L’Ami commun/III/13

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 177-186).


XIII

QUAND ON VEUT NOYER SON CHIEN ON LE DIT GALEUX


Resté seul dans la caisse, Fascination, le chapeau sur l’oreille, se promena de long en large en sifflotant, examina les tiroirs, fureta dans les coins, cherchant çà et là quelque preuve de l’infidélité du Juif, et n’en trouva aucune. « Il n’a pas grand mérite à ne pas me tromper, dit-il en fermant un œil ; c’est grâce à ma vigilance. » Et continuant de flâner d’un air important, il affirma ses droits à la qualité de chef de la maison Pubsey en frappant du bout de sa canne les tabourets et les cartons, en crachant dans l’âtre, en approchant de la fenêtre et en y appliquant ses petits yeux qui apparurent juste au-dessus des vitres peintes, où se lisaient au dehors les mots de : Pubsey et Cie.

Cette enseigne trompeuse lui rappela qu’il était seul dans la maison et que la porte de la rue était ouverte. Il se disposait à fermer cette dernière, dans la crainte d’être pris par erreur pour un membre de l’établissement, lorsqu’il fut arrêté par quelqu’un qui se dirigeait vers lui. Ce quelqu’un était l’habilleuse de poupées ; elle arrivait la canne à la main, un petit panier au bras ; et ce qui empêcha Fascination de lui fermer la porte au nez, ce fut bien moins son approche que l’averse de hochements de tête qu’elle lui adressait quand il la découvrit. Elle augmenta la surprise du maître de la maison en franchissant les marches avec une telle prestesse, qu’avant que ce gentleman ait pu lui dire qu’il n’y avait personne, elle se trouvait en face de lui, dans le bureau même.

« J’espère que vous allez bien, dit-elle ? Mister Riah est-il ici ? »

Fledgeby se laissa tomber sur une chaise, comme un homme qui est fatigué d’attendre. « Je présume, répondit-il, qu’il va bientôt revenir ; il m’a planté là, en me disant qu’il n’en avait que pour une minute ; il y a de cela près d’une heure. Mais ne vous ai-je pas vue quelque part ?

— Ici-même, répondit miss Wren.

— Précisément ; vous étiez sur le toit, je m’en souviens. Et comment se porte votre amie ?

— J’en ai beaucoup, monsieur ; de qui parlez-vous ?

— De toutes celles que vous avez, répliqua Fascination en fermant un œil ; les autres sont-elles aussi belles ? »

Un peu déconcertée, miss Wren éluda la question, et alla s’asseoir dans un coin, son petit panier sur ses genoux. « Pardon, monsieur, dit-elle après un long silence, je croyais trouver mister Riah. D’habitude il ne sort pas dans la matinée ; voilà pourquoi je suis venue de bonne heure ; mais je ne demande que mes petits chiffons, pour mes deux schellings ; ne pourriez-vous pas me les donner afin que je retrotte à mon ouvrage.

— Vous les donner ? s’écria Fledgeby en se retournant, car il regardait la fenêtre en se tâtant la joue. Supposez-vous que je sois de la maison, et que les achats qu’on y fait me regardent ?

— Supposer ! s’écria miss Wren ; j’en suis sûre puisque vous êtes le maître. Mister Riah l’a dit devant nous ; c’était ce fameux jour ; vous n’avez pas dit non ; cela se voyait bien d’ailleurs.

— Un de ses mensonges, répliqua l’autre en haussant les épaules ; il n’est que fourberie. Venez avec moi, m’a dit le vieux ladre, je vais vous faire voir une jolie fille ; seulement il faudra passer pour être mon maître. Je l’ai suivi ; il m’a montré la personne en question, qui valait bien la peine d’être vue, et m’a qualifié de maître, je ne sais pas trop pourquoi : plaisir de mentir ; c’est le fourbe des fourbes.

— Oh ! s’écria Jenny en se prenant le front à deux mains ; ma tête, ma pauvre tête ! Vous dites cela, mais vous ne le pensez pas.

— Si, ma petite, je vous assure. »

Ce n’était pas seulement un acte diplomatique de la part de Fledgeby ; c’était une manière de se venger de la pénétration de miss Wren, et de profiter du rôle qu’il faisait jouer à mister Riah. « Ce Juif, reprit-il, a une mauvaise réputation : je crois qu’il ne l’a pas volée, et je veux lui faire recracher la somme qu’il peut avoir à moi. »

L’idée que le Juif s’enrichissait à ses dépens était, comme on sait, le dada de Fledgeby ; et cette idée s’aggravait de ce que le vieillard avait l’audace de lui faire un secret de l’adresse de la jolie fille ; non pas qu’il fût mécontent du secret en lui-même ; il s’en réjouissait au contraire, puisque cela chagrinait un de ses semblables.

Miss Wren, toujours assise, regardait le carreau d’un air abattu, et il y avait quelque temps que le silence régnait dans la salle, lorsque la figure de Fledgeby annonça qu’à travers la porte vitrée on voyait venir quelqu’un. Au même instant le bruit d’un pas mal assuré se fit entendre ; puis un frôlement, un léger coup à la porte. Nouveau frôlement un peu plus prononcé ; nouveau coup un peu plus fort. Fledgeby n’y faisant nulle attention, la porte finit par s’ouvrir, et le visage ratatiné d’un vieux petit gentleman s’avança d’un air discret.

« Mister Riah ? demanda le visiteur avec une extrême politesse.

— Je l’attends, monsieur, répondit Fascination. Il est sorti pour affaire en me disant qu’il reviendrait tout de suite ; je suppose qu’il va rentrer ; mais vous feriez bien de vous asseoir. »

Le gentleman prit une chaise, et porta la main à son front, comme s’il avait quelque sujet de tristesse. Fledgeby l’examina du coin de l’œil, et parut goûter cette pose mélancolique. « Un temps superbe, monsieur, » dit-il.

Le doux vieillard était si absorbé par ses réflexions qu’il ne prit garde à ces mots que lorsque la voix de Fledgeby eut cessé de retentir. Il tressaillit alors, et s’excusant : « Pardon, monsieur, je crains que vous ne m’ayez parlé ?

— Je disais que le temps est superbe, reprit Fascination d’une voix plus forte.

— Oui, monsieur. »

Il reporta la main à son front ; l’autre parut enchanté. Un instant après il changea d’attitude et soupira.

« Mister Twemlow, je crois ? » dit Fledgeby en grimaçant un sourire.

Le petit gentleman sembla fort étonné.

« J’ai eu le plaisir de déjeûner avec vous chez Lammle, continua Fascination ; j’ai même l’honneur d’être de votre famille. Un singulier endroit pour se retrouver ; mais quand on vient dans la Cité on ne sait jamais qui l’on rencontrera. J’espère que votre santé est bonne, et que vous avez toujours lieu d’être satisfait de la vie ? »

Il pouvait y avoir un grain d’impertinence dans ces dernières paroles ; à moins que ce ne fût le ton de Fledgeby quand il voulait être gracieux. Perché sur un tabouret, le pied droit sur une chaise, Fledgeby avait son chapeau sur la tête. Le doux vieillard s’était découvert en entrant, et depuis lors avait son chapeau à la main. Se rappelant sa démarche auprès de mister Podsnap, le consciencieux Twemlow souffrait de la présence de Fledgeby. Il était aussi mal à son aise que peut l’être un gentleman ; et se croyant obligé à une certaine roideur envers ce personnage qu’il avait desservi, non sans cause, il répondit à ses avances par un salut très-froid. Les petits yeux de Fledgeby se rétrécirent encore en notant cette froideur. Quant à miss Wren, toujours assise auprès de la porte, les mains croisées sur son panier, sa canne entre les mains, elle n’accordait nulle attention à ce qui se passait autour d’elle.

« Il est bien longtemps, murmura Fledgeby en regardant à sa montre. Quelle heure avez-vous, mister Twemlow ?

— Midi un quart, monsieur.

— Comme moi, à une minute près. J’espère que l’affaire qui vous amène ici est plus agréable que la mienne, mister Twemlow ? »

Le gentleman s’inclina. Les petits yeux de Fledgeby se rétrécirent plus que jamais, et regardèrent complaisamment Twemlow, qui frappait de petits coups sur la table avec une lettre fermée.

« Ce que je sais de mister Riah, poursuivit Fascination en affectant de nommer le Juif avec mépris, me fait supposer que les affaires qui se traitent dans cette boutique sont généralement désagréables. J’ai toujours trouvé ce nom-là au fond des poursuites les plus cruelles.

Mister Twemlow accueillit cette remarque par un salut glacial ; évidemment elle lui portait sur les nerfs.

« Un homme affreux, continua l’autre ; si ce n’était pas pour rendre service à un ami, je ne l’attendrais pas une seconde ; mais quand des amis sont dans l’adversité, il faut les secourir : telle est mon opinion. »

L’équitable Twemlow pensa qu’un pareil sentiment, abstraction faite de celui qui l’exprimait, devait être approuvé. « Vous avez raison, monsieur, dit-il avec chaleur. C’est ainsi que doit faire tout cœur noble et généreux.

— Enchanté d’avoir votre approbation, répliqua Fledgeby. Singulière coïncidence ! mister Twemlow. — Il descendit de son perchoir, et s’approcha du gentleman. — N’est-il pas étrange que les amis dont les tristes affaires me font vous rencontrer, soient justement ceux chez qui nous nous sommes vus la première fois : ces pauvres Lammle. Une femme charmante, n’est-ce pas ? »

Twemlow pâlit horriblement. « Oui, balbutia-t-il ; une femme charmante.

— Et lorsqu’il y a deux heures, faisant appel à mon amitié, elle m’a prié de voir ce Juif, avec lequel j’ai été en relation, à propos d’une autre personne que je voulais également obliger, lorsqu’une femme de cette valeur m’appelle son cher Fledgeby en versant des larmes, vous sentez que je n’avais qu’une chose à faire.

— C’était de venir, dit Twemlow avec effort.

— Et je suis venu, comme vous voyez. Malheureusement je n’ai pas sur cet homme l’influence qu’elle me suppose. Mais pourquoi, ajouta Fledgeby en mettant les mains dans ses poches et en prenant un air méditatif, pourquoi ce Riah a-t-il pris son chapeau dès que je lui ai parlé du billet de Lammle, un billet qui lui permet de saisir les meubles de ce pauvre garçon ? Je lui demande un sursis, il me coupe la parole, et s’en va en toute hâte. Pourquoi est-il si longtemps ? je n’y comprends rien. »

Le généreux Twemlow, chevalier du cœur simple, n’était pas en état de répondre ; il avait trop de remords. Avoir pris part à des menées ténébreuses pour la première fois de sa vie, et reconnaître qu’on a été injuste ! S’être opposé clandestinement au bonheur d’un jeune homme plein de confiance, par le seul motif que ses manières vous déplaisent !

« Je vous demande pardon, poursuivit le confiant jeune homme, qui prenait plaisir à entasser les charbons ardents sur la tête du sensible Twemlow, je suis peut-être indiscret ; mais ne pourrais-je pas vous être utile ? On vous a élevé en gentleman et pas en homme d’affaires ; il est possible qu’à cet égard vous ayez peu d’expérience ; on doit même s’y attendre (ceci d’un ton légèrement ironique).

— En effet, monsieur, répondit Twemlow, je suis, en affaires, un triste sire ; à ce point que je ne comprends même pas la situation où je me trouve ; mais il y a un motif qui m’empêche d’accepter votre assistance ; il me serait pénible, monsieur, d’en profiter ; je ne la mérite pas. »

Créature enfantine et bonne, condamnée à suivre en ce monde un sentier si étroit et si ombreux qu’il ne s’était pas taché en route !

« Peut-être, dit Fledgeby, vous en coûterait-il de m’exposer votre affaire ; un gentleman comme vous…

— Ce n’est pas cela, monsieur, dit Twemlow, croyez-le bien je sais faire la distinction entre un juste et un faux orgueil.

— Moi, dit Fledgeby, je n’en ai d’aucune sorte ; peut-être n’ai-je pas l’esprit assez subtil pour distinguer l’un de l’autre ; mais je sais que dans l’endroit où nous sommes les gens d’affaires, eux mêmes, doivent se tenir sur leurs gardes ; et si je pouvais vous être utile, je ne demanderais pas mieux.

— Vous êtes trop bon, monsieur ; vraiment il me serait impossible…

— Je n’ai pas la vanité de croire, interrompit Fledgeby, que mon intelligence pourrait vous être utile dans un salon ; mais ici la chose est différente. Mister Riah n’est pas un homme du monde ; il y ferait triste figure.

— Assurément, » balbutia Twemlow, dont la main tremblante se dirigea vers son front.

L’excellent jeune homme le supplia d’exposer son affaire ; et l’innocent Twemlow, croyant étonner Fledgeby par ce qu’il allait lui dire, supposant que c’était là un de ces phénomènes qui ne se reproduisent que dans le cours des siècles, raconta qu’il avait eu pour ami un fonctionnaire chargé de famille ; que cet ami contraint de changer de résidence, avait eu besoin d’argent, et que lui, Twemlow, avait donné sa signature. Bref, l’ami était mort ; et chose fort ordinaire, mais incompréhensible pour l’innocent gentleman, celui-ci avait dû rendre une somme qu’il n’avait pas touchée. Acceptant néanmoins ce fait inimaginable, il était parvenu à réduire le principal à une somme insignifiante, « ayant toujours vécu, dit-il, avec la plus stricte économie, et jouissant d’un revenu borné qu’il tenait de la munificence d’un noble personnage. » Il servait les intérêts avec une exactitude rigoureuse, et avait fini par considérer cette dette, la seule qu’il eût jamais eue, comme une taxe prélevée sur chacun de ses trimestres. Il n’y pensait pas autrement, lorsque mister Riah, entre les mains duquel son billet était tombé sans qu’il pût savoir à quel propos, lui avait signifié d’en acquitter le montant, sous peine des conséquences les plus effroyables. À ces faits, d’une précision désolante, s’ajoutait le vague souvenir d’un endroit où il avait été confesser un jugement (il se rappelait cette phrase), puis d’un bureau, où sa vie était assurée au profit d’un certain individu qui n’était pas étranger au commerce du vin de Xérès, et dont-il se souvenait, en raison d’un Stradivarius et d’une madone fort précieuse que possédait ce personnage.

Telle fut la substance du récit de mister Twemlow ; récit émouvant où passait l’ombre imposante du grand Snigsworth, envisagé de loin par les prêteurs d’argent comme une garantie dans la brume, et par Twemlow comme un juge irrité, le menaçant de son bâton baronial.

Mister Fledgeby avait écouté le gentleman avec le calme et la réserve d’un jeune homme à qui ces faits étaient connus d’avance. « Tout cela est fort grave, dit-il en hochant la tête d’un air sérieux. Je n’aime pas cette demande du capital ; si vraiment ce Juif est décidé à ravoir son argent, il faudra le lui donner.

— Supposez que je ne l’aie pas, dit Twemlow, d’un air abattu.

— Alors, répliqua Fledgeby, il faudra y aller.

— Où cela ? demanda Twemlow d’une voix défaillante.

— En prison, » répondit l’autre.

Sur quoi l’innocent vieillard posa sa tête sur sa main, et gémit tout bas de honte et de douleur.

« Néanmoins, dit Fledgeby, paraissant reprendre courage, il est possible que les choses n’en viennent pas là. Si vous le permettez, dès que ce Juif sera de retour, je lui dirai qui vous êtes, ainsi que les liens qui nous unissent, et je lui expliquerai votre position, ce que je ferai en homme d’affaires ; si toutefois ce n’est pas de ma part une trop grande liberté.

— Mille grâces, monsieur, répondit Twemlow ; mais vraiment je ne saurais profiter de vos offres généreuses. Je sens trop bien que — pour employer l’expression la plus douce, — je n’ai rien fait pour m’attirer vos bontés.

— Où peut-il être allé ? murmura Fledgeby, en tirant de nouveau sa montre. Le connaissez-vous, mister Twemlow ?

— Non, monsieur.

— Un vrai juif ; encore plus juif au moral qu’au physique, surtout quand il ne s’emporte pas. Le calme chez lui est un mauvais signe. Regardez-le quand il entrera ; si vous lui voyez l’air tranquille, n’espérez rien. Tenez, le voilà ; et d’un calme effrayant ! » En disant ces paroles, qui produisirent un effet douloureux sur Twemlow, Fascination regagna son tabouret ; il venait de s’y asseoir lorsque rentra le vieux Juif.

« Ah ! mister Riah, dit-il, je vous croyais perdu. »

Le vieillard jeta un coup d’œil sur Twemlow, et s’arrêta, voyant que son maître avait des ordres à lui donner.

« Vraiment, répéta Fledgeby avec lenteur, je vous croyais perdu, mister Riah ; et maintenant que je vous vois… Mais non ; c’est impossible, vous n’en êtes pas capable. »

Le vieillard, qui tenait son chapeau à la main, releva la tête, et regarda Fledgeby avec inquiétude, comme s’il eût cherché à savoir quel nouveau fardeau allait lui être infligé.

« Serait-ce pour faire saisir chez ce pauvre Lammle que vous êtes sorti si vite ? demanda Fledgeby. Non, c’est impossible ; vous ne l’avez pas fait ?

— Si, monsieur, répondit le vieillard à voix basse.

— Misérable ! s’écria l’autre ; je savais bien que vous étiez dur ; mais je ne croyais pas que vous le fussiez à ce point-là.

— Monsieur, dit le vieillard d’une voix tremblante, j’ai suivi les ordres qui m’ont été donnés. Je ne suis pas le maître ici, et ne peux qu’obéir.

— Ne dites pas cela, répliqua Fascination, qui voyait avec joie le vieillard lever les mains comme pour se défendre contre le jugement que les auditeurs devaient porter sur lui. « C’est le refrain du métier ; tous vos pareils disent la même chose. Vous avez le droit de poursuivre vos débiteurs, mais ne nous faites pas de ces contes-là, surtout à moi qui vous connais. »

Le vieillard serra le bord de sa longue tunique dans sa main gauche, et regarda Fledgeby.

« N’ayez pas cette douceur infernale, je vous en conjure, poursuivit ce dernier ; je sais trop ce qu’elle annonce. Mais parlons affaires : voici mister Twemlow. »

Le Juif se tourna vers le gentleman et salua ; ce pauvre agneau terrifié lui rendit son salut.

« Je viens d’éprouver un tel échec au sujet de ce pauvre Lammle, continua Fledgeby, qu’il me reste peu d’espoir d’obtenir quelque chose pour monsieur, dont je suis à la fois l’ami et le parent. Si pourtant vous deviez accorder une faveur à quelqu’un, je pense que ce serait à moi, et veux essayer de vous fléchir ; d’ailleurs j’en ai fait la promesse. Allons, mister Riah, un peu d’indulgence ; mister Twemlow est bon pour les intérêts ; il les a toujours payés avec exactitude ; il continuera certainement. Pourquoi le mettre dans la gêne ? Vous n’avez rien contre lui, n’est-ce pas ? Montrez-vous coulant, mister Riah. »

Le vieillard regarda au fond des petits yeux de Fledgeby, espérant y découvrir l’autorisation de se montrer coulant, et n’y vit pas le moindre signe.

« Ce n’est pas un de vos parents, dit Fledgeby ; vous n’avez pas de raison pour lui en vouloir de sa qualité de gentilhomme, et du noble soutien qu’il a trouvé dans la famille. S’il a du mépris pour les affaires, cela vous est bien égal.

— Pardon, interposa la douce victime, je ne les méprise nullement ; ce serait de ma part une prétention ridicule.

— N’est-ce pas joliment tourné, mister Riah, dit Fledgeby ; allons, accordez-moi du temps pour mister Twemlow. »

Le vieillard chercha une seconde fois dans les yeux du maître la permission d’épargner le vieux gentleman. Mais Fledgeby entendait qu’il fût exécuté.

« C’est pour moi un véritable chagrin, dit mister Riah, mais j’ai des ordres : il faut rembourser le billet.

— En bloc ? demanda Fledgeby.

— Et immédiatement, » répondit le vieillard.

Fledgeby regarda mister Twemlow en hochant la tête d’un air désolé, et parut sous-entendre : quel monstre que ce Juif ! « Mister Riah, » dit-il (le vieillard leva rapidement les yeux dans l’espoir de trouver sur la figure du maître le signe qu’il attendait, « je ne crois pas devoir le cacher, poursuivit Fledgeby, il y a derrière mister Twemlow un certain grand personnage ; vous le savez peut-être ?

— Oui, monsieur, dit le vieillard.

— Eh bien ! pour en finir, — je vous pose là une question sérieuse — êtes-vous réellement décidé à obtenir de ce noble personnage soit une signature, soit le rachat de votre créance.

— Très-décidé, monsieur, répondit le vieillard qui lisait clairement cette résolution sur le visage du maître.

— Sans vous inquiéter, ou plutôt, dit celui-ci, en vous réjouissant de l’esclandre qui en résultera, et qui brouillera sans doute mister Twemlow avec le susdit personnage ? »

Ces paroles n’exigeaient pas de réponse, et n’en reçurent aucune. Le pauvre Twemlow, qui éprouvait les plus vives angoisses depuis que son noble parent figurait dans le lointain, se leva en poussant un soupir. « Je vous remercie beaucoup, monsieur, dit-il à Fledgeby, en lui tendant sa main fiévreuse ; vous m’avez rendu un service que je ne méritais pas ; merci, monsieur, merci.

— Ne parlez pas de cela, répondit Fascination ; jusqu’à présent nous avons échoué ; mais je reste, et vais faire une nouvelle tentative.

— Ne vous abusez pas, dit le vieux Juif au pauvre Twemlow ; il n’y a pour vous aucun espoir ; on est sans pitié, ici. Il faut racheter votre créance, et le faire promptement ; ou vous aurez des frais considérables. Libérez-vous, monsieur ; ne comptez pas sur moi, et payez, payez, payez ! »

Après avoir dit ces mots avec force, il rendit le salut que, toujours poli, mister Twemlow venait de lui adresser ; et le bon petit vieillard, profondément abattu, prit congé de Fledgeby.

Tout cela avait mis Fascination tellement en gaieté, qu’après le départ du digne homme, il ne put faire qu’une chose : s’approcher de la fenêtre, s’y appuyer, et rire tout bas. Quand il se retourna, ayant repris son sérieux, il vit son juif toujours à la même place, et miss Wren, qui, dans son coin, avait l’air indigné.

« Eh ! s’écria-t-il, vous oubliez cette jeune fille, mister Riah. Donnez-lui ce qu’elle demande ; elle a bien assez attendu ; faites-lui bonne mesure, en supposant que vous puissiez être généreux une fois dans votre vie. »

Il regarda le vieux Juif mettre dans le petit panier les menus chiffons que la petite ouvrière avait l’habitude d’acheter ; mais, repris de sa veine joyeuse, il fut obligé de retourner à la fenêtre, et s’y appuya de nouveau.

« Là ! chère Cendrillon, dit le vieillard à voix basse, le panier est tout plein ; allez-vous-en, et soyez bénie.

— Ne m’appelez pas votre chère Cendrillon, cruel que vous êtes, répondit la petite ouvrière en agitant l’index avec autant d’indignation que si elle l’avait été en face de son ignoble enfant ; vous n’êtes pas la bonne marraine ; vous êtes le loup, dit-elle, le méchant loup ; et si un jour Lizzie est vendue, je saurai bien qui l’aura trahie. »