L’Ami commun/I/11

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 125-140).


XI

PODSNAPERIE


Mister Podsnap est fort bien dans ses affaires et siège très-haut dans l’opinion de Mister Podsnap. Il a débuté avec un bel héritage, s’est prodigieusement enrichi dans les assurances maritimes, et jouit d’une complète satisfaction.

Il n’a jamais pu deviner pourquoi tout le monde n’est pas entièrement satisfait, et il a la conscience de donner un brillant exemple de vertu civique en étant satisfait de tout, particulièrement de sa personne.

Dans l’heureuse certitude qu’il a de son propre mérite et de son extrême importance, mister Podsnap a décidé que tout ce qu’il met derrière lui n’existe plus. Il y a quelque chose de digne et de concluant, pour ne pas dire de très-commode, dans cette manière de se débarrasser des objets désagréables. Cette façon d’agir a puissamment contribué à la satisfaction de mister Podsnap, et à son établissement dans la haute opinion qu’il a de lui-même.

« Je n’ai pas besoin de savoir cela ! Qu’on ne me parle pas de cela ! Je n’admets pas cela ! »

Mister Podsnap, dont la figure devient rutilante quand il prononce ces mots, les accompagne d’un geste particulier du bras droit, qu’il a fini par acquérir en purgeant le monde de ses problèmes les plus ardus, problèmes qu’il fait disparaître en les balayant, car il s’en trouvait offensé.

Le monde moral et même géographique de mister Podsnap est un monde fort étroit. Bien qu’il doive sa prospérité au commerce international, mister Podsnap regarde le nom des autres pays comme une erreur, et oppose cette observation concluante aux usages étrangers : « Pas anglais. » Puis presto, le bras arrondi et le rouge au front, il les supprime d’un revers de main.

D’autre part, le monde se lève à huit heures, se rase à huit heures et quart, déjeune à neuf heures, se rend dans la Cité vers dix heures, rentre chez soi à cinq heures et demie, dîne à sept heures ; et l’on peut résumer ainsi les notions que M. Podsnap a sur l’art en général.

Littérature : masse d’imprimés décrivant avec respect le lever à huit heures, la barbe à huit et quart, le déjeuner à neuf, la Cité à dix, le retour à cinq et demie, le dîner à sept heures, Peinture et sculpture : portraits et bustes des habiles praticiens du lever à huit heures, de la barbe à huit et quart, du déjeuner à neuf heures, etc. Musique : concert respectable d’instruments à vent et à corde, chantant (sans variation aucune) sur un rythme tranquille, lever à huit, barbe à huit et quart, déjeuner à neuf, Cité à dix, retour à cinq et demie, et dîner à sept heures. Rien autre chose ne doit être permis à ces arts sans aveu, sous peine d’excommunication. Rien autre chose ne doit exister nulle part.

En sa qualité d’homme aussi éminemment respectable, mister Podsnap est obligé, il le sent bien, de prendre la Providence sous sa protection ; d’où il résulte qu’il est toujours à même d’interpréter les décrets providentiels. Des gens d’une respectabilité inférieure pourraient souvent être au-dessous d’une pareille tâche ; mais mister Podsnap est toujours au niveau de cette mission ; et, chose à la fois remarquable et consolante, ce que la Providence a voulu est invariablement ce que veut mister Podsnap.

La réunion de ces principes, qui font école, et sont passés en articles de foi, constitue ce que le chapitre actuel prend la liberté de qualifier de Podsnaperie, du nom de leur plus fidèle représentant.

Confinés dans d’étroites limites (le cerveau de M. Podsnap étant lui-même borné par son col de chemise), ces principes fondamentaux sont proclamés d’un ton pompeux en harmonie avec le craquement des bottes de l’orateur.

Il y a une miss Podsnap, jeune pouliche à bascule, élevée dans l’art maternel de caracoler majestueusement sans jamais avancer ; mais les grandes allures de sa mère ne lui ont pas encore été inculquées. C’est toujours une enfant, ayant les épaules hautes, l’esprit engourdi, les coudes pointus et rouges, et un nez râpé, qui semble de temps en temps faire une échappée hors de l’enfance, mais qui rentre bien vite, effrayé de la coiffure de maman, et de la totalité de papa : écrasé, en un mot, par le poids de la podsnaperie.

Cette jeune miss incarne aux yeux de son père une institution sociale d’une certaine nature, et que mister Podsnap désigne sous le nom de jeune personne. Institution tyrannique, attendu qu’elle oblige tout ce qui existe au monde à passer par sa filière, pour se plier à ses exigences. « Cela peut-il la faire rougir ? » Telle est la question qui se dresse à tout propos ; car cette jeune personne, d’après mister Podsnap, a l’inconvénient d’être sujette à se couvrir de rougeur, alors que c’est complétement inutile. Si bien qu’entre son excessive innocence et la perspicacité la plus dépravée il ne semble y avoir aucune démarcation. À en croire mister Podsnap, les nuances les plus atténuées du brun, du lilas, du blanc et du gris, sont d’un rouge flamboyant aux yeux de taureau de cette pudeur incommode.

Les Podsnap demeurent dans un coin obscur qui touche à Portsman-square. Ce sont de ces gens qu’on est certain de trouver à l’ombre, quel que soit l’endroit qu’ils habitent. La vie de miss Podsnap, depuis son apparition sur cette planète, a toujours été du genre ombreux. Ne devant, sans doute, retirer aucun bénéfice du commerce de ses pareilles, cette jeune personne en a été réduite à la société des gens d’un certain âge et des meubles massifs. Elle ne connaît du monde que ce qui lui en a été réfléchi par les bottes de son père, les tables de noyer et de bois de rose, les glaces ténébreuses des salons fermés, et le voit nécessairement en noir. Aussi lorsque sa mère la produit solennellement au parc, dans un grand phaéton soupe-au-lait, elle apparaît au-dessus du tablier comme une jeune malade qui est assise dans son lit, et qui a le plus vif désir de se cacher sous la couverture.

« Georgiana aura bientôt dix-huit ans, dit l’honorable Podsnap.

— Bientôt, répond mistress Podsnap.

— Nous ferions bien, reprend le mari, d’avoir quelques personnes à l’occasion de son jour de naissance.

— Ce qui nous permettrait, poursuit la femme, de rendre à tous ceux qui nous ont reçus. »

Mister et mistress Podsnap ont donc l’honneur d’inviter dix-sept amis intimes à venir dîner chez eux tel jour ; puis le nouvel honneur de substituer d’autres amis intimes à ceux des dix-sept amis primitifs, qui regrettent vivement de ne pas pouvoir répondre à leur aimable invitation, ayant pour ce jour-là un engagement antérieur. Sur quoi, mistress Podsnap raye de sa liste les noms de ces inconsolables, et dit en les effaçant du bout de son crayon :

« Pour rien au monde, je ne les inviterais maintenant ; nous en voilà débarrassés. »

Délivrés de ces amis de cœur, mister et mistress Podsnap ont la conscience beaucoup plus légère. Mais il y a d’autres amis intimes, qui, n’ayant aucun titre à une invitation à dîner, ont cependant des droits à venir, entre neuf et dix heures du soir, participer à un bain de vapeur au gigot de mouton. Afin de s’acquitter envers ces notables, mistress Podsnap ajoute donc à son repas une petite soirée, à laquelle on arrivera de bonne heure, et passe chez le marchand de musique, où elle demande un automate bien élevé qui puisse lui jouer des quadrilles pour une petite sauterie.

Mister et mistress Vénéering, ainsi que les nouveaux époux, sont naturellement du dîner. Mais à part ce couple battant neuf, la maison Podsnap n’a rien de commun avec celle des Vénéering. Chez un parvenu, qui a besoin de cela pour se poser, l’élégance est tolérée par mister Podsnap ; quant à lui, il est fort au-dessus d’une pareille misère. C’est une solidité monstrueuse qui caractérise l’argenterie et la vaisselle Podsnap. Tout cela n’a été fait que pour paraître aussi lourd qu’on a pu, et tenir autant de place que possible. Tout cela vous dit avec arrogance : « Vous m’avez ici dans ma laideur, avec la même profusion que si j’étais un plomb vil ; et pourtant je suis un poids considérable de métal précieux, à tant le marc. Ne seriez-vous pas ravi de me fondre ? » De l’affreuse plate-forme qu’il occupe au centre de la table, un surtout massif, à pieds écartés, bossu sur toutes les faces plutôt que décoré, vous adresse ces paroles. Les quatre seaux où rafraîchit le vin, pourvus de lourdes têtes, portant à chaque oreille un gros anneau d’argent, transmettent ce discours d’un bout à l’autre de la table, et le disent aux salières, en forme de pots ventrus, qui, à leur tour, le passent à leurs voisins.

Enfin les cuillers et les fourchettes, d’un poids et d’un volume énormes, agrandiront la bouche des invités avec l’intention expresse de leur jeter dans le gosier, à chaque morceau qu’ils avalent, le sentiment de la somme qu’elles représentent.

Les différents meubles sont, dans leur espèce, tout aussi lourds que l’argenterie, et la plupart des convives leur ressemblent. Il y a toutefois parmi ces derniers un gentleman français, lequel n’a été admis qu’après une longue hésitation ; car, dans l’esprit de mister Podsnap, l’Europe continentale passe pour être mortellement liguée contre l’innocence de la jeune personne.

L’invitation a néanmoins eu lieu, et cet étranger produit sur les convives un effet assez bizarre : chacun, y compris le maître de la maison, lui parle comme à un enfant qui a l’oreille dure. Par une concession délicate à cet infortuné, qui a eu le malheur de ne pas naître en Angleterre, mister Podsnap lui présente sa famille en français : « Madame Podsnap, mademoiselle Podsnap. » Il ajouterait volontiers ma fille, mais il s’interdit cette entreprise audacieuse. Les Vénéering étant les seuls convives qui soient arrivés, sont présentés avec la même condescendance explicative : « Monsieur Vey-nai-riing. » Puis, revenant à sa langue maternelle, mister Podsnap demande à son hôte ce qu’il pense de Londres, et ajoute, comme s’il administrait une potion à un sourd :

« Lon-don, Londres, London. »

L’étranger admire cette capitale.

— Une très-grande ville ! reprend mister Podsnap.

— Très-grande, dit l’étranger.

— Et très-riche !

— Immensément riche.

— Nous disons immensely, reprend mister Podsnap avec complaisance. Nos adverbes ne se terminent pas en mong, comme en français. Ensuite, nous plaçons un t avant le ch, nous disons ritch.

— Ritch, répète l’étranger.

— Et n’avez-vous pas trouvé, poursuit Podsnap avec dignité, n’avez-vous pas trouvé, monsieur, dans les rues de la métropole du monde, des témoignages frappants de notre Constitution britannique ? »

L’étranger demande un million de pardons ; mais il n’a pas bien compris.

« La Consti-tu-tion bri-tan-nique, reprend mister Podsnap du ton dont il expliquerait la chose dans une école primaire. Nous disons british ; mais vous dites britannique. (À son tour, il a l’air de s’excuser et de dire : ce n’est pas ma faute.) La Constitution, monsieur…

— Yes, I know him, » répond l’étranger.

Un convive jeunot et jaunâtre, décoré de lunettes sous un front très-bombé, et qui est à l’un des coins de la table, sur une chaise supplémentaire, cause une sensation profonde en jetant un « es-qué ? » suivi d’un brusque silence.

— Est-ce que ? répète le Français en se tournant de son côté. Mais ayant dit pour le moment tout ce qu’il avait trouvé derrière ses bosses frontales, le jeune convive ne poursuit pas.

« Je vous demandais, crie Podsnap, qui renoue le fil de son discours, si vous aviez observé dans nos streets, comme nous disons, ou sur notre pavvy, comme vous dites, any tokens… »

Le Français, avec une patience des plus courtoises, demande pardon ; mais que signifie tokens ?

« Marks, signs, appearances, traces, répond M. Podsnap.

— D’un cheval ? demande l’étranger ; of a orse ?

— Nous disons horse, réplique mister Podsnap avec indulgence. In England, Angleterre, nous aspirons le hetch, et nous disons horse ; il n’y a que dans nos classes inférieures que l’on prononce orse.

— Mille pardons, monsieur ; je me trompe toujours, dit le Français,

— Notre langue, reprend mister Podsnap avec la conscience d’avoir toujours raison, notre langue est difficile ; c’est une langue très-riche, et que les étrangers ont beaucoup de peine à saisir. Je ne poursuis pas ma question. »

Le gentleman à lunettes, regrettant de la voir abandonner, pousse follement un nouvel esqué ? et s’arrête sans éveiller d’écho.

« Elle avait simplement trait à notre Constitution, explique mister Podsnap, qui a conscience de faire un acte méritoire en possédant cette chose inestimable. Nous autres Anglais, poursuit-il, nous sommes très-fiers de notre Constitution : c’est un don de la Providence. Aucun pays, monsieur, n’est favorisé du ciel autant que ce pays-ci.

— Et les autres, dit l’étranger, comment font-ils ?

— Monsieur, répond mister Podsnap en hochant la tête d’un air grave, ils font… je regrette d’avoir à le dire, monsieur, ils font comme ils peuvent.

— La Providence a des faveurs restreintes, dit l’étranger en souriant, car les frontières ne sont pas étendues.

— Sans doute, réplique Mister Podsnap ; mais cela n’en est pas moins vrai : c’est la charte de la Terre. Cette île, monsieur, a été bénie à l’exclusion absolue de toutes les contrées du globe, quelque nombreuses qu’elles soient. Et si nous n’étions ici que des Anglais, ajoute l’orateur en promenant son regard sur ses compatriotes, et en développant sa thèse d’une voix solennelle, je dirais que l’Englishman offre un assemblage de vertus, une modestie, une indépendance, un calme, une solvabilité, joints à l’absence de tout ce qui peut amener la rougeur sur le front d’une jeune personne, bref, une réunion de vertus qu’on chercherait en vain parmi les autres peuples. »

Ayant terminé ce petit speech, mister Podsnap, dont le visage s’enflamme à la vague pensée qu’un citoyen à préjugé, d’un pays quelconque, oserait peut-être apporter à ses paroles une légère restriction, mister Podsnap exécute son geste favori, et met à néant le reste de l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique. L’auditoire est fort ému de ce trait d’éloquence, et mister Podsnap, qui se sent aujourd’hui d’une force exceptionnelle, devient souriant et communicatif.

« Avez-vous entendu parler de cet heureux légataire, Vénéering ? demande-t-il d’un air aimable.

— Pas du tout, répond Vénéering. Je sais seulement qu’il a été mis en possession de l’héritage ; et que ses voisins l’appellent maintenant le boueur doré. Je crois vous avoir dit autrefois que la jeune personne, dont le prétendu a été assassiné est la fille d’un de mes commis ?

— Oui, vous m’avez dit cela. À ce propos je vous demanderai de vouloir bien nous raconter cette singulière histoire. C’est une coïncidence curieuse, que la première nouvelle de la découverte du corps ait été annoncée à votre table pendant que je m’y trouvais, et que l’un de vos gens soit intéressé dans l’affaire ; racontez-nous cela, je vous prie. »

Vénéering est plus que préparé à satisfaire ce désir ; car il a profité de la distinction sociale que lui a valu cette histoire, pour ajouter à ses anciens amis une demi-douzaine d’amis tout neufs. Encore un incident pareil, et il atteindra le chiffre d’amis qu’il ambitionne. S’adressant donc au plus désirable de ses voisins, tandis que sa femme s’empare de celui qui peut ensuite offrir le plus d’avantages, Vénéering plonge dans son récit, d’où il émerge vingt minutes après, tenant dans ses bras un directeur de la banque.

Anastasia, qui, de son côté a nagé dans les mêmes eaux à la poursuite d’un riche courtier maritime, a pris celui-ci aux cheveux et le ramène sain et sauf. Elle raconte alors à un cercle plus étendu qu’elle a été voir la jeune fille ; que cette dernière est vraiment jolie, et très-présentable pour une fille de sa condition. Tout cela est accompagné d’un déploiement si heureux de ses huit doigts aquilins, et des joyaux qui les entourent, qu’elle a le bonheur de saisir un général, sa femme et sa fille, qui s’en allaient à la dérive. Non seulement elle leur rend la vie, qui chez eux était suspendue, mais elle s’en fait pendant une heure les plus chauds amis du monde.

En thèse générale, mister Podsnap désapprouverait hautement qu’il fût question d’un corps trouvé dans une rivière, ce sujet n’étant pas convenable pour les joues d’une jeune personne. Mais il a pris à l’histoire d’Harmon une certaine part qui le rend en quelque sorte actionnaire de la chose ; et comme elle a pour bénéfice immédiat l’avantage d’arracher les auditeurs à la contemplation silencieuse des rafraîchissoirs et des salières, il trouve que le rapport en est satisfaisant.

Le dîner est fini ; le bain de vapeur, au gigot de mouton, est suffisamment imprégné du parfum réconfortant ; il vient de recevoir l’arôme des spiritueux et du café ; rien n’y manque et les baigneurs arrivent. L’automate discret s’est déjà glissé au piano, où, derrière les barreaux du pupitre, il représente un captif languissant dans une prison de bois de rose.

Où verra-t-on jamais des êtres plus aimables et aussi bien assortis que mister et mistress Lammle ? Il est étincelant ; Elle est toute grâce et toute satisfaction. De temps à autre ils échangent des regards d’intelligence ; mais rapides et sérieux comme feraient des joueurs qui auraient engagé la partie contre toute l’Angleterre.

Il y a très-peu de jeunesse parmi les baigneurs ; rien n’est jeune dans la Podsnaperie, excepté la jeune personne.

Des baigneurs chauves entourent mister Podsnap, qui est debout, le dos au feu, et lui parlent les bras croisés. Des baigneurs, à favoris luisants, profèrent quelques paroles devant mistress Podsnap, et s’éloignent le chapeau à la main. Des baigneurs curieux errent çà et là, et regardent au fond des coffrets et des vases, comme s’ils devaient y retrouver l’objet qu’ils ont perdu, et que les Podsnap auraient pu leur voler. Des baigneurs du sexe plus aimable, sont assis autour du salon, et se livrent à l’examen comparatif et silencieux des bras et des épaules d’ivoire.

Pendant ce temps-là, comme toujours, la petite miss Podsnap, dont les chétifs efforts, si elle en a jamais faits, sont éclipsés par la splendeur des allures maternelles, se tient le plus qu’elle peut hors de la vue et de la pensée des autres, et semble faire le compte des ennuis de la journée.

Un article secret des hautes convenances de la Podsnaperie exige qu’il ne soit pas question du motif de la fête. Chacun se tait donc, et ferme les yeux sur la nativité de cette jeune fille, comme si tout le monde reconnaissait qu’il eût été préférable que cette jeune personne ne fût pas née.

Les Lammle ont tant d’affection pour ces chers Vénéering qu’ils ne peuvent pas se détacher de ces excellents amis. À la fin cependant, un sourire plein de franchise de mister Lammle, peut-être le haussement mystérieux de l’un de ses sourcils gingembre, paraît dire à mistress Lammle : « Mais pourquoi ne jouez-vous pas ? »

Sophronia jette un regard autour d’elle, aperçoit miss Podsnap, et semble demander s’il faut qu’elle joue cette carte. Elle reçoit probablement une réponse affirmative, car elle va s’asseoir auprès de la jeune personne.

Mistress Lammle est ravie de se trouver dans ce petit coin, où elles pourront causer toutes les deux tranquillement. La conversation promet en effet d’être paisible, car la jeune miss répond avec inquiétude :

« Oh ! c’est bien bon à vous ; mais je ne sais pas causer, moi !

— Commençons toujours, dit mistress Lammle, avec le plus charmant sourire.

— Oh ! j’ai peur que vous ne me trouviez bien sotte ; je ne suis pas comme Ma ; elle cause, elle ! »

Rien de plus facile à voir ; Ma cause au petit galop, crinière au vent, tête encapuchonnée, paupières et narines très-ouvertes.

« Peut-être aimez-vous la lecture ? demande Sophronia.

— Oui… c’est-à-dire… oh ! oui ; mais je ne lis pas beaucoup.

— Faites-vous un peu de m… m… m… m… musique ? (Mistress Lammle est tellement insinuante qu’elle y met une demi douzaine d’m avant de glisser le mot à son amie.)

— Oh ! je n’oserais jamais ; et puis je ne sais pas. Mais Ma joue du piano. »

En effet, toujours au petit galop, et avec un certain air de faire quelque chose, Ma exécute à l’occasion une caracolade brillante sur ledit instrument.

« Vous aimez la danse, cela va sans dire.

— Oh ! non ; je ne l’aime pas du tout.

— Comment ! à votre âge ! et charmante comme vous êtes ! vous m’étonnez, chère belle.

— Je ne peux pas dire, répond miss Podsnap avec énormément d’hésitation, et en jetant des regards timides sur le visage soigneusement composé de mistress Lammle, je ne peux pas dire que je ne l’aurais pas aimée — si j’avais été… Vous ne le direz jamais, n’est-ce pas ?

— Jamais, chère, jamais !

— Oui, j’en suis sûre, vous ne le direz pas. Eh bien ! j’aimerais peut-être danser le 1er mai, si j’étais ramoneur[1].

— Miséricorde ! s’écrie Sophronia au comble de la surprise.

— Là ! je le savais bien que cela vous étonnerait ; mais vous ne le direz pas ? vous me l’avez promis.

— Je vous jure, mon amour, qu’à présent que nous avons causé ensemble, vous me faites désirer dix fois plus de vous connaître davantage. Que je voudrais que nous fussions réellement amies ! Voulez-vous de moi pour amie sincère ? Allons ! essayez. Je ne suis pas une de ces vieilles femmes moqueuses, chère belle ; je ne suis mariée que depuis quelques jours ; vous voyez, j’ai ma toilette de noce. Et que voulez-vous dire avec ces ramoneurs ?

— Chut ! Ma entendrait.

— Impossible ; elle est trop loin.

— En êtes-vous bien sûre ? demande tout bas la pauvre enfant. Ce que je veux dire c’est qu’ils ont l’air de beaucoup aimer la danse.

— Et que peut-être vous l’aimeriez comme eux si vous étiez des leurs ? »

Miss Podsnap fait un signe affirmatif.

« Ainsi donc, telle que vous êtes, vous ne l’aimez pas du tout ?

— Comment le pourrais-je ? c’est si effrayant ! Si j’étais assez forte et assez méchante pour tuer quelqu’un, voyez-vous, je tuerais mon danseur. »

Cette façon d’envisager l’art de Therpsichore est tellement neuve que Sophronia regarde la jeune personne avec une nouvelle surprise. Miss Podsnap a les bras posés l’un sur l’autre, et agite les doigts par un mouvement nerveux, comme si elle essayait de cacher ses coudes ; mais ce désir, impossible à réaliser en manches courtes, et qui parait être l’innocente aspiration de son âme, demeure à l’état de rêve utopique.

« C’est affreux ! n’est-ce pas ? » dit la pauvre miss d’un air contrit.

Mistress Lammle, ne sachant que répondre, se fond en un sourire encourageant.

« Mais c’est pour moi une si grande torture, continue miss Podsnap. J’ai si peur ! et cela fait tant de mal ! On ne sait pas tout ce que j’ai souffert chez madame Sauteuse, où j’ai appris à danser, c’est-à-dire où ils essayaient de me l’apprendre ; puis à saluer, à faire des révérences pour les présentations, et d’autres choses effrayantes. Ma sait faire tout cela.

— Dans tous les cas, cher ange, ce temps-là est passé, dit mistress Lammle.

— Qu’est-ce que j’y gagne ? C’est encore pis que chez madame Sauteuse. Ma était là-bas, mais Pa n’y était jamais, ni les autres non plus. Oh ! voilà Ma qui parle au musicien ; elle s’approche d’un monsieur ; je suis sûre qu’elle va me l’amener ! Oh ! je vous en prie, non ! non ! je vous en prie ! je vous en prie ! »

Miss Podsnap soupire cette prière les yeux fermés et la tête appuyée contre le mur. L’ogre s’avance néanmoins, sous le patronage de Ma.

« Georgiana, mister Grompus, dit la maman. » Aussitôt l’ogre, empoignant sa victime, l’entraîne vers le haut du salon. L’automate discret, dont l’œil a examiné la scène, commence un pâle quadrille, et seize disciples de la Podsnaperie exécutent les figures d’usage : se lever à huit heures, se raser à huit et quart, partir à dix heures, at home à cinq et demie, dîner à sept, et la grande chaîne.

Pendant le cours de ces solennités, ce cher Alfred, le plus tendre des maris, s’approche de Sophronia, et, s’appuyant au fauteuil de l’adorable femme, joue avec le bracelet de ce modèle des épouses. Les yeux de mistress Lammle disent quelque chose au gilet de mister Lammle, et la sombre attention avec laquelle cette chère Sophronia paraît écouter la réponse forme un singulier contraste avec le badinage d’Alfred ; mais c’est un souffle qui passe sur un miroir et dont la trace a disparu avant qu’on l’ait remarquée.

La grande chaîne est maintenant rivée jusqu’au dernier anneau, l’automate a frappé son dernier accord, et les seize figurants se promènent deux à deux parmi les meubles. Il est évident que l’innocent Grompus n’a pas la moindre conscience de l’effroi qu’il inspire, car cet ogre poli, croyant plaire à sa danseuse, prolonge jusqu’aux dernières limites de possible le récit péripatétique d’une réunion d’archers. Mais à la tête de ces huit couples, qui font le tour du salon avec une lenteur funéraire, sa victime ne lève les yeux que pour jeter à mistress Lammle un regard désespéré.

La procession est enfin dissoute par la brusque entrée d’un domestique, devant lequel la porte s’ouvre et rebondit comme enfoncée par un boulet de canon, et, tandis que cet objet odorant disperse à la ronde des verres d’eau chaude colorée, miss Podsnap revient s’asseoir près de sa nouvelle amie.

« Bonté divine ! c’est fini, dit-elle. Vous ne m’avez pas regardée, j’espère ?

— Pourquoi ne l’aurais-je pas fait ?

— Oh ! je me connais bien, dit miss Podsnap.

— Moi aussi je vous connais ; et laissez-moi vous dire une chose, reprend Sophronia de son air le plus câlin, vous êtes trop timide, chère ange.

— Maman ne l’est pas, dit miss Podsnap. Je vous déteste, allez-vous-en. »

Ce trait, lancé à demi-voix, est décoché au galant Grompus, qui, en passant auprès d’elle, a cru devoir lui adresser un sourire.

« Pardon, chère miss Podsnap, mais je ne vois pas bien…

— Si vraiment nous devons être amies, interrompt la jeune fille, et je vous crois, car vous êtes la seule qui me l’ayez proposé, ne soyez pas cérémonieuse. C’est bien assez d’être miss Podsnap, sans qu’on vous le dise. Appelez-moi Georgiana.

— Eh bien donc, chère Georgiana…

— Merci, dit miss Podsnap.

— Excusez-moi, chère ange ; mais de ce que madame votre mère a de l’aplomb, je ne vois pas que ce soit un motif pour que vous soyez timide.

— Vous croyez ? reprend miss Podsnap en s’étirant les doigts et en jetant les yeux, tantôt sur mistress Lammle, tantôt sur le parquet ; alors c’est qu’il n’y en a pas.

— Vous vous rendez trop facilement à mon avis, chère belle ; ce n’était pas même une opinion que j’exprimais, c’était l’aveu de ma simplicité.

— Oh ! vous n’êtes pas simple, dit Georgiana ; moi je suis sotte, à la bonne heure ; mais vous êtes fine, vous ; sans cela vous ne m’auriez pas fait causer. »

Mistress Lammle, qui a la conscience de poursuivre un dessein quelconque et d’y employer toute sa finesse, rougit assez pour en avoir le teint plus brillant. Elle sourit à sa chère Georgiana et la regarde en hochant la tête d’une manière affectueuse. Non pas que cela signifie quelque chose ; mais ce mouvement parait être agréable à sa nouvelle amie.

« Je voulais dire, continue la jeune personne, que Ma et Pa sont si imposants, et que les choses que l’on rencontre sont si effrayantes, au moins dans tous les endroits où je vais, que ce n’est pas étonnant que j’aie si grand’peur. Je dis cela très-mal, et je ne sais pas si vous pouvez me comprendre.

— À merveille, chère ange. »

Tandis que Sophronia déploie tous les artifices rassurants que lui suggère son habileté, la pauvre miss se rejette en arrière et ferme de nouveau les yeux.

« Oh ! dit-elle, voilà Ma ! puis un gentleman qui me fait peur, avec son lorgnon dans l’œil. Oh ! elle va l’amener. Non, non, ne l’amenez pas, ne l’amenez pas, ne l’amenez pas. Oh ! il va me faire danser avec son lorgnon dans l’œil. Oh ! qu’est-ce que je vais devenir ! »

Cette fois, Georgiana trépigne ; son désespoir est au comble. Mais pas moyen d’échapper à la présentation imposante d’un inconnu, qui s’avance en trottinant, un œil cligné jusqu’à entière disparition, l’autre élégamment vitré. L’inconnu jette un regard de haut en bas, semble découvrir miss Podsnap au fond d’un puits, la ramène au jour et s’éloigne avec elle. En ce moment le captif du piano exécute un quadrille où il exhale ses aspirations à la liberté. Seize autres danseurs parcourent la série des mouvements mélancoliques dont les premiers leur ont donné l’exemple, et le lorgnon trottinant promène miss Podsnap de l’air satisfait d’un homme qui réalise une idée complétement neuve.

Pendant ce quadrille, un personnage errant, et de manières douces, est arrivé jusqu’auprès du feu. Il se faufile parmi les chefs de tribu qui sont là en conférence avec mister Podsnap, et fait naître le geste éloquent de ce gentleman par une remarque des plus inconvenantes : rien moins qu’une allusion à une demi-douzaine d’individus qui seraient morts de faim sur la voie publique. Un pareil sujet ne se traite point après dîner ; cela ne convient pas d’ailleurs à la joue d’une jeune personne ; c’est vraiment du plus mauvais goût. Et puis, « je ne crois pas cela, » dit mister Podsnap en le mettant derrière lui.

Le doux personnage craint bien qu’il ne faille accepter la chose, car il y a eu enquête et rapport du greffier.

« Dans ce cas-là, c’est leur faute, » répond mister Podsnap.

Vénéering et d’autres anciens de la tribu louent cette manière de trancher la question : c’est à la fois, pour en sortir, un chemin de traverse et une grande route.

Il semblerait néanmoins résulter de l’enquête, d’après ce que rapporte le doux personnage, que lesdits coupables seraient morts de faim malgré eux ; qu’ils auraient protesté, dans la mesure de leurs forces, contre ce genre de culpabilité ; qu’ils l’auraient même repoussé tant qu’ils ont pu, et qu’ils auraient préféré ne pas mourir du tout, si la chose avait été possible.

« Il n’y a pas, dit mister Podsnap avec aigreur, il n’y a pas au monde un pays, monsieur, où l’on pourvoie aux besoins des pauvres avec autant de libéralité que dans celui-ci. »

L’homme aux douces manières le reconnaît volontiers ; mais peut-être le fait n’en est-il que plus triste, en montrant qu’il doit y avoir quelque part certaines choses qui vont effroyablement mal.

« Où cela ? demande mister Podsnap.

— On ferait bien de chercher à le découvrir, de chercher d’une manière sérieuse, insinue le doux personnage.

— Ah ! s’écrie mister Podsnap, il est aisé de dire quelque part, et moins facile de spécifier l’endroit. Mais je sais où vous voulez en venir, monsieur ; je l’ai deviné tout d’abord : la centralisation ! Non, monsieur, non, jamais vous n’aurez mon consentement ; ce n’est pas anglais. »

Un murmure approbateur s’élève de tous les chefs de tribu, comme pour dire : « Vous l’avez pris, ne le lâchez pas. » L’homme aux douces manières était loin de supposer qu’il voulût en venir à une isation quelconque. Mais il est plus ému de ces tragiques épisodes que de tous les mots imaginables, et il demande s’il est nécessairement anglais de mourir de faim, dans le plus cruel abandon ?

« Vous connaissez la population de Londres ? » demande à son tour mister Podsnap.

Le doux personnage se le figure ; néanmoins il pense que cela ne fait rien à la chose, et que si la loi…

« Mais vous n’ignorez pas, j’aime à le croire, interrompt Podsnap, que la Providence a déclaré que vous aurez toujours des pauvres parmi vous ? »

L’humble personnage connaît également cette parole.

« Je suis bien aise de vous l’entendre dire, reprend mister Podsnap d’un air menaçant ; j’en suis bien aise, monsieur, cela vous rendra moins prompt à insulter la Providence. »

À cette phrase, non moins absurde qu’irrévérente, l’homme doux et simple répond qu’il ne craint pas de commettre une pareille faute, car elle est impossible, mais que…

Mister Podsnap voit que le moment est venu d’en finir avec cet homme, et de le terrasser du geste et de la voix.

« Je refuse, dit-il, de prolonger cette pénible discussion. Elle blesse mes sentiments, elle leur répugne. J’ai dit que je n’admettais pas ces choses-là ; j’ai dit également que si elles se produisent, ce que je n’admets pas, c’est la propre faute de ceux qui les subissent. Ce n’est pas à moi qu’il appartient (le moi est souligné avec force, pour faire voir qu’il appartient à vous) d’attaquer les œuvres de la Providence. J’ai la certitude de mieux connaître mes devoirs, et j’ai dit quelles étaient les intentions divines. D’ailleurs, ajoute mister Podsnap, à qui cet affront personnel fait monter le rouge jusque parmi ses cheveux en brosse, d’ailleurs je le répète : c’est un sujet extrêmement désagréable, je dirai même un sujet odieux, qui ne saurait être abordé devant nos femmes et nos filles, et je… »

La phrase se termine par un tour de bras, qui, plus expressif que toutes les paroles, signifie : « et je le fais disparaître de la face de la terre. »

Juste au moment où vient de s’éteindre le feu impuissant de l’humble et doux personnage, miss Podsnap, qui a quitté son danseur, et l’a laissé entre deux sofas dans une espèce d’arrière-salon, vient retrouver sa nouvelle amie.

Qui peut être avec mistress Lammle, sinon son cher époux ? Il l’aime tellement !

« Alfred, mon amour, je vous présente Georgiana, ma jeune amie. Chère petite, il faudra l’aimer presque autant que vous m’aimerez, n’est-ce pas ? »

Mister Lammle sera heureux et fier d’être distingué par miss Podsnap, mais s’il devait être jaloux des amitiés de Sophronia, il le serait assurément de l’affection qu’elle a pour miss Pod…

« Dites Georgiana, cher, interrompt la bien-aimée.

— De l’affection qu’elle a…, oserai-je le dire ?… pour Georgiana. »

Mister Lammle, qui a rapproché sa main droite de ses lèvres, l’en éloigne par une courbe gracieuse.

« Jamais, poursuit-il, je n’ai vu Sophronia, qui n’est pas femme à concevoir des tendresses subites, jamais je ne l’ai vue captivée comme… oserai-je le répéter ? comme par Georgiana. »

L’objet de cet hommage le reçoit avec un profond malaise ; et s’adressant à mistress Lammle.

« Je me demande pourquoi vous m’aimez ? dit-elle avec embarras.

— Pour vous-même, cher ange ; pour la différence qu’il y a entre vous et ceux qui vous entourent.

— C’est possible ; moi aussi je vous aime parce que vous n’êtes pas comme eux, dit Georgiana, qui sourit à cette idée rassurante.

— Il faut partir, reprend mistress Lammle en se levant comme à regret, au milieu d’une dispersion générale. Nous voilà bonnes amies, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, répond la petite miss.

— Bonsoir, cher ange. »

Il faut que ses yeux souriants exercent sur cette nature craintive une attraction irrésistible, car Georgiana lui tend la main, et lui dit d’une voix tremblante :

« Quand vous serez partie, ne m’oubliez pas ; et revenez bientôt. »

Il est charmant de voir mister et mistress Lammle prendre congé avec tant de grâce, et descendre l’escalier penchés l’un vers l’autre avec tant d’amour. Il l’est beaucoup moins de les voir s’assombrir en montant d’un air maussade dans leur petit coupé, où chacun s’éloigne de l’autre ; mais cela se passe derrière le rideau ; la scène n’est faite pour personne, et personne ne la voit.

Certains véhicules massifs, construits sur le modèle de l’argenterie Podsnap, emmènent ceux, qui, parmi les hôtes, sont des articles de poids, tandis que les objets de moindre valeur s’en vont à leur manière, et que chez les Podsnap on couche la vaisselle.

Le dos au feu, et remontant son col de chemise de l’air d’un coq de village, qui, au centre de ses domaines, remet ses plumes en ordre, mister Podsnap serait on ne peut plus étonné si on lui disait que sa fille, ou toute autre jeune personne d’une naissance et d’une éducation respectables, pourrait ne pas être tirée de l’armoire comme la vaisselle plate, fourbie, comptée, pesée, évaluée comme l’argenterie, servie et remise à sa place comme l’argenterie et la vaisselle. Soupçonner qu’une jeune personne de ladite espèce pourrait avoir au fond du cœur une aspiration maladive vers quelque chose de plus jeune, ou de moins monotone que la vaisselle plate, et que sa pensée pût essayer de franchir la région bornée au sud, au nord, à l’est et à l’ouest par l’argenterie, est une idée monstrueuse qu’il effacerait d’un tour de main.

Cela vient peut-être de ce que la jeune personne de la podsnaperie n’est pour ainsi dire qu’une joue rougissante, mais il serait possible qu’il y en eût d’une organisation plus compliquée. Ah ! si mister Podsnap avait seulement pu entendre le dialogue qu’avaient entre eux mister et mistress Lammle, au fond du petit coupé, où ils se tenaient chacun dans leur coin.

« Sophronia, dormez-vous ?

— Est-ce probable, monsieur ?

— Certainement, après la soirée de cet imbécile.

— Écoutez bien ce que je vais vous dire, et ne manquez pas de le faire.

— Est-ce que je n’ai pas fait ce soir tout ce que vous m’avez dit ?

— Écoutez ! vous dis-je, reprend Alfred en élevant la voix. Veillez de près sur cette idiote, ayez-la dans la main ; vous la tenez déjà, serrez ferme, et ne lâchez pas. Vous m’entendez ?

— Oui.

— Il y a là quelque chose à faire, sans compter le plaisir d’humilier cet imbécile. Vous savez que nous nous devons de l’argent l’un à l’autre, »

Ce rappel fait un peu ruer la chère Sophronia ; mais tout juste assez pour qu’en se rejetant dans son coin elle imprègne l’atmosphère de la petite voiture du parfum de ses poudres et de ses essences.


  1. Premier mai, fête des ramoneurs, caractérisée par des mascarades, des jeux et des danses. (Note du traducteur.)