L’Ami commun/III/7

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 112-122).


VII

FORTE POSITION DES DEUX AMIS


En entendant la porte se refermer sur mister Boffin, les deux lutteurs se lâchèrent, et se mirent sur leur séant, où ils restèrent vis-à-vis l’un de l’autre. Une défiance marquée, à l’égard de Wegg, une disposition à se jeter sur lui et à le terrasser de nouveau, s’il en donnait le moindre prétexte, se lisaient dans les yeux affaiblis de Vénus, et dans chaque brin de sa tignasse hérissée, tandis que la figure sèche et raboteuse de Wegg, l’attitude de son corps roide et anguleux, toute sa personne qui ressemblait à ces joujoux de bois venus d’Allemagne, exprimait un désir conciliant, plus politique que sincère. Tous les deux étaient rouges, essoufflés, chiffonnés, bouleversés par la lutte qu’ils venaient de soutenir ; et mister Wegg, dont le crâne avait produit un bruit sourd en tombant sur le carreau, se le frictionnait de l’air d’un homme qui vient d’éprouver un étonnement désagréable.

« Frère, dit-il enfin après un long silence, vous aviez raison, je le reconnais ; je me suis oublié. »

Vénus se passa la main dans les cheveux en pensant que mister Wegg s’était montré sous son véritable jour.

« Oui, reprit Silas, vous aviez raison ; mais vous n’avez pas connu miss Élisabeth, maître George, tante Jane et oncle Parker. »

Vénus admit qu’en effet il ne connaissait pas ces hauts personnages, et ajouta qu’il ne le regrettait pas le moins du monde.

« Ne dites pas cela, frère, riposta Silas, ne dites pas cela ; ne les ayant pas connus vous ne comprendrez jamais la frénésie qu’on éprouve à la vue de l’usurpateur. » Après avoir proféré ces mots comme s’ils témoignaient des sentiments les plus honorables, mister Wegg se traîna à l’aide de ses mains vers une chaise placée dans un coin de la chambre ; et là, se livrant à une gymnastique assez bizarre, il finit par se remettre debout. « Camarade, dit-il à Vénus, qui s’était également relevé, quelle physionomie expressive que la vôtre ! »

Mister Vénus se passa la main sur la figure par un mouvement involontaire, puis examina ses doigts comme pour voir si son visage y avait laissé quelques-unes de ses propriétés expressives.

« Je comprends à merveille, poursuivit le littérateur en accompagnant chaque mot d’un coup de son index, je comprends la question que m’adressent vos traits éloquents.

— Laquelle ? demanda Vénus.

— Vous me demandez, répondit Silas d’un air affable, pourquoi je ne vous ai pas dit tout d’abord que j’avais trouvé quelque chose ? Pourquoi je n’y ai fait allusion que lorsque j’ai pensé que le traître venait chercher ledit objet ? Votre physionomie parlante s’exprime ainsi, et de la façon la plus claire. Pouvez-vous lire la réponse sur mon visage ?

— Pas du tout, dit Vénus.

— Je le savais, murmura Silas avec une joyeuse candeur. Et pourquoi ? direz-vous. Parce que je n’ai pas votre figure expressive ; tous les hommes ne sont pas également doués ; je sais fort bien ce qui me manque. Toutefois j’ai la parole et vous fais cette réponse : je vous réservais une sur-pe-rise. » Ayant prolongé ce dernier mot le plus possible, mister Wegg serra les mains de ce cher Vénus ; puis lui frappa sur les genoux comme un protecteur affectueux qui vous prie de ne pas parler du petit service que sa position lui a permis de vous rendre.

« Satisfaite de la réponse qu’elle vient de recevoir, reprit l’homme de lettres, votre figure expressive me pose cette nouvelle question : « Mais qu’avez-vous trouvé ? » J’entends cette physionomie parlante ; ne dites pas non.

— Eh bien ! dit Vénus d’un ton sec, après une assez longue attente, pourquoi ne répondez-vous pas ?

— Je m’y disposais, répliqua Silas. Écoutez-moi, frère, vous mon semblable et mon ami, qui partagez mes sentiments, aussi bien que mes entreprises, écoutez-moi : j’ai trouvé une cassette.

— Où cela ? » demanda l’autre.

Il visait à en dire le moins possible, et eut recours à un nouvel écoutez-moi, plein d’emphase. « Écoutez-moi ! fit-il donc. Un certain jour, monsieur…

— Quand cela ? interrompit Vénus.

— N…non, répondit l’homme de lettres en secouant la tête d’un air de reproche, mi-rêveur, mi-badin, non ; ce n’est pas votre physionomie éloquente qui m’adresse cette question ; c’est votre voix pure et simple. Je continue : un certain jour, me trouvant près des monticules — je faisais ma tournée solitaire ; car, suivant les expressions d’un ami de ma famille, l’auteur de Tout est bien qui finit bien, dont les paroles ont été mises en duo : car

Abandonné, il vous en souvient, mister Vénus, par la lune pâlissante,
Quand les étoiles, vous le savez, mister Vénus, avant que je vous l’aie dit,
Annoncent avec mystère
L’heure fatale de minuit,
Sur la tour, la forteresse, le sol couvert de tentes,
La sentinelle fait sa ronde solitaire,
La sentinelle fait sa ronde.

C’est ainsi, monsieur, que je me promenais dans la cour à une heure peu avancée de l’après-midi ; j’avais à la main une barre avec laquelle j’essayais parfois de rompre la monotonie d’une existence toute littéraire, lorsque cet instrument heurta un objet qu’il est inutile de nommer.

— Très-utile, dit Vénus.

— Écoutez-moi ! s’écria Wegg.

— Quel objet ? reprit l’autre avec fureur.

— Écoutez-moi, frère ! c’était la pompe. Je m’aperçus alors que la partie supérieure de cet engin n’était fermée que par un couvercle, et sentis, dans le corps de la pompe, quelque chose de résistant. Bref, ce quelque chose était un coffret plat et long ; mais, je dois le dire, d’une légèreté désespérante.

— Des papiers ? demanda Vénus.

— Cette fois c’est votre physionomie qui parle, s’écria Wegg. Le coffre était ficelé, cacheté, et portait une bande de parchemin, où ces mots étaient écrits : « Mon testament est déposé là jusqu’à nouvel ordre.

John Harmon. »

— Il faut l’ouvrir, s’écria Vénus.

— C’est ce que je me suis dit, répliqua Silas ; et j’ai levé la serrure.

— Sans être venu me trouver ! reprit l’anatomiste.

— Sans cela, répondit l’autre d’une voix caressante, et vous me donnez raison ; votre physionomie… Écoutez-moi, frère, écoutez ! Résolu, ainsi que votre pénétration le devine, à vous faire une SUR-PE-RISE, il fallait bien qu’elle fût complète ; oui, monsieur. J’ai donc examiné le document ; il est très-court, en bonne forme, et bien et dûment signé :

« Attendu que le testateur n’a jamais eu d’amis, et que sa famille s’est toujours mal conduite à son égard, lui, John Harmon, soussigné, lègue à Nicodème Boffin, le moins grand des monticules, lequel est très-suffisant pour lui ; et donne tout le reste à la Couronne. »

— Le testament qu’on a trouvé à sa mort, est peut-être plus nouveau que celui-ci, objecta Vénus ; il faudra en examiner la date.

— La chose est faite… Écoutez, écoutez ! s’écria Silas. J’ai payé un schelling pour le voir — ne regrettez pas vos six pence, frère ! — Ce testament a été fait quelques mois avant celui que nous possédons. Et maintenant, vous, mon semblable et mon associé, ajouta Wegg en saisissant de nouveau les mains de l’anatomiste, et en lui refrappant sur les genoux, veuillez me répondre : ai-je accompli ma tâche amicale à votre entière satisfaction, et n’éprouvez-vous pas une énorme SUR-PE-RISE ? »

Vénus attacha sur son associé un regard soupçonneux, et répliqua d’un ton rogue : « C’est en effet une grande nouvelle ; on ne peut pas dire autrement ; mais je regrette que vous ne me l’ayez pas communiquée avant la scène de tout à l’heure ; et que vous ne m’ayez pas consulté sur ce qu’il y avait à faire.

— Écoutez-moi ! dit Wegg ; écoutez jusqu’au bout ; et d’abord je vais chercher ledit objet. »

Après une absence de quelques minutes, (il lui en coûtait de faire voir son trésor), le littérateur reparut, tenant à la main un vieil étui à chapeau, où il avait mis la cassette pour détourner les soupçons. « Mais, dit-il à voix basse, et en jetant les yeux autour de la salle, ouvrir cette boîte-là ici… cela ne me va qu’à moitié. Il pourrait revenir ; il l’est peut-être déjà ; de quoi n’est-il pas capable après ce qu’il a fait ce soir ?

— Vous pourriez avoir raison, dit Vénus : c’est une idée ; allons chez moi. »

Mister Wegg hésita.

« Partons-nous ? reprit Vénus avec impatience.

— Écoutez ! répliqua Silas, écoutez… » Et ne voyant pas comment motiver son refus, il ajouta un « certainement » qu’il aurait bien voulu ne pas dire.

Le Bower fut donc fermé ; l’anatomiste prit le bras du littérateur, le serra avec force ; et les deux amis s’en allèrent du côté de Clerkenwell.

La chandelle, brûlant toujours à la fenêtre de l’établissement, permettait au public d’entrevoir les deux grenouilles, qui, l’épée à la main, n’avaient pas encore satisfait à l’honneur. Vénus ouvrit la porte, fit entrer Silas, barra les contrevents, rentra dans la boutique, et donna à la serrure un tour de clé. « Maintenant, dit-il, on ne nous dérangera pas ; nous ne serions nulle part aussi bien qu’ici. »

Il attisa le peu de charbon qui restait dans la grille, fit du feu, remonta la chandelle, la moucha, et en arrangea la mèche. La flamme du foyer venant à éclairer peu à peu les murailles graisseuses, les bébés hindou et africain, le bébé anglais, l’assortiment de crânes et le reste, apparurent successivement comme s’ils étaient sortis avec leur maître, et revenaient à l’heure dite pour assister à la conférence. Le gentilhomme français avait considérablement grandi depuis la dernière visite de Wegg ; il était maintenant pourvu d’une tête, d’une paire de jambes, et n’attendait plus que des bras. À qui cette tête avait-elle appartenu dans l’origine ? le littérateur s’en inquiétait fort peu ; mais il aurait souhaité qu’elle lui montrât moins les dents.

Mister Wegg alla s’asseoir en silence sur la caisse qui était devant la cheminée. Mister Vénus se laissa tomber sur sa petite chaise, fouilla parmi les nains qui l’entouraient, exhiba son plateau, ses deux tasses, et mit la bouilloire sur le feu. Le littérateur approuva ces préparatifs, espérant qu’ils émousseraient la pénétration de l’anatomiste.

« À présent que nous n’avons rien à craindre et que nous sommes installés, dit Vénus, voyons cette découverte. »

D’une main hésitante, et non sans jeter les yeux à diverses reprises sur les doigts qui étaient près de lui, comme s’il avait craint de les voir saisir le document, Silas ouvrit l’étui à chapeau, en ôta le coffret, tira de celui-ci un papier, dont il serra fortement l’un des bords, tandis que Vénus, s’emparant du coin opposé, lisait le contenu de la feuille avec attention.

« Vous ai-je dit exactement la chose ? demanda le littérateur.

— Exactement, » répondit Vénus.

Mister Wegg fit un mouvement plein d’aisance, comme pour replier le papier ; mais l’autre ne lâcha pas son coin. « Non, dit-il en secouant la tête et en clignant ses yeux fatigués, non monsieur ; il faut savoir à qui doit être confiée la garde de ce précieux document.

— À moi ! répondit Silas.

— C’est une erreur, dit Vénus ; veuillez y réfléchir. Tenez, mister Wegg, je ne désire pas avoir de querelle avec vous ; encore moins de nouveaux rapports anatomiques.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Silas.

— Je veux dire, répondit lentement Vénus, que je me trouve ici sur mon propre terrain, entouré de mon art, et de mon outillage si parfait.

— Que voulez-vous dire ? répéta Silas.

— Je vous fais remarquer, reprit Vénus d’un air placide, que je suis au milieu de mes trésors d’anatomie ; ils sont nombreux ; mon assortiment d’os humain est considérable, l’atelier en est rempli ; quant à présent, je n’ai pas besoin de l’augmenter ; mais j’aime mon art et j’en connais la pratique.

— Personne ne la connaît mieux, dit Wegg un peu troublé.

— Il y a dans la boîte sur laquelle vous êtes assis, continua Vénus, il y a les fragments de divers échantillons humains. Un certain nombre de ces fragments figurent dans le charmant composé qui se trouve derrière la porte. Un signe de Vénus désigna le gentilhomme français. Il lui manque toujours les bras ; mais je ne suis pas pressé de les assortir.

— Frère, vous divaguez, objecta l’homme de lettres.

— C’est possible ; veuillez m’excuser ; j’y suis un peu sujet, répliqua Vénus. J’ai pour mon art une véritable passion, j’en connais la pratique, et c’est à moi qu’il faut confier ce document.

— Mais quel rapport a-t-il avec votre art ? » insinua l’associé d’un ton mielleux.

L’artiste fit clignoter ses paupières rougies, et découvrant l’eau qui était sur le feu, murmura d’une voix creuse. « Elle ne tardera pas à bouillir. »

Silas jeta un coup d’œil sur la bouilloire, un autre sur la muraille, et recula involontairement lorsque son regard venant à rencontrer l’anatomiste, il vit celui-ci fouiller dans son gousset comme pour y chercher un scalpel.

Les deux amis tenant chacun l’un des coins du papier dont la feuille était de dimension ordinaire, se trouvaient fort près l’un de l’autre.

« Cher associé, dit Wegg après un instant de silence pendant lequel ils s’étaient regardés tous les deux, votre figure expressive ne dit-elle pas que vous êtes sur le point d’entrer en accommodement ?

— Cher associé, répondit Vénus en ébouriffant ses cheveux roux, vous avez commencé par me dérober ce papier, vous ne me le cacherez pas une seconde fois ; je vous abandonne le coffret et l’étiquette ; mais je garde le testament. »

Silas hésita d’abord ; puis tout à coup lâchant la feuille, il s’écria d’un air magnanime : « Que serait la vie sans la confiance ? que serait un homme sans honneur ? Croyons à celui de notre semblable. Conservez-le donc ; c’est avec joie, cher associé, que je vous remets ce précieux dépôt. »

Continuant à cligner ses yeux rouges, et comme se parlant à lui-même, l’anatomiste plia le papier sans manifester le moindre triomphe, le serra dans un tiroir qui se trouvait derrière lui, et mit la clé dans sa poche. Il proposa de prendre le thé ; mister Wegg accepta, et l’infusion fut versée dans les tasses.

« Maintenant, dit Vénus, qui tout en soufflant dans sa soucoupe, regardait son confiant ami à travers la fumée, la question qui se présente est celle-ci : quelle marche devons-nous suivre ? »

Sur ce point le littérateur avait beaucoup à dire. Il supplia d’abord son camarade, son ami, son frère, de se rappeler les passages qui avaient été lus dans la soirée ; il était évident que pour mister Boffin, le vieil Harmon était de la même étoffe que les gens dont on avait lu l’histoire, et que le Bower devait être une de ces masures pleines de trésors cachés ; la bouteille et la boîte confirmaient déjà cette opinion. Il n’était pas moins évident que la fortune des deux associés était faite, puisqu’ils n’avaient qu’à fixer un chiffre quelconque, pour que le ver de terre, moins favorisé qu’ils ne l’avaient cru jusqu’alors, s’empressât de leur donner la somme en échange de ce testament. Ce chiffre, pensait mister Wegg, était facile à dire ; peu de mots suffisaient : la moitié de l’héritage. Cette question réglée, il s’en présentait une autre : à quelle époque devait-on réclamer cette part si bien acquise ? Mister Wegg avait à ce sujet un plan dont il recommandait l’exécution, mais en y ajoutant une clause conditionnelle : il fallait, dit-il, attendre avec patience que la cour fût déblayée, et surveiller de près l’enlèvement des monticules. De cette manière ils s’éviteraient la peine de fouiller pendant le jour, et pourraient remuer les tas de cendres toute la nuit sans craindre qu’on s’en aperçût. La maison elle-même pourrait être mise à sac au milieu du désordre ; et le Bower leur ayant livré ses trésors, ils se présenteraient chez l’usurpateur pour réclamer leur part. C’est alors que la certaine clause devait intervenir ; mister Wegg supplia donc son camarade, son frère, son associé de redoubler d’attention. « Il n’est pas permis, dit-il, à un cohéritier de détourner une portion quelconque de l’héritage commun, et de dépouiller de la sorte ses copropriétaires ; cela ne fait pas le moindre doute. » Or quand lui, Silas Wegg, avait vu le mignon de la fortune s’éloigner frauduleusement avec cette bouteille, dont on ignorait le précieux contenu, il avait envisagé ce favori de l’heure présente comme un voleur de la pire espèce, et lui aurait arraché son bien mal acquis sans l’intervention de mister Vénus. C’était pour cela qu’il faisait la proposition suivante : « Si l’on voyait encore ce ver de terre prendre une allure mystérieuse, et déguerpir en emportant un objet quelconque, on lui montrerait aussitôt l’épée tranchante qui était suspendue sur sa tête. Il aurait à rendre un compte exact de ses découvertes, de ses espérances ; il serait traité sévèrement, gardé à vue et réduit à un esclavage moral jusqu’au jour où il lui serait permis de se racheter en donnant la moitié de sa fortune. Si mister Wegg se trompait en ne disant que la moitié, il priait son camarade de relever son erreur et de ne pas craindre de lui reprocher sa faiblesse. Peut-être en effet serait-il plus juste de réclamer les deux tiers, plus conforme au bon droit d’exiger les trois quarts. Il serait toujours prêt, quant à lui, à modifier son premier chiffre.

Mister Vénus, dont l’attention s’était prêtée à ce discours par-dessus trois soucoupes successives, répondit qu’il partageait les vues de son associé. Exalté par cette approbation, mister Wegg étendit la main droite, et déclara, sans entrer dans plus de détails, que c’était une main qui jamais n’avait encore…

L’anatomiste buvant toujours, déclara qu’il en était convaincu. Ainsi l’exigeait la politesse ; mais il regarda simplement la main qui lui était offerte, et se dispensa de la presser sur son cœur.

« Frère, reprit Silas, quand cet heureux accord fut établi entre eux, j’ai quelque chose à vous demander. Vous vous rappelez le soir où je suis venu ici pour la première fois ; vous cherchiez alors à noyer votre vaste intelligence dans des flots de thé fumant. »

Mister Vénus avala une nouvelle soucoupe et fit un signe affirmatif.

« Et je vous retrouve, continua l’autre d’un air méditatif, où perçait l’admiration, je vous retrouve en cet endroit, comme si vous n’en étiez pas sorti ; sur la même chaise, tenant la même soucoupe et la même tasse, comme si la puissance d’absorber le liquide embaumé était chez vous sans limites ; siégeant au milieu de vos œuvres d’art, et la figure noble et sereine, comme si vous étiez appelé au bienheureux séjour et que vous l’eussiez quitté pour me favoriser de votre présence :

Exilé de votre demeure, en vain resplendit l’azur du ciel.
Ah ! revenez à vos préparations charmantes ;
Aux oiseaux empaillés d’une main si savante
Qu’on s’attend à les voir venir à votre appel.
Reprenez en même temps, mister Vénus,
La paix du cœur, cent fois plus chère que le jour,
Reprenez en même temps, cher Vénus,
Le séjour de vos pères, lieu natal, doux séjour !

Fût-il aussi effrayant, ajouta Silas en retombant dans la prose et en regardant les chefs-d’œuvre qui ornaient la boutique, aussi effrayant… à tout prendre, il n’est pas d’endroit comme celui-ci.

— Vous vouliez me demander quelque chose, dit sèchement l’anatomiste. — La paix de votre cœur, répondit Wegg d’un ton de condoléance, était ce soir-là, dans une fâcheuse condition. Où en êtes-vous à cet égard ? Votre courage a-t-il enfin ?…

— Elle ne veut pas, interrompit Vénus avec un mélange d’indignation et de tendre mélancolie, elle ne veut pas être envisagée à ce point de vue spécial. Il n’y a plus à y songer.

— Ah ! s’écria l’autre avec un gros soupir, et en examinant Vénus du coin de l’œil, bien qu’en ayant l’air de regarder le feu. Je me rappelle que ce soir-là — vous étiez sur cette chaise, moi sur cette caisse — vous m’avez dit que le jour même où la paix de votre âme fut détruite, vous vous intéressiez à cette affaire, qui plus tard devait être la nôtre ! quelle coïncidence !

— Son père, répondit Vénus, qui s’arrêta pour boire une gorgée brûlante, son père y était mêlé.

— M’avez-vous dit son nom ? reprit Silas d’un air pensif ; le fait est possible ; et pourtant… je ne crois pas.

— Plaisante Riderhood, soupira Vénus.

— Vraiment ! s’écria Silas, vraiment ! Il y a dans ce nom-là quelque chose qui vous remue. Ne semble-t-il pas dire ce qu’elle aurait pu être si elle n’avait pas fait cette réponse déplaisante, et ce qu’en définitive elle n’est pas, ayant écrit ce fâcheux billet. Ne serait-ce point, mister Vénus, répandre un baume sur votre blessure que de vous demander comment vous l’avez connue ?

— J’étais au bord de l’eau, raconta le naturaliste, qui regardait le feu d’un air lugubre, et avala une gorgée de thé en clignotant, je cherchais des perroquets… (Nouvelle gorgée brûlante.)

— Je ne suppose pas, insinua Wegg pour tirer Vénus de sa rêverie, que vous eussiez l’intention de chasser le perroquet sous le climat britannique ?

— Non, dit Vénus d’un air agacé. Les matelots en rapportent, et j’en cherchais pour les empailler.

— Très-bien, fit le littérateur.

— Ainsi que deux serpents à sonnettes que je devais préparer pour un muséum, poursuivit le naturaliste. Ma destinée voulut qu’Elle se trouvât sur ma route, et que ce fût Elle qui me vendît ces articles. C’était au moment où le corps de John Harmon fut retiré de la Tamise. Son père avait vu remorquer le sujet par un bateau. Je profitai du bruit que fit cette affaire pour retourner chez Elle ; depuis lors je n’ai plus été le même homme. Jusqu’à mes os qui se sont ramollis ! Oui, monsieur ; on me les apporterait désarticulés, me priant de les assortir, que je n’oserais pas les réclamer ; j’en aurais honte, tant mon être a dépéri sous cet accablement. »

Mister Wegg, moins intéressé qu’au début, jeta les yeux vers la tablette placée dans l’ombre. « Je me rappelle, — car je n’oublie rien de ce qui tombe de votre bouche, — je me rappelle que, ce soir-là, vous m’avez parlé d’un certain objet qui paraissait être sur cette planche, et que, vous interrompant tout à coup : « Peu importe ! » avez-vous dit sans achever votre pensée.

— Oui, répliqua Vénus, dont les yeux qui s’étaient levés un instant se baissèrent avec tristesse ; oui… le perroquet ; celui qu’Elle m’a vendu ; il est resté là, totalement desséché ; tout comme moi, excepté le plumage. Je n’ai pas eu la force de le préparer, mister Wegg, et je ne l’aurai jamais. »

Silas envoya le perroquet dans une région plus que tropicale, et, paraissant avoir perdu le pouvoir de s’intéresser aux chagrins de Vénus, il resserra sa jambe de bois qui avait beaucoup souffert des exercices de la soirée, et fit ses adieux au naturaliste.

Quand il fut dehors, l’étui à chapeau d’une main, sa canne de l’autre, laissant Vénus chercher l’oubli au fond de sa théière, il regretta amèrement de s’être associé cet être faible ; d’avoir compté sur des révélations qui aboutissaient à de pareilles niaiseries. Il s’était dupé lui-même, et cette pensée, qui lui revenait sans cesse, l’irritait singulièrement. Tout en cherchant à rompre l’association, sans faire de sacrifices, tantôt se reprochant d’avoir livré son secret, tantôt se félicitant du hasard qui l’avait si bien servi, il franchit la distance qui séparait la boutique de Vénus de l’hôtel du boueur doré ; car il n’aurait pu dormir, la chose pour lui était hors de doute, si d’abord il n’avait fait planer la menace sur la demeure de ce ver de terre, et ne s’était posé devant elle comme son mauvais génie. La puissance, qui ne provient ni du savoir, ni de la vertu, a de grands attraits pour les natures infimes ; et braver cette maison, lui dire qu’il possédait le moyen de l’enlever à la famille qu’elle abritait, et cela aussi aisément qu’on fait écrouler un château de cartes, était plein de charme pour l’ancien étalagiste.

Pendant que Silas allait et venait de l’autre côté de la rue, la voiture s’arrêta devant l’hôtel. « Encore un peu, et tout sera fini pour vous, dit-il en menaçant le coupé de son étui à chapeau ; votre éclat pâlit. »

Mistress Boffin descendit de voiture, et entra chez elle.

« Attendez-vous à une belle chute, milady La Boueuse. »

Bella descendit à son tour, et franchit la porte.

« Vous êtes légère, dit Silas ; mais vous n’irez pas si lestement quand il faudra rentrer chez papa. »

Quelques instants après le secrétaire sortit de l’hôtel.

« Vous m’avez passé sur le corps, murmura le littérateur ; mais vous ferez bien de chercher une autre place, jeune homme. »

En ce moment l’ombre de mister Boffin, dont la personne trottinait de long en large dans le salon, apparut et réapparut sur les rideaux.

« Tiens ! s’écria Silas, tu es là, toi ? et la bouteille ? l’as-tu dans ta poche ? tu la donnerais bien pour ma cassette, vieux boueur ! »

Maintenant l’esprit tranquille, et se sentant préparé au sommeil, le littérateur pensa à regagner son logis. Telle était la cupidité de cet homme, qu’après avoir renoncé aux deux tiers de l’héritage, et dépassé les trois quarts, il songeait à une spoliation complète, et y marchait tout droit, lorsque la raison lui revenant à mesure qu’il s’éloignait de l’hôtel : « Mais non, dit-il, ce serait une faute ; il n’aurait plus d’intérêt à nous acheter, et nous perdrions tout. »

On est si enclin à juger les autres d’après soi qu’il n’était pas encore venu à l’esprit de Silas que mister Boffin pouvait être honnête, et préférer la pauvreté à un arrangement quelconque. Cette pensée lui vint tout à coup et le fit tressaillir, mais elle passa bien vite. « Il aime trop l’argent, se dit-il ; c’était bon autrefois ; aujourd’hui il aime trop l’argent pour cela, il aime trop l’argent pour cela. » Ce refrain mélodieux se rythma sur les pas de mister Wegg ; et pendant le reste du chemin, celui-ci le fit jaillir des rues bruyantes, piano de son soulier, forte de sa jambe de bois : « Il aime trop l’argent pour cela, il aime trop l’argent pour cela. »

Réveillé au point du jour par la sonnette de la grand’porte, Silas fut obligé de se lever pour ouvrir aux charrettes qui venaient enlever le monticule. Devant surveiller cette opération qui promettait de durer plusieurs semaines, il s’ouvrit un sentier d’où il pût avoir l’œil sur les piocheurs sans être suffoqué par la cendre, et l’arpenta jusqu’au soir sur l’air de : « Il aime trop l’argent pour cela, il aime trop l’argent pour cela. »