L’Ami commun/I/4

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 31-42).

IV

LA FAMILLE WILFER


Réginald Wilfer est un nom retentissant qui, de prime abord, évoque le souvenir de plaques d’airain dans une église de village, de devise héraldique dans un vitrail armorié, bref, de tous les de Wilfer qui ont passé la Manche avec le Conquérant ; car il est à remarquer, en fait d’ancêtres, que pas un de N’importe quoi n’a fait cette traversée avec un autre individu. Mais les Wilfer dont nous parlons ici étaient de basse extraction et d’un état modeste. Ils vivaient depuis longtemps, de père en fils, dans les docks, les douanes ou l’accise, et le Réginald actuel n’était qu’un pauvre commis. Si pauvre (ayant un salaire très-borné et des enfants sans nombre) que jamais il n’avait pu atteindre l’objet de son ambition, qui était de posséder à la fois tout un habillement neuf, y compris le chapeau et les bottes. Le chapeau était rouge avant qu’il pût avoir l’habit ; le pantalon blanchissait aux genoux et aux coutures avant qu’il pût se donner les bottes ; celles-ci étaient usées avant qu’il pût acheter un nouveau pantalon ; et il lui fallait revenir au chapeau, le sien étant défoncé, et présentant l’aspect d’une ruine d’architectures diverses.

Si jamais le chérubin conventionnel des peintres avait pu croître et se vêtir, on n’aurait eu qu’à le photographier pour avoir le portrait de Wilfer. Dès qu’on ne renvoyait pas celui-ci, on le traitait avec condescendance ; car sa figure joufflue, innocente et lisse faisait oublier son âge. Un étranger qui, vers dix heures du soir, serait entré chez ce pauvre homme, aurait été surpris de le voir se mettre à table au lieu d’aller se coucher. Il y avait dans les courbes et les proportions de toute sa personne quelque chose de si enfantin que son vieux maître d’école, le trouvant dans Cheapside, n’aurait pu s’empêcher de lui donner des coups de canne. Bref, c’était ledit chérubin ayant subi les conditions de croissance et de toilette susmentionnées, plus des cheveux grisonnants, quelques rides imprimées par les soucis, et complètement insolvable.

Excessivement timide, il souffrait de porter le nom de Réginald : un nom ambitieux, s’affirmant avec autorité. Il n’en signait que la première lettre et ne révélait le sens réel de cette initiale qu’à un petit nombre d’amis dont la discrétion lui inspirait toute confiance. De là cette habitude qu’on avait prise dans le quartier de lui donner pour noms de baptême tous les adjectifs et tous les participes commençant par un R. Quelques-uns lui allaient plus ou moins bien, tels que Rondelet, Rougeaud, Rouillé, Râpé, Ridicule, Ruminant. Quelques autres n’avaient de sel, au contraire, que par leur manque d’application, tels que Rageur, Rodomond, Récalcitrant, Requinqué. Mais le plus connu de tous était Rumty ; il lui avait été donné, dans un moment d’inspiration, par un gentleman d’habitudes joyeuses, qui en avait fait le premier mot d’une chanson de table, chanson qui avait conduit son auteur au Temple de Mémoire, et dont le refrain expressif était :

 « Rumty, ritity, raou, daou, daou :
« Chantez relitity, raou, baou, baou. »

Ce nom avait fini par être adopté ; on le lui donnait sans cesse. Même en lui écrivant de petites lettres de commerce on l’appelait : « Mon cher Rumty. » À quoi il répondait tranquillement :

« Votre tout dévoué,
« R. Wilfer. »

Il était employé dans la maison Chicksey, Vénéering et Stobbles, qui faisait la droguerie. Chicksey et Stobbles, ses premiers patrons, avaient été absorbés par Vénéering, leur ancien voyageur, dont l’avènement s’était signalé par l’apparition d’une grande quantité de glaces sans tain, de cloisons d’acajou verni, et d’une plaque énorme qui étincelait à la porte d’entrée.

Un soir, ayant fermé son pupitre et mis ses clefs dans sa poche, de la même manière que s’il les avait pendues à un clou, Rumty se dirigeait vers ses pénates. Il demeurait au nord de Londres, dans la région d’Holloway, qui alors était séparée de la ville par des champs et des arbres. Entre Battle-Bridge et le quartier de Rumty se déployait un Sahara suburbain où l’on fabriquait des tuiles et des briques, faisait bouillir des os, tuait les chiens, battait les tapis, déposait les décombres, et où les entrepreneurs de balayage entassaient leurs ordures. Tout en suivant le bord de ce désert pour se rendre chez lui, tandis que les feux des briquetiers formaient des taches livides sur le brouillard, Wilfer hocha la tête en soupirant :

« Hélas ! dit-il, ce qui aurait pu être n’est pas ce qui est ! »

Après avoir fait cette réflexion indiquant une expérience qui ne lui était pas exclusive, Rumty se hâta d’arriver au terme de son voyage.

Mistress Wilfer (naturellement) était une grande femme sèche et anguleuse. Dès que son mari était d’espèce chérubine, il fallait bien qu’elle fût du genre majestueux, pour obéir au principe matrimonial qui veut l’union des contrastes. Elle aimait à s’envelopper la tête d’un mouchoir de poche, attaché sous le menton. Cette coiffure, jointe à une paire de gants, portée dans son intérieur, semblait constituer à ses yeux une espèce de grande tenue, et sans doute une armure contre l’infortune, car elle la prenait invariablement chaque fois qu’elle était découragée, ou que la position devenait plus embarrassante. Ce ne fut donc pas sans un nouvel accablement que son mari l’aperçut dans cette tenue héroïque, au moment où, après avoir déposé sa lumière, elle traversa la cour pour aller lui ouvrir. La porte de la maison offrait sans doute quelque chose d’insolite, car Wilfer s’y arrêta bouche béante, et laissa échapper une exclamation interrogative.

« Oui, lui répondit sa femme ; celui à qui nous l’avions achetée est venu avec des tenailles, et l’a reprise. Il a dit qu’ayant reçu d’un autre pensionnat de jeunes filles la commande d’une plaque absolument pareille, et ne sachant pas quand il serait payé de la nôtre, mieux valait pour tout le monde qu’il rentrât dans son bien.

— Peut-être a-t-il eu raison, ma chère ; qu’en pensez-vous ? demanda Rumty.

— Vous êtes le maître, dit la femme ; c’est à vous, non à moi, de savoir ce qu’il faut penser. Peut-être aurait-il bien fait d’enlever la porte en même temps.

— Une porte, ma chère, nous est indispensable.

— Vous croyez ?

— Mais, ma chère, comment rester sans porte ? — Vous avez raison, Wilfer ; c’est moi qui ai tort. »

Ayant dit ces mots du ton le plus respectueux, l’obéissante femme précéda son mari, descendit quelques marches, et arriva au sous-sol, dans une petite pièce, mi-cuisine, mi-parloir, où se trouvait une jeune fille d’environ dix-neuf ans. Cette jeune fille, excessivement jolie et bien faite, jouait aux dames avec la dernière de ses sœurs, et avait dans le visage et les épaules des mouvements d’impatience, qui, chez les personnes de son âge et de son sexe, révèlent une profonde contrariété.

Pour ne pas encombrer ces pages de détails inutiles sur les Wilfer, nous nous bornerons à dire que les autres membres de la famille étaient dispersés dans le monde, où ils étaient nombreux. Si nombreux, que lorsqu’un de ses enfants venait lui faire une visite, Rumty, avant de s’écrier : « Comment cela va t-il, John, Suzanne ou Georges ? » suivant le cas, semblait se dire en lui-même après un calcul mental : « Ah ! c’en est encore un autre ! »

« Eh bien ! chiffonnettes, comment allons-nous ce soir ? demanda Wilfer en entrant.

Puis s’adressant à sa femme, qui était déjà assise dans un coin, les mains gantées et croisées sur les genoux :

« Ma chère, dit-il, voilà ce que je pense : dès que nous avons loué notre premier étage, et qu’il ne reste pas de place où vous puissiez donner vos leçons, alors même que les élèves…

— Le laitier, interrompit mistress Wilfer d’un ton grave et monotone comme si elle eût donné lecture d’un acte du parlement, le laitier connaît deux jeunes ladies de la plus haute respectabilité, qui cherchent un établissement convenable, et il a pris une carte. Bella, dites-le à votre père ; n’était-ce pas lundi dernier ?

— Mais, répondit la jeune fille, cela n’a servi à rien.

— D’ailleurs, reprit le mari, puisque vous n’avez pas d’endroit où recevoir ces jeunes personnes…

— Pardonnez-moi, interrompit mistress Wilfer, il ne s’agit pas de jeunes personnes, mais de jeunes ladies de la plus haute respectabilité. Dites-le à votre père, Bella. N’est-ce pas de la sorte que s’est exprimé le laitier ?

— Ma chère, c’est la même chose.

— Non pas, répliqua la femme de sa voix grave et monotone, non pas.

— Je veux dire quant à l’espace, ma chère. Si vous n’avez pas où loger ces deux jeunes filles, quelle que soit leur respectabilité, que je suis loin de mettre en doute, comment les recevrez-vous ? C’est là ce que j’envisage, le seul point que j’examine, ajouta le mari d’un ton à la fois conciliant, flatteur et affirmatif. Je suis sûr, mon amour, que vous serez de cet avis, et qu’au point de vue du local…

— Je n’ai rien à dire, retourna l’obéissante épouse, dont les gants firent un geste de renonciation. À vous de décider, Wilfer, pas à moi. »

Ici la perte d’un pion soufflé et de trois autres qui lui furent pris d’un seul coup, jointe à l’arrivée à dame de son adversaire, exaspéra la jolie miss. Elle repoussa violemment le damier, et les pions tombèrent avec lui sur le carreau, où la jeune sœur s’agenouilla pour les ramasser.

« Pauvre Bella ! soupira mistress Wilfer.

— Et pauvre Lavinia, ne pensez-vous pas ? insinua le mari.

— Non, Wilfer, non ; elle n’est pas frappée comme sa sœur. L’épreuve à laquelle votre fille Bella vient d’être soumise est peut-être sans précédent. Quand vous la voyez couverte d’habits de deuil, qu’elle porte seule dans la famille, quand vous connaissez les circonstances qui les lui ont fait prendre, vous posez tranquillement votre tête sur l’oreiller, et vous dites : Pauvre Lavinia !

— Je n’ai besoin de la pitié de personne ; pas plus de celle de Pa que d’un autre, s’écria la jeune sœur qui était toujours sous la table.

— Je le sais, chère enfant, répondit la mère, je le sais, car vous avez un noble esprit. Votre sœur Cécilia, également, possède une belle âme, seulement d’un autre genre ; la sienne est une âme pieuse, une âme admirable ! Le dévouement de Cécilia révèle un cœur pur, des vertus féminines qu’il est rare de rencontrer, et que personne ne surpassera jamais. J’ai dans ma poche une lettre de votre sœur Cécilia ; je l’ai reçue aujourd’hui, trois mois après son mariage ! Elle me dit, pauvre enfant ! que son mari est obligé de donner asile à sa tante qui est complètement ruinée ; puis elle ajoute de la façon la plus pathétique : « Mais je lui serai fidèle, maman ! Je ne l’abandonnerai pas ; sa tante peut venir ; je n’oublierai pas qu’il est mon mari. » Est-il rien de plus touchant ? L’abnégation fut-elle jamais portée… »

L’excellente femme, ne pouvant dire un mot de plus, agita ses gants et serra le nœud de sa fanchon. Bella, qui, une poignée de ses boucles brunes dans la bouche, et ses yeux bruns tournés vers le feu, était assise sur le tapis du foyer, se mit à rire ; puis elle fit la moue, et sur le point de pleurer :

« Jamais, dit-elle, jamais il n’y a eu de jeune fille plus malheureuse que moi ; j’en suis sûre, Pa, bien que vous ne vouliez pas me plaindre. Vous savez combien nous sommes pauvres (il avait de bonnes raisons pour ne pas l’ignorer) et quelle fortune j’avais en perspective ! La fortune s’est évanouie ; et me voilà, portant ce deuil ridicule ; une espèce de veuve qui n’a pas été mariée. Je les déteste, ces habits noirs ; et vous n’êtes pas touché ?… Si, cher Pa, je le vois bien. »

La figure de Rumty ne laissait pas de doute à cet égard. Miss Wilfer attira son Pa vers elle, au risque de l’étrangler ; puis, le mettant dans une attitude on ne peut plus favorable à la suffocation, elle lui donna un baiser et deux petites tapes sur la joue.

« Mais il faut me plaindre, dit-elle.

— Je le fais de tout mon cœur, chère enfant.

— Oui, Pa, et vous me le devez bien. S’ils m’avaient seulement laissée tranquille ! Est-ce qu’on avait besoin de me le dire ? Mais ce vilain M. Lightwood a trouvé qu’il était de son devoir de m’informer de l’avenir qui m’était réservé ; alors il m’a fallu renvoyer Georges.

— Bast ! répondit Lavinia en se relevant avec la dernière dame, tu ne l’aimais pas, Georges Sampson.

— Ai-je prétendu le contraire, miss ? »

Et, faisant la moue, elle ajouta en mordillant ses cheveux :

« Mais Georges était amoureux de moi ; il m’admirait, il ne se fâchait pas de ce que je pouvais lui dire.

— Sans compter, reprit Lavinia, que tu étais joliment dure pour lui.

— Je ne dis pas non, miss ; je ne fais pas de sentiment pour Georges ; mais, après tout, il valait mieux que rien.

— Tu ne le lui as guère montré, reprit Lavinia.

— Vous êtes une petite sotte, miss ; une enfant qui ne savez ce que vous dites. Que vouliez-vous que je fisse ? Attendez que vous soyez plus grande ; et ne vous mêlez pas de ce qui est au-dessus de votre âge. »

Puis, gémissant en mâchonnant ses cheveux, s’arrêtant pour voir quelle était la longueur de la papillote mordue, elle continua son monologue :

« Jamais rien n’a été plus dur ! Encore, si ce n’était que malheureux ! cela ne me ferait pas tant de peine, mais c’est ridicule d’être la fiancée d’un homme qui ne vous a jamais vue, et qui doit vous épouser quand même. Rien que la première visite ! c’était ridicule ! on n’embarrasse pas ainsi les gens. Que se dire ? Impossible de prétendre à une inclination, puisque la chose était forcée. Ridicule ! ridicule ! Il savait bien que je ne l’aimerais pas. Est-ce qu’on peut aimer un homme à qui on a été léguée par testament, comme une douzaine de petites cuillers ? Faire partie d’un héritage, divisé par lots comme une orange par quartiers ! Parler d’orange ! pourquoi pas de fleurs d’oranger ! Ridicule ! ridicule ! Il est vrai que la fortune arrangeait tout ; l’argent est une si bonne chose ! Il m’en faudrait tant ! et je n’en ai pas. J’ai horreur de la pauvreté ; et nous sommes misérablement pauvres ; affreusement, atrocement, honteusement, bêtement pauvres ! Et je n’ai que le ridicule de la situation ; plus un deuil ridicule. À l’époque où sa mort occupait toute la ville, bien des gens ont pensé qu’il y avait eu suicide. Que de plaisanteries dans leurs clubs sur le malheureux qui s’est jeté à l’eau plutôt que de m’épouser ! Les impudents ! Cela ne m’étonnerait pas qu’ils eussent pris cette liberté. Non, jamais fille n’a été plus malheureuse : une espèce de veuve qui n’a pas eu de mari ; aussi pauvre qu’avant ; et de plus habillée de noir pour un homme que l’on ne connaissait pas, et qu’on aurait détesté si l’on avait pu le connaître. »

Les lamentations de Bella furent arrêtées par un léger coup frappé à la porte ; celle-ci était entr’ouverte, et l’on avait déjà frappé deux ou trois fois, sans que personne l’eût entendu.

« Qui est là ? demanda mistress Wilfer de sa voix monotone. »

À la vue d’un gentleman, qui, sur l’invitation de la dame, entrait dans le parloir, miss Bella poussa un léger cri, et se releva en massant les boucles mordillées, qui allèrent retomber sur le cou à leur place habituelle.

« La servante, dit le gentleman, ouvrait la porte de la cour au moment où j’arrivais ; elle m’a indiqué cette pièce en me disant que j’étais attendu ; mais je crois que j’aurais dû me faire annoncer.

— Nullement, répondit mistress Wilfer, Je vous présente deux de mes filles. Wilfer, monsieur est le gentleman qui a loué notre premier étage. Il a été assez bon pour s’engager à revenir ce soir, afin de vous rencontrer. »

Le gentleman était brun ; trente ans au plus ; figure expressive ; on pouvait même la trouver belle. Quant aux manières, pas le moindre usage : timide, contraint, réservé ; du trouble et de la défiance. Ses yeux s’attachèrent un instant sur miss Bella ; puis il regarda le tapis en s’adressant au chef de la famille :

« Monsieur, dit-il, je suis très-satisfait du logement ; la situation et le prix me conviennent. Je suppose que le payement du terme, et deux ou trois lignes rappelant les conditions du loyer, suffiront pour terminer l’affaire ; je désire m’installer le plus tôt possible. »

Deux ou trois fois pendant ce petit discours, le Chérubin avait indiqué une chaise. S’étant décidé à s’asseoir, le gentleman posa une main irrésolue sur le coin de la table ; et, de l’autre main, qui n’était pas moins hésitante, il porta le fond de son chapeau à la hauteur de ses lèvres, et le plaça devant sa bouche.

« Wilfer, dit l’humble épouse, monsieur demande à louer l’appartement au trimestre, le congé devant être, des deux parts, signifié trois mois d’avance.

— Parlerai-je de la caution à fournir ? insinua Rumty, qui considérait sa demande comme une chose toute naturelle.

— Je crois que c’est inutile, répondit le gentleman après un instant de silence. À vrai dire, je suis étranger à Londres et n’y connais personne ; d’ailleurs, je ne vous en demande pas ; j’espère que vous ferez de même à mon égard ; il y aura loyauté de part et d’autre. Au fond, c’est moi qui montre le plus de confiance : je paye ce que vous voulez, et je dépose mes meubles, sans garantie aucune. Vous n’avez pas d’inquiétude à avoir ; tandis que si vous étiez pressé d’argent… simple supposition… »

Rumty ne put s’empêcher de rougir ; mais sa femme, du coin où elle était assise (elle trouvait toujours un coin imposant où elle pût s’asseoir), vint à son secours avec un « par-fai-tement ! » proféré d’un ton grave.

« Enfin, reprit le gentleman, je pourrais, à la rigueur, laisser mon mobilier.

— Fort bien ! répartit gaiement Wilfer ; l’argent et les effets sont à coup sûr la meilleure recommandation.

— La meilleure ? le croyez-vous, Pa ? dit à demi-voix la jeune fille qui se chauffait les pieds, et ne détourna pas les yeux.

— L’une des meilleures, chère enfant.

— Il était si aisé d’y joindre celle d’usage ! » reprit Bella, en rejetant ses cheveux en arrière par un brusque mouvement de tête.

Le gentleman, bien qu’il ne changeât pas d’attitude, l’écoutait avec une attention marquée. Il resta immobile et silencieux pendant que Wilfer allait chercher ce qu’il fallait pour écrire ; immobile et silencieux pendant tout le temps de la rédaction du bail. Quand celui-ci fut terminé, fait en double par Wilfer, qui, pour ce travail, avait pris la pose de ces chérubins attribués à ces prétendus vieux maîtres, dont la personne est douteuse, mais la qualité certaine, il fut signé sous le regard méprisant de Bella, qui servait de témoin ; et le bail porta les noms des parties contractantes :

« R. Wilfer, et John Rokesmith, esquire. »

Bella prit la plume ; c’était maintenant à elle de signer. Mister Rokesmith, debout auprès de la table, où sa main posait toujours, la regardait à la dérobée, mais d’un œil attentif. Il regardait cette jolie taille courbée sur le papier, ce geste de tête qui accompagnait ces mots : « Où faut-il que je signe, Pa ? Ici, dans le coin ? » Il regardait ces beaux cheveux qui jetaient leur ombre sur cette figure coquette ; cette écriture facile, qui pour une femme était d’une main hardie ; puis leurs yeux se rencontrèrent.

« Je vous suis très-obligé, dit-il.

— Et pourquoi ?

— De la peine, que vous avez prise.

— C’était pour mon père, monsieur. »

Il ne restait plus qu’à donner huit souverains, à mettre le bail dans sa poche, à prendre jour pour l’envoi des meubles, et à partir. Mister Rokesmith s’en acquitta aussi gauchement que possible, et fut escorté par Wilfer jusqu’à la porte de la rue.

Lorsque Rumty, le chandelier à la main, rentra au sein de sa famille, il la trouva fort agitée.

— C’est un voleur, Pa, s’écria la cadette.

— Un assassin, dit Bella ; incapable de vous regarder en face.

— Mes chéries, dit le père, ce gentleman est timide, surtout avec des jeunes filles de votre âge.

— Bah ! s’écria Bella ; qu’est-ce que notre âge peut lui faire ?

— D’abord, nous ne sommes pas du même âge, reprit Lavinia ; laquelle des deux l’a tant effarouché ?

— Cela ne te regarde pas, Lavvy, répondit la grande sœur ; attends quelques années pour faire de pareilles questions. Pa, retenez bien ce que je vais vous dire : il y a entre M. Rokesmith et moi une méfiance, une antipathie d’où il sortira quelque chose.

— Entre M. Rokesmith et moi, répliqua le chérubin-patriarche, il y a, mes très-chères, la recette de huit souverains, d’où il sortira quelque chose pour souper, si cela peut vous être agréable. »

Impossible de tourner la question d’une manière plus heureuse. Il était rare qu’on se régalât dans la maison Wilfer, où, vers dix heures du soir, l’apparition monotone du fromage de Hollande était souvent commentée par un haussement des épaules de Bella. Ce modeste hollandais lui-même semblait avoir conscience de son peu de variété, et ne paraissait en général aux yeux de la famille que le front couvert d’une sueur apologétique.

Après quelques débats sur les mérites respectifs du ris-de-veau, de la côtelette et du homard, ce fut la côtelette de veau qui réunit les suffrages. Mistress Wilfer, comme sacrifice préparatoire au maniement de la poêle, ôta sa fanchon et ses gants d’un air solennel, tandis que son mari allait chercher la viande. Le chérubin ne tarda pas à revenir portant une feuille de choux toute fraîche, où les côtelettes embrassaient modestement une tranche de jambon. Des sons mélodieux s’élevèrent bientôt de la poêle, et parurent servir d’orchestre a la flamme qui dansait dans les deux bouteilles déposées sur la table.

Lavvy mettait le couvert. Quant à Bella, en sa qualité d’ornement de la famille, elle employait ses deux mains à refriser ses papillottes ; et du fond de son fauteuil, le meilleur de la pièce, elle donnait de temps à autre un conseil.

« Que ce soit bien cuit, Ma. Lavinia, mettez la salière droite, et ne soyez pas si gauche, petit souillon. »

Pendant ce temps-là, Wilfer, assis d’avance entre son couteau et sa fourchette, faisait sonner l’or de mister Rokesmith. De ces huit souverains, il y en avait six qui arrivaient à point nommé pour le propriétaire ; il en fit la remarque ; et les empilant sur la nappe blanche, il se plut à les regarder.

« Je le hais, ce propriétaire, » dit Bella. Mais voyant son père se rembrunir, elle alla s’asseoir auprès de lui, et commença à lui lisser les cheveux avec le manche d’une fourchette. C’était l’habitude de cette enfant gâtée d’arranger sans cesse les cheveux de l’un des membres de sa famille ; peut-être parce que les siens étaient si beaux, et occupaient une si grande place dans son esprit.

« Vous mériteriez bien, dit-elle, d’avoir une maison à vous, pauvre Pa !

— Pas plus qu’un autre, chère enfant.

— Mais moi, reprit Bella en tenant son Pa d’une main par le menton, et de l’autre par la pointe des cheveux, moi, j’en ai plus besoin que personne. Cela m’exaspère de voir notre argent aller à ce monstre qui l’avale, tandis que nous manquons de tout. Et si vous me dites, comme vous voudriez le faire (Pa, je le vois bien, vous en avez envie) que ce n’est pas honnête, pas raisonnable, ce que je dis là, je vous répondrai que c’est bien possible, que c’est même vrai ; mais que c’est le résultat de la pauvreté chez ceux qui l’ont en horreur, et que je l’ai en exécration. Vous êtes très-joli, Pa, avec les cheveux en l’air ; pourquoi ne les portez-vous pas comme cela ? Ah ! voici la côtelette ; si elle n’est pas bien rissolée, je n’en mangerai pas ; il faudra m’en couper un morceau, et le faire recuire. »

Néanmoins, comme c’était suffisamment doré, même au goût de Bella, cette jeune lady accepta sa portion sans la renvoyer à la poêle, et prit sa part du contenu des deux bouteilles, dont l’une renfermait de l’ale écossaise, l’autre du rhum. Le parfum de la liqueur, développé dans l’eau bouillante, à laquelle on joignit une écorce de citron, se répandit dans la pièce, et devint tellement concentré aux environs de la grille ardente, que le vent, après avoir bourdonné comme une abeille autour du pot qui coiffait la cheminée, dut se précipiter au loin chargé d’une bouffée délicieuse.

« Père, dit Bella en sirotant son grog, tandis qu’elle chauffait sa délicate cheville, à quoi pensait donc ce vieux mister Harmon, quand il a eu ce caprice qui me rend si ridicule ?

— Je n’en sais rien, chère enfant. Je te l’ai dit nombre de fois depuis que le testament est connu : je ne crois pas avoir échangé cent paroles avec ce gentleman. S’il avait l’intention de nous surprendre, il a bien réussi ; car assurément rien ne m’a plus étonné.

— Je n’étais pourtant pas de bonne humeur la première fois qu’il m’a vue, dites-vous ?

— Tu criais de toutes tes forces en frappant de ton petit pied ; tu te jetais dans mes jambes, tenant à la main ton petit chapeau que tu avais ôté pour mieux t’accrocher à moi, dit le père, à qui ce souvenir rendait le grog bien meilleur. C’était un dimanche matin, poursuivit-il ; nous étions sortis tous les deux ; tu te fâchais parce que je ne suivais pas le chemin que tu voulais prendre. Mister Harmon, qui était assis près de là, s’est alors écrié. Oh ! la charmante enfant ! la charmante petite fille ! elle promet ! et c’était vrai, chère Bella.

— Puis il a demandé mon nom ?

— Oui, ma chère, ainsi que le mien. Le dimanche, quand nous allions de ce côté-là, nous le retrouvions à la même place, et… voilà tout. »

Wilfer pouvait en dire autant de son grog ; il insinua délicatement que son verre était vide en se le retournant au-dessus du nez et de la lèvre supérieure, tandis qu’il rejetait la tête en arrière. C’eût été de la part de sa digne épouse un acte charitable que de l’engager à le remplir ; mais au lieu de cela cette héroïne suggéra d’un ton bref qu’il était temps d’aller se coucher. Les bouteilles disparurent, et la noble épouse se retira, escortée du Chérubin, comme une sainte dans un tableau de piété, ou comme une rigide matrone dans une allégorie.

« Demain à cette heure-ci, dit Lavinia quand les deux sœurs furent dans leur chambre, nous aurons mister Rokesmith, et nous pourrons nous attendre à avoir la gorge coupée.

— Ce n’est pas une raison pour te placer devant moi, répondit Bella. Voilà ce que c’est que d’être pauvre ! Se figure-t-on une jeune fille dont les cheveux sont réellement très-beaux, obligée de mettre ses papillotes à la lueur d’une chandelle borgne, devant un miroir de quelques pouces.

— C’est pourtant avec cela que tu as captivé Georges, dit Lavinia.

— Petite sotte ! Captiver Georges ! Attendez, pour parler de cela, que vous soyez en âge de captiver les gens, suivant votre noble expression.

— Il est possible que j’y sois déjà, murmura Lavvy en hochant la tête.

— Que dites-vous ? demanda Bella avec aigreur.

Lavvy refusa de répondre ; et tout en se coiffant, Bella retomba peu à peu dans son monologue sur les ennuis de la pauvreté : « Rien à se mettre sur le corps ; pas une robe ou un chapeau quand on veut sortir ; pas un meuble décent ; une affreuse boîte à peignes au lieu d’une toilette commode ; enfin obligés de prendre un locataire suspect. »

Elle appuya sur ce dernier grief, qui semblait résumer tous les autres ; elle l’aurait fait peut-être avec plus d’énergie si elle avait su combien ce locataire ressemblait à M. Jules Handford ; car il est certain que si ce dernier avait un frère jumeau, ce ne pouvait être que M. Rokesmith.