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L’Art (Rodin)/La Beauté

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Texte établi par Paul GsellGrasset (p. 143-156).



CHAPITRE VI


LA BEAUTÉ DE LA FEMME



L’hôtel de Biron, qui naguère encore était le Couvent du Sacré-Cœur, est, comme l’on sait, occupé, à l’heure présente, par des locataires, au nombre desquels est le statuaire Rodin.

Le maître a d’autres ateliers à Meudon et à Paris, au Dépôt des Marbres ; mais il a une prédilection pour celui-ci.

C’est, à vrai dire, le plus beau séjour qu’un artiste puisse rêver. L’auteur du Penseur dispose là de plusieurs vastes salles très élevées, aux lambris blancs, ornés de moulures charmantes et de filets d’or.

L’une de ces pièces, celle où il travaille, est en rotonde et donne par de hautes portes-fenêtres sur un admirable jardin.

Depuis plusieurs années, ce terrain est laissé à l’abandon. Mais l’on distingue encore, parmi les herbes folles, les anciennes lignes de buis qui bordaient les allées, l’on discerne sous des vignes fantasques des tonnelles aux treillages verdis, et à chaque printemps, dans les plates-bandes, les fleurs reparaissent vivaces au milieu des graminées. Rien n’est plus délicieusement mélancolique que cet effacement progressif du travail humain sous la nature libre.

À l’hôtel de Biron, Rodin passe presque tout son temps à dessiner.

Dans cette retraite monastique, il se plaît à s’isoler devant la nudité de belles jeunes femmes et à consigner en d’innombrables esquisses au crayon les souples attitudes qu’elles prennent devant lui.

Là où des vierges firent leur éducation sous la tutelle de saintes filles, le puissant statuaire honore de sa ferveur la beauté physique, et sa passion pour l’art n’est pas moins dévote assurément que la piété dans laquelle furent instruites les élèves du Sacré-Cœur.

Un soir, je regardais avec lui une série de ses études et j’admirais les harmonieuses arabesques par lesquelles il avait reproduit sur le papier les divers rythmes du corps humain.

Les contours lancés d’un jet évoquaient la fougue ou l’abandon des mouvements, et son pouce, qui était revenu sur les traits pour les estomper, avait interprété par un très léger nuage le charme du modelé.

En me montrant ses dessins, il revoyait en esprit les modèles d’après lesquels il les avait exécutés et à tout moment il s’écriait :


— Oh ! les épaules de celle-là, quel ravissement ! C’est une courbe d’une parfaite beauté… Mon dessin est trop lourd !… J’ai bien essayé,… mais !… Tenez ! voici une seconde tentative d’après la même femme : cela se rapproche davantage,… et pourtant !

Et regardez la gorge de celle-ci : l’adorable élégance de ce renflement : c’est d’une grâce presque irréelle !

Et les hanches de cette autre : quelle merveilleuse ondulation ! Quel exquis enveloppement des muscles dans la suavité de la surface ! C’est à se prosterner devant !


Ses regards se perdaient dans la contemplation de
TORSE DE FEMME par A. Rodin (Cliché Druet).
ses souvenirs : on eût dit un Oriental au Jardin de Mahomet.

— Maître, lui demandai-je, trouvez-vous facilement de beaux modèles ?


— Oui.


La beauté n’est donc pas très rare dans notre contrée ?


— Non, vous dis-je.


Et se conserve-t-elle longtemps ?


— Elle change vite. Je ne dirai point que la femme est comme un paysage que modifie sans cesse l’inclinaison du soleil ; mais la comparaison est presque juste.
TORSE DE FEMME par A. Rodin (Cliché Druet).

La vraie jeunesse, celle de la puberté virginale, celle où le corps, plein de sève toute neuve, se rassemble dans sa svelte fierté et semble à la fois craindre et appeler l’amour, ce moment-là ne dure guère que quelques mois.

Sans parler même des déformations de la maternité, la fatigue du désir et la fièvre de la passion détendent rapidement les tissus et relâchent les lignes. La jeune fille devient femme : c’est une autre sorte de beauté, admirable encore, mais cependant moins pure.


Mais, dites-moi, ne pensez-vous pas que la beauté antique surpassait de beaucoup celle de notre temps et que les femmes modernes sont loin d’égaler celles qui posaient devant Phidias ?


— Point du tout !


Pourtant la perfection des Vénus grecques


— Les artistes d’alors avaient des yeux pour la voir, tandis que ceux d’aujourd’hui sont aveugles, voilà toute la différence. Les femmes grecques étaient belles, mais leur beauté résidait surtout dans la pensée des sculpteurs qui les représentaient.

Il y a aujourd’hui des femmes toutes pareilles. Ce sont principalement les Européennes du Sud. Les Italiennes modernes, par exemple, appartiennent au même type méditerranéen que les modèles de Phidias. Ce type a pour caractère essentiel l’égalité de largeur des épaules et du bassin.


— Mais les invasions des barbares dans le monde romain n’ont-elles pas altéré par des croisements la beauté antique ?


— Non. À supposer que les races barbares fussent moins belles, moins bien équilibrées que les races méditerranéennes, ce qui est possible, le temps s’est chargé de nettoyer les tares produites par les mélanges de sang et de faire reparaître l’harmonie du type ancien.

Dans l’union du beau et du laid, c’est toujours le beau qui finit par triompher : la Nature, par une loi divine, revient constamment vers le meilleur, tend sans cesse vers le parfait.

À côté du type méditerranéen, existe d’ailleurs un type septentrional, auquel appartiennent beaucoup de Françaises ainsi que les femmes des races germaniques et slaves.

Dans ce type, le bassin est fortement développé et les épaules sont plus étroites : c’est la structure que vous observez, par exemple, chez les nymphes de Jean Goujon, chez la Vénus du Jugement de Pâris peint par Watteau, chez la Diane de Houdon.

En outre, la poitrine est généralement inclinée en avant, tandis que, dans le type antique et méditerranéen, le thorax se redresse au contraire.

À vrai dire, tous les types humains, toutes les races ont leur beauté. Il suffit de la découvrir.

J’ai dessiné avec un plaisir infini les petites danseuses Cambodgiennes qui vinrent naguère à Paris avec leur souverain. Les gestes menus de leurs membres graciles étaient d’une séduction étrange et merveilleuse.

J’ai fait des études d’après l’actrice japonaise Hanako. Elle n’a point du tout de graisse. Ses muscles sont découpés et saillants comme ceux des petits chiens qu’on nomme fox-terriers : ses tendons sont si forts, que les articulations auxquelles ils s’attachent ont une grosseur égale à celle des membres eux-mêmes. Elle est tellement robuste qu’elle peut rester aussi longtemps qu’elle le veut sur une seule jambe en levant l’autre devant elle à angle droit. Elle paraît ainsi enracinée dans le sol comme un arbre. Elle a donc une anatomie tout autre que celle des Européennes, mais cependant fort belle aussi dans sa puissance singulière.


Un instant après, reprenant une idée qui lui est chère, il me dit :


— En somme, la Beauté est partout. Ce n’est point elle qui manque à nos yeux, mais nos yeux qui manquent à l’apercevoir.

La Beauté, c’est le caractère et l’expression.


TORSE DE FEMME par A. Rodin.


Or, il n’y a rien dans la Nature qui ait plus de caractère que le corps humain. Il évoque par sa force ou par sa grâce les images les plus variées. Par moment, il ressemble à une fleur : la flexion du torse imite la tige, le sourire des seins, de la tête et l’éclat de la chevelure répondent à l’épanouissement de la corolle. Par moment, il rappelle une souple liane, un arbuste à la cambrure fine et hardie : — En te voyant, dit Ulysse à Nausicaa, je crois revoir certain palmier qui à Délos, près de l’autel d’Apollon, était monté de terre d’un jet puissant vers le ciel.

D’autres fois, le corps humain courbé en arrière est comme un ressort, comme un bel arc sur lequel Éros ajuste ses flèches invisibles.

D’autres fois encore c’est une urne. J’ai souvent fait asseoir par terre un modèle en lui demandant de tourner le dos de mon côté, jambes et bras ramenés en avant. Dans cette position, la silhouette du dos qui s’amincit à la taille et s’élargit aux hanches apparaît seule, et cela figure un vase au galbe exquis, l’amphore qui contient dans ses flancs la vie de l’avenir.

Le corps humain, c’est surtout le miroir de l’âme et de là vient sa plus grande beauté :

Chair de la femme, argile idéale, ô merveille,
O pénétration sublime de l’esprit
Dans le limon que l’Être ineffable pétrit,
Matière où l’âme brille à travers son suaire,
Boue où l’on voit les doigts du divin statuaire,
Fange auguste appelant les baisers et le cœur,
Si sainte qu’on ne sait, tant l’amour est vainqueur,
Tant l’âme est, vers ce lit mystérieux, poussée,
Si cette volupté n’est pas une pensée,
Et qu’on ne peut, à l’heure où les sens sont en feu,
Étreindre la Beauté sans croire embrasser Dieu !


Oui, Victor Hugo l’a bien compris ! Ce que nous adorons dans le corps humain, c’est encore plus que sa forme si belle, la flamme intérieure qui semble l’illuminer par transparence.