L’Ami commun/IV/15

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 372-383).


XV

PRIS AU PIÈGE


Ce que Bradley Headstone avait souffert depuis la soirée de juillet où il avait lancé dans la Tamise sa défroque de batelier, lui seul aurait pu le dire ; encore n’y serait-il pas parvenu : de semblables tortures ne s’expriment pas ; elles ne peuvent être que senties. Il avait d’abord le poids de son crime, celui du reproche qu’il se faisait sans cesse de n’avoir pas réussi, puis la crainte effroyable d’être accusé ; et ce fardeau écrasant, il le portait nuit et jour, succombant sous le faix pendant ses courts instants de sommeil, aussi bien que dans les longues heures où ses yeux rougis étaient ouverts. Et non-seulement pas de repos ; mais une monotonie désespérante, toujours la même torture ! La bête de somme, ou l’esclave surchargé, peut en certains moments déplacer son fardeau, et trouver quelque répit, même en augmentant la fatigue de tel membre, la douleur de tel muscle. Le malheureux Bradley, sous la pression de l’infernale atmosphère où il était entré, n’obtenait même pas ce soulagement dérisoire.

Le temps s’écoulait et n’amenait aucune poursuite. Le temps s’écoulait et Bradley vit dans les journaux que mister Lightwood, partie civile au nom de la victime, s’égarait de plus en plus dans ses recherches, où il apportait moins de zèle de jour en jour. Ce fut alors qu’il rencontra mister Milvey à la gare, où il allait flâner dans ses moments de loisir pour savoir s’il n’était pas question de lui soit dans les affiches, soit dans les nouvelles qui pouvaient circuler ; et cette rencontre lui montra ce qu’il avait fait. Il vit que, dans ses efforts pour séparer ces deux êtres, il n’avait réussi qu’à les rapprocher ; qu’il n’avait trempé ses mains dans le sang que pour se désigner à tous comme le misérable instrument de leur union. Il comprit qu’Eugène renonçait à l’accuser, qu’il lui laissait traîner son existence flétrie, et cela par amour pour Elle. Il se dit que le Destin, la Providence, le Pouvoir suprême quel qu’il pût être, l’avait fraudé, pris pour dupe ; et dans sa fureur impuissante, il se déchira avec frénésie, en proie à d’horribles convulsions.

Quelque temps après, la nouvelle du mariage lui fut confirmée par les journaux, qui en publièrent les détails, et dirent, en outre, que bien que toujours en danger, mister Wrayburn se trouvait un peu moins mal. Bradley aurait mieux aimé être pris et jugé comme assassin que de lire ces lignes, de se sentir épargné, et d’en connaître le motif.

Mais pour empêcher la fraude céleste d’aller jusqu’à le faire châtier par la loi, comme s’il avait profité de son crime, il passait la journée entière chez lui, ne sortant qu’à la nuit close, évitant avec soin toute rencontre, et n’allant plus au chemin de fer. Il lut avec anxiété les avertissements des journaux, y cherchant la menace que Riderhood lui avait faite de le réclamer, et ne trouva rien. Il avait largement payé l’hospitalité qu’il avait reçue à l’écluse ; puis connaissant l’ignorance de Riderhood, qui ne savait ni lire, ni écrire, il se demanda si cet homme était vraiment à craindre ; il finit par en douter, et pensa qu’il ne le reverrait jamais.

Toutefois ses tortures n’en étaient pas moins vives ; l’idée poignante qu’il ne s’était jeté dans l’abîme que pour faire à ces deux êtres un pont qui leur avait permis de se rejoindre, ne le quittait pas d’un instant. Loin de se détruire, cette idée prenait chaque jour une force nouvelle, et cette horrible situation avait amené d’autres attaques. Il n’aurait pas pu en dire le nombre ; il ne savait même pas quand cela lui arrivait ; mais il lisait sur la figure de ses élèves que ceux-ci l’avaient vu dans cet état, et craignaient de l’y voir retomber.

C’était en hiver : une légère couche de neige veloutait les barreaux des fenêtres. Debout à côté du tableau, la craie à la main, Bradley Headstone allait commencer la leçon, quand il vit ses élèves prendre un visage inquiet. Il tourna les yeux vers la porte que regardaient les enfants, aperçut un homme d’une figure repoussante, qui, un paquet sous le bras, venait d’entrer dans la classe, et reconnut Riderhood. Il se laissa tomber sur le tabouret que lui avança l’un des écoliers, sentit qu’il allait défaillir, et que sa figure se convulsait. Néanmoins l’attaque ne vint pas, il s’essuya la bouche et se releva aussitôt.

« Scusez-moi, dit Riderhood, qui se frappa le front du poing, se mit à rire, et le regarda de côté. Avec vot’ permission, gouverneur, comment qu’ s’appelle l’endrêt où j’ suis ?

— Un pensionnat, dit Bradley.

— Où c’ que la jeunesse apprend à se ben conduire ? reprit Riderhood en secouant gravement la tête. Scusez-moi, gouverneur ; qui donc qui fait la leçon dans c’ pensionnat ?

— C’est moi.

— Ah ! c’est vous le maît’, savant gouverneur.

— Oui.

— Une chose agréab’, est-ce pas, qu’d’enseigner à la jeunesse à faire ce qu’est dû, et d’ savoir qu’on sait comment qu’ vous le faites vous-même ? Scusez-moi, savant maît’, avec vot’ permission, à quoi qu’ sert c’te planche noire ?

— À écrire, ou à dessiner.

— Vraiment ! dit Riderhood ; on n’le devinerait pas. Est-ce que vous auriez l’obligeance, savant gouverneur, d’écrire vot’ nom là-dessus ? » ajouta l’éclusier d’un ton mielleux.

Bradley hésita un moment, puis écrivit son nom en toutes lettres.

« J’ suis pas savant, moi, dit Riderhood, mais j’admire beaucoup l’ savoir des aut’ ; et j’ serais ben aise d’entendre c’te jeunesse lire tout haut c’qu’est écrit là. »

Tous les bras se levèrent, et sur le signe du maître, les voix aiguës des élèves crièrent en chœur : « Bradley Headstone.

— C’est pas possib’, dit l’éclusier ; Headstone ? ça se voit que dans les cimetières. Hourarh, pour un second tour ! »

Nouvelle levée des bras, nouveau signe affirmatif, nouveau chœur de voix perçantes criant : « Bradley Headstone.

— À présent j’crois qu’ je l’ sais, dit Riderhood, qui avait écouté avec une grande attention, et répété les deux mots tout bas à plusieurs reprises. J’ vois c’que c’est : Bradley, nom de baptême, pareillement à celui de Roger, qu’est le mien. Headstone, nom de famille, comme moi Riderhood ; c’est-i’ ben ça ?

— Oui, répondit le chœur.

— Savant maît’, reprit l’éclusier, vous n’ connaîtriez pas une personne d’à peu près vot’ taille, et vot’ figure, qui doit peser dans les mêmes poids qu’ vous, et qui répond à un nom comme qui dirait troisième gouverneur ? »

Parfaitement calme à force de désespoir, seulement la bouche tendue, les narines frémissantes, Bradley répondit d’une voix étouffée en regardant Riderhood : « Je crois savoir ce que vous voulez dire.

— J’ pensais aussi qu’ vous d’viez l’ connaît’ ; c’est qu’ voyez-vous, c’t homme-là, c’est lui que j’ cherche, savant gouverneur.

— Supposez-vous qu’il est ici ? demanda Bradley en jetant les yeux autour de la classe.

— Pardon, gouverneur, répondit l’autre en riant ; comment est-ce que j’ pourrais le supposer, quand i’ gn’y a là qu’vous et ces jeunes agneaux à qui vous faites la leçon ? Mais sa compagnie est bonne, à c’t homme là ; et i’ faut qui vienne chez moi ; je veux l’ voir à mon écluse, en remontant la rivière.

— Je le lui dirai.

— Croyez-vous qu’i viendra ?

— J’en suis sûr.

— Puisque vous m’en donnez vot’ parole, j’ compte su lui, reprit Riderhood. Et p’t’ êt’ que vous voudrez ben lui dire, c’ qui m’obligera, savant gouverneur, que s’i n’ venait pas assez tôt, j’ viendrais l’ chercher,

— Il le saura.

— Merci, gouverneur. Comme je l’disais gn’y a qu’une minute, continua l’éclusier en changeant de ton, et en jetant ses yeux louches sur les élèves, ben que j’sois pas savant, j’admire l’ savoir des aut’ ; v’là qu’est sûr. Et vous m’avez si ben accueilli, savant maît’, que j’vous demanderai si j’pourrais pas faire une question à c’te jeunesse.

— Oui, répondit Bradley, dont le regard sombre ne quittait pas l’éclusier, pourvu que cela ne sorte pas des études.

— Oh ! ça y est, s’écria Riderhood ; j’ parie une liv’ qu’ ça y est tout au long. Voyons, mes petits agneaux : comment est-ce que l’eau se divise ? c’est-à-dire quelles sortes d’eau est-ce qui a sur terre ?

— Les mers, les rivières, les lacs et les étangs, répondirent les voix perçantes.

— Rien d’oublié, savant maît’ ; que j’sois pendu si j’avais songé aux lacs, en ayant jamais vu à ma connaissance. Eh ben ! mes petits agneaux, qu’est-ce qu’on pêche dans la mer, les rivières et les lacs ?

— Du poisson, dit le chœur avec un certain mépris pour cette question facile.

— D’accord, mes agneaux ; mais quéque fois on y prend aut’ chose, dit Riderhood ; quéqu’ ça peut-êt’ ? »

Le chœur garda le silence.

« Des roseaux, cria une voix suraiguë.

— Très-bien ; mais pas encore ça, dit l’éclusier ; vous n’ devinerez jamais c’ qu’on pêche dans les rivières, en surplus du poisson et des herbes. Vous n’ savez pas, mes agneaux ? j’ vas vous le dire : on y pêche encore des habillements complets. »

Bradley changea de couleur.

« Oui, mes agneaux, continua Riderhood, qui l’observait du coin de l’œil, v’là c’que j’y trouve quéque fois. Que j’ perde la vue si j’ai pas pris dan’ une rivière l’ paquet qu’j’ai là sous le bras. »

Toute la classe regarda le maître comme pour en appeler de cet examen ridicule ; le maître regardait l’examinateur, et semblait avoir envie de le mettre en pièces.

« Pardon, escuse, dit Riderhood, en se passant la manche sur les lèvres et en riant de tout son cœur, c’est pas de franc jeu à l’égard des agneaux, j’le reconnais, savant maît’ ; une plaisanterie que j’ leur ai faite. Mais su mon âme, j’ai retiré c’ paquet là d’une rivière : un vêtement d’ batelier ; tout l’habillement, quoi ! jusqu’à la cravate. C’lui qui le portait l’a jeté à l’eau ; moi j’l’ai repêché.

— Comment savez-vous qui a jeté ce paquet ?

— À cause que je l’ai vu, dit Riderhood. »

Ils se regardèrent. Bradley retira lentement ses yeux, et se tournant vers le tableau, effaça lentement son nom.

« Merci ben, dit Riderhood, d’avoir sacrifié un bout d’ vot’ temps et d’ celui d’ vos agneaux à un pauvre homme qui n’a pas d’aut’ recommandation auprès d’ vous que d’êt’ honnête. En attendant le plaisi d’voir la personne que vous savez, et pour qui qu’ vous avez répondu, j’ souhaite le bonjour à ces chers agneaux et à leur savant gouverneur. »

Ces paroles dites, Riderhood s’éloigna, laissant le malheureux Headstone continuer sa leçon comme il pouvait, et les élèves chuchoter en observant la figure du maître, jusqu’au moment où l’attaque, depuis longtemps imminente, finit par se produire.

Le surlendemain était un samedi, jour de congé. Bradley se leva de bonne heure avec l’intention de se rendre à l’écluse, et d’y aller à pied. Avant d’éteindre sa chandelle, car le jour n’était pas venu, il fit un petit paquet de sa montre d’argent et de la ganse de crin qui lui servait de chaîne ; puis ayant écrit ces mots à l’intérieur du papier : « Soyez assez bonne pour me garder ces objets, » il adressa le petit paquet à miss Peecher, et le déposa au coin le plus abrité du petit banc, qui était sous le petit porche de la petite maîtresse de pension.

C’était une froide matinée, au vent d’est glacial, et Bradley frissonna en refermant la petite porte. La neige, qui la surveille avait bordé ses carreaux d’un léger duvet, était toujours dans l’air, et tourbillonnait par petits flocons fouettés par ce grand vent. Bradley marchait déjà depuis deux heures et avait traversé la plus grande partie de Londres, quand apparut le jour tardif. Il entra dans l’affreux cabaret où il avait quitté Riderhood, le matin de leur première entrevue ; il déjeuna debout, appuyé au sale comptoir, et, tout en mangeant, regarda d’un air sombre un homme qui occupait la place où avait été Riderhood, le matin dont nous parlons.

Il avait marché toute la journée, et suivait le chemin de halage quand la nuit arriva. Deux ou trois milles le séparaient encore de l’écluse. Ses pieds étaient écorchés ; il ralentit le pas, mais continua sa route. Une couche de neige tapissait le chemin, bien que d’un lit peu épais. Dans les endroits abrités, le bord de l’eau était frangé de glace ; ailleurs la rivière était couverte de glaçons flottants. Bradley voyait la glace et la neige ; il pensait à la distance qui lui restait à franchir, et ne remarqua pas autre chose jusqu’au moment où il aperçut une lumière qu’il savait venir de la maison de l’éclusier. Il s’arrêta, et regarda autour de lui : la glace et la neige, lui et cette faible lumière occupaient toute la scène, et l’occupaient tout seuls. Devant lui était la place où il avait frappé ces coups inutiles, la place où, raillerie du sort ! il voyait Lizzie, devenue la femme d’Eugène. Derrière lui se trouvait l’endroit où, les bras tendus, ses élèves l’avaient livré en criant son nom. Entre ces deux endroits, là-bas où il voyait cette lueur, était l’homme de qui dépendaient ses jours. Le monde, pour lui, se réduisait à ces limites.

Il pressa le pas et continua sa route, le regard attaché sur ce point lumineux avec une étrange fixité. Quand il fut assez près pour le voir se diviser en rayons, ces derniers semblèrent se river sur lui et le faire avancer plus vite. Il frappa à la porte, et fut dans la chambre avant qu’on lui eût répondu.

La lumière qu’on voyait du dehors provenait à la fois de la chandelle et du foyer. Entre les deux était Riderhood, les pieds sur le garde-cendre, et la pipe à la bouche. L’éclusier leva les yeux, et hocha la tête d’un air maussade. Bradley baissa les yeux, et hocha la tête d’un air sombre. Il ôta son pardessus, prit une chaise, et alla s’asseoir à l’autre coin de la cheminée.

« Pas fumeur, j’suppose ? demanda Riderhood.

— Non. »

L’éclusier lui poussa la bouteille qui se trouvait sur la table, et ils gardèrent le silence.

« Inutile de vous apprendre que je suis là, dit enfin Bradley. Qui va commencer l’entretien ?

— Moi, quand j’aurai fini ma pipe, » répondit Riderhood.

Le tabac fumé jusqu’au dernier brin, il ôta lentement sa pipe de ses lèvres, en secoua la cendre sur le foyer, et la remit à sa place. « Maintenant, dit-il, j’commencerai quand i’vous plaira, Bradley Headstone.

— Que me voulez-vous ?

— Je vas vous l’dire, soyez tranquille. »

Après avoir regardé avec attention les mains et les poches de Bradley, dans la crainte que ce dernier n’eût sur lui une arme quelconque, l’honnête homme se pencha vers son visiteur, et lui relevant du doigt le col du gilet, lui demanda où était sa montre.

« Je l’ai laissée là-bas, répondit Bradley.

— C’est dommage ; mais on peut l’aller chercher ; i’m’la faut, j’en ai envie. »

Bradley se mit à rire.

« J’vous dis qu’i’ m’la faut, et que j’laurai, reprit Riderhood en haussant la voix.

— C’est là tout ce que vous avez à m’apprendre ?

— Non, répondit Riderhood en criant plus fort ; i’m’faut de l’argent.

— Vous faut-il autre chose ?

— J’veux tout avoir, rugit l’honnête homme avec fureur. Et répondez-moi autrement, ou je me tais. »

Bradley le regarda en face.

« N’me regardez pas comme ça, hurla Riderhood, ou ben, au lieu de parler, je vous écrase d’un coup de poing. Et il frappa la table avec force.

— Continuez, dit Bradley après s’être humecté les lèvres.

— N’ayez pas peur, j’continue ; vous n’avez qu’faire de me l’dire ; j’irai assez vite pour vous, Bradley Headstone. Vous avez mis c’t aut’ gouverneur en miettes, sans que j’m’en sois mêlé autrement que pour vous avoir donné un coup à boire, et à manger un morceau. N’était qu’ça, j’n’aurais rien à dire. Mais en copiant mes habits, en copiant ma cravate rouge, en secouant vot’ main su moi, pour que j’aie des taches de sang, vous avez fait là de ces choses qu’i’ faut me payer, Bradley Headstone. Si on vous met l’affaire su’ l’dos, il est clair qu’vous la rejetterez su’ l’mien. Et j’vous le demande, où c’est-i’qu’on trouvera, ailleurs qu’à Plashwater, un homme habillé comme le signalement ? ailleurs qu’à Plashwater un homme qu’a eu des injures de c’t aut’, quand c’t aut’ a passé avec sa coque de noix ? Regardez voir c’t éclusier de Plashwater, qu’a justement les mêmes habits et la même cravate. Voyons voir si gn’y aurait pas des taches à ses habits ; et v’là qu’on y trouve du sang. Ah ! filou d’démon qu’ vous êtes ! »

Bradley, excessivement pâle, le regarda en silence.

« Mais deux hommes peuvent jouer l’même jeu, continua Riderhood en secouant les doigts à plusieurs reprises à la face du maître de pension ; et j’connais c’jeu-là depuis longtemps. Vous aviez pas commencé à croasser vos lectures, vous n’étiez pas tant seulement à l’école, que, moi, j’en savais les finesses. J’peux vous dire, à un mot près, comment qu’ça s’est passé. Vous avez attendu la brune pour faire la route en cachette ; mais j’ai pu m’cacher aussi, et pus adroitement qu’vous. J’sais comment qu’vous êtes parti de Lond’, habillé comme vous êtes là ; j’sais l’endroit où c’que vous avez changé d’habits, et la place où c’que vous avez caché les vôt’. J’vous vois d’mes yeux reprend’ vot’ paquet au milieu des arbres ; vous met’ à l’eau pour expliquer comme quoi i fallait vous habiller, si quéques-uns venaient à passer par là. Je vous vois reparaît’ en Bradley Headstone, à la place où c’que vous aviez disparu en batelier ; et j’vous vois jeter le paquet dans la rivière. Moi, j’ai repêché la défroque : habits de marinier, déchirés dans le débat, verdis par l’herbe, et tout barbouillés de sang. Je les ai repêchés, et vous aussi, mon maît’. De c’t aut’ gouverneur, mort ou en vie, j’men soucie comme de ma première pipe ; mais j’tiens à moi-même ; et comme vous avez machiné contre moi, en fin diable que vous êtes, vous m’payerez ça ; et vous me l’payerez, vous me l’payerez jusqu’à c’que j’vous aie mis à sec. »

La figure convulsée et tournée vers le feu, Bradley garda le silence ; puis, d’une voix calme et d’un air impassible, il dit enfin : « On ne tire pas de sang d’une pierre, Riderhood.

— Possib’ ; mais on tire d’l’argent d’un maît’ de pension.

— Vous ne pouvez pas tirer de moi ce qui n’y a jamais été, m’arracher ce que je n’ai pas. C’est un pauvre état que celui d’instituteur ; je vous ai déjà donné plus de deux livres ; savez-vous combien de temps, — je parle des années qu’il m’a fallu pour en arriver là, — combien de temps j’ai mis pour gagner pareille somme ?

— J’en sais rien, et j’m’en moque. Vot’ état est un état respectab’ ; vous avé une respectabilité, et quand i s’agit d’la sauver, ça vaut ben qu’vous mettiez en gage jusqu’à vot’ dernière chemise, qu’vous vendiez jusqu’à la dernière planche qu’y a dans vot’ maison ; qu’vous empruntiez jusqu’au dernier penny qu’on voudra vous prêter. Quand vous aurez fait ça, et qu’vous m’aurez tout passé, eh ben ! je vous lâcherai ; pa avant.

— Vous me lâcherez ! qu’entendez-vous par là ?

— J’entends, qu’à parti de ce soir, vous m’aurez pour compagnie ; l’écluse s’gardera toute seule. Où vous irez, j’irai moi-même. J’vous tiens ; je n’vous lâche pas. »

Bradley se retourna vers le feu. Tout en l’observant du coin de l’œil, Riderhood prit sa pipe, la bourra tranquillement, et se remit à fumer. Bradley posa ses coudes sur ses genoux, mit sa tête sur ses mains, et regarda le feu d’un air de profonde réflexion.

« Riderhood, reprit-il en se levant après un long silence, et en tirant sa bourse qu’il posa sur la table, dites-moi de vous donner cela, qui est tout l’argent que je possède ; dites-moi de vous donner ma montre ; dites-moi que tous les trimestres, quand je recevrai ce qui m’est dû, vous en aurez votre part et que…

— Pas d’ça, répondit Riderhood en secouant la tête et en continuant de fumer. Vous vous êtes sauvé une fois, j’veux pas courir de nouveaux risques ; j’ai eu assez d’mal à vous repincer ; j’en serais pas venu à bout, si un soir, comme vous filiez le long des murailles, j’vous avais pas rencontré et suivi jusqu’à vot’porte. En fin de compte, j’veux régler avec vous, et c’te fois pour de bon ; vous savez c’qui faut faire.

— J’ai toujours vécu seul, Riderhood ; et n’ai aucune ressource, en dehors de moi-même ; je ne connais personne ; je n’ai pas un seul ami.

— V’là un mensonge, dit Riderhood ; vous en avé une, d’amie, j’la connais ; et c’t’amie-là est bonne pour un livret de caisse d’épargne, ou je n’suis qu’un singe bleu.

La figure de Bradley s’assombrit ; sa main se ferma lentement sur la bourse, qu’il attira de son côté ; et reprenant sa chaise, il prêta l’oreille à ce que l’autre allait dire.

« Avant hier, reprit Riderhood, j’me suis trompé de boutique ; et me v’là, par saint George ! au milieu de jeunes demoiselles. Au-dessus des petites demoiselles j’aperçois une maîtresse. Et j’dis, moi, que c’te maîtresse-là vous aime assez pour vend’ jusqu’à sa dernière guenille afin d’vous tirer d’peine. Dites-lui de l’faire. »

Bradley le regarda en face, et par un mouvement si rapide, que Riderhood ne sachant trop comment prendre ce regard, affecta d’être occupé de la fumée de sa pipe, qu’il écarta de la main, et sur laquelle il souffla pour l’éloigner.

« Vous avez vu cette maîtresse de pension ? demanda Bradley en détournant les yeux, mais de cette voix calme qu’il avait eue précédemment.

— Oui, répondit l’autre, j’y ai parlé ; j’y ai pas dit grand’ chose. En m’voyant tomber au milieu d’ses petites misses, elle a été comme éperdue ; — j’ai jamais passé pour et’ un homme à ladies — et pour lors (j’avais dit qu’ j’me trompais, qu’j’allais chez le voisin) ; elle m’a emmené dans son parloir, espérant, disait-elle, qu’y avait pas de malheur. Oh ! pas du tout, que j’dis, j’vas seulement le voir, pace que, lui et moi, nous sommes de grands amis ; et v’là tout. Mais j’ai vu ce qu’en était ; et j’vous dis qu’elle a d’quoi. »

Bradley remit la bourse dans sa poche, se serra le poignet gauche avec la main droite ; et se roidissant sur sa chaise, il regarda le feu d’un air impassible.

« Vous l’avez sous la main, poursuivit Riderhood ; é n’peut pa y êt’ davantage ; nous allons retourner chez nous, et vous ferez ben de la plumer tout de suite. Quand l’affaire sera réglée, vous vous marierez ensemb’. Elle a un joli minois ; et après l’dessous que vous venez d’avoir vous n’pouvez guère trouver mieux. »

Plus un mot ne fut dit par Bradley ; il ne changea pas d’attitude, ne desserra même pas les doigts, dont il s’étreignait le poignet gauche. Comme si la flamme, qu’il regardait d’un œil fixe, avait eu le pouvoir de le transformer en vieillard, les sombres lignes de sa figure se creusaient de plus en plus ; ses yeux devenaient de plus en plus caves, son teint de plus en plus pâle. On eût dit que ses traits se couvraient de cendres, que ses cheveux perdaient leur couleur et leur texture.

Ce ne fut qu’au moment où le jour tardif pénétra dans la chambre, que bougea cette statue dépérissante. Elle se leva lentement, alla s’asseoir dans l’embrasure de la fenêtre, et regarda au dehors.

Riderhood avait passé la nuit dans son fauteuil ; il avait murmuré à diverses reprises qu’il faisait un froid rude ; il s’était levé pour remettre du charbon, avait répété que le feu allait vite, et avait fini par se taire, en voyant qu’il n’obtenait de son compagnon ni un mot ni un geste. Il était en train de préparer son café lorsque Bradley quitta la fenêtre, mit son par-dessus et prit son chapeau.

« Est-ce qu’avant de partir, nous n’cassons pas une croûte ? dit Riderhood ; c’est mauvais, par la gelée, d’sortir l’estomac vide. »

Bradley ne parut pas entendre ; il ouvrit la porte, et s’en alla. Riderhood saisit le pain qui était sur la table, et, son paquet sous le bras, le suivit immédiatement.

Ils marchaient en silence, à côté l’un de l’autre, se dirigeant vers Londres. Quand ils eurent fait trois milles, Bradley se retourna brusquement et revint sur ses pas. Riderhood se retourna aussitôt, et ils revinrent côte à côte.

Bradley rentra dans la maison, Riderhood le suivit. Bradley alla s’asseoir près de la fenêtre, Riderhood près du feu. Au bout d’une heure, peut-être davantage, Bradley se leva tout à coup et sortit ; mais pour tourner le dos à la ville. L’instant d’après, Riderhood l’avait rejoint, et ils se retrouvaient côte à côte.

Bradley pressa le pas ; Riderhood l’accompagnait toujours. Voyant qu’il ne pouvait pas s’en délivrer, il se retourna et reprit le chemin qu’il venait de suivre, toujours avec Riderhood. Cette fois ni l’un ni l’autre ne rentra dans la maison. Bradley s’arrêta au bord de l’écluse, sur l’herbe couverte de neige, et regarda la rivière. La gelée avait suspendu la navigation, et il ne vit qu’un désert blanc et jaune.

« Voyons, maît’, allons-nous en, dit Riderhood ; c’est là un jeu inutile ; à quoi bon ! gna qu’un moyen de vous débarrasser de moi : c’est d’ régler not’ compte. Allez où c’que vous voudrez, j’vous lâcherai pas. »

Sans dire un mot, Bradley passa devant lui, et traversa la passerelle qui conduisait aux portes de l’écluse.

« V’là qu’est pas raisonnab’, dit Riderhood en le suivant ; quand vous serez au bout, c’qui n’sera pas long, i’ faudra revenir. »

Bradley ne fit pas attention à ces paroles ; il s’appuya contre un poteau, et y resta les yeux baissés.

« Puisque j’suis là, grommela Riderhood, j’vas en profiter pour changer mes portes. »

Les battants de la porte, qui était ouverte, grincèrent, l’eau se précipita en bouillonnant, les battants se rejoignirent et l’écluse se retrouva fermée.

« Vaudrait mieux êt’ raisonnable, reprit Riderhood en passant devant Bradley ; vous n’y gagnerez pas ; j’ n’en serai qu’ pus dur quand nous réglerons. — Voulez-vous ben me laisser ! »

Bradley venait de lui jeter les bras autour du corps, et il lui semblait être pris dans un étau. Tous les deux étaient au bord de l’écluse, à égale distance des deux portes.

« Lâchez-moi, dit Riderhood, ou j’vas jouer du couteau ; lâchez-moi, que j’ vous dis. »

Bradley tirait vers l’écluse ; Riderhood du côté de la berge. Étreinte vigoureuse, et lutte désespérée ! Un demi-tour sur lui-même, et Riderhood, qui avait alors le dos tourné vers l’abîme, recula toujours, repoussé par Bradley.

« Lâchez-moi, dit-il ; qué qu’ vous voulez faire ! Vous n’me noierez pas. Je vous l’ai dit : un homme qu’on a repêché une fois, n’peut pus être néyé.

— Je peux l’être, moi, répondit Bradley d’une voix sourde ; vous ne me quitterez pas ; je vous tiens vivant, je vous tiendrai mort ; descendons. »

Quand on les retrouva sous la vase et l’écume, derrière l’une des portes pourrissantes, Riderhood avait lâché prise, probablement dans la chute ; ses yeux fixes étaient tournés vers le ciel ; mais il avait toujours pour ceinture les bras d’Headstone, cercle de fer qui n’avait pas fléchi.