L’Art (Rodin)/La Pensée

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Texte établi par Paul GsellGrasset (p. 193-227).



CHAPITRE VIII


LA PENSÉE DANS L’ART


Un dimanche matin, me trouvant avec Rodin dans son atelier, je m’arrêtai devant le moulage d’une de ses œuvres les plus saisissantes.

C’est une belle jeune femme dont le corps se tord douloureusement. Elle paraît en proie à un tourment mystérieux. Sa tête est profondément inclinée. Ses lèvres et ses paupières sont closes, et l’on pourrait croire qu’elle dort. Mais l’angoisse de ses traits révèle la dramatique contention de son esprit.

Ce qui achève de surprendre, quand on la regarde, c’est qu’elle n’a ni bras ni jambes. Il semble que le sculpteur les ait brisés, dans un accès de mécontentement contre lui-même. Et l’on ne peut s’empêcher de regretter qu’une si puissante figure soit incomplète. L’on déplore les cruelles amputations qu’elle a subies.

Comme je témoignais, malgré moi, ce sentiment devant mon hôte :


— Quel reproche me faites-vous ? me dit-il avec quelque étonnement. C’est à dessein, croyez-le, que j’ai laissé ma statue dans cet état. Elle représente la Méditation. Voilà pourquoi elle n’a ni bras pour agir, ni jambes pour marcher. N’avez-vous point noté, en effet, que la réflexion, quand elle est poussée très loin, suggère des arguments si plausibles pour les déterminations les plus opposées qu’elle conseille l’inertie ?


Ces quelques mots suffirent à me faire revenir sur ma première impression, et j’admirai dès lors, sans réserve, le hautain symbolisme de l’image que j’avais devant les yeux.

Cette femme, je le comprenais maintenant, était l’emblème de l’intelligence humaine impérieusement sollicitée par des problèmes qu’elle ne peut résoudre, hantée par l’idéal qu’elle ne peut réaliser, obsédée par l’infini qu’elle ne peut étreindre. La contraction


VICTOR HUGO, par A. Rodin (Cliché Bulloz).


de ce torse marquait la torture de la pensée et sa glorieuse, mais vaine obstination à creuser des questions auxquelles elle est incapable de répondre. Et la mutilation des membres indiquait l’insurmontable dégoût qu’éprouvent les âmes contemplatives pour la vie pratique.

Pourtant je me rappelai, alors, une critique qu’ont souvent provoquée les œuvres de Rodin et, sans m’y associer d’ailleurs, je la soumis au maître pour savoir comment il y répliquerait.

— Les littérateurs, lui dis-je, ne peuvent qu’applaudir aux vérités substantielles exprimées par toutes vos sculptures.

Mais certains de vos censeurs vous blâment, précisément, d’avoir une inspiration plus littéraire que plastique. Ils prétendent que vous captez habilement les suffrages des écrivains en leur fournissant des thèmes sur lesquels leur rhétorique peut se donner libre carrière. Et ils déclarent que l’art n’admet pas tant d’ambition philosophique.


— Si mon modelé est mauvais, répondit vivement Rodin, si je commets des fautes d’anatomie, si j’interprète mal les mouvements, si j’ignore la science d’animer le marbre, ces critiques ont cent fois raison.

Mais si mes figures sont correctes et vivantes, qu’ont-ils donc à y reprendre ? Et de quel droit voudraient-ils m’interdire d’y attacher certaines intentions ? De quoi se plaignent-ils si, en plus de mon travail professionnel, je leur offre des idées, et si j’enrichis d’une signification des formes capables de séduire les yeux ?

L’on se trompe étrangement, du reste, quand on s’imagine que les vrais artistes peuvent se contenter d’être des ouvriers habiles et que l’intelligence ne leur est pas nécessaire.

Elle leur est indispensable, au contraire, pour peindre ou pour tailler même les images qui semblent les plus dénuées de prétentions spirituelles et qui ne sont destinées qu’à charmer les regards.

Quand un bon sculpteur modèle une statue, quelle qu’elle soit, il faut d’abord qu’il en conçoive fortement le mouvement général ; il faut, ensuite, que jusqu’à la fin de sa tâche, il maintienne énergiquement dans la pleine lumière de sa conscience son idée d’ensemble, pour y ramener sans cesse et y relier étroitement les moindres détails de son œuvre. Et cela ne va pas sans un très rude effort de pensée.

Ce qui, sans doute, a fait croire que les artistes peuvent se passer d’intelligence, c’est que nombre d’entre eux en paraissent privés dans la vie courante. Les biographies des peintres et des sculpteurs célèbres abondent en anecdotes sur la naïveté de certains maîtres. Mais il faut se dire que les grands hommes, méditant sans cesse sur leurs œuvres, ont de fréquentes absences d’esprit dans l’existence quotidienne. Il faut se dire surtout que beaucoup d’artistes, tout intelligents qu’ils soient, semblent bornés, simplement parce qu’ils n’ont point cette facilité de parole et de repartie qui, pour les observateurs légers, est le seul signe de finesse.


— Assurément, fis-je, on ne peut sans injustice contester la vigueur cérébrale des grands peintres et des grands sculpteurs.

Mais, pour en revenir à une question plus particulière, n’y a-t-il pas entre l’art et la littérature une ligne frontière que les artistes ne doivent point franchir ?


— Je vous avoue, répondit Rodin, qu’en ce qui me concerne, je supporte malaisément les défenses de passer.

Il n’y a point de règle, à mon avis, qui puisse empêcher un statuaire de créer une belle œuvre à sa guise. Et qu’importe que ce soit de la sculpture ou de la littérature, pourvu que le public y trouve profit et plaisir ? Peinture, sculpture, littérature, musique, sont plus proches les unes des autres qu’on ne le croit généralement. Elles expriment toutes les sentiments de l’âme humaine en face de la nature. Il n’y a que les moyens d’expression qui varient.

Mais si un sculpteur parvient par les procédés de son art à suggérer des impressions que procure d’ordinaire la littérature ou la musique, pourquoi lui chercherait-on chicane ? Un publiciste critiquait dernièrement mon Victor Hugo du Palais Royal en déclarant que ce n’était pas de la sculpture, mais de la musique. Et il ajoutait naïvement que cette œuvre faisait songer à une symphonie de Beethoven. Plût au ciel qu’il eût dit vrai !

Je ne nie pas, d’ailleurs, qu’il ne soit utile de méditer sur les différences qui séparent les moyens littéraires des moyens artistiques.

Tout d’abord la littérature offre cette particularité de pouvoir exprimer des idées sans recourir à des images. Elle peut dire par exemple que :


LA PENSÉE, par A. Rodin (Luxembourg, Cliché Bulloz).


la réflexion très profonde aboutit très souvent à l’inaction, sans avoir besoin de figurer une femme pensive mise dans l’impossibilité de se mouvoir.

Et cette faculté de jongler avec les abstractions au moyen des mots donne, peut-être, à la littérature un avantage sur les autres arts, dans le domaine de la pensée.

Ce qu’il faut noter encore, c’est que la littérature développe des histoires, qui ont un commencement, un milieu et une fin. Elle enchaîne divers événements dont elle tire une conclusion. Elle fait agir des personnages et montre les conséquences de leur conduite. Ainsi les scènes qu’elle évoque se renforcent par leur succession et ne prennent même de valeur qu’en raison de la part qu’elles ont au progrès de l’intrigue.

Il n’en va pas de même pour les arts de la forme. Ils ne représentent jamais qu’une seule phase d’une action. Voilà pourquoi les peintres et les sculpteurs ont peut-être tort de puiser leurs sujets chez les écrivains, comme ils le font si souvent. L’artiste qui interprète une partie d’un récit doit en effet supposer connu le reste du texte. Son œuvre a besoin de s’étayer sur celle du littérateur : elle n’acquiert toute sa signification que si elle est éclairée par les faits qui précèdent et par ceux qui suivent.

Quand le peintre Delaroche représente, d’après Shakespeare, ou plutôt d’après son pâle imitateur Casimir Delavigne, les Enfants d’Édouard serrés l’un contre l’autre, il faut savoir, pour s’intéresser à ce spectacle, que ce sont là les héritiers d’un trône, qu’ils sont enfermés dans une prison et que des sicaires, envoyés par un usurpateur, vont surgir à l’instant pour les assassiner.

Lorsque Delacroix, ce génie que je m’excuse de citer à côté du très médiocre Delaroche, emprunte à un poème de lord Byron le sujet du Naufrage de don Juan et qu’il nous montre, sur une mer houleuse, une embarcation où des matelots tirent d’un chapeau des morceaux de papier, il faut savoir, pour comprendre cette scène, que ces malheureux affamés sont en train de demander au sort lequel d’entre eux va servir de nourriture aux autres.

En traitant des sujets littéraires, ces deux artistes ont donc commis la faute de peindre des œuvres qui ne portent pas en elles-mêmes leur sens complet.

Et cependant, tandis que celle de Delaroche est mauvaise parce que le dessin en est froid, la couleur dure, le sentiment mélodramatique, celle de Delacroix est admirable parce que cette barque tangue réellement sur les flots glauques, parce que la faim et la détresse convulsent tragiquement les masques de ces naufragés, parce que la sombre furie de la coloration annonce quelque crime horrible, parce qu’enfin, si le récit de Byron se trouve comme tronqué dans ce tableau, en revanche, l’âme fiévreuse, farouche et sublime du peintre est certainement là tout entière.


LA BARQUE DE DON JUAN, par Delacroix.
(Louvre, Cliché Giraudon).


Moralité de ces deux exemples : quand, après mûre réflexion, vous aurez posé en matière d’art les prohibitions les plus raisonnables, vous pourrez légitimement reprocher aux médiocres de ne s’y point soumettre, mais vous serez tout surpris d’observer que les génies les enfreignent presque impunément.


Pendant que Rodin me parlait, mes yeux rencontrèrent dans son atelier un moulage de son Ugolin.

C’est une figure d’un réalisme grandiose. Elle ne rappelle point du tout le groupe de Carpeaux : elle est plus pathétique encore, s’il est possible. Dans l’œuvre de Carpeaux, le comte pisan torturé par la rage, la faim et la douleur de voir ses enfants près de périr, se mord à la fois les deux poings. Rodin a supposé le drame plus avancé. Les enfants d’Ugolin sont morts : ils gisent sur le sol, et leur père, que les affres de son estomac ont changé en bête, se traîne sur ses mains et sur ses genoux au-dessus de leurs cadavres. Il se penche vers leur chair ; mais, en même temps, il rejette violemment sa tête de côté. En lui se livre un effroyable combat entre la brute qui veut se repaître, et l’être pensant, l’être aimant, qui a horreur d’un si monstrueux sacrilège. Rien n’est si poignant !

— Voilà, dis-je au maître statuaire, un exemple qui s’ajoute à celui du Naufrage de don Juan pour confirmer vos paroles.


UGOLIN, par A. Rodin (Cliché Bulloz).

Car il est certain qu’il faut avoir lu la Divine Comédie pour se représenter les circonstances du martyre que subit votre Ugolin ; mais lors même qu’on ignorerait les tercets du Dante, l’on ne pourrait manquer d’être ému par l’affreux tourment intérieur qui s’exprime dans l’attitude et sur les traits de votre personnage.


— À la vérité, reprit Rodin, quand un sujet littéraire est si connu, l’artiste peut le traiter sans craindre de n’être pas compris.

Il vaut pourtant mieux, à mon avis, que les œuvres des peintres et des sculpteurs portent en elles-mêmes tout leur intérêt. L’art peut, en effet, susciter la pensée et le rêve sans nullement recourir à la littérature. Au lieu d’illustrer des scènes de poèmes, il n’a qu’à se servir de symboles très clairs qui ne sous-entendent aucun texte écrit.

Telle a été généralement ma méthode et je m’en suis bien trouvé.


Ce que mon hôte m’indiquait ainsi, ses sculptures réunies autour de nous le proclamaient dans leur muet langage. Je voyais là en effet les moulages de plusieurs de ses œuvres les plus rayonnantes d’idées.

Je me mis à les regarder.

J’admirai la reproduction de la Pensée qui est au Musée du Luxembourg.

Qui ne se rappelle cette œuvre singulière ?

C’est une tête féminine toute jeune, toute fine, aux traits d’une délicatesse, d’une subtilité miraculeuse. Elle est penchée et s’auréole d’une rêverie qui la fait paraître immatérielle. Les bords d’une cornette légère qui abrite son front semblent les ailes de ses songes. Mais son cou et même son menton sont pris dans un massif et grossier bloc de marbre comme en une cangue dont ils ne sauraient se dégager.


L’ILLUSION, FILLE D’ICARE, par A. Rodin (Cliché Bulloz).

Et le symbole se laisse aisément comprendre. La Pensée irréelle s’épanouit au sein de la Matière inerte et l’illumine du reflet de sa splendeur ; mais c’est en vain qu’elle s’efforce d’échapper aux lourdes entraves de la réalité.

Je contemplai aussi l’Illusion, fille d’Icare.

C’est un ange d’une jeunesse ravissante. Tandis qu’il volait avec de grandes ailes, un brutal coup de vent l’a précipité à terre, et son charmant visage vient de s’écraser lamentablement sur un roc. Mais ses ailes demeurées entières battent encore l’espace, et, comme il est immortel, on devine qu’il va bientôt reprendre son essor pour retomber sans cesse aussi cruellement que la première fois. Inlassables espérances, éternels revers de l’Illusion !

Mon attention fut encore sollicitée par une troisième sculpture : la Centauresse.

Le buste humain de la créature fabuleuse se tend désespérément vers un but que ses bras allongés ne peuvent atteindre ; mais les sabots d’arrière, s’accrochant au sol, s’y arc-boutent, et l’épaisse croupe chevaline, presque assise dans la boue, regimbe à tout effort. C’est un effroyable écartèlement des deux natures dont se compose le pauvre monstre. Image de l’âme, dont les élans éthérés restent misérablement captifs de la fange corporelle !


LA CENTAURESSE, par A. Rodin (Cliché Bulloz).


— En des thèmes de ce genre, me dit Rodin, la pensée, je crois, se lit sans nulle peine. Ils éveillent sans aucun secours étranger l’imagination des spectateurs. Et cependant, loin de l’encercler dans des limites étroites, ils lui donnent de l’élan pour vagabonder à sa fantaisie. Or c’est là, selon moi, le rôle de l’art. Les formes qu’il crée ne doivent fournir à l’émotion qu’un prétexte à se développer indéfiniment.


À ce moment, j’étais devant un groupe de marbre qui représentait Pygmalion et sa statue. Le sculpteur antique enlaçait passionnément son œuvre qui s’animait sous son étreinte.

Et tout à coup Rodin :


— Je vais vous surprendre. Il faut que je vous montre la première ébauche de cette composition.


Là-dessus, il me conduisit vers un moulage de plâtre.

Surpris, je le fus en effet. L’œuvre qu’il me faisait voir n’avait aucun rapport avec la fable de Pygmalion. C’était un faune cornu et velu qui enserrait fougueusement une nymphe pantelante. Les lignes générales étaient à peu près les mêmes, mais le sujet était très différent.

Rodin semblait s’amuser de mon étonnement silencieux.

Cette révélation était pour moi quelque peu déconcertante ; car, contrairement à tout ce que je venais de voir et d’entendre, mon hôte me prouvait


LE FAUNE ET LA NYMPHE, par A. Rodin (Cliché Bulloz).



ainsi l’indifférence que, dans certains cas, il témoignait pour le sujet traité…

Il me regardait d’un air presque narquois.


— En somme, me dit-il, l’on ne doit pas attribuer trop d’importance aux thèmes que l’on interprète. Sans doute, ils ont leur prix et contribuent à charmer le public ; mais le principal souci de l’artiste doit être de façonner des musculatures vivantes. Le reste importe peu.


Puis, tout à coup, comme s’il devinait mon désarroi :


— Ne croyez pas, mon cher Gsell, que mes dernières paroles contredisent celles que j’ai prononcées auparavant.

Si je juge qu’un statuaire peut se borner à représenter de la chair qui palpite, sans se préoccuper d’aucun sujet, cela ne signifie pas que j’exclue la pensée de son travail ; si je déclare qu’il peut se passer de chercher des symboles, cela ne signifie pas que je sois partisan d’un art dépourvu de sens spirituel.

Mais, à vrai dire, tout est idée, tout est symbole.

Ainsi, les formes et les attitudes d’un être humain révèlent nécessairement les émotions de son âme. Le corps exprime toujours l’esprit dont il est l’enveloppe. Et pour qui sait voir, la nudité offre la signification la plus riche. Dans le rythme majestueux des contours, un grand sculpteur, un Phidias reconnaît la sereine harmonie répandue sur toute la Nature par la Sagesse divine ; un simple torse, calme, bien équilibré, radieux de force et de grâce, peut le faire songer à la toute-puissante raison qui gouverne le monde.

Un beau paysage ne touche pas seulement par les sensations plus ou moins agréables qu’il procure, mais surtout par les idées qu’il éveille. Les lignes et les couleurs qu’on y observe n’émeuvent point en elles-mêmes, mais par le sens profond qu’on y attache. Dans la silhouette des arbres, dans la découpure d’un horizon, les grands paysagistes, les Ruysdaël, les Cuyp, les Corot, les Théodore Rousseau entrevoient des pensées souriantes ou graves, hardies ou découragées, paisibles ou angoissantes, qui s’accordent avec la disposition de leur esprit.

C’est que l’artiste, qui déborde de sentiment, ne peut rien imaginer qui n’en soit doué comme lui-même. Dans toute la Nature, il soupçonne une grande conscience semblable à la sienne. Il n’est pas un organisme vivant, pas un objet inerte, pas un nuage au ciel, pas une pousse verdoyante dans la prairie qui ne lui confie le secret d’un pouvoir immense caché sous toutes choses.


PAYSAGE D’ITALIE, par Corot (Louvre, Cliché Giraudon).

Regardez les chefs-d’œuvre de l’art. Toute leur beauté vient de la pensée, de l’intention que leurs auteurs ont cru deviner dans l’Univers.

Pourquoi nos cathédrales gothiques sont-elles si belles ? C’est que dans toutes les représentations de la vie, dans les images humaines qui ornent leurs portails et jusque dans les crosses de plantes qui fleurissent leurs chapiteaux, l’on découvre la marque de l’amour céleste. Partout nos doux imagiers du Moyen-Âge ont vu resplendir l’infinie bonté. Et, dans leur naïveté charmante, ils ont projeté un reflet de bienveillance jusque sur le visage de leurs démons, auxquels ils ont prêté une malice aimable et comme un air de parenté avec les anges.

Voyez n’importe quel tableau de maître, un Titien, un Rembrandt, par exemple.

Chez tous les seigneurs du Titien, on remarque l’énergie hautaine qui, sans aucun doute, l’animait lui-même. Ses opulentes femmes nues se laissent adorer comme des divinités sûres de leur domination. Ses paysages, que décorent des arbres majestueux et qu’empourprent de triomphants couchers de soleil, ne sont pas moins altiers que ses personnages. Sur toute la création, il a fait régner l’orgueil aristocratique : ce fut la constante pensée de son génie.

Une autre sorte de fierté éclaire le masque ridé et boucané des vieux artisans que peignit


LAURA DIANTI, par Titien (Louvre, Cliché Giraudon).



VIEILLARD, par Rembrandt.
Rembrandt ; ennoblit ses soupentes enfumées et ses petites fenêtres à culs de bouteille ; illumine de subites embellies ses paysages rustiques et plats ; magnifie les toits de chaume que son burin prit tant de plaisir à caresser sur le cuivre. C’est la belle vaillance des êtres modestes, la sainteté des choses vulgaires, mais pieusement aimées, la grandeur de l’humilité qui accepte et remplit dignement son destin.

Et si vivace, si profonde est la pensée des grands artistes, qu’elle se montre en dehors de tout sujet. Elle n’a pas même besoin d’une figure entière pour s’exprimer. Prenez n’importe quel fragment de chef-d’œuvre, vous y reconnaîtrez l’âme de l’auteur. Comparez, si vous voulez, des mains dans deux portraits brossés par le Titien et par Rembrandt. La main du Titien sera dominatrice ; celle de Rembrandt sera modeste et courageuse. Dans ces étroits morceaux de peinture, tient tout l’idéal de ces maîtres.


MAIN DE BRONZE, par A. Rodin (Cliché Druet).

J’écoutais passionnément cette belle profession de foi sur la spiritualité de l’art. Mais, depuis un moment, une objection me venait aux lèvres :

— Maître, dis-je, personne ne doute que les tableaux et les sculptures ne puissent suggérer à ceux qui les regardent les idées les plus profondes ; mais beaucoup de sceptiques prétendent que les peintres et les statuaires n’eurent jamais ces idées et que c’est nous-mêmes qui les mettons dans leurs œuvres. Ils croient que les artistes sont de purs instinctifs,
MAIN DE BRONZE, par A. Rodin (Cliché Druet).
semblables à la Sibylle qui, sur son trépied, rendait les oracles du dieu, mais sans savoir elle-même ce qu’elle prophétisait.

Vos paroles prouvent clairement que chez vous, du moins, la main est sans cesse guidée par l’esprit ; mais en est-il de même chez tous les maîtres ? Ont-ils toujours pensé en travaillant ? Ont-ils toujours eu la notion nette de ce que leurs admirateurs découvriraient en eux ?


— Entendons-nous ! fit Rodin en riant : il est certains admirateurs à la cervelle compliquée qui prêtent aux artistes des intentions tout à fait inattendues. De ceux-là, ne tenons pas compte.

Mais soyez convaincu que les maîtres ont toujours pleine conscience de ce qu’ils font.


Et hochant la tête :


— En vérité, si les sceptiques dont vous parlez savaient quelle énergie il faut parfois à l’artiste pour traduire bien faiblement ce qu’il pense et ce qu’il sent avec la plus grande force, ils ne douteraient certainement pas que ce qui apparaît lumineusement dans une peinture ou dans une sculpture n’ait été voulu.


Quelques instants après, il reprit :


— En somme, les plus purs chefs-d’œuvre sont ceux où l’on ne trouve plus aucun déchet inexpressif de formes, de lignes et de couleurs, mais où tout, absolument tout se résout en pensée et en âme.

Et il se peut bien que, quand les maîtres animent la Nature de leur idéal, ils s’illusionnent.

Il se peut qu’elle soit gouvernée par une Force indifférente ou par une Volonté dont notre intelligence est incapable de pénétrer les desseins.

Du moins, l’artiste, en représentant l’Univers tel qu’il l’imagine, formule ses propres rêves. À propos de la Nature, c’est son âme qu’il célèbre.

Et ainsi il enrichit l’âme de l’humanité.

Car, en teintant de son esprit le monde matériel, il révèle à ses contemporains extasiés mille nuances de sentiment. Il leur fait découvrir en eux-mêmes des richesses jusqu’alors inconnues. Il leur donne des raisons nouvelles d’aimer la vie, de nouvelles clartés intérieures pour se conduire.

Il est, comme le disait Dante de Virgile, leur guide, leur seigneur et leur maître.