L’Amour suprême/Une profession nouvelle

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UNE PROFESSION NOUVELLE


On lira bientôt les faits suivants, aux Nouvelles de la Province, sur les gazettes rédigées, comme on le sait, dans ce style équivoque et goguenard, parfois macaronique, souvent même trivial, qu’affectent (il faut bien se l’avouer) quelques trop avancés radicaux. — Ce style, qui veut sembler plaisant, ne témoigne que d’une sorte de régression vers l’Animalité.

« Récemment unie à ce brillant et déjà légendaire vicomte Hilaire de Rotybal, ce digne rejeton d’une souche des plus illustres hobereaux de l’Angoumois, la délicieuse, la jeune et mélancolique vicomtesse Herminie, hélas ! de Rotybal, née Bonhomet, se promenait, hier, assez tard, dans le parc de son manoir, le bras languissamment appuyé sur celui du sous-lieutenant de cavalerie bien connu, son cousin. La nuit d’été, des plus douces, les éclairait de toutes ses étoiles. Tout à coup, provenue, croit-on, de la hauteur de certains grands arbres lointains, une détonation, pareille à celle d’un violent coup de carabine, éclata. L’exquise jeune femme jeta un cri et tomba ensanglantée entre les bras de son étincelant cavalier. Des serviteurs accoururent. Transportée dans sa chambre, l’on s’aperçut que la châtelaine était mourante : sa tête charmante était à moitié brisée par un projectile — que les hommes de l’art, mandés en toute hâte, n’ont encore pu extraire sous l’abondante chevelure, coagulée sur la blessure béante. — Ce matin, vers les dix heures moins dix minutes, après un long, spasmodique et douloureux coma, la vicomtesse a rendu l’âme. L’on va procéder à l’autopsie de l’encéphale et remettre le projectile aux mains de l’autorité.

« De graves soupçons, des charges accablantes pèsent sur son époux, dont, si l’on en croit les on-dit, la jalousie pouvait être, à bon droit, depuis trop longtemps éveillée. Circonstance toute spéciale : vingt minutes après l’événement, comme on recherchait de tous côtés le vicomte, nos agents l’ont happé à la gare, au moment où, valise en main, il sautait dans l’express de la capitale. Conduit chez M. le juge d’instruction (absent pour constatation de cinq autres crimes), M. de Rotybal a dû passer la nuit à la maison d’arrêt. Pendant le trajet, il n’a daigné parler à M. le Commissaire de police que d’une certaine Société de Divorceurs ( ?) à laquelle il voulut (vainement) télégraphier à Paris, pour suspendre, disait-il, une commande importante. — Feindrait-il déjà la démence ? L’on pense qu’au moment où paraîtront ces lignes il aura subi son premier interrogatoire. L’on s’attend à des aveux. L’émoi, dans la localité, est considérable.

« Toutefois, que nos lecteurs se rassurent : malgré le « titre » du prévenu, le clergé, cette fois, n’étouffera point l’affaire ; — le ciel n’ayant plus rien à voir, Dieu merci ! dans les démêlés de nos cours d’assises. »


Voici, d’après le compte rendu de M. le greffier, le colloque étrange — et dont les plus sceptiques seront révoltés — qui s’est échangé, le lendemain matin, dans le cabinet de M. le juge d’instruction, cabinet où M. le vicomte de Rotybal, après sa nuit de détention préventive, a été introduit à la première heure. Le vénérable magistrat a, tout d’abord, paru quelque peu surpris à l’aspect d’un jeune homme dont la distinction de visage et de manières semblait démentir d’avance le crime odieux où l’impliquait la rumeur publique. Sévèrement menacé toutefois d’une confrontation avec la dépouille de celle que tous nommaient déjà « sa victime », le jeune gentilhomme, interrompant son interlocuteur avec ce sourire de l’homme du monde qui ne le quitte jamais :

— Monsieur, a-t-il dit, en assurant son lorgnon avec le plus grand calme, vous errez étonnamment, je dois vous en avertir. L’un des déplaisirs principaux que me cause cette énigmatique mésaventure est de me voir inculpé d’une action ridicule. Voilà bien la foule et ses vains propos ! M’embusquer, disons-nous, sur telle maîtresse branche, pour tirer, comme simple caille, une aimable femme qui, de plus, est mienne ? Et ce, par « jalousie ?… » Ah ! je doublerais trop mal, vraiment, les Tamberlick pour chanter les Othellos jusqu’à cet ut dièse. En me supposant même capable d’une fantaisie pareille, n’eussé-je pas eu la sagacité de me procurer, du moins, le flagrant délit ? — Laissons cela. D’ailleurs, tenez : dissipons, d’un mot, toutes ces ombres. La profession que j’exerce est incompatible avec ces exagérations d’un autre âge, monsieur : je suis divorceur.

— Plaît-il ?

— Oh ! mais d’un divorceur… à rendre des points au Sénat. — Ici, le devoir étant d’être expansif, je m’explique.

Après six mois d’union (c’est mon chiffre, en général, monsieur), je vous dirai que la vicomtesse et moi, revenus des premiers éblouissements, nous n’étions plus liés que par cette estime affectueuse qui rend si douces les confidences mutuelles. Dans le monde, nous n’accordons pas une excessive importance, voyez-vous, au fait de se prévenir l’un l’autre des inclinations nouvelles que l’on peut éprouver à la longue. Bref, pour vous notifier la véritable situation de notre ménage en trois mots, voici dans quelles conditions convenues nous avions contracté cette alliance. — Bien avant cette hyménée, mon patrimoine s’étant volatilisé, de bonne heure, aux creusets du jeu, des soupers et des femmes, j’avais dû reconnaître au plus noir d’une détresse où pas un ami ne m’eût avancé cinq cents louis, qu’il fallait être, comme on dit, de son siècle. Or, comment vivre dignement ? Noblesse oblige !… Après m’être longtemps posé cette question, je me décidai, pour ne point demeurer oisif, à fonder la Société des Divorceurs, dont je suis président.

Vous allez voir comme c’est simple. C’est l’œuf de Christophe Colomb. J’ajouterai même que c’est un secret — et que l’incident mystérieux qui me fait si absurdement votre prisonnier en pouvait seul entraîner la révélation. D’ailleurs, bast ! comme je me retire, après moi le déluge !

— Continuez… continuez…, a répondu M. le juge en ouvrant de grands yeux.

— Voici donc.

(Ici, le vicomte a pris une voix de tête et a débité avec une extrême volubilité le discours suivant) :

— Sitôt averti par nos émissaires, (de fins limiers ceux-là !) — que telle jeune personne, de famille « honorable » s’en est laissé un peu trop conter, je tombe, incontinent et comme du ciel, dans la province, aux frais de la Société, à 15% d’intérêts et me fais aisément présenter dans la famille consternée. Là, jetant mon nom par les croisades, je laisse entendre (avec des périphrases de la plus suave distinction, bien entendu !) que je suis prêt à sacrer d’avance, de l’écusson (d’ailleurs assez casanier, entre nous) des Rotybal, la frêle créature appelée à pénétrer prochainement en notre système solaire, — au cours d’un traditionnel voyage en Italie, par exemple. — Mais comme a su dire excellemment le poète de l’Honneur et l’Argent, « les affaires sont les affaires », cent gais mille francs, tout net, sont mon chiffre, au provisoire contrat de cet hymen. Ah ! vous voyez ? je suis dans le mouvement. Avec mon système, tout le monde est heureux. Bref, je suis de ceux sur la pierre desquels on inscrira : Transiit benefaciendo. Pour emporter la situation, je sais insinuer, même, sous mille poétiques circonlocutions, à ma fiancée, que la Nature, plus enjouée que de coutume le jour de ma naissance, m’a doué d’une myopie… décidée. — Six mois après, de concert avec la vicomtesse, je fais constater l’incompatibilité d’humeur, avec sévices et dissipations, au besoin concubinage, par les divers membres de notre Société, — le tout à charge de revanche, car l’union fait la force. J’accepte tous les torts, je feins l’opposition la plus furieuse… et crac ! je divorce ! laissant noms et titres à mon fils, un Rotybal sérieux ; revêtu, comme vous voyez, de toutes les herbes de la Saint-Jean. Ci, donc, nos cent mille francs.

Le semestre suivant, sur un nouvel avis, j’adviens en un département vierge ; fort de mes économies précédentes, quelles défiances éveillerais-je ?

Même jeu. Six mois après, crac ! je divorce. Et ainsi de suite. Je fais boule de neige. — Réussir ? Question d’entraînement. Vous voyez comme c’est simple. Je vous le répète : c’est l’œuf de Christophe Colomb.

À ces paroles, M. le juge d’instruction a regardé assez longtemps, en silence, le jeune vainqueur ; — puis :

— L’ignoble cynisme avec lequel…

— Permettez ! a interrompu — toujours souriant ! — M. de Rotybal de sa même voix flûtée ; je devais clore ma série (la demi-douzaine) à ma dernière alliance. Il faut savoir se modérer. Ma fortune se montant aujourd’hui, d’ailleurs, à ce beau million de mes rêves qui ne doit rien à personne, étant légalement conquis. J’allais donc me retirer des affaires, laissant ma sixième vicomtesse contempler paisiblement, avec son très cher cousin, les trois perles surannées de tous les Rotybal que bons pourront leur sembler — (notre divorce, convenu d’avant les fiançailles, étant déjà en instance), — j’allais, dis-je, enfin recommencer à Paris, — mais, cette fois, d’une manière expérimentée et durable, cette chère et délicieuse vie de garçon, la seule qu’un gentilhomme vraiment moderne puisse et doive préférer, lorsque vos sbires m’ont prié de les suivre et m’ont narré, en chemin, la tragique aventure d’hier soir. Fort bien. Mais une mauvaise nuit est bientôt passée.

Voici qu’il fait jour. Vous êtes et devez être un homme sérieux. Réfléchissez. Comment admettre qu’avec ses principes, ce caractère — soucieux de l’amour conjugal autant que de l’une de ces cerises de couleur foncée vulgairement nommées guignes — avec ces goûts positifs, pratiques, précis, encouragés par la Loi, — j’ai commis l’insanité d’une aussi excessive esclandre ? C’est une plaisanterie. Exterminer ma femme ! Comme vous y allez ! Malpeste !… Non. Je suis trop honnête, moi, monsieur, pour tuer ma femme ! Bref, j’ai choisi l’état de mari modèle — et je m’y tiens.

— En un mot, a riposté le magistrat, pour vous refaire une fortune, vous vous êtes fait entrepreneur de polygamie légale ? Vous faites profession de remarier vos femmes légitimes ?

— Vous semblerait-il préférable que je me fusse fait littérateur ?

— Avant de recourir à cette extrémité nouvelle, ne pouviez-vous solliciter quelque poste honorable ?…

— Merci ! pour me faire plaindre ? Ou pour obtenir, à force de protections, quelque emploi de graisseur de chemins de fer, — aubaine dont le diplôme n’arrive presque toujours qu’après le décès du quémandeur, comme la grâce des quatre sergents de la Rochelle ?… À d’autres ! — Mais vous savez bien, homme sérieux que vous êtes, que ruiner courageusement sa femme, s’installer à demeure chez quelque facile enfant, pousser, d’un élégant doigté, quelque carte bizeautée au cercle, et laisser dire, — bref, demeurer, à tout prix, ce qu’on appelle un homme brillant, — sera toujours mieux porté. Le reste ? Vétilles qui s’excusent ou s’oublient dans la huitaine. Croyez-moi : ne frondons pas l’opinion du monde. À quoi bon s’attirer le sourire des gens d’élite ? Vantons, par bienséance et par devoir, la morale des rêves, que ne pratique personne, soit ! mais conformons-nous à celle qui a cours : les débris des lances qu’a rompues le chevalier de la Triste-Figure sont tombés en poudre, il y a belle lurette, chez tous nos marchands de bric-à-brac. Je plains donc les retardataires endiablés et incorrigibles qui me refuseraient leur estime, dont je n’ai, d’ailleurs, cure, l’ayant pesée. — Sur ce, monsieur, comme je suis très étonné d’être veuf, — cas bizarre et que je n’avais pas prévu, — et comme le moment serait mal choisi de m’étendre davantage, souffrez que j’aille rendre enfin les derniers devoirs à celle qui n’est plus : je pense que son désolé cousin, son fiancé, le baron de Z…, a déjà pris le deuil ; de plus longs retards, de mon côté, seraient inconvenants… et, quant à l’enquête, vous instrumenterez là-bas plus sérieusement qu’ici, n’est-il pas vrai ?… Allons, partons : mon tilbury doit m’attendre en bas ; d’ici chez moi, c’est l’affaire de vingt minutes.

Ce disant, et pendant que M. le juge d’instruction l’écoutait encore, bouche à demi béante, le vicomte de Rotybal a saisi son chapeau sur une chaise et s’est levé, prêt à supplier le magistrat de passer le premier.


À ce point de l’entretien, M. le commissaire de police de la ville de est entré précipitamment, retour du château.

Remettant un pli cacheté à M. le juge d’instruction, puis offrant un profond salut au jeune gentilhomme :

— Voici le compte rendu de l’autopsie, dressé en ma présence par les docteurs de la Faculté, a-t-il dit.

Ayant parcouru d’un coup d’œil le pli doctoral, ce fut avec une sorte de stupeur nouvelle que le magistrat donna lecture du rapport suivant, — (rédigé toujours en ce style d’ess-bouquet radical et recommandé pour le mouchoir, que nous avons préconisé au début de ce récit) :


« Monsieur le juge d’instruction,

« Nous nous empressons de porter à votre connaissance le résultat de nos examens. Ce matin, sur les huit heures, nous avons eu l’honneur d’extraire de la pulpe cérébrale de madame la vicomtesse de Rotybal le projectile qui a causé son décès. Nous ne doutons pas que votre étonnement ne dépasse, s’il se peut, le nôtre, en apprenant que ce projectile est un très curieux spécimen de l’espèce minérale et non point un lingot de plomb. Voici l’explication, à la fois simple et des plus bizarres, de sa présence dans l’encéphale de l’intéressante défunte.

« Monsieur le juge d’instruction voudra bien se rappeler, tout d’abord, qu’en France, durant nos belles nuits d’été, à l’époque où la Nature se recueille, pour ainsi dire, dans l’universel sentiment de l’Amour, c’est par milliers et par milliers que l’on compte (au dire de la Science la plus élémentaire) ces brillants météores, ces pierres de lune qui sillonnent, en éclatant, parfois, avec la détonation d’une arme à feu, notre atmosphère. Or, chose des plus singulières ! il se trouve qu’après mûre analyse nous avons dû le reconnaître à n’en pouvoir douter : c’est d’un fatal hasard, de ce genre phénoménal (d’une rareté heureusement constatée), que la regrettée châtelaine a été l’innocente victime. L’explosion d’un bolide à hauteur des grands arbres du parc a projeté, tout bonnement, cet éclat d’ aérolithe, mortel comme celui d’un obus — et d’une manière quasi perpendiculaire — sur la tête de la jeune rêveuse, hélas !… C’est donc à notre satellite, — en un mot, c’est la Lune — qu’il faut nous en prendre. Notre doyen, professeur d’Histoire naturelle, a même l’honneur de demander à M. le vicomte de Rotybal l’autorisation de déposer ce funeste échantillon du ciel au musée de la ville.

De tout quoi, nous avons attesté, en ce jour de juin 1885.

Signé : Drs L et K. »


— Tiens ! un miracle !… s’est tranquillement écrié M. de Rotybal à la fin de cette lecture. Et ce plaisantin du journal qui prétend à mon sujet « que le ciel ne se mêle plus de nos petites affaires !… »

Après un profond moment de silence :

— Monsieur le vicomte, vous êtes libre !… a déclaré le juge d’instruction.

M. de Rotybal, non sans un grave sourire, s’est incliné.

L’instant d’après, en bas, sur la place, au milieu d’une foule qui saluait son retour par des cris joyeux, le vicomte ayant allumé une cigarette, a crayonné, toujours correct, deux mots, à la hâte, notifiant à la Société des Divorceurs de suspendre l’instance. Il a fait porter la dépêche au télégraphe par son groom.

Puis, ressaisissant les rênes de son tilbury, le vicomte a disparu au petit trot vers son manoir.