L’Auberge de l’Ange Gardien/3

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Librairie Hachette et Cie (p. 28-41).


III

INFORMATIONS.


Madame Blidot appela sa sœur Elfy, qui lavait la lessive, lui raconta l’aventure qui venait d’arriver et la pria de venir l’aider à préparer, pour les enfants, le cabinet près de la chambre où elles couchaient toutes deux.

« C’est le bon Dieu qui nous envoie ces enfants, dit Elfy ; la seule chose qui manquait pour animer notre intérieur ! Sont-ils gentils ? ont-ils l’air de bons garçons, d’enfants bien élevés ?

MADAME BLIDOT.

S’ils sont gentils, bons garçons, bien élevés ? Je le crois bien ! Il n’y a qu’à les voir ! Jolis comme des Amours, polis comme des demoiselles, tranquilles comme des curés. Va, ils ne seront pas difficiles à élever ; pas comme ceux du père Penard, en face !

ELFY.

Bon ! Où sont-ils, que je jette un coup d’œil dessus. On aime toujours mieux voir par ses yeux, tu sais bien. Sont-ils dans la salle ?

MADAME BLIDOT.

Non, je les ai envoyés au jardin. »


Mme Blidot appela sa sœur, qui lavait la lessive.

Elfy courut au jardin ; elle y trouva Jacques occupé à arracher les mauvaises herbes d’une planche de carottes ; Paul ramassait soigneusement ces herbes et cherchait à en faire de petits fagots.

Au bruit que fit Elfy, les enfants tournèrent la tête et montrèrent leurs jolis visages doux et riants. Jacques, voyant qu’Elfy les regardait sans mot dire, se releva et la regarda aussi d’un air inquiet.

JACQUES.

Ce n’est pas mal, n’est-ce pas, Madame, ce que nous faisons, Paul et moi ? Vous n’êtes pas fâchée contre nous ? Ce n’est pas la faute de Paul ; c’est moi qui lui ai dit de s’amuser à botteler l’herbe que j’arrache.

ELFY.

Pas de mal, pas de mal du tout, mon petit ; je ne suis pas fâchée ; bien au contraire, je suis très-contente que tu débarrasses le jardin des mauvaises herbes qui étouffent nos légumes.

PAUL.

C’est donc à vous ça ?

ELFY.

Oui, c’est à moi.

PAUL.

Non, moi crois pas ; c’est pas à vous ; c’est à la dame de la cuisine qui donne du bon fricot ; moi veux pas qu’on lui prenne son jardin ?

ELFY.

Ha, ha, ha ! est-il drôle, ce petit ! Et comment m’empêcherais-tu de prendre les légumes du jardin ?

PAUL.

Moi prendrais un gros bâton, puis moi dirais à Jacques de m’aider à chasser vous, et voilà ! »

Elfy se précipita sur Paul, le saisit, l’enleva, l’embrassa trois ou quatre fois, et le remit à terre avant qu’il fût revenu de sa surprise et avant que Jacques eût eu le temps de faire un mouvement pour secourir son frère.


Elle saisit Paul, l’enleva et l’embrassa.

« Je suis la sœur de la dame au bon fricot, s’écria Elfy en riant, et je demeure avec elle : c’est pour cela que son jardin est aussi le mien.

— Tant mieux ! s’écria Jacques. Vous avez l’air aussi bon que la dame ; je voudrais bien que M. Moutier, qui est si bon, restât toujours ici.

ELFY.

Il ne peut pas rester ; mais il vous laissera chez nous, et nous vous soignerons bien, et nous vous aimerons bien si vous êtes sages et bons. »

Jacques ne répondit pas : il baissa la tête, devint très-rouge, et deux larmes roulèrent le long de ses pauvres petites joues.

ELFY.

Pourquoi pleures-tu, mon petit Jacques ? Est-ce que tu es fâché de rester avec ma sœur et avec moi ?

JACQUES.

Oh non ! au contraire ! Mais je suis fâché que M. Moutier s’en aille ; il a été si bon pour Paul et pour moi !

ELFY.

Il reviendra, sois tranquille ; et puis il ne va pas partir aujourd’hui : tu vas le voir tout à l’heure. »

Le petit Jacques essuya ses yeux du revers de sa main, reprit son air animé et son travail interrompu par Elfy. Capitaine, qui faisait la visite de l’appartement, trouvant la porte du jardin ouverte, entra et s’approcha de Paul, assis au milieu de ses paquets d’herbes. Capitaine piétinait les herbes, les dérangeait ; Paul cherchait vainement à le repousser, le chien était plus fort que l’enfant.

« Jacques, Jacques, s’écria Paul, fais va-t’en le chien ! il écrase mes bottes de foin. »

Jacques accourut au secours de Paul, au moment où Capitaine, le poussant amicalement avec son museau, le faisait rouler par terre. Jacques entoura de ses bras le cou du chien et le tira en arrière de toutes ses forces : mais Capitaine ne recula pas.

« Je t’en prie, mon bon chien, va-t’en. Je t’en prie, laisse mon pauvre Paul jouer tranquillement, tu vois bien que tu le déranges, que tu es plus fort que lui, qu’il ne peut pas t’empêcher… ni moi non plus, » ajouta-t-il découragé en cessant ses efforts pour faire partir le chien.


Va-t’en, mon bon chien.

Capitaine se retourna vers Jacques, et, comme s’il eût compris ses paroles, il lui lécha les mains, donna un coup de langue sur le visage de Paul, les regarda avec amitié et s’en alla lentement comme il était venu ; il retourna près de son maître.

Moutier était resté, après le départ de l’hôtesse, les coudes sur la table, la tête appuyée sur ses mains : il réfléchissait.

« Je crains, se disait-il, d’avoir été trop prompt, d’avoir trop légèrement donné ces enfants à la bonne hôtesse… Car, enfin, elle a raison ! je ne la connais guère !… et même pas du tout… le curé m’en a dit du bien, c’est vrai ; mais un bon curé (car il a l’air d’un brave homme, d’un bon homme, d’un saint homme !), un bon curé, c’est toujours trop bon ; ça dit du bien de tout le monde ; ça croirait pécher en disant du mal… et pourtant… il parlait avec une chaleur, un air persuadé !… il savait que ces deux pauvres petits orphelins seraient à la merci de cette hôtesse, madame Bli… Blicot, Blindot… Je ne sais plus son nom… J’y suis ; Blidot !… C’est ça !… Blidot et sa sœur… Pardi, je veux en avoir le cœur net et m’assurer de ce qu’elle est. J’ai le temps d’ici au dîner, et je vais aller de maison en maison pour compléter mes observations sur madame Blidot. Ces pauvres petits, ils sont si gentils ! et Jacques est si bon ! Ce serait une méchante action que de les placer chez de mauvaises gens, faire leur malheur ! Non, non, je ne veux pas en avoir la conscience chargée. »

Et Moutier, laissant son petit sac de voyage sur la table, sortit après avoir appelé Capitaine. Il alla d’abord dans la maison à côté, chez le boucher.

« Faites excuse, Monsieur, dit-il en entrant ; je viens pour une chose… pour une affaire… c’est-à-dire pas une affaire… mais pour quelque chose comme une affaire… qui n’en est pas une pour vous… ni pour moi non plus, à vrai dire… »

Le boucher regardait Moutier d’un air étonné, moitié souriant, moitié inquiet.

« Quoi donc ? qu’est-ce donc ? dit-il enfin.

MOUTIER.

Voilà ! C’est que je voudrais avoir votre avis sur madame Blidot, aubergiste ici à côté.

LE BOUCHER.

Pourquoi ? Avis sur quoi ?

MOUTIER.

Mais sur tout. J’ai besoin de savoir quelle femme c’est. Si on peut lui confier des enfants à garder. Si c’est une brave femme, une bonne femme, une femme à rendre des enfants heureux ?

LE BOUCHER.

Quant à ça, mon bon monsieur, il n’y a pas de meilleure femme au monde : toujours de bonne humeur, toujours riant, polie, aimable, douce, travailleuse, charitable ; tout le monde l’aime par ici : chacun en pense du bien ; elle ne manque pas à un office, elle rend service à tous ceux qui en demandent. Elle et sa sœur, ce sont les perles du pays. Demandez à M. le curé ; il vous en dira long sur elles ; et tout bon, car il les connaît depuis leur naissance et il n’a jamais eu un reproche à leur faire.

MOUTIER.

Ça suffit. Grand merci, Monsieur, et pardon de l’indiscrétion.

LE BOUCHER.

Pas d’indiscrétion. C’est un plaisir pour moi que de rendre un bon témoignage à madame Blidot. »

Moutier salua, sortit, et alla à deux portes plus loin, chez le boulanger.

« Ce n’est pas du pain qu’il me faut, Monsieur, dit-il au boulanger qui lui offrait un pain de deux livres ; c’est un renseignement que je viens chercher. Votre idée sur madame Blidot, aubergiste ici près, pour lui confier des enfants à élever ?

LE BOULANGER.

Confiez-lui tout ce que vous voudrez, brave militaire (car je vois à votre habit que vous êtes militaire) ; vos enfants ne sauraient être en de meilleures mains ; c’est une bonne femme, une brave femme, et sa sœur la vaut bien ; il n’y a pas de meilleures créatures à dix lieues à la ronde.

MOUTIER.

Merci mille fois ; c’est tout ce que je voulais savoir. Bien le bonjour. »

Et Moutier, satisfait des renseignements qu’on lui avait donnés, allait retourner chez madame Blidot, quand l’idée lui vint d’entrer encore chez l’aubergiste qui tenait la belle auberge à l’entrée du village.


Confiez-lui tout ce que vous voudrez.

« Encore celui-là, pensa-t-il : ce sera le dernier ; et si cet homme ne m’en dit pas de mal, je pourrai être tranquille, car il me semble méchant et son témoignage ne pourra pas me laisser de doute sur le bonheur de mes mioches. »

L’aubergiste était à sa porte ; il vit venir Moutier et le reconnut au premier coup d’œil. D’abord, il fronça ses gros sourcils ; puis, le voyant approcher, il pensa qu’il revenait lui demander à dîner et il prit son air le plus gracieux.

« Entrez, Monsieur ; donnez-vous la peine d’entrer ; je suis tout à votre service. »

Moutier toucha son képi, entra et eut quelque peine à calmer Capitaine, qui tournait autour de l’aubergiste en le flairant, en grognant et en laissant voir des dents aiguës prêtes à mordre et à déchirer.

« Ah ! ah ! se dit Moutier, Capitaine n’y met pas beaucoup de douceur ni de politesse : il y a quelque chose là-dessous ; l’homme est mauvais, mon chien a du flair. »

L’aubergiste, inquiet de l’attitude de Capitaine, tournait, changeait de place et lui lançait des regards furieux, auxquels Capitaine répondait par un redoublement de grognements.

Moutier parvint pourtant à le faire taire et à le faire coucher près de sa chaise ; il fixa sur l’aubergiste des yeux perçants et lui demanda sans autre préambule s’il connaissait madame Blidot.

« Pour ça non, répondit l’aubergiste d’un air dédaigneux ; je ne fais pas société avec des gens de cette espèce.

— Elle est donc de la mauvaise espèce ?

— Une femme de rien ; elle et sa sœur sont des pies-grièches dont on ne peut pas obtenir une parole ; des sottes qui se croient au-dessus de tous, qui ne vont jamais à la danse ni aux fêtes des environs ; des orgueilleuses qui restent chez elles ou qui vont se promener sur la route avec des airs de princesse. Il semblerait qu’on n’est pas digne de les aborder, elles crèveraient plutôt que de vous adresser une bonne parole ou un sourire. Des péronnelles qui gâtent le métier, qui vendent cinq sous ce que je donne pour dix ou quinze. Aussi, en a-t-on pour son argent ; mauvais coucher, mauvais cidre, mauvaise nourriture. Je vous ai bien vu entrer ; vous n’y êtes pas resté : vous avez bien fait ; chez moi, vous trouverez de la différence. Je vais vous servir un dîner soigné : vous n’en trouverez nulle part un pareil. »

Il se retourna comme pour chercher quelqu’un et appela d’une voix tonnante :

« Torchonnet ! Où es-tu fourré, mauvais polisson, animal, fainéant ?


Je suis tout à votre service.

— Voici, Monsieur, répondit d’une voix étouffée par la peur un pauvre petit être, maigre, pâle, demi-vêtu de haillons, qui sortit de derrière une porte et qui, se redressant promptement, resta demi-incliné devant son terrible maître.

« Pourquoi es-tu ici ? pourquoi n’es-tu pas à la cuisine ? Comment oses-tu venir écouter ce qu’on dit ? Réponds, petit drôle ! réponds, animal ! »

Chaque réponds était accompagné d’un coup de pied qui faisait pousser à l’enfant un cri aigu ; il voulut parler, mais ses dents claquaient, et il ne put articuler une parole.

« À la cuisine, et demande à ma femme un bon dîner pour monsieur ; et vite, sans quoi ?… »

Il fit un geste dont l’enfant n’attendit pas la fin et courut exécuter les ordres du maître, aussi vite que le lui permettaient ses petites jambes et son état de faiblesse.

Moutier écoutait et regardait avec indignation.

« Assez, dit-il en se levant ; je ne veux pas de votre dîner ; ce n’est pas pour m’établir chez vous que je suis venu, mais pour avoir des renseignements sur madame Blidot. Ceux que vous m’avez donnés me suffisent ; je la tiens pour la meilleure et la plus honnête femme du pays, et c’est à elle que je confierai le trésor que je cherchais à placer. »

L’aubergiste gonflait de colère à mesure que Moutier parlait ; mais lorsqu’il entendit le mot de trésor, sa physionomie changea ; son visage de fouine prit une apparence gracieuse et il voulut arrêter Moutier en lui prenant les bras. Au mouvement de dégoût que fit Moutier en se dégageant de cette étreinte, Capitaine s’élança sur l’aubergiste, lui fit une morsure à la main, une autre à la jambe, et allait lui sauter à la figure, quand Moutier le saisit par son collier et l’entraîna au loin. L’aubergiste montra le poing à Moutier et rentra précipitamment chez lui pour faire panser les morsures du vaillant Capitaine. Moutier gronda un peu son pauvre chien de sa vivacité, et le ramena à l’Ange-Gardien.