L’Ami commun/III/14

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 186-197).


XIV

MISTER WEGG PRÉPARE UNE MEULE POUR LE NEZ
DE MISTER BOFFIN


Bientôt Vénus devint indispensable aux soirées du Bower. Avoir un co-auditeur des merveilles que révélait Silas, un associé, calculant avec lui le nombre de pièces d’or trouvées dans les théières, les cheminées, les magasins et autres banques de même nature, semblait augmenter les jouissances de mister Boffin. D’autre part, Silas Wegg, bien que jaloux par tempérament, et qui, en temps habituel, eût été blessé de la faveur croissante de l’anatomiste, éprouvait un si grand besoin d’avoir l’œil sur ce gentleman, en raison du précieux papier dont celui-ci était dépositaire, qu’il ne manquait pas une occasion de faire à mister Boffin l’éloge de Vénus, comme d’une tierce partie dont la présence était fort à désirer. Autre preuve d’affection du littérateur envers l’anatomiste : dès que le patron les avait quittés, Silas reconduisait invariablement le cher camarade jusque chez lui. Certes, il en profitait pour demander l’exhibition réconfortante de l’inestimable dépôt ; mais ce qui l’attirait à Clerkenwell, c’était, disait-il, le plaisir qu’il trouvait dans la compagnie du monteur de squelettes ; et, puisqu’il était venu jusque-là, entraîné par les agréments sociaux de ce cher ami, il demandait à jeter un coup d’œil sur la pièce en question ; simplement par acquit de conscience : « Car je sais fort bien, monsieur, qu’un homme de votre délicatesse désire être contrôlé chaque fois que l’occasion s’en présente ; et ce n’est pas à moi de blesser vos sentiments. »

Silas Wegg dépensait maintenant toute son huile en pure perte ; une certaine rouille, qu’il ne parvenait pas à combattre, semblait augmenter chez Vénus ; et, à l’époque dont nous parlons, ce cher camarade ne se pliait au désir de son associé qu’avec des grincements et une roideur ostéologiques. Il était même allé deux ou trois fois jusqu’à reprendre mister Wegg, quand ce littérateur écorchait un mot, ou changeait le sens d’une phrase ; au point que notre homme se mit dans le jour à étudier la lecture du soir et à s’arranger de manière à tourner les écueils, et à doubler les caps, au lieu d’y aborder. Évitant surtout la moindre allusion aux faits anatomiques, s’il apercevait un os devant lui, il sautait n’importe à quelle distance, plutôt que d’avoir à en articuler le nom.

La destinée contraire voulut qu’un soir la barque du littérateur fût assaillie par une nuée de polysyllabes, et s’égarât dans un archipel de mots rocailleux. Obligé à tout moment de sonder la passe, de chercher sa route avec la plus grande attention, mister Wegg se trouva dans l’impossibilité de rien voir autour de lui ; ce dont profita Vénus, pour glisser un papier dans la main de mister Boffin, et se poser un doigt sur les lèvres.

Lorsque, rentré chez lui, mister Boffin déplia ce papier, il y trouva la carte de l’anatomiste accompagnée des mots suivants : « Serait fort aise d’être honoré avant peu d’une visite, qui aurait lieu à la chute du jour, et où il serait question d’une affaire qui vous est personnelle. »

Le lendemain soir vit mister Boffin jeter un coup d’œil aux grenouilles placées à la fenêtre de l’anatomiste, et Vénus faisant signe à ce gentleman de pénétrer dans la boutique. Invité à s’asseoir devant la cheminée, sur une caisse d’os humains de nature diverse, le boueur doré le fit avec plaisir, et promena autour de lui un regard admirateur. Le feu étant peu animé, sa clarté vacillante et la nuit très-prochaine, tout l’assortiment semblait cligner les yeux à l’imitation de Vénus ; le gentilhomme français tout aussi bien que le reste. À chaque mouvement de la flamme, les orbites creuses de cet étranger paraissaient s’ouvrir et se fermer non moins régulièrement que les yeux d’émail des chiens, des chats et des oiseaux ; et les bébés hindou, anglais, etc., apportaient avec la même obligeance leur concours à l’effet général.

« Comme vous voyez, je n’ai pas perdu de temps, dit mister Boffin, me voici.

— Oui, monsieur, dit Vénus, vous voilà.

— Je n’aime pas les mystères, reprit l’ancien boueur ; en général les cachotteries me déplaisent ; mais je suppose que vous avez de bonnes raisons pour être mystérieux à ce point-là.

— Je le pense, monsieur.

— Naturellement, répliqua le boueur doré. Vous n’attendez pas Wegg, le fait est certain.

— Non, monsieur, je n’attends plus personne. »

Mister Boffin regarda autour de lui, comme si le gentilhomme français, les bébés, les chiens, les canards, eussent complété le cercle attendu par l’anatomiste.

« Monsieur, dit Vénus, avant d’entamer l’affaire dont il va être question, je vous demanderai sur l’honneur, d’envisager cette entrevue comme une chose secrète.

— Permettez ; il faut savoir ce que vous entendez par là, répondit Boffin ; combien le secret doit-il durer ? est-ce pour un temps, est-ce pour toujours ?

— Je vous comprends, monsieur, répliqua Vénus ; vous pensez que l’affaire en question est peut-être de nature à ce que vous ne puissiez pas la tenir secrète.

— Cela se pourrait, dit prudemment l’ancien boueur.

— Assurément, repartit Vénus. Eh ! bien, monsieur, ajouta-t-il après s’être empoigné les cheveux pour s’éclaircir les idées, une autre proposition : donnez-moi votre parole d’honneur de ne rien faire, de ne rien dire à cet égard, de ne mêler mon nom à aucune de vos démarches sans que j’en aie connaissance.

— Cela me paraît juste, dit le boueur doré.

— Vous m’en donnez votre parole ?

— Certainement.

— Votre parole d’honneur ?

— Mon bon ami, répliqua mister Boffin, dès que ma parole est engagée, mon honneur l’est également ; l’un ne va pas sans l’autre. J’ai trié dans ma vie beaucoup d’ordures, je n’ai jamais trouvé les deux séparément. »

Cette remarque sembla déconcerter quelque peu l’anatomiste. « C’est vrai, monsieur, » répondit-il avec hésitation.

Il fut quelque temps sans renouer le fil de son discours, balbutia de nouveau que c’était vrai, et dit enfin : « Si je vous avoue, monsieur, que j’ai accepté une proposition dont vous étiez l’objet, et qui n’aurait pas dû se faire, vous me permettrez de vous dire, et vous voudrez bien le prendre en considération, qu’à cette époque j’avais l’esprit complètement abattu. »

Les mains croisées sur la pomme de sa canne, le menton sur ses mains, et le regard tant soit peu narquois, le boueur doré fit un signe affirmatif.

« Parfaitement, dit-il.

— Cette proposition, monsieur, était un complot ayant pour but de tromper votre confiance ; à tel point que j’aurais dû vous la révéler immédiatement ; et loin de le faire, mister Boffin, j’y ai trempé. »

Nouveau signe du boueur, qui, sans remuer un doigt, ni un œil, répéta d’un air placide : « Parfaitement, Vénus.

— Non pas que je m’y sois jamais livré de bon cœur, poursuivit l’artiste d’un air contrit, et que j’aie été un seul jour sans me reprocher d’avoir déserté le sentier de la science pour prendre — il allait dire celui de la scélératesse ; mais ne voulant pas s’accuser d’une manière aussi rude, il termina sa phrase par ces mots sur lesquels il appuya avec force : pour prendre celui de la weggerie.

— Très-bien, répondit mister Boffin dont le regard était plus narquois et la tranquillité plus profonde que jamais.

— Maintenant, monsieur, que j’ai préparé votre esprit au gros de l’affaire, continua l’anatomiste, je vais articuler les détails. »

Après ce court exode, le monteur de squelettes fit l’histoire du pacte amical, et rapporta les faits dans toute leur réalité. On pourrait supposer que ce récit éveilla la surprise, sinon la colère de mister Boffin ; mais le boueur doré ne manifesta nulle émotion, et répondit à cela par un « très-bien, » non moins placide que le précédent.

« Je dois vous avoir étonné, monsieur, dit Vénus d’un air interrogateur.

— Certainement, » répondit Boffin avec une entière indifférence.

Vénus demeura stupéfait ; mais la surprise ne tarda pas à changer de côté. Lorsque reprenant son histoire, l’artiste en arriva à la découverte de Wegg, et raconta qu’ils avaient vu tous les deux, son associé et lui, déterrer la bouteille hollandaise, mister Boffin changea de couleur et d’attitude, et manifesta une anxiété de plus en plus vive jusqu’à la fin du récit.

« Vous savez, monsieur, dit Vénus en terminant, vous savez ce qu’il y a dans cette bouteille ; quant à moi je ne sais que ce que j’ai vu, et ne prétends pas en savoir davantage. Je suis fier de mon art, bien que je lui doive une déception qui m’a frappé au cœur, et m’a presque rendu à l’état de squelette ; je suis, dis-je, fier de mon art, et c’est à lui que j’entends devoir mes moyens d’existence. En d’autres termes, je ne veux pas tirer le moindre penny de cette affaire déshonnête. La seule manière de réparer la faute que j’ai commise en prenant part à ce complot, est de vous avertir de la découverte de mister Wegg. Ce dernier mettra son silence à un taux fort élevé, j’en ai la certitude ; car du moment où il a connu son pouvoir, il a disposé de vos richesses. Aurez-vous intérêt à subir ses conditions ? vous en jugerez, monsieur, et vous prendrez les mesures qui vous paraîtront nécessaires. Quant à moi, je ne veux rien. Si l’on m’appelle en témoignage, je dirai la vérité ; mais je ne souhaite pas qu’on m’interroge, et voudrais ne plus avoir à y songer.

— Merci, dit mister Boffin en serrant avec chaleur la main de l’anatomiste, merci, Vénus, merci. » Il arpenta le petit magasin d’un pas agité, et revenant s’asseoir au bout d’un instant. « Voyons, dit-il avec émotion. Si je dois acheter le silence de Wegg, je ne l’obtiendrai pas à meilleur marché que si vous preniez votre part ; et il aura toute la somme, au lieu d’en avoir la moitié ; car je suppose que vous partagiez avec lui.

— Cela devait être, répondit Vénus.

— Il aura donc la somme entière ; et je n’en payerai pas moins, car c’est un gueux, n’est-ce pas ? un gredin, un misérable.

— Assurément, dit Vénus.

— Ne pourriez-vous pas, insinua le boueur doré, après avoir regardé le feu pendant quelques instants, ne pourriez-vous pas avoir l’air de rester dans le complot jusqu’à la fin, et vous décharger la conscience en me remettant ce que vous auriez soi-disant empoché.

— Non, monsieur, répondit Vénus d’une voix ferme.

— Pas même comme réparation ?

— Non, monsieur ; il me semble qu’après être sorti de ce qui est honnête, la seule chose qu’il y ait à faire est d’y rentrer.

— Ce qui est honnête, reprit Boffin d’un air rêveur, qu’entendez-vous par là ?

— J’entends le droit, répondit sèchement Vénus.

— Il me semble, grommela Boffin en regardant le feu, que si le droit est quelque part c’est de mon côté. J’ai plus de droit que la Couronne à l’argent du patron ; qu’est-ce que la Couronne a jamais fait pour lui, si ce n’est de lui réclamer la taxe ? Au lieu que moi et ma femme, nous avons fait tout au monde. »

Mister Vénus, la tête dans ses mains, et plongé dans la mélancolie par la cupidité de mister Boffin, se donna la jouissance d’augmenter sa tristesse en murmurant : « Elle ne veut pas être considérée au point de vue de ses os. »

— Et comment vivrai-je ? demanda Boffin d’un air piteux, s’il faut que j’achète les gens sur le peu que j’ai gagné ? Comment arranger l’affaire ? Quand faudra-t-il que je paye ? À quelle époque doit-il fondre sur moi ? vous ne me l’avez pas dit. »

Vénus répondit que le projet de mister Wegg était de ne rien faire tant que les monticules ne seraient pas enlevés, et il en expliqua le motif.

« Je présume, dit mister Boffin avec une lueur d’espoir, qu’il n’y a pas de doute sur la date et l’authenticité de ce diable de testament.

— Pas le moindre doute, répondit Vénus.

— Où peut-il être déposé ? demanda-t-il d’un air câlin.

— Chez moi, monsieur.

— Chez vous ! s’écria Boffin avec chaleur. Demandez ce qu’il vous plaira, n’importe quelle somme, et jetez-le au feu ; dites… voulez-vous ? Je…

— Non, interrompit Vénus, je ne veux pas.

— Ni me le confier ?

— Ce serait la même chose, monsieur. »

Le boueur doré allait continuer ses demandes, quand un certain clopinement résonna au dehors, et s’approcha de la porte.

« Chut ! le voilà, dit Vénus ; cachez-vous dans le coin, derrière le crocodile ; vous pourrez l’entendre et le juger par vous-même. Je n’allumerai la chandelle que lorsqu’il sera parti, il est habitué au crocodile, et ne fera pas attention à vous. Retirez vos jambes, monsieur ; je vois des souliers au bout de la queue. Placez bien votre tête ; là, derrière sa gueule souriante ; vous y serez parfaitement. Il y a de la place ; un peu de poussière ; mais c’est de la couleur de vos habits. Y êtes-vous, monsieur ? »

Le boueur doré avait à peine eu le temps de chuchoter un oui, que mister Wegg ouvrait la porte.

« Comment va ce cher camarade ? demanda Silas d’un air dégagé.

— Pas de quoi se vanter, répondit Vénus.

— Vraiment ! soupira Wegg ; je suis désolé que vous ne vous remettiez pas plus vite. Votre âme, cher monsieur, est trop vaste pour votre corps ; voilà le malheur. Et notre fonds de commerce ? toujours en lieu sûr, j’espère ?

— Voulez-vous le voir ?

— S’il vous plaît, répondit Wegg en se frottant les mains. Je serai bien aise de l’examiner avec vous, cher associé, ou, pour me servir des paroles qui ont été mises en musique il y a peu de temps :

Je désire le voir avec vos yeux,
Et le confirmer avec les miens.

Mister Vénus tira une clef de sa poche, se retourna, ouvrit un meuble, et produisit le testament dont il garda le coin entre les doigts, comme il faisait d’habitude. Mister Wegg, tenant le coin opposé, s’installa sur le siège que venait de quitter mister Boffin, et parcourut le précieux document.

« Fort bien, dit-il avec une extrême lenteur, dans sa répugnance à lâcher prise, fort bien. » Et il regarda d’un œil avide son associé remettre le testament à sa place, tourner la clef, et la replonger dans sa poche.

« Rien de nouveau ? demanda Vénus en se rasseyant derrière le comptoir.

— Si, monsieur, il y a du nouveau : ce matin le vieux ladre…

— Mister Boffin ? dit Vénus en lançant un coup d’œil vers le sourire du crocodile.

— Au diable le mister, s’écria Wegg avec une honnête indignation ; Boffin tout court, Boffin le boueur. Ce chien maudit, aussi rusé qu’avare, envoie ce matin dans la cour, pour se mêler de nos affaires et surveiller notre bien, un garçon à lui, un nommé Salop. « Que demandez-vous, jeune homme ? c’est une cour particulière, » dis-je à ce garçon. Il me présente alors un papier d’une autre canaille au service de ce boueur, qui autorise ledit galopin à surveiller le travail de la cour, et le chargement des voitures. C’est un peu fort ; ne trouvez-vous pas ?

— Rappelez-vous qu’il ne connaît pas nos droits, insinua Vénus.

— D’accord ; c’est pour ça qu’il faut lui souffler la chose, et de manière à l’effrayer ; car, donnez-lui un œuf, et il prendra un bœuf. Laissez-le faire ; vous verrez ce qui arrivera ; il est capable d’enlever tout ce que nous avons. Pour moi, je n’y tiens plus ; il faut que je lui dise son fait, ou j’éclaterai. Chaque fois qu’il met la main à sa poche, c’est comme s’il la fourrait dans la mienne ; chaque fois qu’il fait sonner sa bourse, c’est mon argent qu’il me paraît faire sauter. À la fin on se lasse ; et je ne peux plus attendre ; c’est trop pour une jambe de bois.

— Mais, objecta Vénus, il a été dit qu’on n’agirait qu’après l’enlèvement des monticules ; c’est vous-même qui l’avez décidé.

— Je le reconnais, cher camarade ; mais j’ai dit en même temps que s’il venait rôder en fraude autour de notre avoir, on lui apprendrait qu’il n’en a pas le droit, et que nous en ferions notre esclave. Ne vous l’ai-je pas dit ?

— Certainement, dit Vénus.

— Certainement, répéta Silas, mis en belle humeur par cette prompte admission du fait. Eh bien ! je considère l’envoi de ce galopin comme un acte frauduleux qui mérite qu’on lui passe le nez à la meule.

— Et vous l’aiguiserez bien, dit Vénus ; car le soir où nous l’avons suivi, s’il a emporté la bouteille, ce n’est pas votre faute, mister Wegg.

— Comme vous dites, cher associé ; on ne pouvait pas souffrir qu’il s’en allât comme un voleur, par une nuit noire, fouiller dans un tas qui nous appartenait, puisque d’un mot nous pouvions le dépouiller du dernier grain de cendre, ou lui faire payer tout ce que nous voulions, — fouiller un tas qui nous appartenait, et emporter les trésors qui s’y trouvaient enfouis ! Était-ce possible ? non ; c’est encore une chose qui lui fera passer le nez à la meule.

— Qu’entendez-vous par là, mister Wegg ?

— J’entends l’insulter en face, répliqua l’estimable Wegg ; s’il a envie de me répondre, je lui jetterai ça à la figure : « Pas un mot de plus, chien de boueur, ou je fais de vous un mendiant. »

— Et s’il ne dit rien ? demanda Vénus.

— Nous nous arrangerons ; ça ira plus vite ; je lui mettrai la bride et le conduirai un peu bien, soyez tranquille. Plus on le mènera durement, mieux il payera, et la somme sera ronde, je vous en réponds, cher associé.

— Vous lui en voulez donc beaucoup, mister Wegg ?

— Si je lui en veux ! N’est-ce pas pour lui que j’ai décliné l’Empire tous les jours l’un après l’autre ? N’est-ce pas lui que j’attends chez moi trois fois par semaine, planté comme un jeu de quilles pour être abattu, puis relevé, puis abattu de nouveau par les livres qu’il lui plaît de me jeter à la tête, moi qui vaux mieux que lui, monsieur, des cent fois et des cinq cents fois ? »

Mister Vénus accueillit cette assertion d’un air de doute, peut-être pour exaspérer maître Wegg, afin qu’il se montrât sous son plus mauvais jour.

« Comment ! s’écria le littérateur en frappant sur le comptoir ; n’est-ce pas au coin de la maison qui est déshonorée aujourd’hui par ce mignon de la fortune, que moi, Silas Wegg, qui vaux mille fois plus que ce ver de terre, je suis allé m’asseoir des années par la pluie, le vent et la neige, pour attendre une pratique ou une commission ? N’est-ce pas là, au coin de ce noble hôtel, que je l’ai vu pour la première fois nageant dans le luxe, pendant que je vendais des chansons pour avoir du pain ? Faudra-t-il encore que j’aie fouillé dans la cendre pour qu’il en ait le profit ? Non pas, mister Vénus. »

Le gentilhomme français, éclairé tout à coup par la flamme, grimaça un sourire, comme s’il eût compté les milliers d’êtres venimeux dont la haine pour les heureux de ce monde est basée sur les mêmes motifs que celle de mister Wegg. On eût dit que les bébés à têtes monstrueuses allaient achever leur culbute, et chercher à quel nombre se montent les enfants des hommes qui, par le procédé de mister Wegg, transforment les services en injures, et leurs bienfaiteurs en ennemis. Enfin le large rictus de l’alligator semblait dire : Tout cela est connu et familier depuis des siècles dans les profondeurs de la fange.

« Mais votre figure expressive, continua Silas Wegg, me dit que je suis plus sombre et plus féroce que d’habitude ; peut-être, en effet, me suis-je livré à des pensées trop amères. Fuyez, noirs soucis, fuyez au loin. Tout est dissipé, monsieur ; je vous ai regardé, et le calme a repris son empire ; car, ainsi que le dit la chanson :

Lorsqu’un homme est en proie au plus cruel tourment,
Le brouillard s’en va quand Vénus vient à paraître ;
Comme les sons d’un violon, oui monsieur, tout doucement,
Vous relevez notre esprit et charmez tout notre être.

Bonsoir, mister Vénus.

— Bonsoir, mister Wegg. Avant peu, j’aurai un mot à vous dire au sujet de notre affaire.

— Mon heure sera la vôtre, mister Vénus ; en attendant je vais préparer la meule pour y mettre le nez de ce vieux renard.

Ayant fait cette aimable promesse, Silas se dirigea vers la porte et la ferma derrière lui.

« Attendez que j’allume, monsieur, dit l’artiste, vous sortirez plus aisément. »

La chandelle allumée, portée à bras tendu par Vénus, mister Boffin sortit de sa cachette, et d’un air tellement défait, que non-seulement l’alligator paraissait avoir pris tout le plaisant de l’aventure, mais semblait rire aux dépens du bonhomme.

« Quel monstre ! dit le vieux boueur en s’époussetant les bras et les jambes ; un être abominable !

— L’alligator ? demanda l’anatomiste.

— Non, Vénus, non, je parle du serpent.

— Veuillez le remarquer, reprit Vénus, je ne lui ai pas même laissé entrevoir que je me retirais de l’affaire, voulant d’abord en causer avec vous ; mais je n’en serai jamais dehors assez tôt ; veuillez donc, monsieur, me dire à quelle époque il entre dans vos idées que je rompe avec mister Wegg.

— Merci, Vénus, merci ; mais je ne sais que vous répondre ; c’est fort embarrassant. De toute manière il fondra sur moi un jour ou l’autre. Il y est bien décidé, n’est-ce pas ?

— Très-décidé, monsieur.

— En continuant d’en être, vous pourriez me protéger, vous placer entre nous deux et amortir le coup. Restez au moins dans le complot, c’est-à-dire ayez-en l’air, jusqu’à ce que j’aie pu me retourner. »

Vénus demanda combien il faudrait de temps pour cette opération.

« Je n’en sais rien, dit le bonhomme ; tout est bousculé dans ma tête. Si je n’avais pas eu cette fortune, je n’y aurais jamais songé ; mais la tenir, et qu’on vous en dépouille, ce serait trop dur ; ne trouvez-vous pas, Vénus ? »

L’anatomiste préféra laisser à mister Boffin le soin de trancher la question.

« Je ne sais à quoi me résoudre, reprit le boueur doré ; consulter quelqu’un, c’est donner à un autre l’occasion de faire acheter son silence, et me ruiner complètement. Autant vaudrait tout lâcher, et s’en aller au work-house. En parler à Rokesmith, c’est la même chose ; un jour ou l’autre il fondra sur moi ; je suis venu au monde pour qu’on m’attaque. »

Les mains sur ses poches, et les pressant comme s’il y ressentait une vive douleur, Noddy Boffin trottinait dans la boutique en proférant ces lamentations que le maître du logis écoutait en silence.

« Après tout, Vénus, vous ne m’avez pas dit ce que vous comptez faire, à quelle époque vous entendez rompre, et comment vous sortirez de là. »

Vénus répondit que mister Wegg ayant trouvé le testament, son intention était de le lui rendre, en lui déclarant qu’il ne voulait plus en entendre parler ; Silas ferait alors ce qui lui plairait et en subirait les conséquences.

« Il fondra sur moi, et je serai seul contre lui ! s’écria Boffin avec douleur. J’aimerais mieux être attaqué par vous, mister Vénus ; même par vous deux que par lui tout seul. »

L’anatomiste répéta que sa ferme intention était de rentrer dans la voie de la science, et de n’attaquer ses semblables qu’après leur mort, afin de les articuler avec tout le soin qu’il pourrait y apporter.

« Mais combien de temps garderez-vous les apparences ? Si je vous priais de rester jusqu’à la fin de l’enlèvement des monticules ? reprit mister Boffin.

Vénus ne voulait pas ; ce serait trop prolonger son affreux malaise.

« Pas même si l’on vous donnait pour cela de bonnes raisons, des raisons suffisantes ? » demanda le boueur doré.

Si mister Boffin entendait par là des motifs inattaquables, cela pourrait peut-être… mais il ne croyait pas à l’existence de pareils motifs.

« Venez chez moi, dit Boffin ; voulez-vous ?

— Pour y trouver de bonnes raisons ? demanda Vénus avec un sourire incrédule.

— Peut-être que oui, dit le boueur doré ; cela dépend de votre manière de voir. Jusque-là ne sortez pas du complot. Voyons ! donnez-moi votre parole que vous ne ferez aucune démarche sans que j’en aie connaissance ; je vous réitère la mienne de ne rien faire sans vous prévenir.

— Accordé, répondit l’anatomiste après une courte réflexion.

— Merci, Vénus, merci.

— Quel jour, monsieur, pourrai-je aller vous voir ?

— Quand vous voudrez ; le plus tôt sera le meilleur ; mais il faut que je parte ; bonsoir Vénus.

— Bonsoir, monsieur.

— Bonsoir la compagnie, dit mister Boffin, en jetant les yeux autour de la boutique. Une drôle de société, que j’aimerais assez à connaître ; je reviendrai un de ces jours. Bonsoir, Vénus, bonsoir ; je vous remercie encore, merci, merci. » Il ferma la porte et reprit le chemin de son hôtel.

« Peut-être bien, se dit-il en trottinant et en dorlotant sa canne, peut-être bien que ce Vénus, qui fait là le bon apôtre, n’est pas meilleur que Wegg. Qui m’assure qu’il ne songe pas à venir réclamer sa part, quand j’aurai acheté l’autre, et à me dépouiller jusqu’aux os ? »

C’était une idée tout à fait dans l’esprit de l’école dont il étudiait les maîtres, et il continua sa route d’un air rusé et soupçonneux. Deux fois, trois fois et même plus, mettons la demi-douzaine, il enleva sa grosse canne du bras où il la berçait, et, de la pomme de ce bâton, il frappa dans le vide un coup violent. Il est possible qu’il eût alors devant les yeux la figure ligneuse de son littérateur, car il frappait avec une vive satisfaction.

Il n’avait plus à franchir que deux ou trois rues pour gagner son hôtel, lorsqu’une voiture de maître, suivant la direction contraire, passa près de lui, et revint sur ses pas. C’était un petit coupé d’une allure excentrique ; car mister Boffin le vit revenir, l’entendit s’arrêter, et le vit passer de nouveau, s’enfuir et disparaître ; toutefois pour ne pas aller bien loin, puisque le boueur doré le retrouva au coin de sa rue.

Un visage de femme était à la portière ; en passant près de cette voiture mister Boffin entendit son nom.

« Pardon, madame ? dit-il en s’arrêtant.

— Missis Lammle », reprit la voix.

Mister Boffin, s’approchant de la voiture, espéra que missis Lammle était bien portante.

« Non, cher monsieur ; pas bien du tout ; je suis très-agitée ; c’est peut-être une folie ; mais je n’en souffre pas moins. Il y a une demi-heure que je vous attends ; pourrais-je vous dire un mot, cher monsieur ? »

Le boueur doré proposa à missis Lammle de venir chez lui, d’où ils n’étaient plus qu’à deux pas.

« Merci, cher monsieur ; à moins que vous n’y teniez absolument. Ce que j’ai à vous dire est tellement délicat, qu’il me serait pénible d’en parler chez vous ; d’ailleurs, ce serait difficile. Vous devez trouver cela bien étrange ?

— Oui, pensa mister Boffin, qui répondit non.

— C’est que je suis tellement reconnaissante de l’affection de mes amis, tellement touchée de leur estime, que l’idée de trahir leur confiance m’est odieuse, alors même qu’il s’agit d’un devoir. J’ai demandé à mon mari si vraiment c’était un devoir impérieux ; et ce cher Alfred m’a répondu par un oui des plus positifs. Je regrette de ne pas lui en avoir parlé plus tôt ; je me serais épargné bien du tourment.

— Est-ce une nouvelle attaque ? pensa Noddy tout effaré.

— C’est lui qui m’envoie, cher monsieur. Ne revenez pas, m’a-t-il dit en partant, sans avoir vu mister Boffin, et lui avoir tout confié. Il en pensera ce qu’il voudra ; mais il faut qu’il le sache. Vous déplairait-il de monter dans ma voiture ?

— Pas du tout, répondit mister Boffin, qui s’installa à côté de missis Lammle.

— Marchez lentement, et roulez sans bruit, dit cette dernière au cocher.

— Ça ne peut être qu’une attaque, se dit mister Boffin ; que va-t-elle demander ? »