Sophronia, pour comprendre que vous ne pouvez pas être offensée sans que je le sois moi-même ; c’est pourquoi cette expression était au moins inutile. Quand je regarde en arrière, je me demande avec surprise comment j’ai pu être assez sot pour vous épouser sur parole.

— Et moi, interrompit mistress Lammle, quand je regarde…

— Quand vous regardez en arrière, vous vous demandez, avec une égale surprise, comment vous avez pu être assez sotte, passez-moi le mot, pour m’épouser sur un simple ouï-dire. Mais des deux parts la sottise est faite ; vous ne pouvez pas plus vous délivrer de moi, que je ne peux me débarrasser de vous. Qu’en résulte-t-il ?

— Honte et misère ! répondit Sophronia avec amertume.

— Je n’en sais rien. Ce qui en résulte, c’est la nécessité de nous entendre. Avec de l’accord, nous pouvons nous tirer de là.

Je partage mon discours en trois points — Donnez-moi le bras, Sophronia — en trois points, pour être plus clair et plus précis.

Primo. La chose est assez dure par elle-même sans y joindre la mortification de la voir divulguée. Nous prenons donc l’engagement de la tenir secrète. Vous consentez, n’est-ce pas ?

— Oui, si le fait est possible.

— Il l’est assurément ; nous avons bien su nous en imposer l’un à l’autre ; à nous deux ne pourrons-nous pas en imposer au monde ? Est-ce accordé ?

— Oui.

Secundo. Nous avons à la fois à nous venger des Vénéering, et à souhaiter que les autres se laissent prendre dans leurs filets. Est-ce entendu ?

— Oh ! oui, bien entendu.

— À merveille. J’arrive au troisième point, qui est d’une adoption facile. Vous m’avez traité d’aventurier, Sophronia ; vous avez eu raison. En bon anglais, je ne suis pas autre chose ; vous aussi, vous n’êtes qu’une aventurière, et une foule de gens nous ressemblent. Qu’il soit donc bien entendu que nous garderons notre secret ; et que nous travaillerons de concert à l’exécution de nos desseins.

— Lesquels ?

— Tous ceux qui tendront à nous procurer de l’argent. Nos intérêts sont les mêmes ; j’entends, par nos desseins, tout ce qui pourra les servir. Est-ce convenu, missis Lammle ?

Elle hésita un moment, et finit par donner une réponse affirmative.

— Nous voilà d’accord, et du premier coup, vous le voyez, Sophronia. Je n’ai plus que deux mots à vous dire : nous savons parfaitement qui nous sommes ; n’ayez donc pas la fantaisie de reparler du passé ; la connaissance que j’ai du vôtre est identique à celle que vous avez du mien ; en me faisant des reproches, ce serait vous en faire à vous-même, ce que je ne désire pas, je vous assure. Après l’entente cordiale qui vient de s’établir entre nous, il convient d’oublier tout sujet irritant. Enfin, pour terminer, vous avez montré aujourd’hui un fort mauvais caractère, Sophronia ; que cela ne vous arrive plus, car j’ai moi-même un caractère diabolique. »

C’est ainsi qu’après avoir rédigé et signé ce contrat de mariage, fécond en promesses, l’heureux couple gagna son heureuse demeure.

Si, au moment où le doigt infernal marquait son empreinte sur sa figure pâle et haletante, mister Alfred Lammle, esquire, avait voulu dompter sa chère femme, en la dépouillant tout à coup du peu d’estime, réelle ou feinte, qu’elle se gardait à elle-même, il paraissait y être arrivé. Tandis qu’à la clarté du couchant, son époux la ramenait à leur séjour béni, la jeune lady trop mûre, aurait eu grand besoin de poudre et de fard pour se recomposer le visage.


  1. Une croyance populaire veut qu’un soulier jeté à celui qui part pour un voyage, ou qui sort dans un but quelconque, porte bonheur à la personne à qui on l’adresse. (Note du traducteur.)