L’Art (Rodin)/Le Modelé

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Texte établi par Paul GsellGrasset (p. 55-67).



CHAPITRE III


LE MODELÉ


Un soir que j’étais venu rendre visite à Rodin, dans son atelier, la nuit tomba très vite, tandis que nous causions.


— Avez-vous déjà regardé une statue antique à la lampe ? me demanda tout à coup mon hôte.


Ma foi non ! fis-je avec quelque surprise.


— Je vous étonne et vous semblez considérer comme une fantaisie bizarre l’idée de contempler de la sculpture autrement qu’en plein jour.

Assurément la lumière naturelle est celle qui permet le mieux d’admirer une belle œuvre dans son ensemble… Mais, attendez un peu !… Je veux vous faire assister à une sorte d’expérience qui sans doute vous instruira…
VÉNUS DE MÉDICIS
(musée de Florence)


Tout en parlant, il avait allumé une lampe. Il la prit et me conduisit vers un torse de marbre qui s’érigeait sur un socle dans un angle de l’atelier.

C’était une délicieuse petite copie antique de la Vénus de Médicis. Rodin la gardait là pour stimuler sa propre inspiration au cours de son travail.


— Approchez ! me dit-il.


Il éclaira le ventre à jour frisant en tenant la lampe sur le côté de la statue et le plus près qu’il était possible.

— Que remarquez-vous ? interrogea-t-il.


Du premier coup d’œil, j’étais extraordinairement frappé de ce qui soudain se révélait à moi. La lumière ainsi dirigée me faisait en effet apercevoir sur la surface du marbre des quantités de saillies et de dépressions légères que jamais je n’y eusse soupçonnées.

Je le dis à Rodin.


— Bon ! approuva-t-il.


Puis :


— Regardez bien !


En même temps, il fit virer très doucement le plateau mobile qui portait la Vénus.

Durant cette rotation, je continuai à noter dans la forme générale du ventre une foule d’imperceptibles ressauts. Ce qui de prime abord semblait simple était en réalité d’une complexité sans égale.

Je confiai mes observations au maître sculpteur.

Il hochait la tête en souriant.


— N’est-ce pas merveilleux ? répétait-il. Convenez que vous ne vous attendiez pas à découvrir tant de détails. Tenez !… voyez donc les ondulations infinies du vallonnement qui relie le ventre à la cuisse… Savourez toutes les incurvations
TORSE ANTIQUE (Bibliothèque Nationale). (Cliché Giraudon.)
voluptueuses de la hanche… Et maintenant, là… sur les reins, toutes ces fossettes adorables.


Il parlait bas avec une ardeur dévote. Il se penchait sur ce marbre comme s’il en eût été amoureux.


— C’est de la vraie chair ! disait-il.


Et rayonnant, il ajouta :


— On la croirait pétrie sous des baisers et des caresses !


Puis, soudain, mettant la main à plat sur la hanche de la statue :


— On s’attendrait presque, en tâtant ce torse, à le trouver chaud.


Quelques moments après :


— Eh bien ! que pensez-vous à présent du jugement qu’on porte d’ordinaire sur l’art grec ?

On dit — c’est l’École académique qui, surtout, a répandu cette opinion — que les Anciens, dans leur culte pour l’idéal, ont méprisé la chair comme vulgaire et basse et qu’ils se sont refusé à reproduire dans leurs œuvres les mille détails de la réalité matérielle.

On prétend qu’ils ont voulu donner des leçons à la Nature en créant avec des formes simplifiées une Beauté abstraite qui ne s’adresse qu’à l’esprit et ne consent point à flatter les sens.

Et ceux qui tiennent ce langage s’autorisent de l’exemple qu’ils s’imaginent trouver dans l’art antique pour corriger la Nature, la châtrer, la réduire à des contours secs, froids et tout unis qui n’ont aucun rapport avec la vérité.

Vous venez de constater à quel point ils se trompent.
VÉNUS ACCROUPIE (Louvre, Cliché Giraudon).

Sans doute, les Grecs, avec leur esprit puissamment logique, accentuaient d’instinct l’essentiel. Ils accusaient les traits dominants du type humain. Néanmoins, ils ne supprimèrent jamais le détail vivant. Ils se contentèrent de l’envelopper et de le fondre dans l’ensemble Comme ils étaient épris de rythmes calmes, ils atténuèrent involontairement les reliefs secondaires qui pouvaient heurter la sérénité d’un mouvement ; mais ils se gardèrent de les effacer tout à fait.

Jamais, ils ne firent du mensonge une méthode.

Pleins de respect et d’amour pour la Nature, ils la représentèrent toujours telle qu’ils la virent. Et en toute occasion ils témoignèrent éperdument leur adoration pour la chair. Car c’est folie de croire qu’ils la dédaignaient. Chez aucun peuple, la beauté du corps humain n’excita une tendresse plus sensuelle. Un ravissement d’extase semble errer sur toutes les formes qu’ils modelèrent.

Ainsi s’explique l’incroyable différence qui sépare de l’art grec, le faux idéal académique.

Tandis que chez les Anciens la généralisation des lignes est une totalisation, une résultante de tous les détails, la simplification académique est un appauvrissement, une vide boursouflure.

Tandis que la vie anime et réchauffe les muscles palpitants des statues grecques, les poupées inconsistantes de l’art académique sont comme glacées par la mort.


Il se tut quelque temps, puis :


— Je vais vous confier un grand secret.

L’impression de vie réelle que nous venons d’éprouver devant cette Vénus, savez-vous par quoi elle est produite ?

Par la science du modelé.

Ces mots vous semblent une banalité, mais vous allez en mesurer toute l’importance.

La science du modelé me fut enseignée par un certain Constant qui travaillait dans l’atelier de décoration où je fis mes débuts de sculpteur.

Un jour me regardant façonner dans la glaise un chapiteau orné de feuillage :

— Rodin, me dit-il, tu t’y prends mal. Toutes tes feuilles se présentent à plat. Voilà pourquoi elles ne paraissent pas réelles. Fais-en donc qui dardent leur pointe vers toi, de sorte qu’en les voyant on ait la sensation de la profondeur.

Je suivis son conseil et je fus émerveillé du résultat que j’obtins.

— Souviens-toi bien de ce que je vais te dire, reprit Constant. Quand tu sculpteras désormais, ne vois jamais les formes en étendue, mais toujours en profondeur… Ne considère jamais une surface que comme l’extrémité d’un volume, comme la pointe plus ou moins large qu’il dirige vers toi. C’est ainsi que tu acquerras la science du modelé.

Ce principe fut pour moi d’une étonnante fécondité.

Je l’appliquai à l’exécution des figures. Au lieu d’imaginer les différentes parties du corps comme des surfaces plus ou moins planes, je me les représentai comme les saillies des volumes intérieurs. Je m’efforçai de faire sentir dans chaque renflement du torse ou des membres l’affleurement d’un
FAUNE DE PRAXITÈLE (Musée du Louvre).(Cliché Giraudon.)
muscle ou d’un os qui se développait en profondeur sous la peau.

Et ainsi la vérité de mes figures, au lieu d’être superficielle, sembla s’épanouir du dedans au dehors comme la vie même…

Or j’ai découvert que les Anciens pratiquaient précisément cette méthode de modelé. Et c’est certainement à cette technique que leurs œuvres doivent à la fois leur vigueur et leur souplesse frémissante.


Rodin contemplait de nouveau son exquise Vénus grecque. Et soudain :


— À votre avis, Gsell, la couleur est-elle une qualité de peintre ou de sculpteur ?

De peintre, naturellement !


— Eh bien ! observez donc cette statue.


Ce disant, il élevait la lampe autant qu’il pouvait afin d’éclairer de haut le torse antique.


— Voyez ces lumières fortes sur les seins, ces ombres énergiques aux plis de la chair et puis ces blondeurs, ces demi-clartés vaporeuses et comme tremblantes sur les parties les plus délicates de ce corps divin, ces passages si finement estompés qu’ils semblent se dissoudre dans l’air. Qu’en dites-vous ? N’est-ce pas là une prodigieuse symphonie en blanc et noir ?


Je dus en convenir.


— Si paradoxal que cela paraisse, les grands sculpteurs sont aussi coloristes que les meilleurs peintres ou plutôt les meilleurs graveurs.

Ils jouent si habilement de toutes les ressources du relief, ils marient si bien la hardiesse de la lumière à la modestie de l’ombre que leurs sculptures sont savoureuses comme les plus chatoyantes eaux-fortes.

Or la couleur, — c’est à cette remarque que je voulais en venir, — est comme la fleur du beau modelé. Ces deux qualités s’accompagnent toujours et ce sont elles qui donnent à tous les chefs-d’œuvre de la statuaire le rayonnant aspect de la chair vivante.