L’Ancien Régime et la Révolution/Appendice

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Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 313-327).



APPENDICE


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des pays d’états et en particulier du languedoc.


Mon intention n’est point de rechercher ici avec détail comment les choses se passaient dans chacun des pays d’États qui existaient encore à l’époque de la Révolution.

Je veux seulement en indiquer le nombre, faire connaître ceux dans lesquels la vie locale était encore active, montrer dans quels rapports ils vivaient avec l’administration royale, de quel côté ils sortaient des règles communes que j’ai précédemment exposées, par où ils y rentraient, et enfin faire voir, par l’exemple de l’un d’entre eux, ce qu’ils auraient pu aisément devenir tous.

Il avait existé des États dans la plupart des provinces de France, c’est-à-dire que chacune d’elles avait été administrée sous le gouvernement du roi par les gens des trois États, comme on disait alors : ce qui doit s’entendre d’une assemblée composée de représentants du clergé, de la noblesse et de la bourgeoisie. Cette constitution provinciale, comme les autres institutions politiques du moyen-âge, se retrouvait avec les mêmes traits dans presque toutes les parties civilisées de l’Europe, dans toutes celles du moins où les mœurs et les idées germaniques avaient pénétré. Il y a beaucoup de provinces d’Allemagne où les États ont subsisté jusqu’à la Révolution française ; là où ils étaient détruits, ils n’avaient disparu que dans le cours des dix-septième et dix-huitième siècles. Partout, depuis deux siècles, les princes leur avaient fait une guerre tantôt sourde, tantôt ouverte, mais non interrompue. Nulle part ils n’avaient cherché à améliorer l’institution suivant les progrès du temps, mais seulement à la détruire ou à la déformer quand l’occasion s’en était offerte et qu’ils n’avaient pu faire pis.

En France, en 1789, il ne se rencontrait plus d’États que dans cinq provinces d’une certaine étendue et dans quelques petits districts insignifiants. La liberté provinciale n’existait plus, à vrai dire, que dans deux, la Bretagne et le Languedoc ; partout ailleurs, l’institution avait entièrement perdu sa virilité et n’était qu’une vaine apparence.

Je mettrai à part le Languedoc et j’en ferai ici l’objet d’un examen particulier.

Le Languedoc était le plus vaste et le plus peuplé de tous les pays d’États ; il contenait plus de deux mille communes, ou, comme on disait alors, de communautés, et comptait près de deux millions d’habitants. Il était, de plus, le mieux ordonné et le plus prospère de tous ces pays, comme le plus grand. Le Languedoc est donc bien choisi pour faire voir ce que pouvait être la liberté provinciale sous l’ancien régime, et à quel point, dans les contrées mêmes où elle paraissait la plus forte, on l’avait subordonnée au pouvoir royal.

En Languedoc, les États ne pouvaient s’assembler que sur un ordre exprès du roi et après une lettre de convocation adressée par lui individuellement chaque année à tous les membres qui devaient les composer ; ce qui fit dire à un frondeur du temps : « Des trois corps qui composent nos États, l’un, le clergé, est à la nomination du roi, puisque celui-ci nomme aux évêchés et aux bénéfices, et les deux autres sont censés y être, puisqu’un ordre de la cour peut empêcher tel membre qu’il lui plait d’y assister, sans que pour cela on ait besoin de l’exiler ou de lui faire son procès. Il suffit de ne point le convoquer. »

Les États devaient non-seulement se réunir, mais se séparer à certains jours indiqués par le roi. La durée ordinaire de leur session avait été fixée à quarante jours par un arrêt du conseil. Le roi était représenté dans l’assemblée par des commissaires qui y avaient toujours entrée quand ils le demandaient, et qui étaient chargés d’y exposer les volontés du gouvernement. Ils étaient, de plus, étroitement tenus en tutelle. Ils ne pouvaient prendre de résolution de quelque importance, arrêter une mesure financière quelconque, sans que leur délibération ne fût approuvée par un arrêt du conseil ; pour un impôt, un emprunt, un procès, ils avaient besoin de la permission expresse du roi. Tous leurs règlements généraux, jusqu’à celui qui concernait la tenue de leurs séances, devaient être autorisés avant d’être mis en vigueur. L’ensemble de leurs recettes et de leurs dépenses, leur budget, comme on l’appellerait aujourd’hui, était soumis chaque année au même contrôle.

Le pouvoir central exerçait, d’ailleurs, dans le Languedoc, les mêmes droits politiques qui lui étaient reconnus partout ailleurs ; les lois qu’il lui convenait de promulguer, les règlements généraux qu’il faisait sans cesse, les mesures générales qu’il prenait, étaient applicables là comme dans les pays d’élection. Il y exerçait de même toutes les fonctions naturelles du gouvernement ; il y avait la même police et les mêmes agents ; il y créait de temps en temps, comme partout, une multitude de nouveaux fonctionnaires dont la province avait été obligée de racheter chèrement les offices.

Le Languedoc était gouverné, comme les autres provinces, par un intendant. Cet intendant avait, dans chaque district, des subdélégués qui correspondaient avec les chefs des communautés et les dirigeaient. L’intendant y exerçait la tutelle administrative, absolument comme dans les pays d’élection. Le moindre village perdu dans les gorges des Cévennes ne pouvait faire la plus petite dépense sans y avoir été autorisé de Paris par un arrêt du conseil du roi. Cette partie de la justice qu’on nomme aujourd’hui le contentieux administratif, n’y était pas moins étendue que dans le reste de la France ; elle l’y était même plus. L’intendant décidait en premier ressort toutes les questions de voirie ; il jugeait tous les procès en matière de chemins, et, en général, il prononçait sur toutes les affaires dans lesquelles le gouvernement était ou se croyait intéressé. Celui-ci n’y couvrait pas moins qu’ailleurs tous ses agents contre les poursuites indiscrètes des citoyens vexés par eux.

Qu’avait donc le Languedoc de particulier qui le distinguât des autres provinces et qui en fît pour celles-ci un sujet d’envie ? Trois choses qui suffisaient pour le rendre entièrement différent du reste de la France :

1o Une assemblée composée d’hommes considérables, accréditée dans la population, respectée par le pouvoir royal, dont aucun fonctionnaire du gouvernement central, ou, suivant la langue d’alors, aucun officier du roi ne pouvait faire partie, et où l’on discutait chaque année librement et sérieusement les intérêts particuliers de la province. Il suffisait que l’administration royale se trouvât placée à côté de ce foyer de lumières pour qu’elle exerçât ses privilèges tout autrement, et que, avec les mêmes agents et les mêmes intérêts, elle ne ressemblât point à ce qu’elle était partout ailleurs.

2o Il y avait dans le Languedoc beaucoup de travaux publics qui étaient exécutés aux dépens du roi et par ses agents ; il y en avait d’autres où le gouvernement central fournissait une portion des fonds et dont il dirigeait en grande partie l’exécution ; mais le plus grand nombre étaient exécutés aux seuls frais de la province. Une fois que le roi avait approuvé le dessein et autorisé la dépense de ceux-là, ils étaient exécutés par des fonctionnaires que les États avaient choisis, et sous l’inspection de commissaires pris dans leur sein.

3o Enfin la province avait le droit de lever elle-même, et suivant la méthode qu’elle préférerait, une partie des impôts royaux et tous ceux qu’on lui permettait d’établir pour subvenir à ses propres besoins.

Nous allons voir le parti que le Languedoc a su tirer de ces privilèges. Cela mérite la peine d’être regardé de près.

Ce qui frappe le plus dans les pays d’élection, c’est l’absence presque absolue de charges locales  ; les impôts généraux sont souvent oppressifs, mais la province ne dépense presque rien pour elle-même. Dans le Languedoc, au contraire, la somme que coûtent annuellement à la province les travaux publics est énorme : en 1780, elle dépassait 2 millions de livres chaque année.

Le gouvernement central s’émeut parfois à la vue d’une si grande dépense ; il craint que la province, épuisée par un tel effort, ne puisse acquitter la part d’impôts qui lui revenait à lui-même ; il reproche aux États de ne point se modérer. J’ai lu un Mémoire dans lequel l’assemblée répondait à ces critiques. Ce que je vais en extraire textuellement peindra mieux que tout ce que je pourrais dire l’esprit dont ce petit gouvernement était animé.

On reconnaît dans ce Mémoire qu’en effet la province a entrepris et continue d’immenses travaux ; mais, loin de s’en excuser, on annonce que, si le roi ne s’y oppose pas, elle entrera de plus en plus dans cette voie. Elle a déjà amélioré ou redressé le cours des principales rivières qui traversent son territoire, et s’occupe d’ajouter au canal de Languedoc, creusé sous Louis XIV et qui est insuffisant, des prolongements qui, à travers le bas Languedoc, doivent conduire, par Cette et Agde, jusqu’au Rhône. Elle a rendu praticable au commerce le port de Cette et l’entretient à grands frais. Toutes ces dépenses, fait-on remarquer, ont un caractère plus national que provincial ; néanmoins, la province, qui en profite plus qu’aucune autre, s’en est chargée. Elle est également en train de dessécher et de rendre à l’agriculture les marais d’Aigues-Mortes. Mais c’est surtout des chemins qu’elle a voulu s’occuper : elle a ouvert ou mis en bon état tous ceux qui la traversent pour conduire dans le reste du royaume ; ceux mêmes qui ne font communiquer entre elles que les villes et les bourgs du Languedoc, ont été réparés. Tous ces différents chemins sont excellents, même en hiver, et font un parfait contraste avec les chemins durs, raboteux et mal entretenus, qu’on trouve dans la plupart des provinces voisines, le Dauphiné, le Quercy, la généralité de Bordeaux (pays d’élection, est-il remarqué). Elle s’en rapporte sur ce point à l’opinion du commerce et des voyageurs ; et elle n’a pas tort, car Arthur Young, parcourant le pays dix ans après, met sur ses notes : « Languedoc, pays d’États ! bonnes routes, faites sans corvées. »

Si le roi veut bien le permettre, continue le Mémoire, les États n’en resteront pas là ; ils entreprendront d’améliorer les chemins des communautés (chemins vicinaux), qui ne sont pas moins intéressants que les autres. « Car, si les denrées, remarque-t-on, ne peuvent sortir des greniers du propriétaire pour aller au marché, qu’importe qu’elles puissent être transportées au loin ? » — « La doctrine des États en matière de travaux publics, a toujours été, ajoute-t-on encore, que ce n’est pas à la grandeur des travaux, mais à leur utilité, qu’on doit regarder. » Des rivières, des canaux, des chemins qui donnent à tous les produits du sol et de l’industrie de la valeur, en permettant de les transporter, en tout temps et à peu de frais, partout où il en est besoin, et au moyen desquels le commerce peut percer toutes les parties de la province, enrichissent le pays, quoi qu’ils lui coûtent. De plus, de pareils travaux entrepris à la fois avec mesure dans différentes parties du territoire, d’une façon à peu près égale, soutiennent partout le prix des salaires et viennent au secours des pauvres. « Le roi n’a pas besoin d’établir à ses frais dans le Languedoc des ateliers de charité, comme il l’a fait dans le reste de la France, dit en terminant la province avec quelque orgueil. Nous ne réclamons point cette faveur ; les travaux d’utilité que nous entreprenons nous-mêmes chaque année en tiennent lieu, et donnent à tout le monde un travail productif. »

Plus j’étudie les règlements généraux établis avec la permission du roi, mais d’ordinaire sans son initiative, par les États de Languedoc, dans cette portion de l’administration publique qu’on leur laissait, plus j’admire la sagesse, l’équité et la douceur qui s’y montrent ; plus les procédés du gouvernement local me semblent supérieurs à tout ce que je viens de voir dans les pays que le roi administrait seul.

La province est divisée en communautés (villes ou villages), en districts administratifs qui se nomment diocèses, enfin, en trois grands départements qui s’appellent sénéchaussées. Chacune de ces parties a une représentation distincte et un petit gouvernement à part, qui se meut sous la direction, soit des États, soit du roi. S’agit-il de travaux publics qui aient pour objet l’intérêt d’un de ces petits corps politiques : ce n’est que sur la demande de celui-ci qu’ils sont entrepris. Si le travail d’une communauté peut avoir de l’utilité pour le diocèse, celui-ci doit concourir dans une certaine mesure à la dépense. Si la sénéchaussée est intéressée, elle doit à son tour fournir un secours. Le diocèse, la sénéchaussée, la province doivent enfin venir en aide à la communauté, quand même il ne s’agit que de l’intérêt particulier de celle-ci, pourvu que le travail lui soit nécessaire et excède ses forces  ; car, disent sans cesse les États : « le principe fondamental de notre constitution, c’est que toutes les parties du Languedoc sont entièrement solidaires les unes des autres et doivent toutes successivement s’entr’aider. »

Les travaux qu’exécute la province doivent être préparés de longue main et soumis d’abord à l’examen de tous les corps secondaires qui doivent y concourir ; ils ne peuvent être exécutés qu’à prix d’argent : la corvée est inconnue. J’ai dit que, dans les pays d’élection, les terrains pris aux propriétaires pour services publics étaient toujours mal ou tardivement payés, et que souvent ils ne l’étaient point. C’est une des grandes plaintes qu’élevèrent les assemblées provinciales lorsqu’on les réunit en 1787. J’en ai vu qui faisaient remarquer qu’on leur avait même ôté la faculté d’acquitter les dettes contractées de cette manière, parce qu’on avait détruit ou dénaturé l’objet à acquérir avant qu’on l’estimât. En Languedoc, chaque parcelle de terrain prise au propriétaire doit être soigneusement évaluée avant le commencement des travaux et payée dans la première année de l’exécution.

Le règlement des États relatif aux différents travaux publics, dont j’extrais ces détails, parut si bien fait au gouvernement central, que, sans l’imiter, il l’admira. Le conseil du roi, après avoir autorisé sa mise en vigueur, le fit reproduire à l’imprimerie royale, et ordonna qu’on le transmît comme pièce à consulter à tous les intendants.

Ce que j’ai dit des travaux publics est à plus forte raison applicable à cette autre portion, non moins importante, de l’administration provinciale qui se rapportait à la levée des taxes. C’est là surtout qu’après avoir passé du royaume à la province, on a peine à croire qu’on soit encore dans le même empire.

J’ai eu occasion de dire ailleurs comment les procédés qu’on suivait en Languedoc, pour asseoir et percevoir les tailles, étaient en partie ceux que nous suivons nous-mêmes aujourd’hui pour la levée des impôts. Je n’y reviendrai pas ici  ; j’ajouterai seulement que la province goûtait si bien en cette matière la supériorité de ses méthodes, que, toutes les fois que le roi créa de nouvelles taxes, les États n’hésitèrent jamais à acheter très-cher le droit de les lever à leur manière et par leurs seuls agents.

Malgré toutes les dépenses que j’ai successivement énumérées, les affaires du Languedoc étaient néanmoins en si bon ordre, et son crédit si bien établi, que le gouvernement central y avait souvent recours et empruntait, au nom de la province, un argent qu’on ne lui aurait pas prêté à de si bonnes conditions à lui-même. Je trouve que le Languedoc a emprunté, sous sa propre garantie, mais pour le compte du roi, dans les derniers temps, 73 millions 200,000 livres.

Le gouvernement et ses ministres voyaient cependant d’un fort mauvais œil ces libertés particulières. Richelieu les mutila d’abord, puis les abolit. Le mou et fainéant Louis XIII, qui n’aimait rien, les détestait ; il avait dans une telle horreur tous les privilèges de provinces, dit Boulainvilliers, que sa colère s’allumait rien que d’en entendre prononcer le nom. On ne sait jamais toute l’énergie qu’ont les âmes faibles pour haïr ce qui les oblige à faire un effort. Tout ce qui leur reste de virilité est employé là, et elles se montrent presque toujours fortes en cet endroit, fussent-elles débiles dans tous les autres. Le bonheur voulut que l’ancienne constitution du Languedoc fût rétablie durant l’enfance de Louis XIV. Celui-ci, la regardant comme son ouvrage, la respecta. Louis XV en suspendit l’application pendant deux ans, mais ensuite il la laissa renaître.

La création des offices municipaux lui fit courir des périls moins directs, mais non moins grands ; cette détestable institution n’avait pas seulement pour effet de détruire la constitution des villes, elle tendait encore à dénaturer celle des provinces. Je ne sais si les députés du tiers-état dans les assemblées provinciales avaient jamais été élus pour l’occasion, mais depuis longtemps ils ne l’étaient plus ; les officiers municipaux des villes y étaient de droit les seuls représentants de la bourgeoisie et du peuple.

Cette absence d’un mandat spécial et donné en vue des intérêts du moment se fit peu remarquer tant que les villes élurent elles-mêmes librement, par vote universel et le plus souvent pour un temps très-court, leurs magistrats. Le maire, le consul ou le syndic représentait aussi fidèlement alors dans le sein des États les volontés de la population au nom de laquelle il parlait que s’il avait été choisi tout exprès par elle. On comprend qu’il n’en était pas de même de celui qui avait acquis par son argent le droit d’administrer ses concitoyens. Celui-ci ne représentait rien que lui-même, ou tout au plus les petits intérêts ou les petites passions de sa coterie. Cependant on maintint à ce magistrat adjudicataire de ses pouvoirs le profit qu’avaient possédé les magistrats élus. Cela changea sur-le-champ tout le caractère de l’institution. La noblesse et le clergé, au lieu d’avoir à côté d’eux et en face d’eux dans l’assemblée provinciale les représentants du peuple, n’y trouvèrent que quelques bourgeois isolés, timides et impuissants, et le tiers-état devint de plus en plus subordonné dans le gouvernement au moment même où il devenait chaque jour plus riche et plus fort dans la société. Il n’en lut pas ainsi pour le Languedoc, la province ayant toujours pris soin de racheter au roi les offices à mesure que celui-ci les établissait. L’emprunt contracté par elle pour cet objet dans la seule année de 1773 s’éleva à plus de 4 millions de livres.

D’autres causes plus puissantes avaient contribué à faire pénétrer l’esprit nouveau dans ces vieilles institutions et donnaient aux États du Languedoc une supériorité incontestée sur tous les autres.

Dans cette province, comme dans une grande partie du Midi, la taille était réelle et non personnelle, c’est-à-dire qu’elle se réglait sur la valeur de la propriété et non sur la condition du propriétaire. Il y avait, il est vrai, certaines terres qui jouissaient du privilège de ne point la payer. Ces terres avaient été autrefois celles de la noblesse ; mais, par le progrès du temps et de l’industrie, il était arrivé qu’une partie de ces biens était tombée dans les mains des roturiers  ; d’une autre part, les nobles étaient devenus propriétaires de beaucoup de biens sujets à la taille. Le privilège, transporté ainsi des personnes aux choses était plus absurde sans doute, mais il était bien moins senti, parce que, gênant encore, il n’humiliait plus. N’étant plus lié d’une manière indissoluble à l’idée de classes, ne créant pour aucune d’elles d’intérêts absolument étrangers ou contraires à ceux des autres, il ne s’opposait plus à ce que toutes s’occupassent ensemble du gouvernement. Plus que partout ailleurs, en Languedoc, elles s’y mêlaient en effet et s’y trouvaient sur le pied de la plus parfaite égalité.

En Bretagne, les gentilshommes avaient le droit de paraître tous individuellement aux États, ce qui souvent fit de ces derniers des espèces de diètes polonaises. En Languedoc, les nobles ne figuraient aux États que par représentants  ; vingt-trois d’entre eux y tenaient la place de tous les autres. Le clergé y paraissait dans la personne des vingt-trois évêques de la province, et, ce qu’on doit surtout remarquer, les villes y avaient autant de voix que les deux premiers ordres.

Comme l’assemblée était unique et qu’on n’y délibérait pas par ordre, mais par tête, le tiers-état y acquit naturellement une grande importance ; peu à peu il fit pénétrer son esprit particulier dans tout le corps. Bien plus, les trois magistrats qui, sous le nom de syndics généraux, étaient chargés, au nom des États, de la conduite ordinaire des affaires, étaient toujours des hommes de loi, c’est-à-dire des roturiers. La noblesse, assez forte pour maintenir son rang, ne l’était plus assez pour régner seule. De son côté, le clergé, quoique composé en grande partie de gentilshommes, y vécut en parfaite intelligence avec le tiers ; il s’associa avec ardeur à la plupart de ses projets, travailla de concert avec lui à accroître la prospérité matérielle de tous les citoyens et à favoriser leur commerce et leur industrie, mettant ainsi souvent à son service sa grande connaissance des hommes et sa rare dextérité dans le maniement des affaires. C’était presque toujours un ecclésiastique qu’on choisissait pour aller débattre à Versailles, avec les ministres, les questions litigieuses qui mettaient en conflit l’autorité royale et les États. On peut dire que, pendant tout le dernier siècle, le Languedoc a été administré par des bourgeois, que contrôlaient des nobles et qu’aidaient des évêques.

Grâce à cette constitution particulière du Languedoc, l’esprit des temps nouveaux put pénétrer paisiblement dans cette vieille institution et y tout modifier sans y rien détruire.

Il eût pu en être ainsi partout ailleurs. Une partie de la persévérance et de l’effort que les princes ont mis à abolir ou à déformer les États provinciaux aurait suffi pour les perfectionner de cette façon et pour les adapter tous aux nécessités de la civilisation moderne, si ces princes avaient jamais voulu autre chose que devenir et rester les maîtres.


fin de l’ancien régime et la révolution