L’Ami commun/III/5

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 84-94).


V

LE BOUEUR DORÉ TOMBE EN MAUVAISE COMPAGNIE


La pénétration de Bella se trouvait-elle en défaut, ou vraiment le boueur doré, passant dans le creuset, ne produisait-il que des scories ? Les mauvaises nouvelles marchent vite ; nous ne tarderons pas à le savoir.

Il existait, sur l’un des côtés de la somptueuse demeure, une pièce qui portait le nom de chambre de mister Boffin. Beaucoup moins grande que toutes les autres, elle était infiniment plus agréable, en raison d’un certain air de chez-soi que le despotisme du tapissier avait banni du reste de l’hôtel. Bien que d’une situation modeste, car elle donnait sur la petite rue dont Silas occupait jadis le coin, n’ayant aucune prétention au velours, au satin et aux dorures, cette pièce commode et simple avait acquis dans la maison une position analogue à celle d’une ample robe de chambre, ou d’une large paire de pantoufles, et quand la famille voulait se donner une bonne soirée, c’était là que, de fondation, elle allait goûter ce plaisir.

Le soir même de l’anniversaire, ayant appris, en rentrant, qu’on était dans cette chambre, Bella s’y rendit presque aussitôt. Elle y trouva Rokesmith, appelé sans doute comme secrétaire, car il avait des papiers à la main et se tenait debout près d’une table, devant laquelle mister Boffin était allongé dans un fauteuil.

« Vous êtes occupés ? dit Bella en ouvrant la porte.

— Du tout, ma chère, entrez, entrez ; vous êtes des nôtres. La vieille lady est là au coin du feu, comme d’habitude.

Mistress Boffin ayant ajouté à ces paroles un sourire et un signe de bon accueil, Bella, son livre à la main, vint s’asseoir auprès de l’excellente femme.

« Voyons ! dit le boueur doré en frappant sur la table un coup tellement sec que Bella en tressaillit, voyons, Rokesmith, où en étions-nous ?

— Vous disiez, monsieur, répondit le secrétaire avec une certaine répugnance, et en lançant un regard vers la cheminée, vous disiez que le moment était venu de fixer mes appointements.

— Dites vos gages, s’écria Boffin avec aigreur. Que diable ! quand j’étais en place, je n’ai jamais dit mes appointements.

— Mes gages, reprit Rokesmith.

— Vous n’avez pas d’orgueil, j’espère, dit mister Boffin en le regardant de côté.

— J’espère que non, monsieur.

— C’est que, voyez-vous, quand j’étais pauvre, je n’étais pas orgueilleux, moi ; la pauvreté et l’orgueil ça va mal ensemble ; ne l’oubliez pas ; c’est clair comme le jour : un homme pauvre, de quoi peut-il être fier ? C’est une stupidité. »

Rokesmith, un peu surpris, inclina légèrement la tête et parut approuver cette opinion en répétant des lèvres le mot stupidité.

« Pour en revenir à vos gages, reprit le boueur, … asseyez-vous. » Le secrétaire prit une chaise. « Pourquoi attendre que je vous le dise, demanda Boffin d’un air soupçonneux ; est-ce par orgueil ? Pour ce qui est de vos gages, puisque nous y voilà, je dis deux cents livres ; trouvez-vous que c’est assez ?

— L’offre est belle, monsieur, je vous remercie.

— Elle est suffisante, voilà tout, dit le boueur ; je ne veux pas donner plus qu’il ne faut ; un homme comme moi, c’est-à-dire qui a de la fortune, est tenu de considérer les prix courants. En premier, je n’y faisais pas attention ; mais depuis lors j’ai fréquenté les gens riches, et maintenant je connais les devoirs que la fortune impose. Ce n’est pas une raison, parce que j’en ai le moyen, pour faire hausser les prix. Un mouton vaut tant sur le marché ; je dois l’acheter au cours, pas davantage. Un secrétaire vaut tant par an ; je dois payer la somme et pas une livre de plus. Cependant je n’y regarderai pas avec vous, et s’il faut un peu allonger la courroie…

— Vous êtes bien bon, monsieur, dit le secrétaire avec effort.

— Nous porterons donc le chiffre à deux cents livres ; mettez deux cents livres par an. Maintenant, il faut savoir ce que j’aurai pour mes deux cents livres. Quand j’achète un mouton, j’ai l’animal entier ; quand j’achète un secrétaire, je dois l’avoir entier aussi.

— C’est-à-dire, monsieur, que vous achetez tout mon temps.

— Sans doute ; ce n’est pas que je veuille vous occuper du matin au soir ; vous pourrez prendre un livre, une minute ou deux, quand vous n’aurez rien à faire ; bien qu’on ait toujours de la besogne lorsqu’on veut en trouver ; mais j’entends vous avoir là ; il est convenable que vous soyez à mes ordres à toute heure du jour. Ainsi donc, depuis le déjeuner jusqu’au souper vous ne quitterez pas la maison. » Le secrétaire s’inclina. « Autrefois, continua l’ancien boueur, quand j’étais en place, je ne sortais pas à ma volonté, et il ne faut pas vous attendre à flâner suivant votre fantaisie. Vous avez pris cette habitude-là depuis quelque temps ; c’est peut-être parce que la chose n’avait pas été spécifiée ; mais à présent je vous le dis, et que cela ne se renouvelle pas. Quand vous voudrez sortir, vous demanderez la permission. »

Rokesmith fit un nouveau signe d’assentiment. Il avait l’air de s’imposer une vive contrainte ; son visage exprimait à la fois la surprise et l’humiliation.

« J’aurai une sonnette qui ira de cette chambre à la vôtre, reprit mister Boffin, et je sonnerai quand j’aurai besoin de vous. Pour le moment, rien autre chose à vous dire, du moins je ne le pense pas. »

Rokesmith se leva, réunit ses papiers, et sortit de la chambre. Les yeux de miss Wilfer, qui l’avaient suivi jusqu’à la porte, allèrent se poser sur mister Boffin, toujours allongé dans son fauteuil, et revinrent se fixer sur le livre qu’ils venaient de quitter. Mister Boffin se leva l’instant d’après. « J’ai laissé ce garçon-là, un de mes gens, prendre des airs au-dessus de sa position, dit-il en trottinant dans la chambre. Ça ne convient pas ; faut lui rabattre le caquet. Un homme riche a des devoirs envers ses pareils, et doit serrer la bride à ses inférieurs. »

Bella sentit que missis Boffin éprouvait un vif malaise, et cherchait à lire sur son visage l’impression qu’elle ressentait de ces paroles. Elle attacha donc sur son livre un regard plus attentif, et tourna la page en feignant d’être absorbée par sa lecture.

« Noddy ? commença missis Boffin.

— Quoi ? ma chère, demanda le vieux boueur en suspendant sa promenade.

— Pardonne-moi cette observation ; mais n’as-tu pas été ce soir un peu sévère pour mister Rokesmith ; un peu trop… pas tout à fait, Noddy, comme tu étais autrefois ?

— Je l’espère bien, la vieille, répondit Boffin d’un air enjoué, sinon glorieux.

— Tu l’espères, Noddy ?

— Oui, ma vieille ; ce que nous étions autrefois ne conviendrait plus maintenant. Est-ce que tu es encore à t’en apercevoir ? Nos anciennes manières ne serviraient qu’à nous faire voler, tromper de toutes les façons. Autrefois nous étions pauvres, aujourd’hui nous sommes riches ; c’est une fameuse différence.

— Ah ! dit l’excellente femme, dont l’aiguille s’arrêta de nouveau, et qui soupira tout bas en regardant le feu ; oui, une bien grande différence !

— C’est pour cela que nous ne devons plus être les mêmes, continua Noddy. Il faut se conformer à sa position ; il le faut ; il n’y a pas à dire. Nous devons maintenant veiller à notre avoir, le défendre contre tous ; car c’est à qui étendra la main pour la fourrer dans notre poche ; et il ne faut pas oublier que l’argent produit l’argent, ainsi que toute autre chose.

— À propos de souvenir, dit l’excellente femme, qui avait posé son ouvrage, et qui, le menton dans sa main, regardait le feu d’un air rêveur, te rappelles-tu, mon bon Nod, avoir dit à mister Rokesmith la première fois qu’il est venu au Bower, — tu sais bien, quand il s’est arrangé avec nous, — de lui avoir dit que s’il avait plu au ciel de renvoyer John Harmon sain et sauf pour recueillir son héritage, nous nous serions bien contentés de notre monticule, et que tu n’avais pas besoin du reste.

— Oui, ma vieille, je m’en souviens ; mais dans ce temps-là, nous ne savions pas ce que c’était que d’avoir le reste. Nos souliers neufs étaient arrivés, mais nous ne les avions pas encore mis ; à présent que nous les portons, il faut marcher en conséquence. »

Missis Boffin reprit son ouvrage, et travailla sans rien dire.

« Quant à ce secrétaire, continua le boueur doré en baissant la voix, et en jetant les yeux vers la porte comme s’il avait craint qu’il n’y eût là quelque valet aux écoutes, il en est de lui comme des domestiques : il faut les aplatir, ou qu’ils vous aplatissent. Après toutes les histoires qu’on leur a débitées, un tas de mensonges sur ce que vous étiez dans le temps, si vous n’êtes pas fier avec eux, ils se croient autant que vous. Il n’y a pas de milieu ; il faut se tenir roide comme un piquet, ou se voir foulé aux pieds ; crois ce que je te dis, ma vieille. »

Miss Wilfer le regarda à la dérobée sous ses longs cils, et vit cette figure, autrefois si ouverte, assombrie par la cupidité et la suffisance.

« Dans tous les cas, dit-il, la conversation n’est pas gaie pour Bella ; n’est-ce pas, ma fille ? »

Une Bella dissimulée, qui leva les yeux et regarda mister Boffin d’un air étonné, comme si elle n’avait rien entendu de ce qui s’était dit.

« Vous avez mieux fait d’être à votre lecture que de nous écouter, reprit le vieux boueur ; d’autant plus, ma chère, que vous n’avez pas besoin qu’on vous apprenne à vous faire valoir.

— J’espère, monsieur, que vous ne me croyez pas vaine, dit-elle en rougissant.

— Pas un brin, ma fille ; je dis seulement, qu’à votre âge, ça vous fait grand honneur, de vous être si bien mise au pas du monde, et de savoir ce que vous devez y chercher. Vous avez raison ; cherchez de l’argent, ma belle ; l’argent avant tout ; n’ayez pas peur ; avec votre figure, et ce que nous aurons le plaisir de vous donner, la vieille lady et moi, vous en trouverez, mignonne ; et vous serez riche. C’est comme ça qu’il faut être, et jusqu’à la fin de ses jours, dit Boffin avec onction ; être r-ri-iche ! »

Après avoir regardé son mari, missis Boffin se tourna vers leur fille adoptive, et lui dit d’une voix profondément triste : « Ne l’écoutez pas, mon enfant.

— Qu’elle ne m’écoute pas ! s’écria Boffin.

— Non, reprit l’excellente femme d’un air désolé, je ne dis pas cela comme tu l’entends. Mais voyez-vous, Bella, il ne faut pas croire qu’il soit autre chose que bon et généreux. Je ne peux pas dire autrement, Noddy ; tu es toujours le meilleur des hommes. » Elle insista sur cette déclaration, comme s’il avait essayé de la contredire, ce à quoi il était loin de penser. « Quant à vous, mon enfant, poursuivit-elle d’un air malheureux, il vous est si attaché, quoi qu’il en dise, que votre père lui-même ne vous porte pas plus d’intérêt, et ne peut guère vous aimer davantage.

— Quoi qu’il en dise ! s’écria le boueur doré, quoi qu’il en dise ! mais c’est justement ce que je dis. Embrassez-moi, chère enfant ; souhaitez-nous le bonsoir, et laissez-moi vous confirmer ce qu’a dit la vieille. Je vous suis très-attaché, ma belle, très-attaché ; et comme nous sommes du même avis sous le rapport de la richesse, nous ferons en sorte que vous soyez riche. Votre beauté, dont vous pourriez être vaine, ma chère, bien que vous ne le soyez pas, votre beauté vaut de l’argent, elle vous en fera trouver ; celui que nous vous donnerons en vaudra aussi et vous en procurera. Vous avez une mine d’or à vos pieds, mignonne ; et là-dessus bien le bonsoir. »

D’une façon ou d’une autre, Bella ne fut pas aussi enchantée de ces paroles affectueuses ni de cette brillante perspective qu’elle aurait pu l’être. Elle se jeta au cou de la vieille lady, lui souhaita le bonsoir ; et la figure toujours inquiète de l’excellente femme, le désir que cette dernière avait de justifier son mari lui firent éprouver un certain malaise, comme une espèce de remords. « Quel besoin a-t-elle de l’excuser ? pensa Bella quand elle fut dans sa chambre : ce qu’il a dit est très-raisonnable ; je me le répète souvent. Alors cela devrait me convenir ; eh bien ! non ; cela me déplaît ; il a beau être généreux pour moi, il a perdu dans mon estime. Voyons, dit-elle, en s’adressant à elle-même, c’est-à-dire à l’image que reflétait son miroir, qu’est-ce que cela signifie, petite inconséquente ? »

Le miroir, ainsi interpellé, gardant un silence ministériel, Bella se mit au lit avec un malaise plus grand que celui qui résulte du besoin de dormir ; et la première chose qu’elle fit le lendemain, en sortant de sa chambre, fut d’aller voir si le nuage qui se trouvait la veille sur la figure du vieux boueur y était encore.

Il lui arrivait souvent d’accompagner mister Boffin dans ses flâneries du matin ; et à dater de ce jour il la fit participer à de singulières recherches. Ayant travaillé toute sa vie dans le triste enclos d’Harmony-Jail, le boueur doré éprouvait une joie d’enfant à regarder les boutiques ; c’était l’un des premiers plaisirs qu’il avait dus à la liberté ; et sa femme, pour qui le spectacle n’était pas moins nouveau, y trouvait le même bonheur. Jusqu’à la mort du père Harmon, leurs seules promenades avaient eu lieu le dimanche, où les boutiques sont fermées, et quand tous les jours de la semaine devinrent des jours de fête, la splendeur des étalages et leur diversité, furent pour eux une source de jouissances qui leur parut inépuisable. Constamment à l’avant-scène de ce merveilleux théâtre, mister et mistress Boffin avaient jusqu’alors admiré tout ce qu’ils voyaient, et prodigué leurs éloges à tout ce qui frappait leurs regards. Mais à l’époque où nous sommes arrivés, l’intérêt du bon Noddy se retira peu à peu des brillants magasins pour se concentrer sur les boutiques de libraires ; et qui plus est, le vieux boueur n’y chercha qu’une sorte de livres d’un genre exceptionnel. « Ici, ma chère, disait-il en arrêtant Bella devant l’étalage d’un bouquiniste ; vous lisez à première vue, et vos yeux sont aussi clairvoyants qu’ils sont beaux ; n’y aurait-il pas là quelque histoire d’avare ? regardez bien, ma chère. »

Si Bella découvrait l’objet demandé, mister Boffin entrait immédiatement, achetait le volume ; puis il cherchait une nouvelle librairie, et faisait la même recommandation : « Regardez bien, ma chère, regardez partout ; ne voyez-vous pas quelque vieux livre où il serait question de gens bizarres, et qui auraient pu amasser ? »

Bella examinait les vitres ; l’ancien boueur examinait Bella. Désignait-elle un volume quelconque, intitulé : Galerie de personnages excentriques, caractères singuliers, Recueil d’anecdotes, Individus remarquables, et autres écrits de même nature, mister Boffin, tout rayonnant, se précipitait dans la boutique et faisait son emplette. Format, qualité, prix de l’ouvrage n’étaient comptés pour rien ; il suffisait qu’on pût découvrir un trait d’avarice pour que le tout fût pris et emporté sur-le-champ. Ayant su par hasard qu’une portion de l’Annual Register était consacrée à des détails biographiques, mister Buffin acheta toute la série de cette ingénieuse compilation, et en commença immédiatement le transport. Il en confia un volume à Bella, en prit trois autres, et se promit de revenir le lendemain. Cette besogne demanda environ quinze jours. Lorsqu’elle fut terminée, mister Boffin, dont l’appétit pour ce genre de littérature s’aiguisait au lieu de se rassasier, se mit à faire de nouvelles recherches. Bella n’avait plus besoin d’avertissement ; elle savait que le but de leurs promenades était de se procurer quelque histoire d’avare, et qu’elle devait tâcher d’en découvrir. Les livres de ce genre n’étant pas très-nombreux, la proportion des trouvailles aux insuccès pouvait être d’un pour cent ; mais rien ne décourageait mister Boffin, et il cherchait toujours avec la même ardeur.

Une chose curieuse, et qui étonnait Bella, c’était, qu’une fois achetés, ces livres disparaissaient de l’hôtel ; non-seulement elle ne les revoyait pas, mais il n’en était plus question. Mister Boffin n’en disait rien, ne faisait pas même allusion à leur contenu ; il semblait vouloir thésauriser ses avares, et les cachait avec autant de soin que lesdits personnages en avaient pris autrefois pour cacher leurs trésors. Mais un fait évident, et que Bella observait malgré elle, c’était que depuis l’époque où il montrait pour ces odieux volumes une passion égale à celle de don Quichotte pour les livres de chevalerie, le boueur doré serrait de plus en plus les cordons de sa bourse. Enfin, quand il sortait de chez un bouquiniste avec une nouvelle biographie de ces lunatiques, le rire sec et sournois qu’il faisait entendre, en reprenant le bras de sa compagne, inspirait à celle-ci un éloignement dont elle n’était pas maîtresse.

Missis Boffin paraissait ignorer ce nouveau goût littéraire. Ainsi que nous venons de le dire, son mari n’en parlait que dans ses promenades du matin ; et Bella, qui, d’une part, sentait que mister Boffin comptait sur son silence, de l’autre se rappelait l’air malheureux de l’excellente femme, le soir de la scène avec le secrétaire, gardait la même réserve.

Pendant que l’ancien boueur se livrait à cette manie, missis Lammle découvrait de son côté que Bella avait sur elle une influence fascinatrice. Présentés aux Boffin dès le commencement par ces chers Vénéering, mister et mistress Lammle étaient reçus chez le boueur doré dans toutes les grandes circonstances ; mais Sophronia ne s’était pas encore doutée de ce charme tout-puissant ; la révélation lui en était venue tout à coup. Une chose extraordinaire ! disait-elle à missis Boffin ; la grâce et la beauté produisaient sur elle un effet irrésistible ; et cependant ce n’était pas là ce qui l’avait séduite ; c’était quelque chose de plus. Il n’y avait pas d’expression pour dire à quel point elle était captivée par cette ravissante jeune fille.

Missis Boffin, qui non-seulement était fière de Bella, mais aurait fait tout au monde pour lui être agréable, lui répéta ces paroles ; et la séduisante jeune fille trouva naturellement que missis Lammle était une femme de goût et de sens. Elle répondit aux sentiments de cette personne distinguée par un accueil des plus gracieux, et la mit à même de montrer assez souvent les charmes de son esprit pour que la séduction devînt réciproque. L’influence, il est vrai, parut toujours moins vive chez miss Wilfer que chez l’ardente Sophronia ; mais la liaison était cependant assez étroite pour que la voiture qui promenait Bella renfermât plus souvent missis Lammle que missis Boffin, à laquelle elle appartenait. Ne croyez pas que celle-ci en fût jalouse. « C’est naturel, disait l’excellente femme ; missis Lammle se rapproche plus de son âge ; elle est plus jeune que moi ; et, Seigneur ! elle est surtout plus fashionable. »

Mais entre miss Wilfer et Georgiana Podsnap il y avait cette différence, parmi tant d’autres, que Bella ne courait pas le risque d’être captivée par Alfred. Elle faisait plus que de ne pas l’aimer, elle s’en défiait ; sa pénétration était si grande, son tact si fin, qu’elle se défiait aussi de la femme. Seulement, étourdie par la vanité, elle avait refoulé cette défiance dans un coin de son esprit, et ne lui permettait pas d’en sortir.

Missis Lammle s’intéressait de la manière la plus affectueuse à ce que Bella fît un beau mariage. Il fallait, disait-elle avec une grâce badine, que sa charmante Bella vît les gens riches qu’Alfred avait sous la main, une foule de partis brillants qui tomberaient comme un seul homme aux pieds de la ravissante jeune fille, et y resteraient enchaînés. L’occasion s’étant produite, Sophronia présenta donc les plus passables de ces gentlemen fiévreux et débraillés, qui, toujours flânant du côté de la Cité, vont et viennent à propos de questions de Bourse : et grec, espagnol, hindou et mexicain ; et pair et prime, escompte, trois quarts et sept huitièmes. Gens aimables, qui adressèrent leurs hommages à Bella en des termes qui auraient fait croire qu’elle était composée d’une jolie fille, d’un cheval de race, d’une voiture solidement construite et d’une pipe remarquable ; mais sans le moindre succès, bien que Fledgeby lui-même eût été mis dans la balance.

« Chère Bella, dit mistress Lammle, un jour qu’elles étaient dans le petit coupé, je crains bien qu’il ne soit très-difficile de vous plaire.

— Je ne le demande pas, répondit Bella en tournant les yeux avec langueur.

— Il est certain, reprit Sophronia en hochant la tête, et avec son meilleur sourire, qu’il serait malaisé de trouver un homme digne de votre attention.

— Il ne s’agit pas de l’homme, dit froidement Bella, il s’agit de s’établir.

— Mon amour, répliqua missis Lammle, votre sagesse m’étonne ; où avez-vous si bien étudié la vie ? Assurément, dans une position comme la vôtre, ce qu’il faut demander c’est un établissement sortable. Vous ne pouvez pas descendre, passer d’un magnifique hôtel dans une maison d’un ordre inférieur. Quand même votre beauté ne l’exigerait pas, il est probable que mister Boffin, qui vous aime, fera…

— C’est déjà fait, interrompit Bella.

— Vraiment ! »

Un peu vexée d’avoir parlé si vite, et d’autre part vexée de sa vexation, Bella résolut de ne pas reculer. « C’est-à-dire, poursuivit-elle, qu’ils ont le projet de me doter, comme étant leur fille adoptive ; mais n’en parlez pas.

— En parler ! s’écria missis Lammle, qui se révoltait à l’idée de cette chose impossible. En parler ! ah ! cher ange !

— Missis Lammle, dit Bella.

— Dites Sophronia, mon amour, ou il faudra que je dise miss Wilfer.

— Eh ! bien donc, Sophronia, reprit le cher ange, après avoir poussé une brève exclamation, je vous dirai que je n’ai pas de cœur, dans le sens qu’on y attache ; et j’ajouterai que c’est une sottise d’en avoir.

— Brave fille ! murmura missis Lammle.

— Il en résulte, poursuivit Bella, que je ne cherche pas un homme qui me plaise, si ce n’est sous le rapport que vous savez. Je demande une position, le reste m’est indifférent.

— Mais vous ne pouvez pas, répondit Sophronia en la regardant avec malice, et en lui jetant un doux sourire, vous ne pouvez pas vous empêcher de séduire les autres, d’être admirée, de faire qu’un mari ne soit fier de vous. Que cela vous plaise ou non, vous n’êtes pas libre à cet égard. Vous êtes séduisante en dépit de vous-même, chère belle ; on peut donc se demander s’il ne vaudrait pas mieux, qu’à votre tour, vous fussiez charmée, en supposant que ce fût possible. »

Or, il advint que cette flatterie grossière amena la chère belle à prouver qu’en effet elle avait plu en dépit d’elle-même. Elle sentait bien qu’elle avait tort, qu’un certain mal pouvait en résulter ; mais elle n’y voyait pas d’inconvénient grave, et poursuivit sa confidence.

« Ne me parlez pas, dit-elle, de plaire malgré soi.

— Aurais-je déjà raison ? s’écria missis Lammle.

— Peu importe, Sophronia ; parlons d’autre chose ; ne m’interrogez pas. » Cela signifiait nettement : questionnez-moi, je brûle de répondre, et Sophronia fit ce qui lui était demandé.

« Voyons, chère, dites-moi quel est le chardon qui a eu l’impertinence de s’accrocher au bord de cette adorable jupe.

— Impertinence est bien le mot, dit Bella. Un chardon peu flatteur ; mais ne me questionnez pas.

— Laissez-moi deviner.

— Vous ne pourriez jamais ; que dites-vous de notre secrétaire ?

— Vraiment ! cet ermite qui va et vient par l’escalier de service, et qu’on ne voit nulle part ?

— J’ignore ce qu’il fait, répondit Bella d’un air méprisant ; mais pour l’escalier de service, je sais qu’il n’y passe jamais. Quant à ne le voir nulle part, je voudrais bien qu’il en fût ainsi ; malheureusement il est très-visible. Oui ; j’ai plu à ce secrétaire, et il a eu la présomption de me le dire.

— Pas possible, cher amour !

— Vous le croyez, Sophronia ? mais j’en ai la certitude.

— Il faut que cet homme soit fou, dit missis Lammle d’un air résigné.

— Non, répondit Bella en secouant la tête ; il paraissait avoir toute sa raison ; il a même beaucoup parlé pour se défendre. Je lui ai dit ce que j’en pensais, et l’ai congédié ; mais c’est très-désagréable ; un ennui réel. Heureusement qu’on l’ignore ; c’est un secret, Sophronia ; et je compte sur votre silence, n’en parlez pas.

— En parler ! répéta mistress Lammle avec émotion, en parler ! »

Cette fois, il lui parut indispensable, tant elle était sincère, de s’incliner vers le bel ange, et de lui donner un baiser, à ce cher amour ! Baiser de Judas, car elle se disait : d’après ce que tu découvres de toi-même, fille sans âme, poussée dans le monde par l’aveugle affection d’un balayeur des rues, je serai pour toi sans pitié. Si mon mari, qui m’envoie, tend quelque piége où il espère te prendre, ce n’est pas moi qui m’y opposerai.

De son côté, Bella se disait au même instant : D’où vient que je suis toujours en guerre avec moi-même ? Pourquoi ai-je dit, comme si j’y avais été forcée, une chose que je savais qu’il fallait taire ? Pourquoi me faire l’amie de cette femme, en dépit de tout ce que j’éprouve contre elle ? Comme toujours elle n’obtint pas de réponse de son miroir, lorsque, rentrée dans sa chambre, elle lui posa ces questions qu’elle n’avait pas su résoudre. Peut-être si elle eût consulté un oracle meilleur, le résultat aurait-il été plus satisfaisant ; mais elle n’en fit rien ; et les choses suivirent la voie qui leur était ouverte.

Il y avait à l’égard de mister Boffin, et de l’étude qu’elle faisait de son caractère, un point qui excitait vivement la curiosité de Bella. Elle aurait voulu savoir si Rokesmith examinait aussi le boueur doré, et suivait, comme elle, le changement qui s’opérait en lui. Ses rapports avec le secrétaire ne lui permettaient pas de s’en assurer ; ils se bornaient maintenant à quelques phrases banales, dont l’échange n’avait lieu que pour sauver les apparences ; et lorsqu’il arrivait qu’on les laissait ensemble, le jeune homme se retirait immédiatement. Elle le regardait avec attention chaque fois qu’elle le pouvait sans qu’il s’en aperçût ; mais il avait sur lui-même un empire incroyable, et quelle que fût la parole que lui adressât mister Boffin, ou le mauvais jour sous lequel se montrât le vieux boueur, le visage du secrétaire demeurait impassible. Un léger froncement de sourcil, n’exprimant qu’une attention pour ainsi dire automatique ; un serrement des lèvres qui pouvait n’être qu’une mise en garde contre l’envie de sourire, voilà ce que du matin au soir, de jour en jour, de semaine en semaine, Bella vit sur la figure de Rokesmith, dont rien ne semblait pouvoir altérer le calme.

Le pire de cette affaire était de conduire insensiblement,