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L’Art (Rodin)/Préface

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Texte établi par Paul GsellGrasset (p. 1-17).


PRÉFACE



Au-dessus du hameau du Val-Fleury qui dépend de Meudon, un groupe de pittoresques constructions couronnent une colline.

On devine qu’elles appartiennent à un artiste, car elles ravissent les regards.

C’est là en effet qu’Auguste Rodin a fixé son séjour.

Un pavillon Louis XIII en briques rouges et en pierres de taille, avec un toit à pignon élevé, lui sert d’habitation.

À côté, est une vaste rotonde précédée d’un portique à colonnes. C’est celle qui, en 1900, abritait l’Exposition particulière de ses œuvres à l’angle du pont de l’Alma. Comme elle lui plaisait, il l’a fait réédifier sur ce nouvel emplacement et il l’utilise comme atelier.

Un peu plus loin et tout au bord de l’escarpement qui, sur ce point, limite la colline, on voit un château du dix-huitième siècle ou plutôt seulement une façade, un beau portail à fronton triangulaire, encadrant une grille en fer forgé.

Ces diverses constructions émergent d’un verger idyllique.

Le site est certainement un des plus enchanteurs des environs de Paris. La nature l’avait profilé avec beaucoup d’agrément, et le statuaire qui s’y est établi, a, depuis plus d’une vingtaine d’années, paré ce lieu de tous les embellissements que lui suggérait son goût.



L’an dernier, à la fin d’une lumineuse journée de mai, comme je me promenais avec Auguste Rodin sous les arbres qui ombragent sa charmante colline, je lui confiai mon désir d’écrire sous sa dictée ses propos sur l’Art. Il sourit.


— Quel original vous faites ! me dit-il. Vous vous intéressez donc encore à l’art. C’est une préoccupation qui n’est guère de notre temps.

Aujourd’hui les artistes et ceux qui les aiment font l’effet d’animaux fossiles. Figurez-vous un megatherium ou un diplodocus se promenant dans les rues de Paris. Voilà l’impression que nous devons produire sur nos contemporains.

Notre époque est celle des ingénieurs et des usiniers, mais non point celle des artistes.

L’on recherche l’utilité dans la vie moderne : l’on s’efforce d’améliorer matériellement l’existence : la science invente tous les jours de nouveaux procédés pour alimenter, vêtir ou transporter les hommes : elle fabrique économiquement de mauvais produits pour donner au plus grand nombre des jouissances frelatées : il est vrai qu’elle apporte aussi des perfectionnements réels à la satisfaction de tous nos besoins.

Mais l’esprit, mais la pensée, mais le rêve, il n’en est plus question. L’art est mort.

L’art, c’est la contemplation. C’est le plaisir de l’esprit qui pénètre la nature et qui y devine l’esprit dont elle est elle-même animée. C’est la joie de l’intelligence qui voit clair dans l’univers et qui le recrée en l’illuminant de conscience. L’art, c’est la plus sublime mission de l’homme, puisque c’est l’exercice de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre.

Mais aujourd’hui l’humanité croit pouvoir se passer d’art. Elle ne veut plus méditer, contempler, rêver : elle veut jouir physiquement. Les hautes et les profondes vérités lui sont indifférentes : il lui suffit de contenter ses appétits corporels. L’humanité présente est bestiale : elle n’a que faire des artistes.

L’art, c’est encore le goût. C’est, sur tous les objets que façonne un artiste, le reflet de son cœur. C’est le sourire de l’âme humaine sur la maison et sur le mobilier… C’est le charme de la pensée et du sentiment incorporé à tout ce qui sert aux hommes. Mais combien sont-ils ceux de nos contemporains qui éprouvent la nécessité de se loger ou de se meubler avec goût ? Autrefois, dans la vieille France, l’art était partout. Les moindres bourgeois, les paysans même ne faisaient usage que d’objets aimables à voir. Leurs chaises, leurs tables, leurs marmites, leurs brocs étaient jolis. Aujourd’hui l’art est chassé de la vie quotidienne. Ce qui est utile, dit-on, n’a pas besoin d’être beau. Tout est laid, tout est fabriqué à la hâte et sans grâce par des


LE PENSEUR, par A. Rodin (Cliché Bulloz).
machines stupides. Les artistes sont les ennemis.

Ah ! mon cher Gsell, vous voulez noter les songeries d’un artiste. Laissez-moi vous regarder : vous êtes un homme vraiment extraordinaire !

Je sais, lui dis-je, que l’art est le moindre souci de notre époque. Mais je souhaite que ce livre soit comme une protestation contre les idées d’aujourd’hui. Je souhaite que votre voix réveille nos contemporains et leur fasse comprendre leur crime de laisser se perdre la meilleure part de notre héritage national : l’amour éperdu de l’Art et de la Beauté.

— Les dieux vous entendent ! fit Rodin.



Nous longeons la rotonde qui sert d’atelier. Sous le péristyle, sont abrités maints souvenirs antiques. Une petite vestale à demi voilée fait face à un grave orateur drapé dans une toge et, non loin d’eux, un amour chevauche tyranniquement un monstre marin. Au milieu de ces figures, deux colonnes corinthiennes d’une grâce charmante érigent leurs fûts de marbre rose. La réunion de ces précieux fragments révèle la dévotion de mon hôte pour la Grèce et pour Rome.

Sur le bord d’un bassin profond, somnolent deux beaux cygnes. À notre passage ils déroulent leur long col et font entendre un sifflement de colère. Et comme leur sauvagerie me pousse à dire que cette espèce d’oiseaux est dépourvue d’intelligence.


— Ils ont celle des lignes et cela suffit ! réplique Rodin en riant.


De place en place, l’on aperçoit sous les ombrages de petits autels cylindriques en marbre ornés de guirlandes et de bucranes. Sous une tonnelle qu’enveloppe la chevelure d’un sophora, un jeune Mithra sans tête immole un taureau sacré. À un rond-point un Éros dort sur une peau de lion : le sommeil a dompté celui qui dompte les fauves.


— Ne vous semble-t-il pas, me dit Rodin, que la verdure est le cadre le mieux approprié à la sculpture antique ? Ce petit Éros assoupi, ne dirait-on pas qu’il est le dieu de ce jardin ? Sa chair potelée est sœur de cette feuillée diaphane et luxuriante. Les artistes grecs aimaient tant la nature que leurs œuvres y baignent comme dans leur élément.


Qu’on note cet état d’esprit. D’habitude on place des statues dans un jardin pour l’embellir : Rodin, c’est pour embellir les statues. C’est que la Nature est toujours pour lui la souveraine maîtresse et la perfection infinie.

Une amphore grecque, en argile rose, qui vraisemblablement a passé des siècles au fond de la mer, car elle est incrustée de charmantes végétations madréporiques, repose sur le sol, appuyée contre un pied de buis. Elle paraît avoir été abandonnée là et cependant elle ne pourrait se présenter avec plus de grâce : car le naturel est le goût suprême.

Plus loin, l’on voit un joli torse de Vénus. Les seins en sont cachés par un mouchoir noué derrière le dos. Involontairement, l’on songe à quelque Tartuffe qui par pudeur aurait cru devoir couvrir des attraits trop impressionnants :

Par de pareils objets les âmes sont blessées
Et cela fait venir de coupables pensées…


Mais assurément mon hôte n’a rien de commun avec le protégé d’Orgon. Lui-même m’apprend quelle a été son idée :


— J’ai attaché ce linge sur la poitrine de cette statue, me dit-il, parce que cette partie est moins belle que le reste.


Puis par une porte dont il tire le verrou, il me fait passer sur la terrasse où il a élevé la façade dix-huitième siècle dont j’ai déjà parlé.

De près, cette noble architecture est imposante : c’est un majestueux portique monté sur huit marches : au fronton supporté par des colonnes, est sculptée une Thémis entourée d’Amours.

— Naguère, me dit mon hôte, ce beau château s’élevait sur la pente d’un coteau voisin, à Issy. Il m’arrivait souvent de l’admirer en passant. Mais des marchands de terrains l’achetèrent et le démolirent.


À ce moment, un éclair de fureur traverse son regard.


— Vous ne sauriez imaginer, continue-t-il, quelle horreur me saisit quand je vis s’accomplir ce crime. Jeter à bas ce radieux édifice ! Cela me fit le même effet que si devant moi ces malfaiteurs avaient éventré une belle vierge !


Une belle vierge ! Rodin prononce ces mots avec un accent de piété profonde. On sent que le corps blanc et ferme de la jeune fille est pour lui le chef-d’œuvre de la création, la merveille des merveilles !

Il poursuit :


— Je demandai à ces sacrilèges de ne point disperser les matériaux et de me les vendre. Ils y consentirent. Je fis transporter toutes ces pierres ici pour les rajuster tant bien que mal. Malheureusement, comme vous le voyez, je n’ai encore relevé qu’une muraille.


En effet dans son désir de se procurer sans délai une vive jouissance artistique, Rodin s’est abstenu de suivre la méthode habituelle et logique qui consiste à faire monter à la fois toutes les parties d’un bâtiment. Il n’a jusqu’à présent remis sur pied qu’une face de son château, et quand on s’avance pour regarder à travers la grille de l’entrée, l’on ne voit que de la terre battue sur laquelle des alignements de pierres indiquent le plan du bâtiment à reconstruire. Château pour les yeux… château d’artiste !


— Vraiment, murmure mon hôte, ces architectes anciens étaient de fiers hommes !… surtout quand on les compare à leurs indignes successeurs d’aujourd’hui !


Ce disant, il m’attire sur un point de la terrasse d’où le profil de pierre lui semble le plus beau.


— Comme cette silhouette, dit-il, échancre harmonieusement le ciel argenté et comme elle domine hardiment la jolie vallée qui se creuse au-dessous de nous.


ÈVE, par A. Rodin (Cliché Bulloz).

Le voilà plongé dans l’extase. Il enveloppe d’un regard amoureux le monument et le paysage.

Du lieu élevé où nous nous trouvons, nos yeux embrassent une immense étendue. Là-bas la Seine, où se mirent des rangées de hauts peupliers, trace une grande boucle d’argent en s’enfuyant vers le robuste pont de Sèvres… Plus loin, c’est le blanc clocher de Saint-Cloud adossé à une colline verdoyante, ce sont les hauteurs bleuâtres de Suresnes, c’est le Mont Valérien qu’estompe une brume de rêve.

À droite, Paris, le gigantesque Paris déploie jusqu’aux limites du ciel le semis de ses innombrables maisons, si petites dans l’éloignement quelles tiendraient, semble-t-il, dans le creux de la main ; Paris, vision monstrueuse et sublime, colossal creuset où bouillonnent sans cesse et pêle-mêle, plaisirs, douleurs, forces actives, fièvres d’idéal !