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L’Anarchie, sa philosophie, son idéal

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BIBLIOTHÈQUE SOCIOLOGIQUE — No 9


PIERRE KROPOTKINE


L’ANARCHIE
SA PHILOSOPHIE — SON IDÉAL

Conférence qui devait être faite le 6 mars 1896
dans la salle du Tivoli-Vauxhall, à Paris
— DEUXIÈME ÉDITION —



PARIS
P.-V. STOCK, ÉDITEUR
(Ancienne Librairie TRESSE & STOCK)
8, 9, 10, 11, GALERIE DU THÉÂTRE-FRANÇAIS
PALAIS-ROYAL

1896



L’ANARCHIE


SA PHILOSOPHIE — SON IDÉAL




Citoyennes et Citoyens,

Ce n’est pas sans une certaine hésitation que je me suis décidé à prendre pour sujet de cette conférence la philosophie et l’idéal de l’Anarchie.

Ceux qui sont persuadés que l’anarchie n’est qu’un ramassis de visions sur l’avenir et qu’une poussée inconsciente vers la destruction de toute la civilisation actuelle, sont encore bien nombreux, et pour déblayer le terrain des préjugés de notre éducation, il faudrait peut-être entrer dans des développements que l’on aborde difficilement dans une conférence. Il y a deux ou trois années seulement, la grande presse parisienne ne soutenait-elle pas que la seule philosophie de l’anarchiste c’est la destruction, son seul argument — la violence ?

Cependant, on a tant parlé récemment des anarchistes que partie du public a fini par lire et discuter nos doctrines. Quelquefois même on s’est donné la peine de la réflexion, et en ce moment, il y a, du moins, un point de gagné. On admet volontiers que l’anarchiste possède un idéal ; on le trouve même trop beau, trop élevé pour une société qui n’est pas composée que d’hommes d’élite.

Mais — n’est-il pas trop prétentieux de ma part de parler d’une philosophie là où, au dire de nos critiques, il n’y a que des visions pâles d’un avenir lointain ? L’anarchie peut-elle prétendre à posséder une philosophie, lorsqu’on refuse d’en reconnaître une au socialisme ?

C’est à quoi je vais essayer de répondre, en y mettant toute la précision et toute la clarté possibles, et en vous priant de m’excuser d’avance si je répète devant vous un exemple ou deux que j’ai déjà mentionnés dans une conférence faite à Londres, et qui, ce me semble, permettent de mieux saisir ce qu’il faut entendre par philosophie de l’anarchie[1].




Vous ne m’en voudrez certainement pas, si je prends tout d’abord quelques exemples élémentaires, empruntés aux sciences naturelles. Non pour en déduire nos idées sociales — loin de là ! Mais simplement pour mieux faire ressortir certains rapports, qu’il est plus facile de saisir dans les phénomènes constatés par les sciences exactes, qu’en cherchant ses exemples seulement dans les faits si complexes des sociétés humaines.

Eh bien, ce qui nous frappe surtout dans les sciences exactes en ce moment, c’est la profonde modification qu’elles subissent depuis quelques années, dans toute leur façon de concevoir les faits de l’Univers et de les interpréter.

Il y eut un temps, vous le savez, où l’homme s’imaginait la Terre placée au centre de l’Univers. Le soleil, la lune, les planètes et les étoiles semblaient rouler autour de notre globe et, pour l’homme, ce globe, habité par lui, représentait le centre de la création. Lui-même — être supérieur sur sa planète — était l’élu du créateur. Le soleil, la lune, les étoiles n’étaient faits que pour lui ; vers lui était portée toute l’attention d’un dieu, qui veillait sur le moindre de ses actes, arrêtait pour lui le soleil dans sa marche, voguait dans les nuages, lançant ses ondées ou ses foudres sur les champs et sur les villes, pour récompenser les vertus, ou châtier les crimes des habitants. Pendant des milliers d’années l’homme a ainsi conçu l’univers.

Vous savez cependant quel immense changement se produisit au seizième siècle dans toutes les conceptions de l’homme, lorsqu’il lui fut démontré que, loin d’être le centre de l’univers, la terre n’était qu’un grain de sable dans le système solaire — rien qu’une boule beaucoup plus petite que d’autres planètes ; que le soleil lui-même, cet astre immense en comparaison de notre petite terre, n’était qu’une étoile parmi tant d’autres étoiles sans nombre que nous voyons briller dans le ciel, fourmiller dans la voie lactée. Combien l’homme parut petit devant cette immensité sans bornes, combien ridicules semblèrent ses prétentions ! Toute la philosophie de l’époque, toutes les conceptions sociales et religieuses se ressentirent de cette transformation dans les idées cosmogoniques. C’est de cette époque seulement que datent les sciences naturelles, dont le développement actuel nous rend si fiers.

Mais un changement, encore plus profond et d’une portée beaucoup plus grande, est en train de s’opérer dans l’ensemble des sciences, et l’anarchie, vous allez le voir, n’est qu’une des manifestations multiples de cette évolution. Elle n’est qu’une des branches de la philosophie nouvelle qui s’annonce.




Prenez n’importe quel ouvrage d’astronomie de la fin du siècle passé ou du commencement du nôtre. Vous n’y trouverez plus, cela va sans dire, notre petite planète placée au centre de l’univers. Mais vous y rencontrerez à chaque pas l’idée d’un astre central immense — le Soleil, — qui par son attraction puissante gouverne notre monde planétaire. De cet astre central rayonne une force qui guide la marche de ses satellites et maintient l’harmonie du système. Issues d’une agglomération centrale, les planètes n’en sont pour ainsi dire que des bourgeons. À cette agglomération, elles doivent leur naissance ; à l’astre radiant qui la représente encore, elles doivent tout : le rhythme de leurs mouvements, leurs orbites savamment espacées, la vie qui les anime et orne leur surface. Et lorsque des perturbations quelconques viennent troubler leur marche et les font dévier de leurs orbites, l’astre central rétablit l’ordre dans le système ; il en assure, il en perpétue l’existence.

Cette conception s’en va aussi comme s’en est allée l’autre. Après avoir porté toute son attention sur le Soleil et les grandes planètes, l’astronome se met à l’étude des infiniment petits qui peuplent l’univers. Et il découvre que les espaces interplanétaires et interstellaires sont peuplés et sillonnés dans toutes les directions imaginables de petits essaims de matière, invisibles, infimes quand on les prend séparément, mais tout-puissants par leur nombre. Parmi ces masses, les unes, comme ce bolide qui l’autre jour semait la terreur en Espagne, sont encore assez grandes ; d’autres pèsent à peine quelques grammes ou centigrammes, tandis qu’autour d’elles voguent encore des poussières, presque microscopiques, remplissant les espaces.

Et c’est à ces poussières, à ces infiniment petits qui sillonnent l’étendue dans tous les sens avec des vitesses vertigineuses, qui s’entrechoquent, s’agglomèrent et se désintègrent, partout et toujours, c’est à eux, dis-je, que l’astronome demande aujourd’hui d’expliquer, et l’origine de notre système, soleil, planètes, et satellites, et les mouvements qui animent ses différentes parties, et l’harmonie de leur ensemble. Encore un pas, et bientôt l’attraction universelle elle-même ne sera plus qu’une résultante de tous les mouvements, désordonnés et incohérents, de ces infiniment petits — des oscillations d’atomes qui se produisent dans toutes les directions possibles.

Ainsi le centre, l’origine de la force, transporté une fois de la Terre au Soleil, se trouve éparpillé maintenant, disséminé : il est partout et nulle part. Avec l’astronome on s’aperçoit que les systèmes solaires ne sont que l’œuvre des infiniment petits, que la force qu’on croyait gouverner le système n’est elle-même, peut-être, que la résultante des chocs de ces infiniment petits ; que l’harmonie des systèmes stellaires n’est harmonie que parce qu’elle est une adaptation, une résultante de tous ces mouvements innombrables, s’additionnant, se complétant, s’équilibrant les uns les autres.

Tout l’aspect de l’univers change avec cette nouvelle conception. L’idée de force régissant le monde, de loi préétablie, d’harmonie préconçue, disparaît, pour faire place à cette harmonie que Charles Fourier avait entrevue un jour et qui n’est que la résultante des essaims innombrables de matière, marchant chacun devant soi, et se tenant mutuellement en équilibre.




Si ce n’était d’ailleurs que l’astronomie qui subît ce changement ! Mais non : la même modification se produit dans la philosophie de toutes les sciences sans exception ; celles qui traitent de la nature, comme celles qui traitent des rapports humains.

Dans les sciences physiques, les entités : chaleur, magnétisme, électricité, disparaissent. Quand un physicien parle aujourd’hui d’un corps échauffé ou électrisé, il ne voit plus une masse inanimée, à laquelle viendrait s’ajouter une force inconnue. Il s’efforce de reconnaître dans ce corps, et dans l’espace qui l’entoure, la marche, les vibrations des atomes infiniment petits qui se dirigent dans tous les sens, vibrent, se meuvent, vivent, et par leurs vibrations, leurs chocs, leur vie, produisent les phénomènes de chaleur, de lumière, de magnétisme ou d’électricité.

Dans les sciences qui traitent de la vie organique, la notion de l’espèce et de ses variations s’efface et la notion de l’individu s’y substitue. Le botaniste et le zoologiste étudient l’individu — sa vie, son adaptation au milieu. Des changements qui se produisent en lui, sous l’action de la sécheresse ou de l’humidité, de la chaleur ou du froid, de l’abondance ou de la pauvreté de la nourriture, de sa plus ou moins sensibilité aux actions du milieu extérieur, naîtront les espèces ; et les variations de l’espèce ne sont plus pour le biologiste que des résultantes — des sommes de variations, qui se sont produites dans chaque individu séparément. L’espèce sera ce que seront les individus, subissant chacun les influences sans nombre des milieux dans lesquels ils vivent, et auxquels ils répondent chacun à leur façon.

Et quand le physiologue parle de la vie d’une plante ou d’un animal, il y voit plutôt une agglomération, une colonie de millions d’individus séparés, qu’une personnalité une et indivisible. Il vous parle d’une fédération d’organes digestifs, sensuels, nerveux, etc., tous très intimement liés entre eux, tous subissant le contre-coup du bien-être ou du malaise de chacun, mais vivant chacun de sa vie propre. — Chaque organe, chaque portion d’organe, à son tour, est composé de cellules indépendantes qui s’associent pour lutter contre les conditions défavorables à leur existence. L’individu est tout un monde de fédérations, il est tout un cosmos à lui seul !

Et dans ce monde, le physiologue voit les cellules autonomes du sang, des tissus, des centres nerveux ; il reconnaît les milliards de corpuscules blancs — les phagocytes — qui se portent aux endroits du corps infectés par des microbes, pour y livrer bataille aux envahisseurs. Plus que cela : dans chaque cellule microscopique, il découvre aujourd’hui un monde d’éléments autonomes, dont chacun vit de sa vie propre, recherche pour lui-même le bien-être et l’atteint par le groupement, l’association avec d’autres que lui. Bref, chaque individu est un cosmos d’organes, chaque organe est un cosmos de cellules, chaque cellule est un cosmos d’infiniment petits ; et dans ce monde complexe, le bien-être de l’ensemble dépend entièrement de la somme de bien-être dont jouit chacune des moindres parcelles microscopiques de la matière organisée.

Toute une révolution se produit ainsi dans la philosophie de la vie.




Mais c’est surtout en psychologie que cette révolution amène aux conséquences de la plus haute portée.

Tout récemment encore, le psychologue parlait de l’homme comme d’un être entier, un et indivisible. Resté fidèle à la tradition religieuse, il aimait classer les hommes en bons et mauvais, en intelligents et stupides, en égoïstes et altruistes. Même chez les matérialistes du dix-huitième siècle, l’idée d’une âme, d’une entité indivise, continuait à se maintenir.

Mais que penserait-on aujourd’hui d’un psychologue qui parlerait encore ce langage ! Le psychologue de nos jours voit dans l’homme une multitude de facultés séparées, de tendances autonomes, égales entre elles, fonctionnant chacune indépendamment, s’équilibrant, se contredisant continuellement. Pris dans son ensemble, l’homme n’est plus pour lui qu’une résultante, toujours variable, de toutes ces facultés diverses, de toutes ces tendances autonomes des cellules du cerveau et des centres nerveux. Toutes sont reliées entre elles au point de réagir chacune sur toutes les autres, mais elles vivent de leur vie propre, sans être subordonnées à un organe central — l’âme.




Sans que j’entre dans de plus amples détails, vous voyez ainsi qu’une modification profonde se produit en ce moment dans l’ensemble des sciences naturelles. Non pas qu’elles poussent leur analyse jusqu’à des détails que l’on aurait d’abord négligés. Non ! Les faits ne sont point nouveaux, mais la façon de les concevoir est en train d’évoluer, et s’il fallait caractériser cette tendance en peu de mots, on pourrait dire que, si autrefois la science s’attachait à étudier les grands résultats et les grandes sommes (les intégrales, dirait le mathématicien), aujourd’hui elle s’attache surtout à étudier les infiniment petits, les individus dont se composent ces sommes et dont elle a fini par reconnaître l’indépendance et l’individualité, en même temps que leur agrégation intime.

Quant à l’harmonie que l’esprit humain découvre dans la nature et qui n’est, au fond, que la constatation d’une certaine stabilité des phénomènes, le savant moderne la reconnaît sans doute, aujourd’hui plus que jamais. Mais il ne cherche pas à l’expliquer par l’action de lois conçues selon un certain plan, préétablies par une volonté intelligente.

Ce que l’on appelait « loi naturelle » n’est plus qu’un rapport entre certains phénomènes, entrevu par nous, et chaque « loi » naturelle prend un caractère conditionnel de causalité : c’est-à-dire : Si tel phénomène se produit dans de telles conditions, tel autre phénomène suivra. Point de loi placée en dehors du phénomène : chaque phénomène gouverne celui qui lui succède, non la loi.

Rien de préconçu dans ce que nous appelons l’harmonie de la nature. Le hasard des chocs et des rencontres a suffi pour l’établir. Tel phénomène durera des siècles, parce que l’adaptation, l’équilibre qu’il représente, a pris des siècles à s’établir ; tandis que tel autre ne durera qu’un instant si cette forme d’équilibre momentané est née en un instant. Si les planètes de notre système solaire ne s’entrechoquent pas et ne s’entredétruisent pas chaque jour, si elles durent des millions de siècles, c’est parce qu’elles représentant un équilibre qui a pris des millions de siècles pour s’établir, comme résultante des millions de forces aveugles. Si les continents ne sont pas continuellement détruits par des secousses volcaniques, c’est qu’ils ont pris des milliers et des milliers de siècles pour être édifiés molécule à molécule et prendre leurs formes actuelles. Mais l’éclair ne durera qu’un instant, parce qu’il représente une rupture momentanée de l’équilibre, une redistribution subite des forces.

L’harmonie apparaît ainsi comme l’équilibre temporaire, établi entre toutes les forces, une adaptation provisoire ; et cet équilibre ne durera qu’à une condition : celle de se modifier continuellement ; de représenter à chaque instant la résultante de toutes les actions contraires. Qu’une seule de ces forces soit gênée pour quelque temps dans son action, et l’harmonie disparaîtra. La force accumulera son effet, elle doit se faire jour, elle doit exercer son action, et si d’autres forces l’empêchent de se manifester, elle ne s’anéantira pas pour cela, mais finira par rompre l’équilibre, par briser l’harmonie, pour retrouver une nouvelle position d’équilibre et travailler à une nouvelle adaptation. Telle l’éruption d’un volcan dont la force emprisonnée finit par briser les laves pétrifiées qui l’empêchaient de vomir gaz, laves et cendres incandescentes. Telles les révolutions.




Une transformation analogue se produit en même temps dans les sciences qui traitent de l’homme.

Aussi, voyons-nous que l’histoire, après avoir été l’histoire des royaumes, tend à devenir l’histoire des peuples, puis l’étude des individus. L’historien veut savoir comment les membres dont se composait telle nation vivaient à telle époque, quelles étaient leurs croyances, leurs moyens d’existence, quel idéal social se dessinait devant eux, et quels moyens ils possédaient pour cheminer vers cet idéal. Et par l’action de toutes ces forces, jadis négligées, il interprétera les grands phénomènes historiques.

De même le savant qui étudie la jurisprudence ne se contente plus d’étudier tel ou tel code. Comme l’ethnologue, il veut connaître la genèse des institutions qui se succèdent ; il suit leur évolution à travers les âges et, dans cette étude, il s’applique bien moins à la loi écrite qu’aux usages locaux, au « droit coutumier », dans lesquels le génie constructif des masses inconnues a trouvé son expression à toute époque. Une science toute nouvelle s’élabore dans cette direction et elle promet de bouleverser les conceptions établies que nous avons apprises à l’école, arrivant à interpréter l’Histoire de la même manière que les sciences naturelles interprètent les phénomènes de la Nature.

Enfin l’économie politique, qui fut à ses débuts une étude sur la richesse des nations, devient aujourd’hui une étude sur la richesse des individus. Elle tient moins à savoir si telle nation fait ou non un gros commerce extérieur ; elle veut s’assurer que le pain ne manque pas dans la chaumière du paysan et de l’ouvrier. Elle frappe à toutes les portes — à celle du palais comme à celle du taudis — et demande au riche comme au pauvre : « jusqu’à quel point vos besoins de nécessaire et de luxe sont-ils satisfaits ? » Et comme elle constate que les besoins les plus pressants de bien-être ne le sont pas pour les neuf dixièmes de l’humanité, elle se pose la question que se poserait un physiologiste devant une plante ou un animal : — « Quels sont les moyens de satisfaire aux besoins de tous, avec la moindre perte de forces ? comment une société peut-elle garantir à chacun et conséquemment à tous, la plus grande somme de satisfaction et de bonheur ? ». C’est dans cette direction que la science économique se transforme ; et après avoir été si longtemps une simple constatation de phénomènes interprétés dans l’intérêt des riches minorités, elle tend à devenir (ou plutôt elle élabore les éléments pour devenir) une science au vrai sens du mot — une physiologie des sociétés humaines.




En même temps qu’une nouvelle vue d’ensemble, une nouvelle philosophie, s’élabore ainsi dans les sciences, nous voyons aussi s’élaborer une conception de la société, tout à fait différente de celles qui ont prévalu jusqu’à nos jours. Sous le nom d’anarchie, surgit une interprétation nouvelle de la vie passée et présente des sociétés en même temps qu’une prévision concernant leur avenir, conçues l’une et l’autre dans le même esprit que la conception de la nature dont je viens de parler. L’anarchie se présente ainsi comme une partie intégrante de la philosophie nouvelle, et c’est pourquoi l’anarchiste se trouve en contact sur un si grand nombre de points avec les plus grands penseurs et poètes de l’époque actuelle.

En effet, il est certain qu’à mesure que le cerveau humain s’affranchit des idées qui lui furent inculquées par les minorités de prêtres, de chefs militaires, de juges tenant à asseoir leur domination et de savants payés pour la perpétuer, — une conception de la société surgit, dans laquelle il ne reste plus de place pour ces minorités dominatrices. Cette société, rentrant en possession de tout le capital social accumulé par le travail des générations précédentes, s’organise pour mettre ce capital à profit dans l’intérêt de tous, et se constitue sans refaire le pouvoir des minorités. Elle comprend dans son sein une variété infinie de capacités, de tempéraments et d’énergies individuelles : elle n’exclut personne. Elle appelle même la lutte, le conflit, parce qu’elle sait que les époques de conflit, librement débattus, sans que le poids d’une autorité constituée fût jeté d’un côté de la balance, furent les époques du plus grand développement du génie humain. Reconnaissant que tous ses membres ont, de fait, des droits égaux à tous les trésors accumulés par le passé, elle ne connaît plus la division entre exploités et exploiteurs, entre gouvernés et gouvernants, entre dominés et dominateurs, et elle cherche à établir une certaine compatibilité harmonique dans son sein, non en assujétissant tous ses membres à une autorité qui, par fiction, serait censée représenter la société, non en cherchant à établir l’uniformité, mais en appelant tous les hommes au libre développement, à la libre initiative, à la libre action, et à la libre association.

Elle cherche le plus complet développement de l’individualité, combiné avec le plus haut développement de l’association volontaire sous tous les aspects, à tous les degrés possibles, pour tous les buts imaginables : association toujours changeante, portant en elle-même les éléments de sa durée, et revêtant les formes qui, à chaque moment, répondent le mieux aux aspirations multiples de tous. Une société enfin, à laquelle les formes préétablies, cristallisées par la loi répugnent ; mais qui cherche l’harmonie dans l’équilibre, toujours changeant et fugitif, entre les multitudes de forces variées et d’influences de toute nature, lesquelles suivent leur cours et, précisément grâce à la liberté de se produire au grand jour et de se contrebalancer, peuvent provoquer les énergies qui leur sont favorables, quand elles marchent vers le progrès.

Cette conception et cet idéal de la société ne sont certainement pas nouveaux. Au contraire, quand nous analysons l’histoire des institutions populaires — le clan, la commune, le village, l’union de métier, la « guilde », et même la commune urbaine du moyen-âge à ses premiers débuts, nous retrouvons la même tendance populaire à constituer la société dans cette idée — tendance qui fut toujours entravée d’ailleurs par les minorités dominatrices. Tous les mouvements populaires portaient plus ou moins ce cachet, et chez les anabaptistes et leurs précurseurs nous trouvons les mêmes idées nettement exprimées, malgré le langage religieux dont on se servait alors. Malheureusement, jusqu’à la fin du siècle passé, cet idéal fut toujours entaché d’un esprit théocratique, et ce n’est que de nos jours qu’il se présente débarrassé des langes religieux, comme une notion de la société déduite de l’observation des phénomènes sociaux.

C’est seulement aujourd’hui que l’idéal de société où chacun ne se gouverne que par sa propre volonté (laquelle est évidemment un résultat des influences sociales que chacun subit), s’affirme sous son côté économique, politique et moral à la fois, et qu’il se présente appuyé sur la nécessité du communisme, imposé à nos sociétés modernes par le caractère éminemment social de notre production actuelle.




En effet, nous savons fort bien aujourd’hui qu’il est futile de parler de liberté tant que l’esclavage économique existe.

« Ne parle pas de liberté — la pauvreté c’est l’esclavage ! » n’est plus une vaine formule : elle a pénétré dans les idées des grandes masses ouvrières, elle s’infiltre dans toute la littérature de l’époque, elle entraîne ceux-là même qui vivent de la pauvreté des autres et leur ôte l’arrogance avec laquelle ils affirmaient jadis leurs droits à l’exploitation.

Que la forme actuelle d’appropriation du capital social ne peut plus durer — là-dessus des millions de socialistes dans les deux mondes sont déjà d’accord. Les capitalistes eux-mêmes sentent qu’elle s’en va et n’osent plus la défendre avec l’aplomb d’autrefois. Leur seule défense se réduit au fond à nous dire : « Vous n’avez rien inventé de mieux ! » Quant à nier les conséquences funestes des formes actuelles de la propriété, ils ne le peuvent pas. Ils pratiquent ce droit, tant qu’on leur en laisse encore la latitude, mais sans chercher à l’asseoir sur une idée.

Cela se comprend.

Voyez, par exemple, cette ville de Paris — création de tant de siècles, produit du génie de toute une nation, résultant du labeur de vingt ou trente générations. Comment soutenir devant l’habitant de cette ville, qui travaille chaque jour à l’embellir, à l’assainir, à l’alimenter, à la pourvoir de chefs-d’œuvre du génie humain, à en faire un centre de pensée et d’art, — comment soutenir devant lui, qui crée tout cela, que les palais qui ornent les rues de Paris appartiennent en pleine justice à ceux qui en sont aujourd’hui les propriétaires légaux, alors que nous tous en faisons la valeur, puisque sans nous, elle serait nulle.

Pareille fiction peut se maintenir pendant quelque temps par l’adresse des éducateurs du peuple. Les gros bataillons ouvriers peuvent même ne pas y réfléchir. Mais du moment qu’une minorité d’hommes pensants agite cette question et la soumet à tous, il ne peut plus y avoir de doute sur la réponse. L’esprit populaire répond : « C’est par la spoliation qu’ils détiennent les richesses ! ».

De même, comment faire croire au paysan que cette terre seigneuriale ou bourgeoise appartient au propriétaire en droit légitime, lorsque le paysan nous dira l’histoire de chaque lopin de terre à dix lieues à la ronde ? Comment lui faire croire surtout qu’il soit utile pour la nation que monsieur un tel garde cette terre pour son parc, alors que tant de paysans des alentours ne demandent qu’à la cultiver ?

Comment faire croire enfin à l’ouvrier de telle usine, ou au mineur de telle mine, que l’usine et la mine appartiennent équitablement à leurs maîtres actuels, alors que l’ouvrier et même le mineur commencent à voir clair dans les Panama, les pots de vin, les chemins de fer français ou turcs, le pillage de l’État et le vol légal, sur lesquels se bâtit la grande propriété commerciale ou industrielle ?

Au fait, les masses ont-elles jamais cru aux sophismes enseignés par les économistes, plutôt pour confirmer les exploiteurs dans leurs droits, que pour convertir les exploités ! Écrasés par la misère, ne trouvant aucun appui dans les classes aisées, le paysan et l’ouvrier ont simplement laissé faire, quitte à affirmer leurs droits de temps à autre par des jacqueries. Et si tel ouvrier des villes a pu croire un moment que le jour arriverait où l’appropriation personnelle du capital profiterait à tous, en constituant un fonds de richesses au partage desquelles tout le monde serait appelé, cette illusion s’en va aussi comme tant d’autres. L’ouvrier s’aperçoit que déshérité il fut, déshérité il reste ; que pour arracher à ses maîtres la moindre partie des richesses constituées par ses efforts, il doit recourir à la révolte ou à la grève, c’est-à-dire s’imposer les transes de la faim, et affronter l’emprisonnement, si ce n’est s’exposer aux fusillades impériales, royales ou républicaines.

Mais un mal autrement profond du système actuel s’affirme de plus en plus. C’est que dans l’ordre d’appropriation privée, tout ce qui sert à vivre et à produire — le sol, l’habitation, la nourriture et l’instrument de travail, — une fois passé aux mains de quelques-uns, ceux-ci empêchent continuellement de produire ce qui est nécessaire pour donner le bien-être à chacun. Le travailleur sent vaguement que notre puissance technique actuelle pourrait donner à tous un large bien-être, mais il perçoit aussi comment le système capitaliste et l’État empêchent dans toutes les directions de conquérir ce bien-être.

Loin de produire plus qu’il ne faut pour assurer la richesse matérielle, nous ne produisons pas assez. Le paysan, quand il convoite les parcs et les jardins des flibustiers de l’industrie et des panamistes, autour desquels le juge et le gendarme montent la garde, comprend cela, puisqu’il rêve de les couvrir de récoltes qui auraient — il le sait — porté l’abondance dans les villages où l’on se nourrit de pain à peine arrosé de piquette.

Le mineur, lorsque, trois jours par semaine, il est forcé de se promener les bras ballants, pense aux tonnes de charbon qu’il pourrait extraire et dont on manque partout dans les ménages pauvres.

Le travailleur, lorsque son usine chôme et qu’il court les rues à la recherche de travail, voit les maçons chômer comme lui, alors qu’un cinquième de la population de Paris habite des taudis malsains ; il voit les cordonniers se plaindre de manque d’ouvrage alors que tant de gens manquent de chaussures, — et ainsi de suite.

En effet, si certains économistes se plaisent à faire des traités sur la sur-production et s’ils expliquent chaque crise industrielle par cette cause, ils seraient cependant bien embarrassés si on les sommait de nommer un seul article que la France produise en quantités plus grandes qu’il n’en faut pour satisfaire les besoins de toute la population. Ce n’est certainement pas le blé : le pays est forcé d’en importer. Ce n’est pas non plus le vin : les paysans n’en boivent que bien peu et lui substituent la piquette, et la population des villes doit se satisfaire de produits frelatés. Ce ne sont évidemment pas les maisons : des millions vivent encore dans des chaumières à une ou deux ouvertures. Ce ne sont même pas les livres, bons ou mauvais, qui sont encore un objet de luxe pour le village. Un seul article est produit en quantités plus grandes qu’il n’en faut, — c’est le budgétivore ; mais cette marchandise ne figure pas dans les cours d’économie politique, alors qu’elle en a bien les attributs, puisqu’elle se vend toujours au plus donnant.

Ce que l’économiste appelle sur-production n’est ainsi qu’une production qui dépasse la force d’achat des travailleurs, réduits à la pauvreté par le Capital et l’État. Or, cette sorte de sur-production reste fatalement la caractéristique de la production capitaliste actuelle, puisque — Proudhon l’avait déjà bien dit — les travailleurs ne peuvent pas acheter avec leurs salaires ce qu’ils ont produit, et grassement nourrir en même temps les nuées d’oisifs qui vivent sur leurs épaules.

L’essence même du système économique actuel est que l’ouvrier ne pourra jamais jouir du bien-être qu’il aura produit, et que le nombre de ceux qui vivent à ses dépens ira toujours en augmentant. Plus un pays est avancé en industrie, plus ce nombre est grand. Forcément encore, l’industrie est dirigée, et devra être dirigée, non pas vers ce qui manque pour satisfaire aux besoins de tous, mais vers ce qui, à un moment donné, rapporte les plus gros bénéfices temporaires à quelques-uns. De toute nécessité, l’abondance des uns sera basée sur la pauvreté des autres, et le malaise du grand nombre devra être maintenu à tout prix, afin qu’il y ait des bras qui se vendent pour une partie seulement de ce qu’ils sont capables de produire ; sans cela, point d’accumulation privée du capital !

Ces traits caractéristiques de notre système économique en font l’essence même. Sans eux, il ne peut exister : car, qui donc vendrait sa force de travail pour moins que ce qu’elle est capable de donner, s’il n’y était forcé par la menace de la faim ? Et ces traits essentiels du système en sont aussi la plus écrasante condamnation.




Tant que l’Angleterre et la France furent les pionniers de l’industrie, au sein des nations arriérées dans leur développement technique, et tant qu’elles purent vendre à leurs voisins leurs laines, leurs cotonnades et leurs soies, leur fer et leurs machines, ainsi que toute une série d’objets de luxe, à des prix qui leur permettaient de s’enrichir aux dépens de leur clientèle, — le travailleur pouvait être maintenu dans l’espoir que lui aussi serait appelé à s’approprier une part de plus en plus large du butin. Mais ces conditions disparaissent. Les nations arriérées il y a trente ans sont devenues à leur tour de grands producteurs de cotonnades, de laines, de soies, de machines et d’objets de luxe. Dans certaines branches de l’industrie elles ont même pris les devants et, sans parler du commerce lointain, où elles combattent leurs sœurs aînées, elles viennent déjà leur faire la concurrence sur leurs propres marchés. En peu d’années, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, les États-Unis, la Russie et le Japon, sont devenus des pays de grande industrie. Le Mexique, les Indes, voire même la Serbie, emboîtent le pas et — que sera-ce quand le Chinois commencera à imiter le Japonais en fabriquant aussi pour le marché universel ?

Il en résulte que les crises industrielles dont la fréquence et la durée vont en augmentant sont passées dans maintes industries à l’état chronique. De même, la guerre pour les marchés en Orient et en Afrique est depuis plusieurs années à l’ordre du jour ; voilà vingt-cinq années déjà que l’épée de la guerre européenne est suspendue sur les États européens. Et si cette guerre n’a pas encore éclaté, c’est surtout, peut-être, parce que la grosse finance trouve avantageux que les États s’endettent toujours de plus en plus. Mais le jour où la haute banque trouvera son compte à ce que la guerre éclate, les troupeaux humains seront lancés contre d’autres troupeaux et s’entre-tueront pour arranger les affaires des maîtres financiers de l’univers.

Tout s’enchaîne, tout se tient dans le système économique actuel, et tout concourt à rendre inévitable la chute du système industriel et marchand, sous lequel nous vivons. Sa durée n’est plus qu’une question de temps, que l’on peut chiffrer déjà par années et non plus par siècles. Une affaire de temps — et d’énergie d’attaque de notre part ! Les paresseux ne font pas l’histoire : ils la subissent !




C’est pourquoi des minorités si puissantes se constituent au sein de toutes les nations civilisées, et demandent à hauts cris le retour à la communauté de toutes les richesses accumulées par le travail des générations précédentes. La communalisation du sol, des mines, des usines, des maisons habitées et des moyens de transport est déjà le mot d’ordre de ces fractions imposantes, et la répression — cette arme favorite des riches et des puissants — ne peut plus rien pour arrêter la marche triomphale des esprits révoltés. Et si des millions de travailleurs ne se mettent pas encore en branle pour arracher de vive force le sol et l’usine aux accapareurs, — soyez sûrs que ce n’est pas faute d’en avoir envie. Ils attendent seulement, pour le faire, des événements propices — un moment comme celui qui se présenta en 1848, où ils pourront se lancer dans la démolition du régime actuel, avec l’espoir d’être soutenus par un mouvement international.

Ce moment ne peut tarder de venir, car depuis que l’Internationale fut écrasée par les gouvernants en 1872, — surtout depuis lors — elle a fait des progrès immenses, dont ses plus ardents partisans souvent ne réalisent pas l’importance. Elle est constituée de fait, dans les idées, dans les sentiments, dans l’établissement de rapports continuels. Il est vrai que la plutocratie française, anglaise, italienne, allemande sont autant de rivales. À tout instant elles peuvent même amener les peuples à se ruer les uns contre les autres. Pourtant, soyez sûrs que le jour où la révolution communale et sociale se fera en France, la France retrouvera les vieilles sympathies chez les peuples du monde, y compris les peuples allemand, italien et anglais. Et lorsque l’Allemagne, qui, entre parenthèses, est plus proche d’une révolution qu’on ne le pense, arborera le drapeau — malheureusement jacobin — de cette révolution avec toute l’ardeur de la jeunesse et de la période ascendante qu’elle traverse en ce moment, elle trouvera de ce côté du Rhin toutes les sympathies et tout l’appui d’un peuple qui aime les révolutionnaires audacieux et hait l’arrogance de la plutocratie.




Diverses causes ont retardé jusqu’à présent l’éclosion de cette révolution inévitable. L’incertitude des rapports internationaux y est certainement pour quelque chose. Mais il y a, ce me semble, une autre cause, plus profonde, sur laquelle je voudrais attirer toute votre attention. Il se produit — de nombreux indices nous le font croire — chez les socialistes mêmes une transformation profonde dans les idées, semblable à celle que j’ai esquissée au début de cette conférence, en parlant des sciences en général. Et l’incertitude des socialistes concernant l’organisation de la société qu’ils désirent, paralyse jusqu’à un certain point leur énergie. À ses débuts, dans les années quarante, le socialisme s’était présenté comme communisme, comme république unie et indivisible, comme dictature et jacobinisme gouvernemental, appliqués dans le domaine économique. Tel était l’idéal de l’époque. Religieux ou libre-penseur, le socialiste d’alors était prêt à se soumettre à n’importe quel gouvernement fort, voire même à l’empire, pourvu que ce gouvernement refît les rapports économiques à l’avantage du travailleur.

Une profonde révolution s’est accomplie depuis, surtout chez les peuples latins et en Angleterre. Le communisme gouvernemental, comme le communisme théocratique, répugne aux travailleurs. Et cette répugnance fit surgir dans l’Internationale, une nouvelle conception, ou doctrine, le collectivisme. Cette doctrine, à ses débuts signifiait : possession collective des instruments de travail (sans y comprendre le nécessaire pour vivre) et le droit de chaque groupement d’accepter, pour ses membres, tel mode de rétribution qu’il lui plairait, communiste ou individuel. Cependant peu à peu, ce système se transforme en une espèce de compromis entre le communisme et la rétribution individuelle du salariat. Aujourd’hui, le collectiviste veut que tout ce qui sert à la production devienne propriété commune, mais que chacun soit néanmoins rétribué individuellement, en bons de travail, selon le nombre d’heures qu’il aura données à la production. Ces bons serviraient à acheter dans les magasins sociaux toutes les marchandises, au prix de revient qui serait aussi estimé en heures de travail.

Mais si vous analysez bien cette idée vous conviendrez que son essence, ainsi que la résume un de nos amis, se réduit à ceci :

Communisme partiel dans la possession des instruments de travail et l’éducation ; concurrence entre les individus et les groupes pour le pain, le logement, le vêtement ;

Individualisme pour les œuvres de la pensée et de l’art ;

Et assistance sociale pour les enfants, les malades, les personnes âgées.

En un mot — la lutte pour les moyens d’existence, mitigée par la charité. Toujours la maxime chrétienne : « Blessez pour guérir ensuite ! » Et toujours la porte ouverte à l’inquisition pour savoir si vous êtes l’homme qu’il faut laisser lutter, ou bien l’homme que monsieur l’État doit secourir.

L’idée, vous le savez, est vieille. Elle date de Robert Owen. Proudhon la préconisa en 1848 ; aujourd’hui on en fait du « socialisme scientifique ».

Il faut dire, cependant, que ce système semble avoir peu de prise sur l’esprit des masses : on dirait qu’elles en pressentent les inconvénients, pour ne pas dire l’impossibilité.

D’abord, la durée de temps donnée à un travail quelconque ne donne pas la mesure de l’utilité sociale du travail accompli, et les théories de la valeur que l’on a voulu baser, depuis Adam Smith jusqu’à Marx, seulement sur le coût de la production, évalué en travail, n’ont pas pu résoudre le problème de la valeur. Dès qu’il y a échange, la valeur d’un objet devient une quantité complexe, qui dépend, surtout, du degré de satisfaction qu’elle apporte aux besoins — non pas de l’individu, comme le disaient autrefois certains économistes, mais de la société entière, prise dans son ensemble. La valeur est un fait social. Résultat d’un échange, elle a un double aspect : le côté peine et le côté satisfaction, l’un et l’autre conçus dans leur aspect social et non individuel.

D’autre part, quand on analyse les maux du régime économique actuel, on s’aperçoit — et le travailleur le sait très bien, — que leur essence est dans la nécessité forcée pour le travailleur de vendre sa force de travail. N’ayant pas de quoi vivre pendant quinze jours à venir, placé par l’État dans l’impossibilité d’utiliser ses forces sans les vendre à quelqu’un, le travailleur se vend à celui qui promet de lui donner du travail ; il renonce aux bénéfices que son travail pourrait lui apporter, il abandonne au patron la part de lion des produits qu’il fera, il abdique sa liberté même, il renonce au droit de faire valoir son opinion sur l’utilité de ce qu’il va produire et sur la manière de le faire.

L’accumulation du capital résulte ainsi, non de sa faculté d’absorber la plus-value, mais de la nécessité dans laquelle le travailleur est placé, de vendre sa force de travail, — celui qui la vend étant sûr d’avance de ne pas recevoir tout ce que cette force produit, d’être lésé dans ses intérêts, de devenir l’inférieur de l’acheteur. Sans cela, le capitaliste n’aurait jamais cherché à l’acheter. Ce qui fait que pour changer ce système, il faut l’attaquer dans son essence, dans sa cause — la vente et l’achat. — Non dans ses effets, le capitalisme.

Les travailleurs en ont bien une vague intuition, et on les entend dire de plus en plus souvent qu’il n’y aura rien de fait si la révolution sociale ne commence par la distribution des produits, si elle ne garantit à tous ce qui est nécessaire pour vivre — c’est-à-dire le logis, la nourriture, le vêtement. Et l’on sait que cela est tout à fait possible avec les moyens puissants de production dont nous disposons. — Resté salarié, le travailleur resterait esclave de celui à qui il serait obligé de vendre sa force, — que cet acheteur soit un particulier, ou l’État.

Dans l’esprit populaire — dans cette somme de milliers d’opinions qui traversent les cerveaux humains — on sent aussi que si l’État devait se substituer au patron dans son rôle d’acheteur et de surveillant de la force de travail, ce serait encore une tyrannie odieuse. L’homme du peuple ne raisonne pas sur des abstractions, il pense en termes concrets, et c’est pourquoi il sent que l’abstraction « État » revêtirait pour lui la forme de nombreux fonctionnaires, pris parmi ses camarades d’usine ou d’atelier, et il sait à quoi s’en tenir sur leurs vertus ; excellents camarades aujourd’hui, ils deviennent demain des gérants insupportables. Et il cherche la constitution sociale qui élimine les maux actuels, sans en créer de nouveaux.

C’est pourquoi le collectivisme n’a jamais passionné les masses, qui reviennent toujours au communisme, — mais à un communisme de plus en plus dépouillé de la théocratie et de l’autoritarisme jacobin des années quarante — au communisme libre, anarchiste.

Je dirai plus. En reportant continuellement ma pensée sur ce que nous avons vu pendant ce quart de siècle dans le mouvement socialiste européen, je ne peux m’empêcher de croire que le socialisme moderne est forcément amené à faire un pas en avant vers le communisme libertaire ; et que, tant que ce pas ne sera pas fait, l’incertitude dans l’esprit populaire, que je viens de signaler, paralysera les efforts de la propagande socialiste.

Le socialisme me semble amené, par la force même des choses, à accepter que la garantie matérielle de l’existence à tous les membres de la communauté doit être le premier acte de la révolution sociale.

Mais il est aussi amené à faire encore un pas. Il est forcé de reconnaître que cette garantie doit se faire, non par l’État, mais complètement en dehors de l’État et sans son intervention.




Qu’une société, rentrée en possession de toutes les richesses accumulées dans son sein, puisse largement assurer l’abondance à tous, en retour de quatre ou cinq heures par jour de travail effectif et manuel dans la production — là-dessus l’assentiment unanime de ceux qui ont réfléchi à cette question nous est déjà acquis. Si chacun dès son enfance apprenait à connaître d’où vient le pain qu’il mange, la maison qu’il habite, le livre qu’il étudie et ainsi de suite, et si chacun s’accoutumait à compléter le travail de la pensée par le travail des bras dans quelque branche de la production manuelle, — la société pourrait facilement s’acquitter de cette tâche, sans même tabler sur les simplifications de la production que nous réserve un avenir plus ou moins proche.

Il suffit, en effet, de penser un moment au gaspillage inouï, inimaginable, de forces humaines qui se fait aujourd’hui, pour concevoir ce qu’une société civilisée peut produire, avec quelle petite quantité du travail de chacun, et quelles œuvres grandioses elle pourrait entreprendre qui sont aujourd’hui hors de question. Malheureusement, la métaphysique que l’on nomme l’économie politique ne s’est jamais occupée de ce qui devait constituer son essence — l’économie des forces.

Sur la possibilité de la richesse dans une société communiste, outillée comme nous le sommes, il n’y a plus de doutes. Là où les doutes surgissent, c’est lorsqu’il s’agit de savoir si pareille société peut exister sans que l’homme soit soumis dans tous ses actes au contrôle de l’État ; s’il n’est pas nécessaire pour arriver au bien-être, que les sociétés européennes sacrifient le peu de libertés personnelles qu’elles ont reconquises durant ce siècle, au prix de tant de sacrifices ?

Une partie des socialistes affirme qu’il est impossible d’arriver à un pareil résultat sans sacrifier sa liberté sur l’autel de l’État. L’autre, à laquelle nous appartenons, prétend au contraire que c’est seulement par l’abolition de l’État, par la conquête de la liberté entière de l’individu, par la libre entente, l’association et la fédération absolument libres, que nous pouvons arriver au communisme — à la possession commune de notre héritage social, et à la production en commun de toutes les richesses.

Là est la question qui prime toutes les autres en ce moment et que le socialisme est amené à résoudre sous peine de voir tous ses efforts compromis, tout son développement ultérieur paralysé. Analysons-la donc avec toute l’attention qu’elle mérite.




Si chaque socialiste veut se reporter en arrière dans ses souvenirs, il se rappellera sans doute la foule de préjugés qui se réveillèrent en lui, lorsqu’il arriva la première fois à penser que l’abolition du système capitaliste, de l’appropriation privée du sol et des capitaux, devient une nécessité historique.

La même chose se produit aujourd’hui chez celui qui entend dire pour la première fois que l’abolition de l’État, de ses lois, de son système entier de gérance, de gouvernementalisme et de centralisation devient aussi une nécessité historique ; que l’abolition de l’un sans l’autre est matériellement impossible. Toute notre éducation — faite, remarquez-le bien, par l’Église et par l’État, dans l’intérêt des deux — se révolte contre cette conception.

Est-elle, cependant, moins juste pour cela ? Et dans l’holocauste de préjugés que nous avons déjà fait pour notre émancipation, celui de l’État doit-il survivre ?




Je ne vais pas faire ici la critique de l’État, tant de fois déjà faite et refaite, et je suis forcé de renvoyer à une autre conférence l’analyse du rôle historique de l’État. Quelques considérations d’ordre général nous suffiront.

Et d’abord, si l’homme, depuis ses origines, a toujours vécu en sociétés, l’État n’est qu’une des formes de la vie sociale, toute récente encore pour nos sociétés européennes. L’homme vécut des milliers d’années avant que les premiers États se fussent constitués ; Grèce et Rome existèrent des siècles durant, avant d’arriver aux Empires macédonien et romain, et pour nous, Européens modernes, les États ne datent que du seizième siècle. Ce n’est qu’alors que la défaite des communes libres fut achevée, et que parvint à se constituer cette assurance mutuelle entre l’autorité militaire, judiciaire, seigneuriale et capitaliste, qui a nom « État ».

Ce n’est qu’au seizième siècle qu’un coup mortel fut porté aux idées d’indépendance locale, d’union et d’organisation libre, de fédération à tous les degrés, entre des groupes souverains, possédant toutes les fonctions, aujourd’hui accaparées par l’État. Ce n’est qu’à cette époque que l’alliance entre l’Église et le pouvoir naissant de la royauté mit fin à cette organisation, basée sur le principe fédératif, qui avait existé du neuvième au quinzième siècle et qui produisit en Europe la grande période des cités libres du Moyen Âge, dont Sismondi et Augustin Thierry, malheureusement peu lus de nos jours, avaient si bien deviné le caractère.

On connaît les moyens par lesquels cette association entre le seigneur, le prêtre, le marchand, le juge, le soldat et le roi assit sa domination. Ce fut par l’anéantissement de tous les contrats libres : des communautés de village, des guildes, des compagnonnages, des fraternités, des conjurations médiévales. Ce fut par la confiscation des terres de la commune et des richesses des guildes ; ce fut par la prohibition absolue et féroce de toute sorte d’entente libre entre hommes ; ce fut par le massacre, la roue, le gibet, le glaive et le feu que l’Église et l’État établirent leur domination — qu’ils arrivèrent à régner désormais sur des agglomérations incohérentes de sujets, n’ayant plus aucune union directe entre eux.




Aujourd’hui seulement, depuis vingt ans à peine, nous commençons à reconquérir, par la lutte, par la révolte, quelques amorces du droit d’association, qui fut librement pratiqué par les artisans et les cultivateurs du sol à travers tout le moyen-âge.

Et quelle est la tendance qui domine déjà dans la vie des nations civilisées ? N’est-ce pas celle de s’unir, de s’associer, de se constituer en mille et mille sociétés libres pour la satisfaction de tous les besoins multiples de l’homme civilisé ?

L’Europe se couvre en effet d’associations volontaires pour l’étude, pour l’instruction, pour l’industrie et le commerce, pour la science, l’art et la littérature, pour l’exploitation et pour la résistance à l’exploitation, pour l’amusement et pour le travail sérieux, pour la jouissance et pour l’abnégation, pour tout ce qui fait la vie de l’être actif et pensant. Nous voyons surgir ces sociétés dans tous les coins et recoins de chacun des domaines : politique, économique, artistique, intellectuel. Les unes ne vivent que ce que vivent les roses, d’autres se maintiennent déjà depuis des décades d’années, et toutes cherchent, en maintenant l’indépendance de chaque groupe, cercle, branche ou section, à se fédérer, à s’unir, par-dessus les frontières aussi bien que dans chaque nation, à couvrir toute la vie du civilisé d’un réseau dont les mailles s’entrecroisent et s’enchevêtrent. Leur nombre se chiffre déjà par dizaines de mille, elles embrassent des millions d’adhérents — mais y a-t-il cinquante ans que l’État et l’Église commencèrent à en tolérer quelques-unes, — quelques-unes à peine ?

Partout ces sociétés empiètent déjà sur les fonctions de l’État et cherchent à substituer l’action libre des volontaires à celle de l’État centralisé. En Angleterre on voit surgir des compagnies d’assurance contre le vol ; des sociétés de volontaires, pour la défense du territoire, des sociétés pour la défense des côtes, que l’État cherche évidemment à placer sous sa gouverne, et dont il veut faire ses instruments de domination, mais dont l’idée mère fut de se passer de l’État. N’étaient l’Église et l’État, les sociétés libres auraient déjà conquis pour l’œuvre volontaire l’immense domaine de l’éducation. Et malgré toutes les difficultés, elles commencent à envahir ce domaine et elles y font déjà sentir leur influence.

Et lorsqu’on constate les progrès qui s’accomplissent dans cette direction, malgré et contre l’État, qui tient à garder la suprématie qu’il avait conquise pendant ces trois derniers siècles ; lorsqu’on voit comment la société volontaire envahit tout et n’est arrêtée dans ses développements que par la force de l’État, on est forcé de reconnaître une puissante tendance, une force latente de la société moderne. Et on a droit de se poser cette question : — « Si d’ici cinq, dix ou vingt ans — peu importe — les travailleurs révoltés réussissaient à briser la dite société d’assurance mutuelle entre propriétaires, banquiers, prêtres, juges et soldats ; si le peuple devient maître de ses destinées pour quelques mois et met la main sur les richesses qu’il a créées et qui lui appartiennent de droit — cherchera-t-il vraiment à reconstituer à nouveau cette pieuvre, l’État ? ou bien, ne cherchera-t-il pas plutôt à s’organiser du simple au composé, selon l’accord mutuel et les besoins infiniment variés et toujours changeants de chaque localité, pour s’assurer la possession de ces richesses, pour se garantir mutuellement la vie et produire ce qui sera trouvé nécessaire à la vie ? ».

Suivra-t-il la tendance dominante du siècle, ou bien marchera-t-il contre cette tendance et cherchera-t-il à reconstituer l’autorité démolie ?




L’homme éduqué, — « le civilisé » comme disait Fourier avec mépris — frémit à l’idée que la société pourrait un jour se trouver sans juges, sans gendarmes, sans geôliers…

Mais, franchement — en avez-vous autant besoin qu’on vous l’a dit dans les bouquins ? bouquins écrits — remarquez-le bien — par des savants, qui généralement connaissent bien ce qui a été écrit par d’autres avant eux, mais, pour la plupart, ignorent absolument le peuple et sa vie quotidienne.

Si nous pouvons nous promener sans crainte, non seulement dans les rues de Paris, qui fourmillent de policiers, mais surtout dans les chemins ruraux où l’on ne rencontre que de rares passants, — est-ce à la police que nous devons cette sécurité ? ou bien, plutôt, à l’absence de gens qui tiennent à nous assommer ou à nous dévaliser ? Je ne parle évidemment pas de celui qui se trouve porteur de millions. Celui-là — un procès récent nous l’apprend — est vite dévalisé, de préférence dans les endroits où il y a autant de policiers que de lanternes. Non, je parle de l’homme qui craint pour sa vie et non pour sa bourse, remplie d’écus mal acquis. — Ses craintes sont-elles réelles ?

D’ailleurs, l’expérience n’a-t-elle pas démontré tout récemment, que Jacques l’Éventreur faisait ses exploits sous les yeux de la police de Londres — et elle est encore une des plus actives, — et qu’il ne cessa ses meurtres que lorsque la population elle-même de Whitechapel se mit à lui faire la chasse ?

Et dans nos rapports quotidiens avec les concitoyens, pensez-vous que ce soient réellement les juges, les geôliers et les gendarmes qui empêchent les actes anti-sociaux de se multiplier ? Le juge, toujours féroce puisque maniaque de la loi, le délateur, le mouchard, le policier, tout ce monde interlope qui vivote autour des bâtiments, nommés par dérision palais de Justice, ne déversent-ils pas dans la société la démoralisation à pleins flots ? Lisez les procès, jetez un regard derrière la coulisse, poussez l’analyse plus loin que la façade extérieure, et vous en sortez écœuré.

La prison qui tue dans l’homme toute volonté et toute force de caractère, qui renferme dans ses murs plus de vices qu’on n’en rencontre sur aucun autre point du globe, n’a-t-elle pas toujours été l’université du crime ? La cour d’un tribunal n’est-elle pas une école de férocité ? Et ainsi de suite.

On nous dit que quand nous demandons l’abolition de l’État et de tous ses organes, nous rêvons une société, composé d’hommes meilleurs qu’ils ne le sont en réalité. — Non, mille fois non ! Tout ce que nous demandons, c’est qu’on ne rende pas les hommes pires qu’ils le sont, par de pareilles institutions !




Un jour, un légiste allemand de grand renom, Ihering, voulut résumer l’œuvre scientifique de sa vie et rédiger un traité dans lequel il se proposait d’analyser les facteurs qui maintiennent dans la société la vie sociale. « Le but dans le droit » (Der Zweck im Rechte), tel est le titre de cet ouvrage qui jouit d’une réputation bien méritée.

Il fit un plan élaboré de ce traité et discuta avec beaucoup d’érudition les deux facteurs coercitifs : le salariat et les autres formes de coercition inscrites dans la loi. À la fin de son ouvrage il réserva deux paragraphes pour mentionner les deux facteurs non coercitifs, auxquels il n’attachait, comme de raison chez un juriste, qu’une médiocre importance — le sentiment du devoir et le sentiment de sympathie.

Mais, qu’arriva-t-il ? À mesure qu’il analysait les facteurs coercitifs, il constatait leur insuffisance. Il leur consacra un volume entier d’analyse serrée, et le résultat fut… d’amoindrir leur importance. Quand il commença les deux derniers paragraphes, quand il se mit à réfléchir sur les facteurs non-coercitifs de la société, il s’aperçut de leur importance immense, prépondérante ; il se vit forcé d’écrire un second volume, deux fois plus gros que le premier, sur ces deux facteurs, la restreinte volontaire et l’appui mutuel — et encore n’analysa-t-il qu’une partie infime de ces derniers — ceux qui résultent des sympathies personnelles, — et toucha à peine à la libre entente qui résulte des institutions sociales.

Eh bien, cessez de répéter les formules apprises à l’école, pensez à ces idées et il vous arrivera la même chose qui est arrivée à Ihering : vous reconnaîtrez l’importance minime de la coercition, comparée au facteur de l’assentiment volontaire, dans la société.

D’autre part si, suivant un conseil bien vieux, donné par Bentham, vous vous mettez à réfléchir aux conséquences funestes — directes et surtout indirectes — de la coercition légale, alors, comme Tolstoï, comme nous, vous prendrez en haine cet emploi de la force et vous arriverez à vous dire que la société possède mille autres moyens bien plus efficaces d’empêcher les actes antisociaux ; si elle les néglige aujourd’hui, c’est parce que son éducation, faite par l’Église et par l’État, sa couardise, sa paresse d’esprit, l’empêchent de voir clair dans ces questions. Quand un enfant a fait une peccadille, il est si commode de le punir : cela coupe court à toute discussion ! Il est si facile, n’est-ce pas, de faire guillotiner un homme ? Surtout quand on a un Deibler payé à l’année ? Ça nous dispense de penser aux causes des crimes.




On dit souvent que les anarchistes vivent dans un monde de rêves d’avenir, et ne voient pas les choses du présent. Nous ne les voyons que trop, peut-être, sous leurs vraies couleurs, et c’est ce qui nous fait porter la hache dans cette forêt de préjugés autoritaires qui nous obsèdent.

Loin de vivre dans un monde de visions et d’imaginer les hommes meilleurs qu’ils ne sont, nous les voyons tels qu’ils sont, et c’est pourquoi nous affirmons que le meilleur des hommes est rendu essentiellement mauvais par l’exercice de l’autorité, et que la théorie de la « pondération des pouvoirs » et du « contrôle des autorités » est une formule hypocrite, fabriquée par les détenteurs du pouvoir pour faire croire au « peuple souverain » qu’ils méprisent, que c’est lui qui gouverne. C’est parce que nous connaissons les hommes que nous disons à ceux qui s’imaginent que, sans eux, les hommes s’entre-dévoreraient : Vous raisonnez comme ce roi qui, renvoyé à la frontière, s’écriait : « Que vont devenir mes pauvres sujets sans moi ! »

Ah, si les hommes étaient ces êtres supérieurs dont les utopistes de l’autorité aiment à nous parler, si nous pouvions fermer les yeux sur la réalité et vivre, comme eux, dans un monde d’illusions sur la supériorité de ceux qui se croient appelés au pouvoir, peut-être ferions-nous comme eux. Nous croirions aux vertus des gouvernants.

Avec des maîtres vertueux, quel danger pouvait offrir l’esclavage ? Vous souvenez-vous du maître d’esclaves dont on nous a tant parlé, il y a trente ans à peine ? N’était-il pas censé prendre des soins paternels de ses esclaves ? Lui seul pouvait empêcher ces paresseux, ces nonchalants, ces enfants imprévoyants de mourir de faim. Lui, écraser ses esclaves sous le fardeau du travail, ou les mutiler sous les coups ! Comment l’aurait-il fait puisque son intérêt direct était de les bien nourrir, de bien les soigner, de les traiter comme ses enfants ! Et puis, « la loi » ne veillait-elle pas à punir les moindres écarts d’un maître qui aurait oublié ses devoirs ? Ah, que de fois on nous l’a dit ! Mais la réalité était telle que, revenu de son voyage au Brésil, Charles Darwin fut hanté toute sa vie par les cris d’angoisse d’esclaves mutilés, par les sanglots des femmes gémissant, leurs doigts serrés dans des poucettes.

Si les messieurs placés au pouvoir étaient réellement ces êtres intelligents et dévoués à la cause publique, dont les panégyristes de l’autorité aiment à nous entretenir, — quelle jolie utopie gouvernementale et patronale n’arriverait-on pas à construire ! Le patron n’y serait jamais le tyran de l’ouvrier, il en serait le père ! L’usine serait un lieu de délices et jamais des populations de travailleurs ne seraient vouées au dépérissement physique. L’État n’empoisonnerait pas ses ouvriers par la fabrication des allumettes à phosphore blanc, qu’il est si facile de remplacer par le phosphore rouge. Le juge n’aurait pas la férocité de condamner la femme et les enfants de celui qu’il envoie en prison, à souffrir des années de faim et de misère et à mourir un jour d’anémie : jamais un procureur ne demanderait la tête d’un accusé pour l’unique plaisir de faire valoir ses talents oratoires, et nulle part ne se trouverait un geôlier ni un Deibler pour exécuter les sentences que les juges n’ont pas le courage d’exécuter eux-mêmes. Que dis-je ! On n’aurait jamais assez de Plutarques pour raconter les vertus des députés, ayant les chèques en horreur ! Biribi deviendrait une pépinière austère de vertus, et les armées permanentes seraient la joie des citoyens, puisque les soldats ne prendraient le fusil que pour parader devant les bonnes d’enfants, et pour porter des bouquets de fleurs à la pointe de leurs baïonnettes !

Oh, la belle utopie, le beau rêve de Noël que l’on fait, dès qu’on admet que les gouvernants représentent une caste supérieure connaissant peu ou point les faiblesses des simples mortels ! Il suffirait alors de les faire se contrôler hiérarchiquement les uns par les autres, de leur permettre d’échanger tout au plus une cinquantaine de papiers entre divers administrateurs quand le vent abat un arbre sur une route nationale. Ou, au besoin, on les fait apprécier par ces mêmes masses de mortels, qui, douées de toutes les faiblesses dans leurs rapports mutuels, deviennent la sagesse même quand il s’agit de choisir des maîtres.

Toute la science du gouvernement, imaginée par les gouvernants eux-mêmes, est imbue de ces utopies. Mais nous connaissons trop les hommes pour en rêver de pareilles. Nous n’avons pas deux poids et deux mesures pour les vertus des gouvernés et celles des gouvernants ; nous savons que nous-mêmes ne sommes pas sans défaut et que les meilleurs d’entre nous seraient vite corrompus par l’exercice du pouvoir. Nous prenons les hommes pour ce qu’ils sont — et c’est pour cela que nous haïssons le gouvernement de l’homme par l’homme et que nous travaillons de toutes nos forces, pas assez peut-être, à y mettre fin.




Mais ce n’est pas assez de démolir. Il faut aussi savoir bâtir, et c’est faute d’y avoir assez pensé que le peuple fut toujours leurré dans toutes ses révolutions. Après avoir démoli, il abandonnait le soin de reconstruire aux bourgeois, qui, eux, possédaient une conception plus ou moins nette de ce qu’ils voulaient réaliser, et qui reconstituaient alors l’autorité en leur faveur.

C’est pourquoi l’Anarchie, lorsqu’elle travaille à démolir l’autorité sous tous ses aspects, lorsqu’elle demande l’abrogation des lois et l’abolition de mécanisme qui sert à les imposer, lorsqu’elle refuse toute organisation hiérarchique, et prêche la libre entente, travaille, en même temps, à maintenir et à élargir le noyau précieux de coutumes de sociabilité sans lesquelles aucune société humaine ou animale ne saurait exister. Seulement, au lieu de demander le maintien de ces coutumes sociables à l’autorité de quelques-uns, elle le demande à l’action continue de tous.

Les institutions et les coutumes communistes s’imposent à la société, non seulement comme une solution des difficultés économiques, mais aussi pour maintenir et développer les coutumes sociables, qui mettent les hommes en contact les uns avec les autres, établissant entre eux des rapports qui fassent de l’intérêt de chacun l’intérêt de tous, et les unissant, au lieu de les diviser.




Quand nous nous demandons, en effet, par quels moyens un certain niveau moral peut être maintenu dans une société humaine ou animale, nous n’en découvrons que trois : la répression des actes anti-sociaux, l’enseignement moral, et la pratique même de l’appui mutuel. Et puisque tous les trois ont été pratiqués, nous pouvons les juger à leurs œuvres.

Quant à l’impuissance de la répression, elle est suffisamment démontrée par le désarroi de la société actuelle et par la nécessité même de la révolution que nous désirons ou que nous sentons tous inévitable. Dans le domaine économique, la coercition nous a conduits au bagne industriel ; dans le domaine politique — à l’État, c’est-à-dire à la destruction de tous les liens qui existaient jadis entre citoyens (les jacobins de 1793 brisèrent ceux mêmes qui avaient résisté à l’État monarchique), afin que la nation devienne une masse incohérente de sujets, soumis sous tous les rapports à une autorité centrale.

Non seulement le régime de coercition a créé les maux du système économique, politique et social actuel, mais il a fait preuve d’impuissance absolue pour relever le niveau moral des sociétés ; il n’a même pas su le maintenir au niveau qu’elles avaient atteint. Car si une fée bienfaisante pouvait révéler aux yeux de tous les crimes qui se commettent chaque jour, à chaque instant dans une société civilisée, sous le couvert de l’inconnu, des hautes protections et de la loi elle-même, la société en frémirait. Les plus grands crimes politiques, comme le 2 décembre ou la semaine sanglante, ne sont jamais atteints, et, comme disait le poète : « on frappe les petits mécréants pour la satisfaction des grands ». Plus que cela. Alors même que l’autorité se charge de moraliser la société par le « châtiment des criminels » elle ne fait qu’accumuler de nouveaux crimes !

Pratiquée depuis des siècles, la répression a si mal réussi que nous sommes dans une impasse, dont nous ne pourrons sortir qu’en portant la torche et la hache dans les institutions de notre passé autoritaire.




Loin de nous l’idée de méconnaître l’importance du second facteur, l’enseignement moral — celui surtout qui se transmet inconsciemment dans la société et résulte de l’ensemble des idées et des appréciations émises par chacun de nous sur les faits et les événements de la vie quotidienne. Mais cette force ne peut agir sur la société qu’à une seule condition : celle de ne pas être contrecarrée par un autre ensemble d’enseignements immoraux résultant de la pratique des institutions.

Dans ce cas, son influence est nulle ou même néfaste. Prenez la morale chrétienne : quel autre enseignement eût pu avoir plus de prise sur les esprits que celui qui parla au nom d’un dieu crucifié, et put agir avec toute sa force mystique, toute la poésie du martyre, toute la grandeur du pardon aux bourreaux ? Et cependant, l’institution fut plus forte que cette religion : bientôt le christianisme — révolte contre la Rome impériale — fut conquis par cette même Rome : il en accepta les maximes, les coutumes et le langage. L’Église chrétienne devint droit Romain et, comme tel, fut dans l’histoire, alliée avec l’État, l’ennemi le plus acharné des institutions semi-communistes, auxquelles le christianisme avait fait appel à ses premiers débuts.

Pouvons-nous croire un moment que l’enseignement moral, patronné par les circulaires de ministres de l’Instruction publique aurait la force créatrice que le christianisme n’a pas eue ? Et que peut faire l’enseignement des hommes vraiment sociaux contre l’ensemble de l’enseignement dérivé de coutumes anti-sociales ?




Reste le troisième élément — l’institution elle-même, agissant de façon à faire passer les actes sociaux à l’état d’habitude, d’instinct. Celui-là — l’histoire nous le prouve — n’a jamais manqué son but, jamais il n’a agi comme une arme à double tranchant ; et quand il a faibli, c’était seulement alors que, la coutume cherchant à s’immobiliser, à se cristalliser, devenant religion inattaquable elle-même, absorbait l’individu, lui ôtait toute latitude d’action et le forçait ainsi à se révolter contre ce qui arrêtait le progrès.

En effet, tout ce qui fut dans le passé un élément de progrès ou un instrument de perfectionnement moral et intellectuel de la race humaine, est dû à la pratique de l’appui mutuel, aux coutumes qui reconnaissaient l’égalité des hommes et les amenaient à s’allier, à s’associer pour produire et consommer, à s’unir pour se défendre, à se fédérer et à ne reconnaître d’autres juges pour vider leurs différends que les arbitres qu’ils prenaient dans leur propre sein.

Chaque fois que ces institutions, issues du génie populaire, lorsqu’il avait pour un moment reconquis sa liberté, — chaque fois que ces institutions prenaient dans l’histoire un nouveau développement, tout le niveau moral de la société, son bien-être matériel, sa liberté, ses progrès intellectuels et l’affirmation de l’originalité individuelle entraient dans une phase ascendante. Et chaque fois, au contraire, que dans le cours de l’histoire, les hommes, soit à la suite d’une conquête étrangère, soit en raison du développement des préjugés autoritaires, devenaient de plus en plus divisés en gouvernants et gouvernés, en exploiteurs et exploités, le niveau moral baissait, le bien-être du grand nombre disparaissait pour assurer la richesse à quelques-uns, et l’esprit du siècle s’amoindrissait bientôt.

C’est ce que l’histoire nous enseigne et c’est d’elle que nous tirons notre confiance dans les institutions du communisme libre, pour relever le niveau moral des sociétés, rabaissé par la pratique de l’autorité.




Aujourd’hui nous vivons côte à côte sans même nous connaître. Un jour d’élection nous nous rencontrons dans des meetings ; nous y écoutons les professions de foi mensongères ou fantaisistes d’un candidat, et nous rentrons chez nous. L’État a la charge de toutes les questions d’intérêt public ; lui seul a pour fonction de veiller à ce que nous ne lésions pas l’intérêt de notre prochain et, le cas échéant, à réparer le mal en nous châtiant.

Votre voisin peut mourir de faim, ou assommer ses enfants, — cela ne vous regarde pas ; c’est l’affaire de la police. Vous vous connaissez à peine, rien ne vous unit, tout tend à vous aliéner l’un à l’autre et, ne trouvant pas mieux, vous demandez au Tout-Puissant (jadis c’était un dieu, aujourd’hui c’est l’État) de faire son possible pour empêcher les passions antisociales d’atteindre leurs dernières limites.

Dans une société communiste, cela change forcément. L’organisation du communisme ne peut être confiée à des corps législatifs, qu’ils s’appellent parlements, conseils municipaux, ou conseils communaux. Elle doit être l’œuvre de tous, un produit du génie constructif de la grande masse ; le communisme ne peut être imposé, il ne vivrait pas si le concours constant, journalier de tous ne le maintenait. Il étoufferait dans une atmosphère d’autorité.

Conséquemment, il ne peut exister sans créer un contact continuel entre tous pour les mille et mille affaires communes ; il ne peut vivre sans créer la vie locale, indépendante dans les plus petites unités — la rue, le pâté de maisons, le quartier, la commune. Il ne répondrait pas à son but s’il ne couvrait la société d’un réseau de milliers d’associations pour satisfaire les mille besoins de luxe, d’étude, de jouissance, d’amusements, lesquels ne sauraient non plus rester locaux, mais tendraient nécessairement (comme le font déjà les sociétés savantes, les unions de cyclistes, les sociétés de sauvetage, etc.) à devenir internationales.

Et les coutumes sociables que le communisme — ne fût-il que partiel à ses débuts — doit forcément engendrer dans la vie, seraient déjà une force incomparablement plus puissante, pour maintenir et développer le noyau des coutumes sociables, que tout appareil répressif.

Voilà donc la forme — l’institution sociable — à laquelle nous demandons le développement de l’esprit de bonne entente que l’Église et l’État s’étaient donné la mission de nous imposer — avec les résultats piteux que nous ne connaissons que trop. Et ces réflexions, remarquons-le, contiennent notre réponse à ceux qui affirment que Communisme et Anarchie ne peuvent marcher ensemble. Ils sont, vous le voyez, le complément nécessaire l’un de l’autre.

Le plus puissant développement de l’individualité, de l’originalité individuelle — l’a si bien remarqué un de nos camarades — ne peut se produire que lorsque les premiers besoins de nourriture et d’abri ont été satisfaits, lorsque la lutte pour l’existence contre les forces de la nature a été simplifiée, et que le temps n’étant plus pris par les petits côtés mesquins de la subsistance quotidienne, — l’intelligence, le goût artistique, l’esprit inventif, le génie entier peuvent se développer à leur aise.

Le communisme est le meilleur fondement de l’individualisme — non pas de celui qui pousse l’homme à la guerre de chacun contre tous et qui est le seul que l’on ait connu jusqu’à ce jour, mais celui qui représente la pleine éclosion de toutes les facultés de l’homme, le développement supérieur de ce qu’il a d’original en lui, la plus grande fécondité de l’intelligence, du sentiment et de la volonté.




Tel étant notre idéal, que nous importe qu’il ne puisse entièrement se réaliser que dans un avenir plus ou moins lointain !

Notre devoir est de dégager d’abord, par l’analyse, de la société, les tendances qui lui sont propres à un moment donné de son évolution et de les mettre en relief. Ensuite, mettre ces tendances en pratique dans nos rapports avec tous ceux qui pensent comme nous. Et enfin, dès aujourd’hui, mais surtout durant la période révolutionnaire, démolir les institutions, ainsi que les préjugés qui entravent le développement de ces tendances.

C’est tout ce que nous pouvons faire, pacifiquement et révolutionnairement ; et nous savons qu’en aidant ces tendances à se produire, nous travaillons pour le progrès et que tout ce qui sera fait contre ces tendances, ne fera qu’entraver la marche du progrès.

Cependant, on parle souvent d’étapes à parcourir, et on nous propose de travailler pour arriver à ce que l’on désigne comme la première étape, quitte à reprendre la grand’route, lorsqu’on y sera arrivé.

Mais raisonner ainsi me semble méconnaître le vrai caractère du progrès humain et user d’une comparaison militaire, très mal choisie. L’humanité n’est pas une boule en mouvement, ni même une colonne en marche. Elle est plutôt un ensemble qui évolue dans la multitude des millions dont il se compose, et si l’on veut une comparaison, il faut la prendre plutôt dans les lois de l’évolution que dans celles d’un corps inorganique en mouvement.

Le fait est que chaque phase de développement d’une société est une résultante de toutes les activités de chacune des intelligences dont la société se compose : elle porte l’empreinte de tous ces millions de volontés. Aussi, quelle que soit la phase de développement que le vingtième siècle nous prépare, elle portera le cachet du réveil des idées libertaires qui se produit en ce moment. Et la profondeur de ce mouvement dépendra du nombre d’esprits qui auront rompu avec les préjugés autoritaires, de l’énergie qu’ils auront mise à l’attaque des vieilles institutions, de l’impression qu’ils auront laissée sur la masse, de la clarté avec laquelle une société affranchie se dessinera dans les esprits des masses. Mais dès aujourd’hui on peut dire qu’en France le réveil des idées libertaires a déjà imprimé son impulsion à la société, et que la prochaine révolution ne sera plus la révolution jacobine qu’elle eût été si elle avait éclaté il y a vingt ans.

Et puisque ces idées ne sont pas l’invention d’un homme ni d’un groupe, mais résultent de l’ensemble du mouvement d’idées de l’époque, nous pouvons être sûrs que quoi qu’il résulte de la prochaine révolution, ce ne sera plus le communisme centralisateur et dictatorial des années quarante, ni le collectivisme autoritaire auquel tout récemment encore on nous invitait à nous rallier, et que l’on n’ose plus défendre que mollement en ce moment.

La « première étape » ne sera donc plus — c’est certain — ce qu’on désignait de ce nom il y a à peine vingt ans.

J’ai déjà remarqué que, autant que nous pouvons en juger par l’observation, la grande question en ce moment pour l’ensemble du parti socialiste, c’est d’accorder son idéal de société avec le mouvement libertaire qui germe dans l’esprit des masses. C’est aussi, c’est surtout, de réveiller en elles l’esprit d’initiative populaire qui a manqué dans les révolutions précédentes.

L’écueil, en effet, sur lequel toutes les révolutions passées ont échoué, était l’absence d’initiative organisatrice dans les masses populaires. Admirable d’intelligence dans l’attaque, le peuple manquait d’initiative dans la construction de l’édifice nouveau. Forcément, il l’abandonnait alors aux classes éduquées, à la bourgeoisie, qui possédait son idéal de société et savait plus ou moins ce qu’elle voulait faire surgir, à son avantage, de la tourmente.

Dans une révolution, démolir n’est qu’une partie de la tâche du révolutionnaire. Il faut reconstruire, et la reconstitution se fera, ou bien selon les formules du passé, apprises dans les livres, et que l’on cherchera à imposer au peuple ; ou bien, selon le génie populaire qui, spontanément, dans chaque petit village et dans chaque centre urbain, se mettra à l’œuvre pour bâtir la société socialiste. Mais pour cela, il faut que le peuple possède un idéal. Pour cela, il faut surtout qu’il ait les hommes d’initiative dans son sein.

Or, c’est précisément l’initiative du travailleur et du paysan que tous les partis — le parti socialiste autoritaire y compris — ont toujours étouffée, sciemment ou non, par la discipline du parti. Les comités, le centre ordonnant tout, les organes locaux n’avaient qu’à obéir, afin de ne plus mettre en danger l’unité de l’organisation. Tout un enseignement, toute une histoire fausse, toute une science incompréhensible furent élaborés dans ce but.

Eh bien, ceux qui travailleront à briser cette tactique surannée, ceux qui sauront réveiller l’esprit d’initiative dans les individus et dans les groupes, ceux qui arriveront à créer dans leurs rapports mutuels une action et une vie basées sur ces principes, ceux qui comprendront que la variété, le conflit même, sont la vie, et que l’uniformité c’est la mort, travailleront non pour les siècles à venir, mais bel et bien pour la prochaine révolution.




Nous n’avons pas à craindre « les dangers et les écarts de la liberté ». Il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne commettent pas de fautes. Quant à ceux qui ne savent qu’obéir, ils en commettent tout autant, et plus, que ceux qui cherchent leur voie eux-mêmes, en essayant d’agir dans les directions que leur esprit et leur éducation sociale leur suggèrent. Mal comprises, et surtout mal appliquées, les idées de liberté de l’individu — dans un milieu où la notion de solidarité n’est pas suffisamment accentuée par les institutions — peuvent certainement amener à des actes qui répugnent aux sentiments sociaux de l’humanité. Admettons, que cela arrive, est-ce une raison pour jeter le principe de liberté par dessus bord ? Est-ce une raison pour accepter le raisonnement des maîtres qui rétablissent la censure afin d’empêcher « les écarts » d’une presse affranchie, et guillotinent les partis avancés pour maintenir l’uniformité et la discipline — ce qui, en fin de compte, comme on l’a vu en 1793, est le meilleur moyen pour assurer le triomphe de la réaction ?

La seule chose qu’il y ait à faire quand on voit des actes anti-sociaux se produire au nom de la liberté de l’individu, c’est de répudier le principe de « chacun pour soi et l’État pour tous », et d’avoir le courage de dire hautement et en face ce que l’on pense de ces actes. Cela peut, sans doute, amener le conflit ; mais le conflit c’est la vie même. Et, du conflit surgira une appréciation de ces actes, beaucoup plus juste que toutes celles qui eussent pu se produire sous la seule influence des idées acquises.

Quand le niveau moral d’une société baisse au point où il est aujourd’hui, attendons-nous d’avance à ce que la révolte contre cette société prenne quelquefois des formes qui nous feront frémir ; mais ne condamnons pas pour cela d’avance la révolte. Sans doute, les têtes promenées au bout des piques nous répugnent ; mais les gibets hauts et bas de l’Ancien Régime, et les cages de fer dont Victor Hugo nous a parlé n’ont-elles pas été cause de la promenade sanglante ? Espérons que le massacre de trente-cinq mille Parisiens en 1871 et le bombardement de Paris par Thiers auront passé sur la nation française sans y laisser un trop grand fond de férocité ; espérons que la vergonde de la haute pègre, mise à nu par tant de procès récents, n’aura pas encore rongé le cœur de la nation. Oui, espérons-le, aidons-y ! Mais si nos espérances sont déçues, vous, jeunes socialistes, tournerez-vous le dos au peuple révolté parce que la férocité des puissants du jour aura laissé ses traces dans l’esprit populaire ? Parce que la boue d’en haut aura semé au loin ses éclaboussures ?




Il est évident qu’une révolution aussi profonde se produisant dans les esprits, ne peut se renfermer dans le domaine des idées, sans se traduire dans le domaine des faits. Comme l’a si bien dit ce jeune philosophe, trop vite arraché à la vie — Marc Guyau — dans un des plus beaux livres publiés depuis une trentaine d’années[2], il n’y a pas un abîme entre la pensée et l’action, du moins pour ceux qui ne sont pas habitués à la sophistique moderne. La conception est déjà un commencement d’action.

Aussi les idées nouvelles ont-elles provoqué une multitude d’actes de révolte, dans tous les pays, sous tous les aspects possibles : la révolte individuelle d’abord contre le Capital et l’État, puis la révolte collective — la grève et l’insurrection ouvrière ; toutes deux préparant, dans les esprits comme dans les faits, la révolte en masse, la révolution. En ceci, le socialisme et l’anarchie n’ont fait que suivre l’évolution, toujours suivie par les idées-forces aux approches des grands soulèvements populaires.

C’est pourquoi il serait incorrect d’attribuer à l’Anarchie le monopole des actes de révolte. Et en effet, quand nous passons en revue les actes de révolte du dernier quart de siècle, nous les voyons venir de tous les partis.

Dans toute l’Europe nous voyons une multitude de soulèvements des masses ouvrières et paysannes. La grève qui était jadis « une guerre des bras croisés », devient aujourd’hui très facilement une révolte et elle prend parfois, — aux États-Unis, en Belgique, en Andalousie, — les proportions d’une vaste insurrection. C’est par douzaines que se comptent dans les deux mondes les soulèvements de grévistes, devenus révoltes.

D’autre part, l’acte de révolte individuelle prend tous les caractères possibles, et tous les partis avancés y contribuent. Nous voyons passer devant nous la jeune révoltée, socialiste tout court, Véra Zassoulitch, tirant sur un satrape d’Alexandre II ; le social-démocrate Hœdel et le républicain Nobiling tirant sur l’empereur d’Allemagne ; l’ouvrier tonnelier Otero tirant sur le roi d’Espagne, et le mazzinien religieux Passanante allant frapper le roi d’Italie. Nous voyons les meurtres agraires en Irlande et les explosions à Londres, organisés par des nationalistes irlandais qui ont le socialisme et l’anarchie en horreur. Nous voyons toute une génération de la jeunesse russe — socialistes, constitutionnalistes et jacobins — déclarer la guerre à outrance à Alexandre II, et payer cette révolte contre le régime absolu par trente-cinq potences et par des fournées d’exilés. De nombreux attentats se produisent parmi les mineurs belges, anglais et américains. Et ce n’est que vers la fin de cette longue série que nous voyons paraître les anarchistes avec leurs actes de révolte en Espagne et en France.

Et, pendant cette même période, les massacres en gros et en détail, organisés par les gouvernements, suivent leur train régulier. Aux applaudissements de la bourgeoisie européenne, l’Assemblée de Versailles fait massacrer trente-cinq mille ouvriers Parisiens — pour la plupart des prisonniers de la Commune vaincue. Les « brigands de Pinkerton » — cette armée privée des riches capitalistes américains — massacrent selon les règles de l’art les travailleurs grévistes. Les prêtres incitent un homme, faible d’esprit, à tirer sur Louise Michel qui — en véritable anarchiste — vient l’arracher aux juges en plaidant pour lui. En dehors de l’Europe, on massacre les Indiens du Canada et on étrangle Riel, on extermine les Matabelès, on bombarde Alexandrie, sans parler des boucheries auxquelles on donne le nom de guerre, à Madagascar et ailleurs. Et enfin, on distribue chaque année des centaines, et quelquefois des milliers d’années de prison aux travailleurs révoltés des deux mondes, et on voue à la plus noire des misères leurs femmes et leurs enfants que l’on condamne ainsi à payer les soi-disant crimes de leurs pères. — On transporte ces révoltés en Sibérie, aux îles de Tremiti, de Liparia, de Pantellaria, à Biribi, à Nouméa et à la Guyane, et dans ces lieux d’exil on fusille encore les condamnés pour le moindre acte d’insoumission…

Quel livre terrible que celui qui donnerait le bilan des souffrances endurées par la classe ouvrière et ses amis, pendant ce dernier quart de siècle ! Quelle multitude de détails épouvantables qui ne se savent pas dans le grand public et qui vous hanteraient comme un cauchemar, si je m’avisais de vous les relater ce soir ! Quels accès de fureur provoquerait chaque page d’un pareil martyrologe des précurseurs modernes de la grande révolution sociale ! — Eh bien, ce livre nous l’avons vécu, chacun de nous en a parcouru, du moins, des pages entières de sang et de noire misère.

Et, en face de ces misères, de ces exécutions, de ces Guyanes, Sibéries, Nouméas et Biribis, on a le courage de venir reprocher au travailleur révolté son manque de respect pour la vie humaine ?

Mais tout l’ensemble de notre vie actuelle éteint le respect de la vie humaine ! Le juge qui ordonne de tuer, et son lieutenant, le bourreau, qui garrotte en plein soleil à Madrid ou guillotine dans les brumes à Paris, aux ricanements des dégradés de la société ; le général qui massacre à Bac-leh et le correspondant du journal qui s’évertue à couvrir de gloriole les assassins ; le patron qui empoisonne ses ouvriers par la céruse, parce que — répond-il — il « coûterait telle somme en plus pour y substituer le blanc de zinc » ; le soi-disant géographe anglais qui tue une vieille femme pour qu’elle ne réveille pas un village ennemi par ses sanglots, et le géographe allemand qui fait pendre pour infidélité la fille nègre qu’il avait prise pour concubine ; le conseil de guerre qui se contente de quinze jours d’arrêt pour le garde-chiourme de Biribi convaincu d’assassinat… tout, tout, tout dans la société actuelle enseigne le mépris absolu de la vie humaine — de cette chair qui coûte si peu sur le marché ! Et eux, qui garrottent, qui assassinent, qui tuent la marchandise humaine dépréciée, eux, qui ont fait une religion de cette maxime, que pour le salut public il faut garrotter, fusiller et tuer, ils se plaignent que l’on ne respecte pas assez la vie humaine !

Non, citoyennes et citoyens, tant que la société réclamera la loi du talion, tant que la religion et la loi, la caserne et la cour de justice, la prison et le bagne industriel, la presse et l’école continueront à enseigner le mépris suprême de la vie de l’individu, — ne demandez pas aux révoltés contre cette société de la respecter ! Ce serait exiger d’eux en douceur et en magnanimité un degré infiniment supérieur à celui de toute la société.

Si vous voulez, comme nous, que la liberté entière de l’individu, et conséquemment sa vie, soit respectée — vous êtes forcément amenés à répudier le gouvernement de l’homme par l’homme, quelle que soit la forme qu’il prenne ; vous êtes forcés d’accepter les principes de l’Anarchie, que vous avez si longtemps conspués. Vous devez alors chercher, avec nous, les formes de la société qui puissent le mieux réaliser cet idéal, et mettre fin à toutes les violences qui vous révoltent.



FIN



  1. Les Temps Nouveaux, publication de la Révolte. Paris, 1894.
  2. La morale sans obligation ni sanction, par M. Guyau.