L’Ami commun/II/2

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 224-234).


II

TOUJOURS PÉDAGOGIQUE


La petite habilleuse de poupées, fabricante de pelotes et d’essuie-plumes, restée dans son vieux fauteuil, chanta dans l’ombre jusqu’au retour de Lizzie. Seule personne de la famille qui fût digne de confiance, elle avait été promue, dès le bas âge, à la dignité de maîtresse de maison.

« Eh ! bien, Lizzie-Mizzie-Wizzie, dit la petite créature en interrompant ses chants, quelles nouvelles au dehors ?

— Et au dedans, quelles nouvelles ? reprit la jeune fille en lissant les cheveux qui ruisselaient à profusion de la tête de son amie.

— Laissez-moi voir, comme dit l’aveugle, répondit la petite personne. La dernière nouvelle c’est que je n’épouserai pas votre frère.

— Vraiment ?

— N-non, dit-elle en secouant la tête et le menton ; ce garçon-là ne me plaît pas.

— Et son maître, qu’en dites-vous ?

— Je dis que je crois qu’il est bien ce qu’il paraît ? »

Lizzie arrangea les beaux cheveux sur les épaules contrefaites ; puis elle alluma la chandelle. On vit alors un petit parloir sombre, mais propre et rangé avec soin. La jeune fille posa la lumière sur la cheminée, loin des yeux de la petite personne. Elle ouvrit la porte de la chambre, celle de la maison, et mit le petit fauteuil en face de la rue. Toutes les fois qu’il faisait beau, cet arrangement avait lieu, après la journée faite. Pour le compléter Lizzie vint s’asseoir tout près du petit fauteuil, et s’empara affectueusement de la petite main décharnée qui se hissait pour lui atteindre le bras.

« Voilà le meilleur instant pour la Jenny qui vous aime, » dit la petite créature. Elle s’appelait Fanny Cleaver de son vrai nom ; mais elle l’avait remplacé par celui de Jenny Wren.

« Aujourd’hui, poursuivit-elle, je me disais, tout en travaillant, combien je serais heureuse de vous garder jusqu’à mon mariage, au moins jusqu’à ce que j’aie un prétendu. Il ne pourra pas me coiffer, ni me monter dans ma chambre, ni me soigner, ni rien faire aussi bien que ma Lizzie ; mais il reportera mon ouvrage et m’en ira chercher. Ah ! je le ferai trotter, je vous le promets. »

La petite personne avait bonne opinion d’elle-même, fort heureusement pour elle ; et rien, dans son esprit, n’était plus arrêté que les épreuves et les tourments qu’elle ferait subir à son mari.

« N’importe où il puisse être maintenant, et quoi qu’il fasse, je connais ses ruses et ses manières, continua Jenny Wren. Qu’il y prenne garde ! je l’avertis de bien se tenir.

— N’êtes-vous pas un peu dure pour lui ? demanda la jeune fille en souriant, et en lui lissant les cheveux.

— Non, répondit la petite miss d’un air expérimenté ; si vous n’êtes pas dure pour ces drôles-là, ils n’ont aucune attention. Je me disais donc que je serais bien heureuse, si je vous gardais près de moi ; mais il y a là un si ! Ah ! qu’il est gros, n’est-ce pas ?

— Je n’ai pas l’intention de vous quitter, chérie.

— Ne dites pas cela, vous partiriez tout de suite.

— Vous ne comptez donc pas sur moi ?

— Plus que sur l’or et sur l’argent ; mais… »

Elle s’interrompit, cligna les yeux et le menton, et prenant un air d’une finesse prodigieuse : « Ah ! Ah ! dit-elle.

Qui vient ici ?
Un ami.
Que veut-il ?
Un grain de mil. »

Une figure d’homme, en effet, s’arrêta devant la porte.

« Ne serait-ce pas mister Wrayburn ? demanda la petite ouvrière.

— On le dit, lui fut-il répondu.

— Êtes-vous assez aimable pour entrer ?

— Je ne suis pas aimable du tout ; néanmoins j’entrerai. »

Il tendit la main aux deux jeunes filles, et s’appuya contre la porte, du côté de miss Hexam. Il avait flâné, dit-il, en fumant son cigare ; et avait fait le tour pour revenir par là, et dire bonsoir en passant. « N’avez-vous pas vu votre frère ? ajouta-t-il.

— Oui, répliqua Lizzie un peu troublée.

— Aimable condescendance de sa part. Qui donc était avec lui ?

— Son maître de pension.

— Effectivement ; il en avait bien l’air. »

Personne n’aurait pu dire ce qui annonçait que Lizzie fût émue ; ses manières étaient parfaitement calmes, et cependant on ne pouvait pas douter de son trouble. Eugène conservait toute son aisance ; mais peut-être, quand elle avait les yeux baissés, concentrait-il sur elle plus d’attention qu’il n’en avait jamais accordé à un sujet quelconque.

« Je n’ai rien à vous apprendre, dit-il ; mais je tiens à vous rappeler de temps à autre qu’on a l’œil sur Riderhood ; je ne laisse pas mon ami perdre la chose de vue.

— Je n’en doutais pas, monsieur.

— En général on peut douter de moi ; je l’avoue, dit froidement Eugène.

— Pourquoi cela ? demanda la piquante Jenny.

— Parce que, dit-il, je suis paresseux comme un mauvais chien.

— Et pourquoi ne pas devenir un bon chien ?

— Parce que, ma chère, il n’y a personne qui me fasse m’en donner la peine. Avez-vous songé à ma proposition, Lizzie, ajouta-t-il en baissant la voix, non pour se cacher de la petite ouvrière, mais parce que la chose était sérieuse.

— Oui, monsieur ; mais c’est plus fort que moi ; je ne peux pas m’y décider.

— Faux orgueil, dit-il.

— J’espère que non, mister Wrayburn.

— Faux orgueil, répéta Eugène ; autrement, pourquoi refuseriez-vous ? Ce n’est rien pour moi ; vous savez ce que j’en fais. Moi qui n’ai jamais été, et ne serai jamais utile à personne, je vous propose de vous rendre service en payant quelques misérables schellings pour que vous receviez des leçons qui vous seraient inutiles, si vous n’aviez pas été la sœur la plus désintéressée. Vous avez reconnu que l’instruction était bonne, puisque vous avez fait tant de sacrifices pour en donner à votre frère ; pourquoi refuser d’en acquérir ? surtout quand miss Wren en profiterait. Si j’offrais de donner les leçons moi-même, ou si je voulais y assister, vous auriez raison, ce serait inconvenant ; mais je ne m’en mêlerai pas. Faux orgueil, Lizzie. Une juste fierté vous empêcherait de vous exposer à rougir devant votre frère, qui est un ingrat, et qui aura honte de vous. Un orgueil bien placé ne recevrait pas des maîtres de pension, amenés ici comme des médecins consultants dans un cas grave. Un noble orgueil voudrait s’instruire ; et vous en doutez si peu que vous commenceriez dès aujourd’hui, si vous aviez ce que votre faux orgueil m’interdit de vous procurer. Vous ne voulez pas ? Très-bien. Je n’ajouterai plus qu’un mot ; vous nuisez à vous-même, et à la mémoire de votre père.

— À sa mémoire ? dit-elle avec anxiété.

— N’est-ce pas lui faire injure, que de perpétuer le résultat de son aveugle entêtement ; de ne pas vouloir réparer ses torts, et de faire à jamais retomber sur lui l’ignorance à laquelle il vous a condamnée ? »

La corde qu’il touchait avait déjà vibré pendant la visite précédente ; mais sous l’influence de celui qu’elle écoutait maintenant, cette corde sensible rendait un son bien plus fort. Elle sentait que chez lui, ordinairement si froid et si léger, la conviction, le regret sérieux, le désintéressement, l’ardeur généreuse s’éveillaient au contact de ce qu’elle éprouvait elle-même et en était inséparable. Elle se demanda si ce n’était pas une méprise qui avait motivé son refus. D’une position tellement inférieure à la sienne, n’avait-elle pas calomnié les intentions du gentleman, et attribué son offre généreuse à un motif qui la faisait rougir ? La pauvre enfant ne supporta pas cette idée ; coupable à ses yeux de l’avoir méconnu, elle baissa la tête, comme si elle avait fait au gentleman une grave injure, et fondit en larmes.

— Oh ! ne pleurez pas, dit Eugène avec une douceur infinie. Je ne voulais que vous montrer la chose sous son véritable jour ; bien qu’au fond, je l’avoue, un peu d’égoïsme y fût mêlé ; car c’est pour moi une déception très-vive. » Une déception de ne pas lui rendre service ! « Je n’en mourrai pas, reprit-il en riant : dans deux jours, il n’y paraîtra plus ; toutefois la déception n’en est pas moins réelle. Je m’étais mis dans la tête de faire cela pour vous et pour miss Wren. Bien peu de chose ! mais être utile, si peu que ce fût, était si nouveau pour moi que le fait avait son charme. C’est ma faute, j’ai commis une maladresse ; j’aurais dû paraître ne m’occuper que de miss Wren, débiter de la morale, poser en Sir Bienfaisant. Mais je ne sais pas faire de phrases, et j’aime presque autant recevoir un refus que d’essayer. »

S’il avait eu le projet d’aller au devant de la pensée de Lizzie, il avait parfaitement rencontré ; s’il l’avait fait par hasard, l’inspiration avait été fâcheuse.

« Cela s’est offert à moi si naturellement, poursuivit-il, la balle me semblait adressée ; comment ne pas la saisir ? Vous vous rappelez les circonstances qui m’ont rapproché de vous. Le hasard a voulu qu’il me fût possible de surveiller ce Riderhood. Au moment le plus sombre de votre existence, j’ai pu vous offrir une légère consolation en vous affirmant que je ne croyais pas à ce faux témoignage. Je vous ai dit alors que j’étais le plus paresseux, le plus triste des hommes de loi, mais que dans cette affaire, où la déposition était écrite de ma main, je saurais vous être utile ; que vous pouviez être assurée du concours de Lightwood, et que nous vous aiderions à réhabiliter la mémoire de votre père. C’est ainsi que m’est venue la pensée bien naturelle de vous aider également à décharger votre père du blâme dont je vous parlais tout à l’heure, et que cette fois il a mérité. Je désire que vous m’ayez compris, car je regrette sincèrement de vous avoir fait de la peine. Je n’aime pas à protester de mes bonnes intentions ; j’ai cela en horreur, mais je vous assure que dans cette circonstance je ne pense à rien qui ne soit honnête et loyal ; j’ai besoin que vous le sachiez.

— Croyez bien que je n’en doute pas, mister Wrayburn. » Elle avait d’autant plus de remords qu’il montrait plus de délicatesse.

« Je suis heureux de l’entendre ; et cependant si vous n’aviez pas méconnu mes intentions, il est probable que vous auriez accepté.

— Je ne sais pas, mister Wrayburn.

— Pourquoi refuser, maintenant que vous les avez comprises ?

— Il m’est difficile de vous parler, reprit-elle avec embarras ; sitôt que j’ai dit une chose vous en voyez toutes les conséquences.

— Eh bien ! dit Eugène en riant, acceptez les conséquences, et ôtez-moi ma déception. Aussi vrai que je vous estime et vous respecte, aussi vrai que je suis votre ami sincère, et un pauvre diable de gentleman, j’affirme ne pas comprendre pourquoi vous hésitez. »

Il proféra ces mots avec une apparence de franchise, de loyauté, qui gagna la pauvre fille, et qui, non-seulement la persuada, mais lui fit penser qu’en le refusant elle avait subi l’influence des défauts contraires aux qualités dont il faisait preuve, à commencer par un fol et sot orgueil.

« J’accepte, dit-elle ; et j’espère, mister Wrayburn, que vous ne m’en voudrez pas d’avoir hésité si longtemps ; j’accepte pour Jenny et pour moi. Vous voulez bien que je réponde pour vous, chère amie ? »

La petite créature, les coudes appuyés sur les bras de son fauteuil, et le menton dans les mains, répondit affirmativement sans changer d’attitude, et le fit d’un ton si vif que le monosyllabe parut être lancé plutôt qu’articulé.

« Affaire conclue, dit Eugène en tendant la main à Lizzie ; qu’il n’en soit plus question. Je ne crois pas qu’on accorde souvent tant d’importance à une pareille bagatelle. »

Il se mit ensuite à babiller avec la petite couturière.

« J’ai envie, dit-il, d’acheter une poupée.

— Vous auriez tort, répliqua Jenny.

— Pourquoi cela ?

— Parce que vous la casseriez, comme font tous les enfants.

— Cela fait aller le commerce, ma chère. Plus il y a de ruptures d’engagements, de contrats et de marchés, mieux s’en trouvent les gens de loi.

— Je ne connais rien à ces affaires-là, répondit miss Wren ; mais vous feriez mieux d’acheter un essuie-plumes ; surtout de vous en servir.

— Si chacun était aussi laborieux que vous, ma petite fée travailleuse, on se mettrait à l’ouvrage dès qu’on pourrait marcher ; ce qui serait une mauvaise chose.

— Mauvaise pour le dos et pour les jambes, est-ce comme cela que vous l’entendez ? demanda miss Wren en rougissant.

— Non, non, non, dit Eugène, qui pour rien au monde n’aurait voulu blesser la pauvre infirme ; ce serait mauvais pour les affaires ; si chacun travaillait comme vous, il n’y aurait que des habilleuses de poupées.

— C’est un peu vrai, répondit la petite personne ; il y a quelquefois dans votre tête une espèce d’idée. À propos d’idées, ma Lizzie, je me demande comment il se fait, quand je suis là, dans cette chambre, travail-travail-travaillant toute seule, que je sente des fleurs.

— Je répondrai comme un dire banal, dit languissamment Eugène, car la maîtresse de la maison commençait à l’ennuyer, que vous sentez des fleurs parce qu’il y a des fleurs que vous sentez.

— Je ne crois pas, dit la petite créature, qui, le menton appuyé sur une main, regardait vaguement devant elle. Il n’y a pas de fleurs dans le quartier : ce n’est pas cela ; et pourtant, quand je suis à l’ouvrage, je sens des milliers de roses, jusqu’à me figurer que j’en vois des tas sur le carreau. Je sens l’odeur des feuilles tombées, au point d’allonger la main et de croire que je vais en entendre le frou-frou. Je sens l’aubépine et toutes sortes de fleurs que je ne connais pas, car j’en ai vu bien peu dans ma vie.

— De jolis rêves, chère mignonne, dit miss Hexam en regardant Eugène, comme pour lui demander si cette illusion n’était pas donnée à la pauvre petite en dédommagement de ce qu’elle avait à souffrir.

— Vous avez raison, Lizzie, de bien jolis rêves ! et les oiseaux que j’entends, oh ! comme ils chantent ! » s’écria la petite ouvrière en étendant la main et en levant les yeux vers le ciel.

Il y avait dans son geste et sur ses traits quelque chose d’inspiré qui la rendait vraiment belle. Puis le menton s’abaissa lentement et se reposa sur la main.

« Je crois, poursuivit la pauvrette, que mes oiseaux chantent mieux et que mes fleurs sont plus parfumées que les autres, car lorsque j’étais petite (à l’entendre, on aurait dit qu’il y avait plus d’un siècle), les enfants que je voyais à mon réveil ne ressemblaient pas du tout à ceux que j’ai vus depuis lors. Ils n’étaient pas comme moi, ils n’avaient pas froid, n’étaient pas déguenillés, pas battus, jamais malades. Ils ne me faisaient pas trembler comme les autres, en poussant des cris aigus, et ne se moquaient pas du monde. Il y en avait beaucoup, beaucoup, tous en toilette blanche, avec quelque chose de brillant sur la tête et au bas de la robe ; je n’ai jamais pu l’imiter, bien que je l’aie encore devant les yeux. Ils descendaient en longues files étincelantes qui passaient devant moi comme une guirlande posée de biais, et ils demandaient tous ensemble : « Quelle est celle-là qui souffre ? » Alors je disais mon nom. « Viens jouer avec nous, » reprenaient-ils ; et quand j’avais répondu que je ne jouais jamais, ils se mettaient à pleurer puis ils venaient me prendre, et je m’envolais avec eux. Oh que j’étais bien ! et quel doux repos jusqu’au moment où ils me ramenaient ici, disant tous : « Prends patience, nous reviendrons. » Avant de les voir, je savais qu’ils étaient de retour, car je les entendais répéter : « Quelle est celle-là qui souffre ? » Et je criais : «  Enfants bénis ! c’est moi ; venez vite me prendre, et que je m’envole avec vous.  »

Peu à peu la main s’était levée, l’extase était revenue, la pauvre infirme était d’une beauté radieuse. Elle resta ainsi pendant un moment, l’air attentif, le sourire sur les lèvres ; puis elle Jeta les yeux autour de la chambre, et se rappelant à elle-même :

« Quelle triste personne je fais ! dit-elle. N’est-ce pas, mister Wrayburn ? Je dois vous ennuyer ; mais je ne vous retiens pas.

— C’est-à-dire, miss Wren, que vous désirez que je m’en aille, répondit Eugène, qui était tout disposé à profiter de la permission.

— C’est aujourd’hui samedi, répliqua la petite créature ; mon enfant va rentrer ; un vilain enfant, qui m’oblige à des gronderies sans fin. J’aimerais autant que vous ne le vissiez pas.

— Une poupée ? » reprit Eugène, dont le regard demandait une explication.

Mais ayant vu Lizzie articuler seulement des lèvres ces deux mots : « Son père ! » il s’en alla immédiatement. Arrivé au coin de la rue, il s’arrêta pour allumer un cigare et peut-être pour s’interroger sur ce qu’il venait d’entreprendre. À ce sujet, la réponse fut nécessairement vague : sait-il bien ce qu’il fait, lui qui fait tout avec indifférence ?

Comme il tournait le coin, Eugène fut abordé par un individu qui grommela quelques mots inintelligibles, probablement d’excuse ; il suivit cet homme du regard, et le vit s’arrêter devant la porte de miss Wren. À peine l’arrivant fut-il entré, que Lizzie se leva pour quitter la chambre.

« Ne partez pas, miss Hexam, balbutia-t-il d’un air humble et d’une voix épaisse. Ne fuyez pas un malheureux qui a une santé bien misérable : faites au pauvre malade l’honneur de votre compagnie ; ça ne… se gagne pas. »

La jeune fille murmura qu’elle avait à faire chez elle, et monta dans sa chambre.

« Comment va ma Jenny ? demanda l’homme timidement ; comment va la meilleure des filles, l’objet de la plus tendre affection d’un pauvre cœur brisé ? »

La petite personne étendit le bras d’une façon impérative, et répondit avec une aigreur involontaire : «  Allez vous asseoir, et tout de suite. Allons, dans votre coin ! »

Le misérable parut vouloir répondre ; mais il pensa qu’il valait mieux obéir, et alla s’asseoir dans le coin, sur une chaise particulière,

« O-o-oh ! s’écria la petite infirme en agitant l’index, vilain enfant ! méchant drôle ! dans quel état vous êtes ! Y pensez-vous, dites un peu ? »

Usé, flétri, tombant en ruines, ce corps tremblotant allongea les deux mains d’une manière suppliante. Des larmes abjectes coulèrent de ses yeux, et firent reparaître çà et là le rouge de son masque noirci. La lèvre inférieure, livide et tuméfiée, s’agita sous un vagissement ignoble. Cet amas de haillons indécents, depuis les souliers déchirés jusqu’aux cheveux rares et prématurément blanchis, prit une attitude rampante, non pas avec la conscience de cet affreux renversement des rôles entre le père et la fille, mais pour demander piteusement que les reproches lui fussent épargnés.

« Je connais vos tours et vos manières, cria miss Wren ; je sais d’où vous sortez, vilain enfant (ce n’était pas difficile). Oui, je le sais, vieux drôle ; n’est-ce pas honteux ? »

Même sa respiration oppressée et râlante, pareille au bruit d’une horloge détraquée, n’éveillait que le mépris.

« Se faire esclave, et du matin au soir, pour en arriver là ! poursuivit la pauvre fille. À quoi pensez-vous donc ? »

Il y avait dans ce mot quoi, prononcé avec énergie, quelque chose dont l’ivrogne s’effrayait stupidement. Chaque fois qu’il l’entendait ou qu’il en pressentait le retour, le misérable s’affaissait sur lui-même jusqu’aux dernières limites du possible.

« Je voudrais qu’on vous prît et qu’on vous enfermât, dit la petite ouvrière ; qu’on vous fourrât dans un trou noir où les rats, les araignées, toutes sortes de vilaines bêtes, vous mordraient partout, partout ! Je connais leurs manières : vous seriez joliment piqué, pincé, tourmenté. N’êtes-vous pas honteux ?

— Oh ! oui, balbutia-t-il.

— Alors, à quoi pensez-vous donc ?

— Les circonstances… qui sont plus fortes que moi, plaida le misérable, que cette phrase exténua.

— Je vous en donnerai, moi, des circonstances qui seront plus fortes que vous, répliqua Jenny avec colère. Je vous dénoncerai à la police ; elle vous mettra à l’amende de cinq schellings, que vous ne pourrez pas payer. Je ne payerai pas pour vous, et l’on vous déportera pour le reste de vos jours.

— Oh ! non, gémit l’ivrogne. Pauvre malade, je ne serai pas longtemps à charge aux autres !

— Allons, dit la petite personne en frappant sur la table, et en hochant la tête et le menton, vous savez ce qu’il faut faire : donnez votre argent ; allons, vite. »

La brute se mit à fouiller dans ses poches.

« Une somme énorme que vous avez dépensée, j’en suis sûre ; nous allons bien voir. Mettez là ce qui vous reste ; allons ! allons ! jusqu’au dernier farthing. »

Ce fut pour lui toute une affaire que de réunir la somme : cherchant dans cette poche où il ne se trouvait rien, ne cherchant pas dans celle-ci où il aurait dû fouiller ; cherchant une poche où il n’y en avait pas et n’en trouvant pas où il y en avait une.

« Est-ce tout ? demanda la maîtresse de la maison, lorsqu’il y eut sur la table un monceau de schellings et de pence.

— Tout ce que j’ai, répondit l’ivrogne.

— Je n’en suis pas sûre ; allons, retournez vos poches, à l’envers, et qu’elles y restent. »

Si quelque chose pouvait le rendre plus abject et plus tristement ridicule, ce fut la manière dont il obéit à cette injonction.

« Je n’ai là que sept schellings, huit pence et un demi-penny, s’écria miss Wren après avoir compté l’argent. Vous voulez donc mourir de faim, prodigue que vous êtes ?

— Oh ! non, je vous en prie, ne me laissez pas jeûner, balbutia-t-il en pleurnichant.

— Si on vous traitait comme vous le méritez, répondit miss Wren, on vous nourrirait des brochettes qui enfilent la viande qu’on vend pour les chats, seulement des brochettes. Maintenant allez vous coucher. »

Il se leva péniblement, trébucha plusieurs fois et joignit les mains : « Des circonstances, bégaya-t-il, plus fortes que…

— Allez vous coucher, répéta miss Wren ; allons, vite ! »

Pressentant l’arrivée d’un quoi plus terrible que jamais, il se hâta d’obéir. On l’entendit se traîner lourdement dans l’escalier, et se jeter sur son lit. Un instant après, Lizzie était redescendue.

« Soupons-nous, chère mignonne ? dit-elle en entrant.

— Miséricorde ! il le faut bien, répondit miss Wren en haussant les épaules ; on a grand besoin de prendre des forces. »

Lizzie étendit la nappe devant la pauvre créature, y plaça la maigre pitance qui composait leur ordinaire, prit une chaise et se mit à table. « À quoi pensons-nous, mignonnette ?

— Je pense, répondit la petite personne d’un air méditatif, à ce que je lui ferai s’il devient ivrogne.

— Vous saurez bien l’en empêcher, ma Jenny.

— Il est possible que je n’y réussisse pas. Ces garnements sont si trompeurs, avec leurs ruses et leurs manières ! Mais si jamais cela lui arrive (le petit poing s’agita vivement), je ferai rougir une cuiller pendant qu’il sera au lit ; j’aurai quelque chose sur le feu, dans une casserole ; je prendrai cela tout bouillant, avec ma cuiller ; de l’autre main je lui ouvrirai la bouche (peut-être même dormira-t-il la bouche ouverte), et je lui verserai ma graisse sifflante dans la gorge ; alors il étouffera.

— Vous ne ferez jamais une pareille atrocité, s’écria Lizzie.

— Vous croyez ? Il est possible que vous ayez raison ; mais c’est dommage, cela m’aurait fait plaisir.

— Je suis bien sûre du contraire.

— Vous ne croyez même pas que j’en aurais envie ? Enfin vous savez mieux que moi. Seulement, vous n’avez pas toujours vécu avec des ivrognes ; et puis vous n’avez pas le dos malade et les jambes faibles. »

Pendant le souper, Lizzie essaya de lui reparler de ses doux rêves ; mais le charme était rompu. C’était la maîtresse d’une maison pleine de soucis poignants et de honteuses misères, dont l’étage supérieur renfermait un être avili, qui, même en dormant, lui imprimait la souillure de sa dégradation. Elle était maintenant aigrie et positive ; revenue en ce monde, et toute à ses calculs ; retombée sur la terre, et ne songeant plus au ciel.

Pauvre habilleuse de poupées ! que de fois les mains qui auraient dû l’élever et la soutenir l’avaient traînée dans la boue ! Que de fois, quand elle demandait un guide, on l’avait égarée sur la route éternelle ! Pauvre, pauvre petite habilleuse de poupées !