L’Ami commun/III/3

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 67-72).

III

TOUJOURS AUX PORTEFAIX


Effectivement c’était bien Riderhood, ou peut-être sa coquille, Riderhood mort ou vif qu’on portait au premier étage, dans la chambre de miss Potterson. Quelque souple et tortueux qu’il eût toujours été, Riderhood était alors d’une roideur suffisante ; mais ce ne fut pas sans beaucoup de peine, beaucoup de trébuchements des porteurs, de chocs de la civière tantôt à gauche tantôt à droite, et de risques d’être jeté par-dessus la rampe, qu’il arriva en haut de l’escalier.

« Qu’on aille chercher un médecin, et qu’on prévienne sa fille, » ordonne aussitôt miss Abbey.

De rapides messagers partent immédiatement ; celui qui va chercher le docteur le rencontre à moitié chemin, escorté d’un agent de police. Le corps est examiné ; il y a peu d’espoir ; mais la vie n’a pas absolument disparu, et l’on s’efforce de la rappeler. Tous les moyens sont mis en œuvre, tout le monde y prête la main, y apporte son cœur et son âme. Personne ne pense à Riderhood ; il a été pour tous un objet d’éloignement ; il ne leur a inspiré que dégoût et aversion ; mais l’étincelle qu’il renferme est séparée de lui-même d’une façon curieuse, et éveille chez eux un profond intérêt ; c’est elle qu’ils veulent sauver ; sans doute parce qu’elle est la vie, parce qu’ils vivent eux-mêmes et qu’ils devront mourir.

À cette question du docteur : Comment est-ce arrivé ? Y a-t-il eu de la faute de quelqu’un ? Tom Tootle répond que l’accident était inévitable ; que ce n’est la faute de personne, excepté de Riderhood. Il était dans son bateau, ramant à la sourdine, et se faufilant en cachette comme il faisait d’habitude (soit dit sans mal parler du mort). Tout à coup il vient se placer droit à l’avant du vapeur, qui le prend par le travers et le coupe en deux tout net. Bien entendu qu’il s’agit du bateau, puisque la coque de l’homme est présente et complète.

Le capitaine Joey, celui des habitués au gros nez sous un chapeau vernis, s’est insinué dans la chambre, grâce à l’éminent service qu’il a rendu en se chargeant de la cravate du noyé. Appartenant à l’ancienne école, le capitaine émet une idée antique et respectée, à savoir : que l’on devrait suspendre le corps la tête en bas, « semblablement, dit-il, aux moutons qu’on voit dans les boucheries. » Il ne restera plus ensuite qu’à rouler le corps sur des futailles ; ce qui est particulièrement efficace pour ramener la respiration. Mais ces fragments de science de nos ancêtres provoquent chez miss Abbey une telle fureur qu’elle saisit immédiatement le capitaine au collet, et le jette à la porte sans mot dire.

Il ne reste plus dans la chambre que Tom Tootle, Bob Glamour, William Williams et Jonathan (nom de famille inconnu, si toutefois il en a un), lesquels suffisent amplement pour assister le docteur. Miss Abbey s’étant assurée que rien ne manque à celui-ci, redescend dans le bar pour y attendre, avec miss Wren, le résultat des soins qu’on prodigue au noyé.

Si vous n’êtes pas mort pour tout de bon, mister Riderhood, il serait d’un assez grand intérêt de savoir où vous êtes actuellement. Cette masse inerte de chair humaine que nous travaillons avec tant de courage et de patience ne donne aucun signe de vous-même. Si réellement vous êtes parti, Rogue Riderhood, le fait est grave ; il ne le sera pas moins si vous revenez ici-bas. Avec l’incertitude qui pèse sur cette dernière question, avec le mystère qui enveloppe votre situation présente, il y a dans la possibilité de votre retour quelque chose de plus imposant que la mort, quelque chose qui nous fait craindre autant de vous regarder que de détourner les yeux, nous qui sommes auprès de vous, et qui fait que les gens d’en bas tressaillent au moindre craquement du parquet.

« Cette paupière ne tremble-t-elle pas ? se demande le docteur en retenant son haleine. — Non. — Cette narine a tressailli ? — Non.

— Quand j’arrête la respiration artificielle, ma main appliquée sur la poitrine y sent-elle l’ombre d’un frémissement ? — Non. »

Le temps s’écoule ; mêmes questions, mêmes réponses négatives. Essayons cependant, essayons encore. « Un signe de vie ! un signe indubitable ! mais voyez donc ! »

L’étincelle peut couver sous la cendre et s’éteindre ; mais elle peut briller, et la flamme renaître. Les quatre aides du docteur, ces hommes rudes, voient cela et pleurent d’émotion. Ni en ce monde ni en l’autre Riderhood n’aurait pu les émouvoir, mais une âme qui lutte entre ces deux mondes les fait aisément pleurer.

Il combat pour revenir ; on le croyait ici ; et le revoilà bien loin. La lutte recommence ; elle est plus vive ; et cependant, comme nous tous, quand nous sommes évanouis, comme nous tous, chaque matin, quand nous nous éveillons, c’est malgré lui qu’il revient au sentiment de l’existence : il aimerait mieux dormir.

Bob Gliddery arrive avec miss Riderhood, qui n’était pas chez elle, et qu’il a eu beaucoup de peine à trouver. Plaisante a son châle sur la tête ; la première chose qu’elle fait, tout en pleurant et en saluant miss Potterson, est de relever ses cheveux qui sont tombés lorsqu’elle a ôté son châle. « Je vous remercie, miss Abbey, d’avoir recueilli mon père.

— Je dois l’avouer, ma fille, je ne savais pas qui c’était ; mais je l’aurais su que j’espère bien que c’eût été la même chose. »

La pauvre Plaisante, fortifiée d’une goutte d’eau-de-vie, est conduite au premier étage. S’il lui fallait prononcer l’oraison funèbre de son père, elle aurait peu de gratitude à exprimer, peu de tendres souvenirs à rappeler ; mais elle a pour Riderhood bien plus d’affection qu’il n’en a jamais eu pour elle, et c’est en joignant les mains, et en pleurant amèrement qu’elle interroge le docteur. « N’y a-t-il plus d’espoir, monsieur ? mon pauvre père est-il mort ?

— Ma chère fille, répond le docteur sans détourner la tête, et en restant agenouillé près du lit, si vous ne pouvez pas prendre sur vous d’être calme, je ne permettrai pas que vous restiez là. »

Plaisante s’essuie donc les yeux avec sa chevelure, qui de nouveau a besoin d’être relevée, et regarde avec un intérêt mêlé d’effroi tout ce qu’on fait pour son père. En sa qualité de femme, son aptitude à soigner les malades lui permet bientôt de se rendre utile. Elle devine ce qu’il faut au docteur, le lui présente avant qu’il l’ait demandé, et finit par lui inspirer assez de confiance pour qu’il la charge de soutenir la tête de Riderhood.

Voir son père être un objet de sympathie pour les autres, voir tout le monde disposé à tolérer sa présence, disposé même à le supplier de rester ici-bas, est tellement nouveau pour Plaisante, qu’elle en éprouve une sensation inconnue. Si cela pouvait durer, quel changement d’existence ! L’idée confuse d’une position respectable lui traverse l’esprit. Elle se dit que peut-être ce qu’il y avait à reprocher à son père s’est noyé tout à l’heure, et que s’il venait à rentrer dans cette enveloppe qu’il a quittée un instant, il ne serait plus du tout le même. Sous l’influence de cette pensée, elle baise ces lèvres insensibles, et croit que les mains inertes qu’elle presse entre les siennes deviendront caressantes si elle parvient à les réchauffer.

Pure illusion de la part de Plaisante ; mais ils le soignent si bien ! leur anxiété est si vive, leur intérêt si profond ! Leur joie devient si grande à mesure que les signes de vie sont plus nombreux et plus forts, que la pauvre fille n’y résiste pas. Le voilà qui respire ; il a fait un mouvement ; il est revenu de ce voyage inexplicable, où il s’est arrêté sur la route mystérieuse.

Au moment où le fait est déclaré, Tom Tootle, qui est à côté du docteur, lui prend la main et la lui serre avec effusion ; les autres font de même, et se donnent entre eux des poignées de main chaleureuses. Bob Glamour et William se mouchent : Jonathan éprouve le même besoin, mais n’ayant pas de mouchoir, il renonce à cette manière d’épancher son émotion. Plaisante verse de douces larmes : son illusion est au comble.

L’intelligence reparaît dans les yeux de Riderhood. Pourquoi est-il dans cette chambre ? Il s’en étonne et voudrait le demander. Dites-le-lui, Plaisante.

« Père, on a coulé votre bateau, et vous êtes chez miss Abbey. » Il regarde autour de lui, ferme les yeux, et s’endort sur le bras de sa fille.

L’illusion commence à pâlir. Ce qu’il y avait de mauvais et d’ignoble est remonté du fond de l’abîme, et reparaît à la surface. À mesure qu’il se réchauffe, ceux qui l’entourent se refroidissent. Ses traits se détendent ; le cœur des autres s’endurcit.

« Le voilà sauvé, dit le docteur en se lavant les mains, et en le regardant avec une défaveur croissante.

— Un honnête homme n’aurait pas eu cette chance-là, remarque Tom Tootle en secouant la tête d’un air sombre.

— Il est à souhaiter qu’il fasse bon emploi de la vie qu’il retrouve, dit Bob Glamour.

— Meilleur qu’autrefois, ajoute William.

— Je n’y compte pas, dit Jonathan. »

Ils parlent à voix basse par égard pour sa fille ; mais elle les voit réunis à l’autre bout de la chambre, et sent bien que déjà ils s’éloignent de son père. Dire qu’ils sont fâchés de son retour à la vie, ce serait aller trop loin, après ce qu’ils ont fait pour le sauver ; mais ils regrettent évidemment que leurs efforts n’aient pas eu un meilleur objet. Miss Potterson, à qui la nouvelle a été transmise, reparaît sur la scène ; elle se tient à l’écart, parle bas au docteur, et jette vers le lit des regards peu sympathiques.

Aussi longtemps qu’elle est restée absente, l’étincelle de vie a excité un profond intérêt ; maintenant qu’elle est rentrée chez Riderhood, le sentiment général paraît être un regret sincère de ne pas la voir se développer chez tout autre individu, n’importe lequel.

« Allons ! dit miss Abbey d’une voix encourageante, vous n’en avez pas moins fait votre devoir, comme de braves gens que vous êtes ; descendez dans la salle et vous allez prendre quelque chose aux frais des Portefaix. »

Ils s’en vont tous les quatre, ainsi que le docteur et miss Potterson, laissant la fille garder son père. Bob Gliddery profite de leur absence pour se présenter à miss Riderhood. « Il a le teint tout barbouillé, n’est-ce pas ? » dit-il après avoir regardé le malade.

Plaisante fait un léger signe de tête.

« Ce sera encore pis lorsqu’il s’éveillera, » continue Bob.

Plaisante espère que non.

« C’est que, voyez-vous, cela lui fera un drôle d’effet de se trouver là, à cause que miss Abbey l’a chassé de la maison, et lui a défendu d’y revenir ; mais la destinée a ordonné le contraire ; voilà qui est drôle, n’est-ce pas ?

— Il n’y aurait pas remis les pieds volontairement, dit Plaisante en s’efforçant de prendre un air digne.

— Non, répond Bob ; on ne l’aurait pas permis, quand il l’aurait voulu. »

Plus d’illusion possible. Le père qu’elle avait cru changé n’est pas revenu meilleur, et il est évident que chacun l’évite aujourd’hui comme autrefois. « Je l’emmènerai aussitôt que je le pourrai, se dit Plaisante en soupirant ; il sera mieux chez nous. »

Tout le monde est revenu, le docteur ainsi que les autres. Ils attendent que le sauvé ait assez de connaissance pour voir qu’ils seront enchantés de se débarrasser de lui. Son costume actuel étant composé de couvertures, on lui a préparé des vêtements pour remplacer les siens, qui sont imprégnés d’eau. Il s’agite de plus en plus sous l’influence d’un malaise visible, comme si l’impression générale se faisait jour à travers son sommeil, et lui exprimait la répulsion qu’il inspire. Il ouvre enfin les yeux, et, soutenu par sa fille, il s’assied dans son lit.

« Eh bien ! Riderhood, comment vous trouvez-vous ? lui demande le docteur.

— Pas trop fier, répond-il en grognant, car il n’a jamais été plus maussade.

— Je n’ai pas l’intention de vous sermonner ; reprend le docteur en hochant la tête d’un air grave ; j’espère seulement que le danger que vous venez de courir produira sur vous un bon effet. »

Riderhood, très-mécontent de ces paroles, grommelle une réponse inintelligible ; mais sa fille, si on lui en demandait le sens, pourrait la traduire ainsi : « Je n’ai pas besoin de vos jaseries de perroquet. » Il demande sa chemise ; et, toujours aidé par Plaisante, il se la passe par-dessus la tête comme s’il venait de se battre.

« Est-ce que c’était pas un vapeur ? demande-t-il en s’arrêtant au milieu de l’opération.

— Oui, père.

— C’est bon ; j’l’attaquerai en justice ; faudra qu’i’ paye. »

Tout en disant cela d’un air sombre, il boutonne sa chemise, et regarde ses bras deux ou trois fois comme pour voir les coups qu’il a reçus dans la lutte. On lui donne les habits qui ont été préparés, il y entre lentement, promène autour de lui ses yeux louches, et les arrête avec une malveillance particulière sur le docteur dont le conseil l’a aigri. Il croit saigner du nez, car à plusieurs reprises il s’essuie les narines d’un revers de main, et regarde quel en est le résultat. Ce geste, qu’il accomplit à la façon des pugilistes, augmente singulièrement la ressemblance que la lutte qu’il vient de soutenir a présentée avec une partie de boxe.

« Ousqu’est ma casquette ? demande-t-il d’une voix bourrue quand il a fini de s’habiller.

— Dans la rivière, répond quelqu’un.

— Gn’y avait donc pas là un honnête homme pour m’la rapporter ? On l’a ramassée, allez ; vous pouvez en êt’ sûrs ? une fameuse race, que vous tous ! »

Prenant alors avec une brusquerie toute spéciale la casquette d’emprunt que lui tend sa fille, il se l’enfonce jusqu’aux oreilles, se lève avec efforts, chancelle sur ses jambes, retombe de tout son poids sur Plaisante, et lui dit avec colère : « Est-ce que tu n’peux pas te tenir, quoi ? N’vas-tu pas tomber, à présent ! » Et, chancelant toujours, il quitte la scène où il s’est colleté avec la mort.