L’Avenir de la science/10

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L’Avenir de la science, pensées de 1848
Calmann Lévy (p. 163-202).



X


La psychologie, telle qu’on l’a entendue jusqu’ici, me semble avoir été conçue d’une façon assez étroite et n’avoir pas amené ses plus importants résultats (76). Et d’abord, elle s’est généralement bornée à étudier l’esprit humain dans son complet développement et tel qu’il est de nos jours. Ce que font la physiologie et l’anatomie pour les corps organisés, la psychologie l’a fait pour les phénomènes de l’âme, avec les différences de méthode réclamées par des objets si divers. Or, de même qu’à côté de la science des organes et de leurs opérations, il y en a une autre qui embrasse l’histoire de leur formation et de leur développement, de même à côté de la psychologie qui décrit et classifie les phénomènes et les fonctions de l’âme, il y aurait une embryogénie de l’esprit humain, qui étudierait l’apparition et le premier exercice de ces facultés dont l’action, maintenant si régulière, nous fait presque oublier qu’elles n’ont été d’abord que rudimentaires. Une telle science serait sans doute plus difficile et plus hypothétique que celle qui se borne à constater l’état présent de la conscience. Toutefois il est des moyens sûrs qui peuvent nous conduire de l’actuel au primitif, et si l’expérimentation directe de ce dernier état nous est impossible, l’induction s’exerçant sur le présent peut nous faire remonter à l’état qui l’a précédé et dont il n’est que l’épanouissement. En effet, si l’état primitif a disparu pour jamais, les phénomènes qui le caractérisaient ont encore chez nous leurs analogues. Chaque individu parcourt à son tour la ligne qu’a suivie l’humanité tout entière, et la série des développements de l’esprit humain est exactement parallèle, au progrès de la raison individuelle, à la vieillesse près, qu’ignorera toujours l’humanité, destinée à refleurir à jamais d’une éternelle jeunesse. Les phénomènes de l’enfance nous représentent donc les phénomènes de l’homme primitif  (77). D’un autre côté, la marche de l’humanité n’est pas simultanée dans toutes ses parties : tandis que par l’une elle s’élève à de sublimes hauteurs, par une autre elle se traîne encore dans les boues qui furent son berceau, et telle est la variété infinie du mouvement qui l’anime, que l’on pourrait à un moment donné retrouver dans les différentes contrées habitées par l’homme tous les âges divers que nous voyons échelonnés dans son histoire. Les races et les climats produisent simultanément dans l’humanité les mêmes différences que le temps a montrées successives dans la suite de ses développements. Les phénomènes, par exemple, qui signalèrent l’éveil de la conscience se retracent dans l’éternelle enfance de ces races non perfectibles, restées comme des témoins de ce qui se passa aux premiers jours de l’homme. Non qu’il faille dire absolument que le sauvage est l’homme primitif : l’enfance des diverses races humaines dut être fort différente selon le ciel sous lequel elles naquirent. Sans doute les misérables êtres qui bégayèrent d’abord des sons inarticulés sur le sol malheureux de l’Afrique ou de l’Océanie ressemblèrent peu à ces naïfs et gracieux enfants qui servirent de pères à la race religieuse et théocratique des Sémites, et aux vigoureux ancêtres de la race philosophique et rationaliste des peuples indo-germaniques. Mais ces différences ne nuisent pas plus aux inductions générales que les variétés de caractère chez les individus n’entravent la marche des psychologues. L’enfant et le sauvage seront donc les deux grands objets d’étude de celui qui voudra construire scientifiquement la théorie des premiers âges de l’humanité. Comment n’a-t-on pas compris qu’il y a dans l’observation psychologique de ces races, que dédaigne l’homme civilisé, une science du plus haut intérêt, et que ces anecdotes rapportées par les voyageur, qui semblent bonnes tout au plus à amuser des enfants, renferment en effet les plus profonds secrets de la nature humaine ?

Il reste à la science un moyen plus direct encore pour se mettre en rapport avec ces temps reculés : ce sont les produits mêmes de l’esprit humain à ses différents âges, les monuments où il s’est exprimé lui-même, et qu’il a laissés derrière lui comme pour marquer la trace de ses pas. Malheureusement, ils ne datent que d’une époque trop rapprochée de nous, et le berceau de l’humanité reste toujours dans le mystère. Comment l’homme aurait-il légué le souvenir d’un âge où il se possédait à peine lui-même, et où, n’ayant pas de passé, il ne pouvait songer à l’avenir ? Mais il est un monument sur lequel sont écrites toutes les phases diverses de cette Genèse merveilleuse, qui par ses mille aspects représente chacun des états qu’a tour à tour esquissés l’humanité, monument qui n’est pas d’un seul âge, mais dont chaque partie, lors même qu’on peut lui assigner une date, renferme des matériaux de tous les siècles antérieurs et peut les rendre à l’analyse ; poème admirable qui est né et s’est développé avec l’homme, qui l’a accompagné à chaque pas et a reçu l’empreinte de chacune de ses manières de vivre et de sentir. Ce monument, ce poème, c’est le langage. L’étude approfondie de ses mécanismes et de son histoire sera toujours le moyen le plus efficace de la psychologie primitive. En effet, le problème de ses origines est identique à celui des origines de l’esprit humain, et, grâce à lui, nous sommes vis-à-vis des âges primitifs comme l’artiste qui devrait rétablir une statue antique d’après le moule où se dessinèrent ses formes. Sans doute les langues primitives ont disparu pour la science avec l’état qu’elles représentaient, et personne n’est désormais tenté de se fatiguer à leur poursuite avec l’ancienne linguistique. Mais que, parmi les idiomes dont la connaissance nous est possible, il y en ait qui plus que d’autres aient conservé la trace des procédés qui présidèrent à la naissance et au développement du langage, et sur lesquels ait passé un travail moins compliqué de décomposition et de recomposition, ce n’est point là une hypothèse, c’est un fait résultant des notions les plus simples de la philologie comparée. Il faut le dire : l’arbitraire n’ayant pu jouer aucun rôle dans l’invention et la formation du langage, il n’est pas un seul de nos dialectes les plus usés qui ne se rattache par une généalogie plus ou moins directe à un de ces premiers essais qui furent eux-mêmes la création spontanée de toutes les facultés humaines, « le produit vivant de tout l’homme intérieur » (Fr. Schlegel). Mais qui pourra retrouver la trace du monde primitif à travers cet immense réseau de complication artificielle, dont se sont enveloppées quelques langues, à travers ces nombreuses couches de peuples et d’idiomes qui se sont comme superposées les unes aux autres dans certaines contrées ? Réduit à ces données, le problème serait insoluble. Heureusement il est d’autres langues moins tourmentées par les révolutions, moins variables dans leurs formes, parlées par des peuples voués à l’immobilité, chez lesquels le mouvement des idées ne nécessite pas de continuelles modifications dans l’instrument des idées ; celles-là subsistent encore comme des témoins, non pas, hâtons-nous de le dire, de la langue primitive, ni même d’une langue primitive, mais des procédés primitifs au moyen desquels l’homme réussit à donner à sa pensée une expression extérieure et sociale.

Il y aurait donc à créer une psychologie primitive, présentant le tableau des faits de l’esprit humain à son réveil, des influences par lesquelles d’abord il fut dominé, des lois qui régirent ses premières apparitions. Notre vulgarité d’aperçus nous permet à peine d’imaginer combien un tel état différait du nôtre, quelle prodigieuse activité recelaient ces organisations neuves et vives, ces consciences obscures et puissantes, laissant un plein jeu libre & toute l’énergie native de leur ressort. Qui peut, dans notre état réfléchi, avec nos raffinements métaphysiques et nos sens devenus grossiers, retrouver l’antique harmonie qui existait alors entre la pensée et la sensation, entre l’homme et la nature ? À cet horizon, où le ciel et la terre se confondent, l’homme était dieu et le dieu était homme. Aliéné de lui-même, selon l’expression de Maine de Biran, l’homme devenait, comme dit Leibnitz, le miroir concentrique où se peignait cette nature dont il se distinguait à peine. Ce n’était pas un grossier matérialisme, ne comprenant, ne sentant que le corps ; ce n’était pas un spiritualisme abstrait, substituant des entités à la vie ; c’était une haute harmonie, voyant l’un dans l’autre, exprimant l’un par l’autre les deux mondes ouverts devant l’homme. La sensibilité (sympathie pour !a nature. Naturgefühl, comme dit Fr. Schlegel) était alors d’autant plus délicate que les facultés rationnelles étaient moins développées. Le sauvage a une perspicacité, une curiosité qui nous étonnent ; ses sens perçoivent mille nuances imperceptibles, qui échappent aux sens ou plutôt à l’attention de l’homme civilisé. Peu familiarisés avec la nature, nous ne voyons qu’uniformité là où les peuples nomades ou agricoles ont vu de nombreuses originalités individuelles. Il faut admettre dans les premiers hommes un tact d’une délicatesse infinie, qui leur faisait saisir avec une finesse dont nous n’avons plus d’idée, les qualités sensibles qui devaient servir de base à l’appellation des choses. La faculté d’interprétation, qui n’est qu’une sagacité extrême à saisir les rapports, était en eux plus développée ; ils voyaient mille choses à la fois. La nature leur parlait plus qu’à nous, ou plutôt ils retrouvaient en eux-mêmes un écho secret qui répondait à toutes ces voix du dehors, et les rendait en articulations, en paroles. De là ces brusques passages dont la trace n’est plus retrouvable par nos procèdes lents et pénibles. Qui pourrait ressaisir ces fugitives impressions ? Qui pourrait retrouver les sentiers capricieux que parcourut l’imagination des premiers hommes et les associations d’idées qui les guidèrent dans cette œuvre de production spontanée, où tantôt l’homme, tantôt la nature renouaient le fil brisé des analogies, et croisaient leur action réciproque dans une indissoluble unité ? Que dire encore de cette merveilleuse synthèse intellectuelle, qui fut nécessaire pour créer un système de métaphysique comme la langue sanskrite, un poème sensuel et doux comme l’hébreu ? Que dire de cette liberté indéfinie de créer, de ce caprice sans limite, de cette richesse, de cette exubérance, de cette complication qui nous dépasse ? Nous ne serions plus capables de parler le sanskrit ; nos meilleurs musiciens ne pourraient exécuter les octuples et les nonuples croches du chant des Illinois. Âges sacrés, âges primitifs de l’humanité, qui pourra vous comprendre !

À la vue de ces produits étranges des premiers âges, de ces faits qui semblent en dehors de l’ordre accoutumé de l’univers, nous serions tentés d’y supposer des lois particulières, maintenant privées d’exercice. Mais il n’y a pas dans la nature de gouvernement temporaire ; ce sont les mêmes lois qui régissent aujourd’hui le monde et qui ont présidé à sa constitution. La formation des différents systèmes planétaires et leur conservation ; l’apparition des être organisés et de la vie, celle de l’homme et de la conscience, les premiers faits de l’humanité ne furent que le développement d’un ensemble de lois physiques et psychologiques posées une fois pour toutes, sans que jamais l’agent supérieur, qui moule son action dans ces lois, ait interposé une volonté spécialement intentionnelle dans le mécanisme des choses. Sans doute tout est fait par la cause première mais la cause première n’agit pas par des motifs partiels, par des volontés particulières, comme dirait Malebranche. Ce qu’elle a fait est et demeure le meilleur ; les moyens qu’elle a une fois établis sont et demeurent les plus efficaces. Mais comment, dira-t-on, expliquer par un même système des effets si divers ? Pourquoi ces faits étranges qui signalèrent les origines ne se reproduisent-ils plus, si les lois qui les amenèrent subsistent encore ? C’est que les circonstances ne sont plus les mêmes les causes occasionnelles qui déterminaient les lois à ces grands phénomènes n’existent plus. En général, nous ne formulons les lois de la nature que pour l’état actuel, et l’état actuel n’est qu’un cas particulier. C’est comme une équation partielle tirée par une hypothèse spéciale d’une équation plus générale. Celle-ci renferme virtuellement toutes les autres, et a sa vérité dans la vérité particulière de toutes les autres.

Il en est ainsi de toutes les lois de la nature. Appliquées dans des milieux différents, elles produisent des effets tout divers que les mêmes circonstances se représentent, les mêmes effets reparaîtront. Il n’y a donc pas deux séries de lois qui s’ordonnent entre elles pour remplir leurs lacunes et suppléer à leur insuffisance ; il n’y a pas d’intérim dans la nature la création et la conservation s’opèrent par les mêmes moyens, agissant dans des circonstances diverses. La géologie, après avoir longtemps recouru, pour expliquer les cataclysmes et les phases successives du globe à des causes différentes de celles qui agissent aujourd’hui, revient de toutes parts à proclamer que les lois actuelles ont suffi pour produire ces révolutions. Quelles étranges combinaisons ne durent pas amener ces conditions de vie qui nous paraissent fantastiques, parce qu’elles étaient différentes des nôtres. Et quand l’homme apparut sur ce sol encore créateur, sans être allaité par une femme, ni caressé par une mère, sans les leçons d’un père, sans aïeux ni patrie, songe-t-on aux faits étonnants qui durent se passer au premier réveil de son intelligence, à la vue de cette nature féconde, dont il commençait à se séparer ? Il dut y avoir dans ces premières apparitions de l’activité humaine une énergie, une spontanéité, dont rien ne saurait maintenant nous donner une idée. Le besoin, en effet, est la vraie cause occasionnelle de l’exercice de toute puissance. L’homme et la nature créèrent, tandis qu’il y eut un vide dans le plan des choses ; ils oublièrent de créer, sitôt qu’aucun besoin ne les y força. Ce n’est pas que dès lors ils aient compté une puissance de moins ; mais ces facultés productives, qui à l’origine s’exerçaient sur d’immenses proportions, privées désormais d’aliment, se trouvent réduites à un rôle obscur, et comme acculées dans un recoin de la nature. Ainsi l’organisation spontanée, qui à l’origine fit apparaître tout ce qui vit, se conserve encore sur une échelle imperceptible aux derniers degrés de l’échelle animale ; ainsi les facultés spontanées de l’esprit humain vivent dans les faits de l’instinct, mais amoindries et presque étouffées par la raison réfléchie ; ainsi l’esprit créateur du langage se retrouve dans celui qui préside à ses révolutions car la force qui fait vivre est au fond celle qui fait naître, et développer est en un sens créer. Si l’homme perdait le langage, il l’inventerait de nouveau. Mais il le trouve tout fait ; dès lors sa force productive, dénuée d’objet, s’atrophie comme toute puissance non exercée. L’enfant la possède encore avant de parler ; mais il la perd, sitôt que la science du dehors vient rendre inutile la création intérieure.

Est-ce donc dresser la science de l’homme que de ne l’étudier, comme l’a fait la psychologie écossaise que dans son âge de réflexion, alors que son originalité native est comme effacée par la culture artificielle, et que des mobiles factices ont pris la place des puissants instincts sous l’empire desquels il se développait jadis avec tant d’énergie ?

La seconde lacune que je trouve dans la psychologie, et qu’elle ne pourra de même combler que par l’étude philologique des œuvres de l’esprit humain, c’est de ne s’appliquer qu’à l’individu, et de ne jamais s’élever à la considération de l’humanité. S’il est un résultat acquis par l’immense développement historique de la fin du xviiie siècle et du xixe, c’est qu’il y a une vie de l’humanité, comme il y a une vie de l’individu ; que l’histoire n’est pas une vaine série de faits isolés, mais une tendance spontanée vers un but idéal ; que le parfait est le centre de gravitation de l’humanité comme de tout ce qui vit (78). Le titre de Hegel à l’immortalité sera d’avoir le premier exprimé avec une parfaite netteté cette force vitale et en un sens personnelle, que ni Vico, ni Montesquieu n’avaient aperçue, que Herder lui-même n’avait que vaguement imaginée. Par là, il s’est assuré le litre de fondateur définitif de la philosophie de l’histoire. L’histoire ne sera plus, désormais, ce qu’elle était pour Bossuet, le déroutement d’un plan particulier conçu et réalisé par une force supérieure à l’homme, menant l’homme qui ne fait que s’agiter sous elle ; elle ne sera plus ce qu’elle était pour Montesquieu, un enchaînement de faits et de causes ; ce qu’elle était pour Vico, un mouvement sans vie et presque sans raison. Ce sera l’histoire d’un être, se développant par sa force intime, se créant et arrivant par des degrés divers à la pleine possession de lui-même. Sans doute il y a mouvement, comme le voulait Vico ; sans doute il y a des causes, comme le voulait Montesquieu ; sans doute il y a un plan imposé, comme le voulait Bossuet. Mais ce qu’ils n’avaient pas aperçu, c’est la force active et vivante, qui produit ce mouvement, qui anime ces causes, et qui, sans aucune coaction extérieure, par sa seule tendance au parfait, accomplit le plan providentiel. Autonomie parfaite, création intime, vie en un mot : telle est la loi de l’humanité.

Il est simple assurément, simple comme une pyramide, ce plan de Bossuet : commandement d’un côté, obéissance de l’autre ; Dieu et l’homme, le roi et le sujet, l’Église et le croyant. Il est simple, mais dur, et après tout il est condamné. Nous ferions désormais d’inutiles efforts pour imaginer comment conçoivent le monde ceux qui ne croient pas au progrès. S’il y a pour nous une notion dépassée, c’est celle des nations se succédant l’une à l’autre, parcourant les mêmes périodes pour mourir à leur tour, puis revivre sous d’autres noms, et recommencer ainsi sans cesse le même rêve. Quel cauchemar alors que l’humanité ! Quelles absurdités que les révolutions ! Quelle pâle chose que la vie ! Est-ce la peine vraiment, dans un si pauvre système, de se passionner pour le beau et le vrai, d’y sacrifier son repos et son bonheur ? Je conçois cette mesquine conception de l’existence actuelle chez l’orthodoxe sévère, qui transporte toute sa vie au delà. Je ne la conçois pas chez le philosophe. L’idée de l’humanité est la grande ligne de démarcation entre les anciennes et les nouvelles philosophies. Regardez bien pourquoi les anciens systèmes ne peuvent plus vous satisfaire, vous verrez que c’est parce que cette idée en est profondément absente. Il y a là, je vous le dis, toute une philosophie nouvelle (79).

Du moment que l’humanité est conçue comme une conscience qui se fait et se développe, il y a une psychologie de l’humanité, comme il y a une psychologie de l’individu. L’apparence irrégulière et fortuite de sa marche ne doit pas nous cacher les lois qui la régissent. La botanique nous démontre que tous les arbres seraient quant à la forme et à la disposition de leurs feuilles et de leurs rameaux aussi réguliers que les conifères, sans les avortements et les suppressions qui, détruisant la symétrie, leur donnent des formes si capricieuses. Un fleuve irait tout droit à la mer sans les collines qui lui font faire tant de détours. Ainsi l’humanité, en apparence livrée au hasard, obéit à des lois que d’autres lois peuvent faire dévier, mais qui n’en sont pas moins la raison de son mouvement. Il y a donc une science de l’esprit humain, qui n’est pas seulement l’analyse des rouages de l’âme individuelle, mais qui est l’histoire même de l’esprit humain. L’histoire est la forme nécessaire de la science de tout ce qui est dans le devenir. La science des langues, c’est l’histoire des langues ; la science des littératures et des religions, c’est l’histoire des littératures et des religions. La science de l’esprit humain, c’est l’histoire de l’esprit humain. Vouloir saisir un moment dans ces existences successives pour y appliquer la dissection, et les tenir fixement sous le regard, c’est fausser leur nature. Car elles ne sont pas à un moment, elles se font. Tel est l’esprit humain. De quel droit, pour en dresser la théorie, prenez vous l’homme du xixe siècle ? Il y a, je le sais, des éléments communs que l’examen de tous les peuples et de tous les pays rendra à l’analyse. Mais ceux-là, par leur stabilité même, ne sont pas les plus essentiels pour la science. L’élément variable et caractéristique a bien plus d’importance, et la physiologie ne paraît si souvent creuse et tautologique, que parce qu’elle se borne trop exclusivement à ces généralités de peu de valeur, qui la font parfois ressembler à la leçon de philosophie du Bourgeois gentilhomme. La linguistique tombe dans le même défaut quand, au lieu de prendre les langues dans leurs variétés individuelles, elle se borne à l’analyse générale des formes communes à toutes, à ce qu’on appelle grammaire générale.

Combien notre manière sèche et abstraite de traiter la psychologie est peu propre à mettre en lumière ces nuances différentielles des sentiments de l’humanité ! On dirait que toutes les races et tous les siècles ont compris Dieu, l’âme, le monde, la morale d’une manière identique (80). On ne songe pas que chaque nation, avec ses temples, ses dieux, sa poésie, ses traditions héroïques, ses croyances fantastiques, ses lois et ses institutions, représente une unité, une façon de prendre la vie, un ton dans l’humanité, une faculté de la grande âme. La vraie psychologie de l’humanité consisterait à analyser l’une après l’autre ces vies diverses dans leur complexité, et, comme chaque nation a d’ordinaire lié sa vie suprasensible en une gerbe spirituelle, qui est sa littérature, elle consisterait surtout dans l’histoire des littératures. Le second volume du Cosmos de M. de Humboldt (histoire d’un sentiment de l’humanité poursuivie dans toutes les races et à travers tous les siècles, dans ses variétés et ses nuances), peut être considéré comme un exemple de cette psychologie historique. La psychologie ordinaire ressemble trop à cette littérature qui, à force de représenter l’humanité dans ses traits généraux et de repousser la couleur locale et individuelle, expira faute de vie propre et d’originalité.

Je crois avoir puisé dans l’étude comparée des littératures une idée beaucoup plus large de la nature humaine que celle qu’on se forme d’ordinaire. Sans doute il y a de l’universel et des éléments communs dans la nature humaine. Sans doute on peut dire qu’il n’y a qu’une psychologie, comme on peut dire qu’il n’y a qu’une littérature, puisque toutes les littératures vivent sur le même fond commun de sentiments et d’idées. Mais cet universel n’est pas où l’on pense, et c’est fausser la couleur des faits que d’appliquer une théorie raide et inflexible à l’homme des différentes époques. Ce qui est universel, ce sont les grandes divisions et les grands besoins de la nature : ce sont, si j’ose le dire, les casiers naturels, remplis successivement par ces formes diverses et variables religion, poésie, morale, etc. À n’envisager que le passé de l’humanité, la religion, par exemple, semblerait essentielle à la nature humaine et pourtant la religion dans les formes anciennes est destinée à disparaitre. Ce qui restera, c’est la place qu’elle remplissait, le besoin auquel elle correspondait, et qui sera satisfait un jour par quelque autre chose analogue. La morale elle-même, en attachant à ce mot l’acception complète et quasi évangélique que nous lui donnons, a-t-elle été une forme de tous les temps ? Une analyse peu délicate, peu soucieuse de la différente physionomie des faits, pourrait l’affirmer. La vraie psychologie, qui prend soin de ne pas désigner par le même nom des faits de couleur différente quoique analogues, ne peut pas s’y décider. Le mot morale est-il applicable à la forme que revêtait l’idée du bien dans les vieilles civilisations arabe, hébraïque, chinoise, qu’il revêt encore chez les peuples sauvages, etc. ? Je ne fais pas ici une de ces objections banales, tant de fois répétées depuis Montaigne et Bayle, et où l’on cherche à établir par quelques divergences ou quelques équivoques que certains peuples ont manqué du sens moral. Je reconnais que le sens moral ou ses équivalents sont de l’essence de l’humanité ; mais je maintiens que c’est parler inexactement que d’appliquer la même dénomination à des faits si divers. Il y a dans l’humanité une faculté ou un besoin, une capacité, en un mot, qui est comblée de nos jours par la morale, et qui l’a toujours été et le sera toujours par quelque chose d’analogue. Je conçois de même pour l’avenir que le mot morale devienne impropre et soit remplacé par un autre. Pour mon usage particulier, j’y substitue de préférence le nom d’esthétique. En face d’une action, je me demande plutôt si elle est belle ou laide, que bonne ou mauvaise, et je crois avoir là un bon criterium ; car avec la simple morale qui fait l’honnête homme, on peut encore mener une assez mesquine vie. Quoi qu’il en soit, l’immuable ne doit être cherché que dans les divisions mêmes de la nature humaine, dans ses compartiments, si j’ose le dire, et non dans les formes qui s’y ajustent et peuvent se remplacer par des succédanés. C’est quelque chose d’analogue au fait des substitutions chimiques, où des corps analogues peuvent tour à tour remplir les mêmes cadres.

La Chine m’offre l’exemple le plus propre à éclaircir ce que je viens de dire. Il serait tout à fait inexact de dire que la Chine est une nation sans morale, sans religion, sans mythologie, sans Dieu ; elle serait alors un monstre dans l’humanité, et pourtant il est certain que la Chine n’a ni morale, ni religion, ni mythologie, ni Dieu, au sens où nous l’entendons. La théologie et le surnaturel n’occupent aucune place dans l’esprit de ce peuple, et Confucius n’a fait que se conformer à l’esprit de sa nation en détournant ses disciples de l’étude des choses divines (81). Tel est le vague des idées des Chinois sur la Divinité que, depuis saint François Xavier, les missionnaires ont été dans le plus grand embarras pour trouver un terme chinois signifiant Dieu. Les catholiques, après beaucoup de tâtonnements, ont fini par s’accorder sur un mot ; mais lorsque les protestants ont commencé, il y a une trentaine d’années, à traduire la Bible en chinois, les difficultés se sont de nouveau présentées. La variété des termes employés pour désigner Dieu par les différents missionnaires protestants devint telle qu’il fallut recourir à un concile, qui ne décida rien, ce semble, puisque M. Medhurst, qui a écrit récemment une dissertation spéciale sur ce sujet, imprimée à Schang-Haï, en Chine, se borne encore à discuter le sens dans lequel les auteurs classiques se servent de chacun des termes qu’on a proposés comme équivalents du mot Dieu. On pourrait faire des observations analogues sur la morale et le culte, et prouver que la morale n’est guère aux yeux des Chinois que l’observation d’un cérémonial établi et le culte que le respect des ancêtres. M. Saint-Marc-Girardin, comparant l’Orphelin de la Chine de Voltaire à l’original chinois, a fort bien fait ressortir comment la passion et le pathétique disparaissent dans le système chinois, pour devenir calcul du devoir, comment la famille y disparait comme affection en devenant institution (82). Une étude attentive des diverses zones affectives de l’espèce humaine révélerait partout non pas l’identité des éléments, mais la composition analogue, le même plan, la même disposition des parties, en proportions diverses. Tel élément, principal dans telle race, n’apparait dans telle autre que rudimentaire. Le mythologisme, si dominant dans l’Inde, se montre à peine en Chine, et pourtant y est reconnaissable sur une échelle infiniment réduite. La philosophie, élément dominant des races indo-germaniques, semble complètement étrangère aux Sémites, et pourtant, en y regardant de près, on découvre aussi chez ces derniers non la chose même, mais le germe rudimentaire.

Au début de la carrière scientifique, on est porté à se figurer les lois du monde psychologique et physique comme des formules d’une rigueur absolue mais le progrès de l’esprit scientifique ne tarde pas à modifier ce premier concept. L’individualisme apparaît partout ; le genre et l’espèce se fondent presque sous l’analyse du naturaliste ; chaque fait se montre comme sui generis ; le plus simple phénomène apparaît comme irréductible ; l’ordre des choses réelles n’est plus qu’un vaste balancement de tendances produisant par leurs combinaisons infiniment variées des apparitions sans cesse diverses. La raison est la seule loi du monde ; il est aussi impossible de réduire en formules les lois des choses que de réduire à un nombre déterminé de schemes les tours de l’orateur, que d’énumérer les préceptes sur lesquels l’homme moral dirige sa conduite vers le bien. « Sois beau (83), et alors fais à chaque instant ce que t’inspirera ton cœur, » voilà toute la morale. Toutes les autres règles sont fautives et mensongères dans leur forme absolue. Les règles générales ne sont que des expédients mesquins pour suppléer à l’absence du grand sens moral, qui suffit à lui seul pour révéler en toute occasion à l’homme ce qui est le plus beau. C’est vouloir suppléer par des instructions préparées d’avance à la spontanéité intime. La variété des cas déjoue sans cesse toutes les prévisions. Rien, rien ne remplace l’âme : aucun enseignement ne saurait suppléer chez l’homme à l’inspiration de sa nature.

La psychologie telle qu’on l’a faite jusqu’à nos jours, est à la vraie psychologie historique, ce que la philologie comparée des Bopp et des G. de Humboldt est à cette maigre partie de la dialectique qu’on appelait autrefois grammaire comparée. Ici l’on prenait la langue comme une chose pétrifiée, arrêtée, stéréotypée dans ses formes, comme quelque chose de fait et que l’on supposait avoir été et devoir toujours être tel qu’il était. Là, au contraire, on prend l’organisme vivant, la variété spécifique, le mouvement, le devenir, l’histoire en un mot. L’histoire est la vraie forme de la science des langues (84). Prendre un idiome, à tel moment donné de son existence, peut être utile sans doute, s’il s’agit d’un idiome qu’on apprenne pour le parler. Mais s’arrêter là est aussi peu profitable à la science que si l’on bornait l’étude des corps organisés à examiner ce qu’ils sont à tel moment précis, sans rechercher les lois de leur développement. Sans doute, si les langues étaient comme les corps inanimés dévoués à l’immobilité, la grammaire devrait être purement théorique. Mais elles vivent comme l’homme et l’humanité qui les parlent ; elles se décomposent et se recomposent sans cesse ; c’est une vraie végétation intérieure, une circulation incessante du dedans au dehors et du dehors au dedans, un fieri continuel. Dès lors, elles ont, comme tous les êtres soumis à la loi de la vie changeante et successive, leur marche et leurs phases, leur histoire en un mot, par suite de cette impulsion secrète qui ne permet point à l’homme et aux produits de son esprit de rester stationnaires.

La psychologie, de même, s’est beaucoup trop arrêtée à envisager l’homme au point de vue de l’être, et ne l’a pas assez envisagé dans son devenir. Tout ce qui vit a une histoire : or l’homme psychologique comme le corps humain, l’humanité comme l’individu, vivent et se renouvellent. C’est un tableau mouvant où les masses de couleurs, se fondant l’une dans l’autre par des dégradations insaisissables, se nuanceraient, s’absorberaient, s’étendraient, se limiteraient par un jeu continu. C’est une action et une réaction réciproques, un commerce de parties communes, une végétation sur un tronc commun. On chercherait en vain dans cet éternel devenir, l’élément stable, auquel pourrait s’appliquer l’anatomie. Le mot âme, si excellent pour désigner la vie suprasensible de l’homme, devient fallacieux et faux, si on l’entend d’un fond permanent, qui serait le sujet toujours identique des phénomènes. C’est cette fausse notion d’un substratum fixe qui a donné à la psychologie ses formes raides et arrêtées. L’âme est prise pour un être fixe, permanent, que l’on analyse comme un corps de la nature ; tandis qu’elle n’est que la résultante toujours variable des faits multiples et complexes de la vie. L’âme est le devenir individuel, comme Dieu est le devenir universel. Il est certain que, s’il y avait un être constant qu’on pût appeler âme, comme il y a des êtres qu’on appelle spath d’Islande, quartz, mica, il y aurait une science nommée psychologie, analogue à la minéralogie. Cela est si vrai qu’en se plaçant à ce point de vue, on ne doit plus faire la science de l’âme car il y en a de diverses espèces, mais la science des âmes. Ainsi l’entendait Aristote, bien moins coupable pourtant qu’on ne pourrait le croire, car l’âme n’est guère pour lui que le phénomène persistant de la vie. Ainsi l’entendait surtout la vieille philosophie, qui poussait le grotesque jusqu’à constituer une science appelée pneumatologie, ou science des êtres spirituels (Dieu, l’homme, l’ange et peut-être les animaux, disaient-ils), à peu près comme si en histoire naturelle on constituait une science qui s’occupât du cheval, de la licorne, de la baleine et du papillon. La psychologie écossaise évita ces niaiseries scolastiques ; mais elle se tint encore beaucoup trop au point de vue de l’être, et pas assez au point de vue du devenir ; elle comprit encore la philosophie comme l’étude de l’homme envisagé d’une manière abstraite et absolue, et non comme L’étude de l’éternel fieri. La science de l’homme ne sera posée à son véritable jour, que lorsqu’on se sera bien persuadé que la conscience se fait, que d’abord faible, vague, non centralisée, chez l’individu comme dans l’humanité, elle arrive à travers des phases diverses à sa plénitude. On comprendra alors que la science de l’âme individuelle, c’est l’histoire de l’âme individuelle, et que la science de l’esprit humain, c’est l’histoire de l’esprit humain.

Le grand progrès de la réflexion moderne a été de substituer la catégorie du devenir à la catégorie de l’être, la conception du relatif à la conception de l’absolu, le mouvement à l’immobilité. Autrefois tout était considéré comme étant ; on parlait de droit, de religion, de politique, de poésie d’une façon absolue (85). Maintenant tout est considéré comme en voie de se faire (86). Ce n’et pas qu’auparavant le devenir et le développement ne fussent comme aujourd’hui la loi générale ; mais on ne s’en apercevait pas. La terre tournait avant Copernic, bien qu’on la crût immobile. Les hypothèses substantielles précèdent toujours les hypothèses phénoménales. La statue égyptienne, immobile et les mains collées aux genoux, est l’antécédent naturel de la statue grecque, qui vit et se meut.

Or, comment constituer l’histoire de l’esprit humain sans la plus vaste érudition et sans l’étude des monuments que chaque époque nous a laissés ? À ce point de vue, rien n’est inutile ; les œuvres les plus insignifiantes sont souvent les plus importantes, en tant que peignant énergiquement un côté des choses. C’est un étrange monument de dépression morale et d’extravagance que le Talmud : eh bien, j’affirme qu’on ne saurait avoir une idée de ce que peut l’esprit humain déraillé des voies du bon sens, si l’on n’a pratiqué ce livre unique. Ce sont des compositions bien insipides que les œuvres des poètes latins des bas siècles ; et pourtant, si on ne les a pas lus, il est impossible de se bien caractériser une décadence, de se figurer la couleur exacte des époques où la sève intellectuelle est épuisée. De toutes les littératures la plus pâle est, je crois, la littérature syriaque. Il plane sur les écrits de cette nation je ne sais quelle suave médiocrité. Cela même en fait l’intérêt : aucune étude ne fait mieux comprendre l’état médiocre de l’esprit humain. Or la médiocrité naturelle et naïve est une face de la vie humaine comme une autre ; elle a le droit qu’on s’occupe d’elle. De telles études ont peu de valeur sans doute au point de vue esthétique ; elles en ont infiniment au point de vue de la science. Il y a, certes, bien peu à apprendre et à admirer dans les poèmes latins du moyen âge et en général dans toute la littérature savante de ce temps ; et cependant peut-on dire que l’on connaît l’esprit humain, si l’on ne connaît les rêves qui l’occupèrent durant ce sommeil de dix siècles ?

Parmi les travaux spéciaux, relatifs aux langues sémitiques, je n’en vois aucun de plus urgent dans l’état actuel de la science qu’une publication complète et à laquelle on puisse définitivement se fier des livres de la petite secte gnostique qui s’est conservée à Bassora sous le nom de mendaïtes ou chrétiens de Saint-Jean. Ces livres ne renferment pas une ligne de bon sens, c’est le délire rédigé en style barbare et indéchiffrable. C’est précisément là ce qui fait leur importance. Car il est plus facile d’étudier les natures diverses dans leurs crises que dans leur état normal. La régularité de la vie ne laisse voir qu’une surface et cache dans ses profondeurs les ressorts intimes ; dans les ébullitions, au contraire, tout vient à son tour à la surface. Le sommeil, la folie, le délire, le somnambulisme, l’hallucination offrent à la psychologie individuelle un champ d’expérience bien plus avantageux que l’état régulier. Car les phénomènes qui, dans cet état, sont comme effacés par leur ténuité, apparaissent dans les crises extraordinaires d’une manière plus sensible par leur exagération. Le physicien n’étudie pas le galvanisme dans les faibles quantités que présente la nature ; mais il le multiplie par l’expérimentation, afin de l’étudier avec plus de facilité, bien sûr d’ailleurs que les lois étudiées dans cet état exagéré sont identiques à celles de l’état naturel. De même la psychologie de l’humanité devra s’édifier surtout par l’étude des folies de l’humanité, de ses rêves, de ses hallucinations, de toutes ces curieuses absurdités qui se retrouvent à chaque page de l’histoire de l’esprit humain.

L’esprit philosophique sait tirer philosophie de toute chose. On me condamnerait à me faire une spécialité de la science du blason, qu’il me semble que je m’en consolerais et que j’y butinerais comme en plein parterre un miel qui aurait sa douceur. On me renfermerait à Vincennes avec les Anecdota de Pez ou de Martène, et le Spicilège de d’Achery, que je m’estimerais le plus heureux des hommes. J’ai commencé, et j’aurai, j’espère, le courage d’achever un travail sur l’histoire de l’hellénisme chez les peuples orientaux (Syriens, Arabes, Persans, Arméniens, Géorgiens, etc.). Je puis affirmer sur ma conscience qu’il n’y a pas de besogne plus assommante, de spectacle plus monotone, de page plus pâle et moins originale dans l’histoire littéraire. J’espère pourtant faire sortir de cette insignifiante étude quelques traits curieux pour l’histoire de l’esprit humain ; on y verra en présence deux esprits profondément divers et incapables de se pénétrer l’un l’autre, une éducation superficielle et sans résultats durables, qui fera comprendre par contraste le fait immense de l’éducation hellénique des peuples occidentaux ; de singuliers malentendus, d’étranges contresens, décèleront des lacunes, dont la connaissance servira à dresser plus exactement la carte de l’esprit sémitique et de l’esprit indo-germanique.

Ce serait certes une œuvre qui aurait quelque importance philosophique que celle où un critique ferait d’après les sources l’histoire des Origines du christianisme : eh bien ! cette merveilleuse histoire qui, exécutée d’une manière scientifique et définitive, révolutionnerait la pensée, avec quoi faudra-t-il la construire ? Avec des livres profondément insignifiants tels que le livre d’Hénoch, le Testament des douze patriarches, le Testament de Salomon, et, en général, les Apocryphes d’origine juive et chrétienne, les paraphrases chaldaïques, la Mischna, les livres deutéro-canoniques, etc. Ce jour-là, Fabricius et Thilo, qui ont préparé une édition satisfaisante de ces textes, Bruce, qui a rapporté d’Abyssinie le livre d’Hénoch, Laurence, Murray et A.-G. Hoffmann, qui en ont élaboré le texte, auront plus avancé l’œuvre que Voltaire flanqué de tout le xviiie siècle.

Ainsi, à ce large point de vue de la science de l’esprit humain, les œuvres les plus importantes peuvent être celles qu’au premier coup d’œil on jugerait les plus insignifiantes. Telle littérature de l’Asie, qui n’a absolument aucune valeur intrinsèque, peut offrir pour l’histoire de l’esprit humain des résultats plus curieux que n’importe quelle littérature moderne. L’étude scientifique des peuples sauvages amènerait des résultats bien plus décisifs encore, si elle était faite par des esprits vraiment philosophiques. De même que le plus mauvais jargon-populaire est plus propre à initier la linguistique qu’une langue artificielle et travaillée de main d’homme comme le français ; de même on pourrait, posséder à fond des littératures comme la littérature française, anglaise, allemande, italienne, sans avoir même aperçu le grand problème. Les orientalistes se rendent souvent ridicules en attribuant une valeur absolue aux littératures qu’ils cultivent. Il serait trop pénible d’avoir consacré sa vie à déchiffrer un texte difficile, sans qu’il fut admirable. D’un autre côté, les esprits superficiels se pâment en voyant des hommes sérieux s’amuser à traduire et commenter des livres informes qui, à nos yeux, ne seraient qu’absurdes et ridicules. Les uns et les autres ont tort. Il ne faut pas dire : Cela est absurde, cela est magnifique ; il faut dire : Cela est de l’esprit humain, donc cela à son prix. Il est trop clair d’abord qu’au point de vue de la science positive, il n’y a rien à gagner dans l’étude de l’Orient. Quelques heures données à la lecture d’un ouvrage moderne de médecine, de mathématiques, d’astronomie, seront plus fructueuses pour la connaissance de ces sciences que des années de doctes recherches, consacrées aux médecins, aux mathématiciens, aux astronomes de l’Orient (87). L’histoire elle-même serait à peine un motif suffisant pour donner de la valeur à ces études. Car d’abord l’histoire ancienne de l’Orient est absolument fabuleuse, et, en second lieu, à l’époque où elle arrive à quelque certitude, l’histoire politique de l’Orient devient presque insignifiante. Rien n’égale la platitude des historiens arabes et persans, qui nous ont transmis l’histoire de l’islamisme. Et c’est bien plus, il faut le dire, la faute de l’histoire que celle des historiens. Caprices de despotes absurdes et sanguinaires, révoltes de gouverneurs, changements de dynasties, successions de vizirs, l’humanité complètement absente, pas une voix de la nature, pas un mouvement vrai et original du peuple. Que faire en ce monde de glace ? Certes, ceux qui s’imaginent que l’on étudie la littérature turque au même titre que la littérature allemande, pour y trouver à admirer, ont bien raison de sourire de ceux qui y consacrent leurs veilles ou de les regarder comme de faibles esprits, incapables d’autre chose. En général, les littératures modernes de l’Orient sont faibles et ne mériteraient pas pour elles-mêmes d’occuper un esprit sérieux (88). Mais elles acquièrent un grand prix si on considére qu’elles fournissent des éléments important pour la connaissance des littératures anciennes, et surtout pour l’étude comparée des idiomes. Rien n’est inutile, quand on sait le rapporter à sa fin : mais il faut bien se persuader que la médiocrité n’a de valeur que dans le tout dont elle fait partie.

L’étude des littératures anciennes de l’Orient a-t-elle du moins une valeur propre et indépendante de l’histoire de l’esprit humain ? Je l’avoue, il y a dans ces vieilles productions de l’Asie une réelle et incontestable beauté. Job et Isaïe, le Ramayan et le Mahabharat, les poèmes arabes antéislamiques sont beaux au même titre qu’Homère. Or, si nous analysons le sentiment que produisent en nous ces œuvres antiques, à quel titre leur décernons-nous le prix de la beauté ? Nous admirons une méditation de M. de Lamartine, une tragédie de Schiller, un chant de Gœthe, parce que nous y retrouvons notre idéal. Est-ce notre idéal que nous trouvons également dans les poétiques dissertations de Job, dans les suaves cantiques des Hébreux, dans le tableau de la vie arabe d’Antara, dans les hymnes du Véda, dans les admirables épisodes de Nat et Damayanti, de Yadjnadatta, de Savitri, de la descente de la Ganga ? Est-ce notre idéal que nous trouvons dans une figure symbolique d’Oum ou de Brahma, dans une pyramide égyptienne, dans les cavernes d’Élora ? Non certes. Nous n’admirons qu’à la condition de nous reporter au temps auquel appartiennent ces monuments, de nous pincer dans le milieu de l’esprit humain, d’envisager tout cela comme l’éternelle végétation de la force cachée. C’est pour cela que les esprits étroits et peu flexibles, qui jugent ces antiques productions en restant obstinément au point de vue moderne, ne peuvent se résoudre à les admirer, ou y admirent précisément ce qui n’est pas admirable ou ce qui n’y est pas (89). Présentez donc le mythe des Marouths ou les visions d’Ézéchiel à un homme qui n’est pas initié aux littératures étrangères, il les trouvera tout simplement hideuses et repoussantes. Voltaire avait raison, à son point de vue, de se moquer d’Ézéchiel (90), comme Perrault et quelques critiques d’Alexandrie avaient raison de déclarer Homère ridicule, et quand madame Dacier et Boileau veulent défendre Homère, sans sortir de cette étrange manière d’envisager l’antiquité, ils ont tort. Pour comprendre le vrai sens de ces beautés exotiques, il faut s’être identifié avec l’esprit humain ; il faut sentir, vivre avec lui, pour le retrouver partout original, vivant, harmonieux jusque dans ses créations les plus excentriques. Champollion était arrivé à trouver belles les têtes égyptiennes ; les Juifs trouvent le Talmud plein d’une aussi haute morale que l’Évangile les amateurs du moyen âge admirent de grotesques statuettes devant lesquelles les profanes passent indifférents. Croyez-vous que ce soit là une pure illusion d’érudit ou d’amateur passionné ? Non ; c’est que dans tous les replis de ce que fait l’homme, est caché le rayon divin ; l’observateur attentif sait l’y retrouver. L’autel sur lequel les patriarches sacrifiaient à Jéhova, pris matériellement, n’était qu’un tas de pierres pris dans sa signification humanitaire, comme symbole de la simplicité de ces cultes antiques et du Dieu brut et amorphe de l’humanité primitive, ce tas de pierres valait un temple de la Grèce anthropomorphique, et était certes mille fois plus beau que nos temples d’or et de marbre, élevés et admirés par des gens qui ne croient pas en Dieu. Un peu de bouse de vache et une poignée d’herbe kousa suffisent au brahmane pour le sacrifice et pour atteindre Dieu à sa manière. Le cippe grossier par lequel les Hellènes représentaient les Grâces leur disait plus de choses que de belles statues allégoriques. Les choses ne valent que par ce qu’y voit l’humanité, par les sentiments qu’elle y a attachés, par les symboles qu’elle en a tirés. Cela est si vrai, que des pastiches des œuvres primitives, quelque parfaits qu’on les suppose, ne sont pas beaux, tandis que les œuvres sont sublimes. Une reproduction exacte de la pyramide de Ghizeh dans la plaine Saint-Denis serait un enfantillage. Dans les derniers temps de la littérature hébraïque, les savants composaient des psaumes imités des anciens cantiques avec une telle perfection que c’est à s’y tromper. Eh bien ! il faut dire que les vieux psaumes sont beaux, tandis que les modernes ne sont qu’ingénieux ; et pourtant le goût le plus exercé peut à peine les discerner.

La beauté d’une œuvre ne doit jamais être envisagée abstraitement et indépendamment du milieu où elle est née. Si les chants ossianiques de Macpherson étaient authentiques, il faudrait les placer à côté d’Homère. Du moment qu’il est constaté qu’ils sont d’un poète du xviiie siècle, ils n’ont plus qu’une valeur très médiocre. Car ce qui fait le beau, c’est le souffle vrai de l’humanité, et non pas la lettre. Je suppose qu’un homme d’esprit (c’est presque le cas d’Apollonius de Rhodes), pût attraper le pastiche du style homérique de manière à composer un poème exactement dans le même goût, un poème qui fût à Homère ce que les Paroles d’un Croyant sont à la Bible ; ce poème, aux yeux de plusieurs, devrait être supérieur à Homère car il serait loisible à l’auteur d’éviter ce que nous considérons comme des défauts, ou du moins les manques de suite, les contradictions. Je voudrais bien savoir comment les critiques absolus feraient pour prouver que ce poème est en effet supérieur à l’Iliade, ou pour mieux dire que l’Iliade vaut un monde, tandis que l’œuvre du moderne est destinée à aller moisir sur les rayons des bibliothèques, après avoir un instant amusé les curieux. Qu’est-ce donc qui fait la beauté d’Homère, puisqu’un poème absolument semblable au sien, écrit au xixe siècle, ne serait pas beau ? C’est que le poème homérique du xixe siècle ne serait pas vrai. Ce n’est pas Homère qui est beau, c’est la vie homérique, la phase de l’existence de l’humanité décrite dans Homère. Ce n’est pas la Bible qui est belle ; ce sont les mœurs bibliques, la forme de vie décrite dans la Bible. Ce n’est pas tel poème de l’Inde qui est beau, c’est la vie indienne. Qu’admirons-nous dans le Télémaque ? Est ce l’imitation parfaite de la forme antique ? Est-ce telle description, telle comparaison empruntée à Homère ou Virgile ? Non, cela nous fait dire froidement et comme s’il s’agissait de la constatation d’un fait « Cet homme avait bien délicatement saisi le goût antique ». Ce qui provoque notre admiration et notre sympathie, c’est précisément ce qu’il y a de moderne dans ce beau livre ; c’est le génie chrétien qui a dicté à Fénelon la description des champs Élysées ; c’est cette politique si morale et si rationnelle devinée par miracle au milieu des saturnales du pouvoir absolu.

La vraie littérature d’une époque est celle qui la peint et l’exprime (91). Des orateurs sacrés du temps de la Restauration nous ont laissé des oraisons funèbres imitées de celles de Bossuet et presque entièrement composées des phrases de ce grand homme. Eh bien ! ces phrases, qui sont belles dans l’œuvre du xviie siècle, parce que là elles sont sincères, sont ici insignifiantes, parce qu’elles sont fausses, et qu’elles n’expriment pas les sentiments du xixe siècle. Indépendamment de tout système, excepté celui qui prêche dogmatiquement le néant, le tombeau a sa poésie, et peut-être cette poésie n’est-elle jamais plus touchante que quand un doute involontaire vient se mêler à la certitude que le cœur porte en lui-même, comme pour tempérer ce que l’affirmation dogmatique peut avoir de trop prosaïque. Il y a dans le demi-jour une teinte plus douce et plus triste, un horizon moins nettement dessiné, plus vague et plus analogue à la tombe. Les quelques pages de M. Cousin sur Santa-Rosa valent mieux pour notre manière de sentir qu’une oraison funèbre calquée sur celles de Bossuet. Une belle copie d’un tableau de Raphaël est belle, car elle n’a d’autre prétention que de représenter Raphaël. Mais une imitation de Bossuet faite au xixe siècle n’est pas belle ; car elle applique à faux des formes vraies jadis ; elle n’est pas l’expression de l’humanité à son époque.

On a délicatement fait sentir combien les chefs-d’œuvre de l’art antique entassés dans nos musées perdaient de leur valeur esthétique. Sans doute puisque leur position et la signification qu’ils avaient à l’époque où ils étaient vrais faisaient les trois quarts de leur beauté. Une œuvre n’a de valeur que dans son encadrement, et l’encadrement de toute œuvre, c’est son époque. Les sculptures du Parthénon ne valaient-elles pas mieux à leur place que plaquées par petits morceaux sur les murs d’un musée ? J’admire profondément les vieux monuments religieux du moyen âge mais je n’éprouve qu’un sentiment très pénible devant ces modernes églises gothiques, bâties par un architecte en redingote, rajustant des fragments de dessins empruntés aux vieux temples. L’admiration absolue est toujours superficielle : nul plus que moi n’admire les Pensées de Pascal, les Sermons de Bossuet ; mais je les admire comme œuvres du xviie siècle. Si ces œuvres paraissaient de nos jours, elles mériteraient à peine d’être remarquées. La vraie admiration est historique. La couleur locale a un charme incontestable quand elle est vraie ; elle est insipide dans le pastiche. J’aime l’Alhambra et Broceliande dans leur vérité ; je me ris du romantique qui croit, en combinant ces mots, faire une œuvre belle. Là est l’erreur de Chateaubriand et la raison de l’incroyable médiocrité de son école. Il n’est plus lui-même lorsque, sortant de l’appréciation critique, il cherche à produire sur le modèle des œuvres dont il relève judicieusement les beautés.

Parmi les œuvres de Voltaire, celles-là sont bien oubliées, où il a copié les formes du passé. Qui est-ce qui lit la Henriade ou les tragédies en dehors du collège ! Mais celles-là sont immortelles où il a déposé l’élégant témoignage de sa finesse, de son immoralité, de son spirituel scepticisme ; car celles-là sont vraies. J’aime mieux la Fête de Bellébat ou la Pucelle, que la Mort de César ou le poème de Fontenoy. Infâme, tant qu’il vous plaira ; c’est le siècle, c’est l’homme. Horace est plus lyrique dans Nunc est bibendum que dans Qualem ministrum fulminis alitem.

C’est donc uniquement au point de vue de l’esprit humain, en se plongeant dans son histoire non pas en curieux, mais par un sentiment profond et une intime sympathie, que la vraie admiration des œuvres primitives est possible. Tout point de vue dogmatique est absolu, toute appréciation sur des règles modernes est déplacée, La littérature du xviie siècle est admirable sans doute, mais à condition qu’on la reporte à son milieu, au xviie siècle. Il n’y a que des pédants de collège qui puissent y voir le type éternel de la beauté. Ici comme partout, la critique, est la condition de la grande esthétique. Le vrai sens des choses n’est possible que pour celui qui se place à la source même de la beauté, et, du centre de la nature humaine, contemple dans tous les sens, avec le ravissement de l’extase, ces éternelles productions dans leur infinie variété : temples, statues, poèmes, philosophies, religions, formes sociales, passions, vertus, souffrances, amour, et la nature elle-même qui n’aurait aucune valeur sans l’être conscient qui l’idéalise.

Science, art, philosophie, ne saurait plus avoir de sens en dehors du point de vue du genre humain. Celui-là seul peut saisir la grande beauté des choses, qui voit en tout une forme de l’esprit, un pas vers Dieu. Car, il faut le dire, l’humanité elle-même n’est ici qu’un symbole : en Dieu seul, c’est-à-dire dans le tout, réside la parfaite beauté. Les œuvres les plus sublimes sont celles que l’humanité a faites collectivement, et sans qu’aucun nom propre puisse s’y attacher. Les plus belles choses sont anonymes. Les critiques qui ne sont qu’érudits le déplorent et emploient toutes les ressources de leur art pour percer ce mystère. Maladresse ! Croyez-vous donc avoir beaucoup relevé telle épopée nationale parce que vous aurez découvert le nom du chétif individu qui l’a rédigée ! Que me fait cet homme qui vient se placer entre l’humanité et moi ? Que m’importent les syllabes insignifiantes de son nom ? Ce nom lui-même est un mensonge ; ce n’est pas lui, c’est la nation, c’est l’humanité travaillant à un point du temps et de l’espace, qui est le véritable auteur. L’anonyme est ici bien plus expressif et plus vrai ; le seul nom qui dût désigner l’auteur de ces œuvres spontanées, c’est le nom de la nation chez laquelle elles sont écloses ; et celui-là, au lieu d’être inscrit au titre, l’est à chaque page. Homère serait un personnage réel et unique, qu’il serait encore absurde de dire qu’il est l’auteur de l’Iliade : une telle composition sortie de toutes pièces d’un cerveau individuel, sans antécédent traditionnel, eût été fade et impossible ; autant vaudrait supposer que c’est Matthieu, Marc, Luc et Jean qui ont inventé Jésus. « Il n’y a que la rhétorique, a dit M. Cousin, qui puisse jamais supposer que le plan d’un grand ouvrage appartient à qui l’exécute. » Les rhéteurs, qui prennent tout par le côté littéraire, qui admirent le poème et sont indifférents pour la chose chantée, ne sauraient comprendre la part du peuple dans ces œuvres. C’est le peuple qui fournit la matière, et cette matière, ils ne la voient pas, ou ils s’imaginent bonnement qu’elle est de l’invention du poète. La Révolution et l’Empire n’ont produit aucun poème qui mérite d’être nommé ; ils ont fait bien mieux. Ils nous ont laissé la plus merveilleuse des épopées en action. Grande folie que d’admirer l’expression littéraire des sentiments et des actes de l’humanité et de ne pas admirer ces sentiments et ces actes dans l’humanité ! L’humanité seule est admirable. Les génies ne sont que les rédacteurs des inspirations de la foule. Leur gloire est d’être en sympathie si profonde avec l’âme incessamment créatrice, que tous les battements du grand cœur ont un retentissement sous leur plume. Les relever par leur individualité, c’est les abaisser ; c’est détruire leur gloire véritable, pour les ennoblir par des chimères. La vraie noblesse n’est pas d’avoir un nom à soi, un génie à soi, c’est de participer à la race noble des fils de Dieu, c’est d’être soldat perdu dans. l’armée immense qui s’avance à la conquête du parfait.

Transporté dans ces plains champs de l’humanité, que le critique verra avec pitié cette mesquine admiration qui s’attache plutôt à la calligraphie de l’écrivain qu’au génie de celui qui a dicté ! Certes la bonne critique doit faire aux grands hommes une large part. Ils valent dans l’humanité et par l’humanité. Ils sentent clairement et éminemment ce que tout le monde sent vaguement. Ils donnent un langage et une voix à ces instincts muets qui, comprimés dans la foule, être essentiellement bègue, aspirent à s’exprimer, et qui se reconnaissent dans leurs accents : « 0 poète sublime, lui disent-ils, nous étions muets, et tu nous as donné une voix. Nous nous cherchions et tu nous a révélés à nous-mêmes. » Admirable dialogue de l’homme de génie et de la foule ! La foule lui prête la grande matière ; l’homme de génie l’exprime, et en lui donnant la forme la fait être : alors la foule, qui sent, mais ne sait point parler, se reconnaît et s’exclame. On dirait un de ces chœurs de musique dialoguée, où tantôt un seul, tantôt plusieurs s’alternent et se répondent. Maintenant c’est la voix solitaire, fluette et prolongée, qui roule et s’infiltre en sons pénétrants et doux. Puis c’est la grande explosion, en apparence discordante, mais puissante en effet, où la petite voix se continue encore, absorbée désormais dans le grand concert, qui à son tour la dépasse et l’entraîne. Les grands hommes peuvent deviner par avance ce que tous verront bientôt ; ce sont les éclaireurs de la grande armée ; ils peuvent, dans leur marche leste et aventureuse, reconnaître avant elle les plaines riantes et les pics élevés. Mais au fond, c’est l’armée qui les a portés où ils sont et qui les pousse en avant : c’est l’armée qui les soutient et leur donne la confiance ; c’est l’armée qui en eux se devance elle-même, et la conquête n’est faite que quand le grand corps, dans sa marche plus lente mais plus assurée, vient creuser de ses millions de pas le sentier qu’ils ont à peine entouré, et camper avec ses lourdes masses sur le sol où ils avaient d’abord paru en téméraires aventuriers.

Combien de fois d’ailleurs les grands hommes sont faits à la lettre par l’humanité, qui, éliminant de leur vie toute tache et toute vulgarité, les idéalise et les consacre comme des statues échelonnées dans sa marche pour se rappeler ce qu’elle est et s’enthousiasmer de sa propre image. Heureux ceux que la légende soustrait ainsi à la critique ! Hélas ! il est bien à croire que si nous les touchions, nous trouverions aussi à leurs pieds quelque peu de limon terrestre. Presque toujours, l’admirable, le céleste, le divin, reviennent de droit à l’humanité. En général, la bonne critique doit se défier des individus et se garder de leur faire une trop grande part. C’est la masse qui crée ; car la masse possède éminemment, et avec un degré de spontanéité mille fois supérieur, les instincts moraux de la nature humaine. La beauté de Béatrix appartient à Dante, et non à Béatrix ; la beauté de Krischna appartient au génie indien, et non à Krischna ; la beauté de Jésus et Marie appartient au christianisme, et non à Jésus et Marie. Sans doute, ce n’est pas le hasard qui a désigné tel individu pour l’idéalisation. Mais il est des cas où la trame de l’humanité couvre entièrement la réalité primitive. Sous ce travail puissant, transformée par cette énergie plastique, la plus laide chenille pourra devenir le plus idéal papillon.

Ce travail de la foule est un élément trop négligé dans l’histoire de la philosophie. On croit avoir tout dit en opposant quelques noms propres. Mais la façon dont le peuple prenait la vie, le système intellectuel sur lequel le temps se reposait, on ne s’en occupe pas, et là pourtant est le grand principe moteur. L’histoire de l’esprit humain est faite en général d’une manière beaucoup trop individuelle. C’est comme une scène de théâtre, qui se passe sur une place publique, et où l’on ne voit que deux ou trois personnes. Telle histoire de la philosophie allemande se croit complète en consacrant des articles séparés à Kant, Fichte, Schelling, Hegel, Hamann, Herder, Jacobi, Herbart. Mais le grand entourage de l’humanité, où est-il ? Ce serait sur ce fond permanent qu’il faudrait faire jouer les individus. L’histoire de la philosophie, en un mot, devrait être l’histoire des pensées de l’humanité. Il y a dans les idées courantes d’un peuple et d’une époque une philosophie et une littérature non écrites, qu’il faudrait faire entrer en ligne de compte. On se figure qu’un peuple n’a de littérature que quand il a des monuments définis et arrêtés. Mais les vraies productions littéraires des peuples enfants, ce sont des idées mythiques non rédigées (l’idée d’une rédaction régulière et les facultés que suppose un tel travail n’apparaissent chez un peuple qu’à un degré de réflexion assez avancé), idées courant sur toute la nation, descendant la tradition par mille voies secrètes, et auxquelles chacun donne une forme à sa guise. On serait tenté de croire, au premier coup d’œil, que les peuples bretons n’ont pas de littérature, parce qu’il serait difficile de fournir un catalogue étendu de livres bretons réellement anciens et originaux. Mais ils ont en effet toute une littérature traditionnelle dans leurs légendes, leurs contes, leurs imaginations mythologiques, leurs cultes superstitieux, leurs poèmes flottants çà et là. Il en était de même de la plupart de nos légendes héroïques, avant que, répudiées par la partie cultivée de la nation, elles fussent allées s’encanailler dans la Bibliothèque bleue.

Quand on entre au Louvre dans les salles du musée espagnol, il y a plaisir sans doute à admirer de près tel tableau de Murillo et de Ribeira. Mais il y a quelque chose de bien plus beau encore, c’est l’impression qui résulte de ces salles, de la pose ordinaire des personnages, du style général des tableaux, du coloris dominant. Pas une nudité, pas un sourire. C’est l’Espagne, qui vit là tout entière. La grande critique devrait consister ainsi à saisir la physionomie de chaque portion de l’humanité. Louer ceci, blâmer cela, est d’une petite méthode. Il faut prendre l’œuvre pour ce qu’elle est, parfaite dans son ordre, représentant éminemment ce qu’elle représente, et ne pas lui reprocher ce qu’elle n’a pas. L’idée de faute est déplacée en critique littéraire, excepté quand il s’agit de littératures tout à fait artificielles, comme la littérature latine de la décadence. Tout n’est pas égal sans doute ; mais une pièce est en général ce qu’elle peut être. Il faut la placer plus ou moins haut dans l’échelle de l’idéal, mais ne pas blâmer l’auteur d’avoir pris la chose sur tel ton et par conséquent de s’être refusé tel ordre de beautés. C’est le point de vue d’où chaque œuvre est conçue qui peut être critiqué, bien plutôt que l’œuvre elle-même ; car tous ses grands auteurs sont parfaits à leur point de vue, et les critiques qu’on leur adresse ne vont d’ordinaire qu’à leur reprocher de n’avoir pas été ce qu’ils n’étaient pas.

J’ai trop répété peut-être, et pourtant je veux répéter encore qu’il y a une science de l’humanité, qui aurait bien, j’espère, autant de droits à s’appeler philosophie que la science des individus, science qui n’est possible que par la trituration érudite des œuvres de l’humanité. Il ne faut pas chercher d’autre sens à tant d’études dont le passé est l’objet. Pourquoi consacrer la plus noble intelligence à traduire le Bhagavata-Pourana, à commenter le Yaçua ? Celui qui l’a fait si doctement vous répondra : « Analyser les œuvres de la pensée humaine, en assignant à chacune son caractère essentiel, découvrir les analogies qui les rapprochent les unes des autres, et chercher la raison de ces analogies dans la nature même de l’intelligence, qui, sans rien perdre de son unité indivisible, se multiplie par les productions si variées de la science et de l’art, tel est le problème que le génie des philosophes de tous les temps s’est attaché à résoudre, depuis le jour où la Grèce a donné à l’homme les deux puissants leviers de l’analyse et de l’observation (92). » L’érudition ne vaut que par là. Personne n’est tenté de lui attribuer une utilité pratique ; la pure curiosité d’ailleurs ne suffirait pas pour l’ennoblir. Il ne reste donc qu’à y voir la condition de la science de l’esprit humain, la science des produits de l’esprit humain.

Le vulgaire et le savant admirent également une belle fleur mais ils n’y admirent pas les mêmes choses. Le vulgaire ne voit que de vives couleurs et des formes élégantes. Le savant remarque à peine ces superficielles beautés, tant il est ravi des merveilles de la vie intime et de ses mystères. Ce n’est pas précisément la fleur qu’il admire, c’est la vie, c’est la force universelle qui s’épanouit en elle sous une de ses formes. La critique a admiré jusqu’ici les chefs-d’œuvre des littératures, comme nous admirons les belles formes du corps humain. La critique de l’avenir les admirera comme l’anatomiste, qui perce ces beautés sensibles pour trouver au delà, dans les secrets de l’organisation, un ordre de beautés mille fois supérieur. Un cadavre disséqué est en un sens horrible ; et pourtant l’œil de la science y découvre un monde de merveilles.

Selon cette manière de voir, les littératures les plus excentriques, celles qui jugées d’après nos idées auraient le moins de valeur, celles qui nous transportent le plus loin de l’actuel, sont les plus importantes. L’anatomie comparée tire bien plus de résultats de l’observation des animaux inférieurs que de l’observation des espèces supérieures. Cuvier aurait pu disséquer durant toute sa vie des animaux domestiques sans soupçonner les hauts problèmes que lui a révélés l’étude des mollusques et des annélides. Ainsi ceux qui ne s’occupent que des littératures régulières, qui sont dans l’ordre des productions de l’esprit ce que les grands animaux classiques sont dans l’échelle animale, ne sauraient arriver à concevoir largement la science de l’esprit humain (93). Ils ne voient que le côté littéraire et esthétique ; bien plus, ils ne peuvent le comprendre grandement et profondément. Car ils ne voient pas la force divine qui végète dans toutes les créations de l’esprit humain. Aussi que sont les ouvrages de littérature en France ? D’élégantes et fines causeries morales, jamais des œuvres majestueuses et scientifiques. Aucun problème n’est posé ; la grande cause n’est jamais aperçue. On fait la science des littératures comme ferait de la botanique un fleuriste amateur qui se contenterait de caresser et d’admirer les pétales de chaque fleur. La belle et grande critique, au contraire, ne craint pas d’arracher la fleur pour étudier ses racines, compter ses étamines, analyser ses tissus. Et ne croyez pas que pour cela elle renonce à la haute admiration. Elle seule, au contraire, a le droit d’admirer ; seule elle est sûre de ne pas admirer des bévues, des fautes de copistes ; seule elle sait la réalité, et la réalité seule est admirable. Ce sera notre manière, à nous autres de la deuxième moitié du xixe siècle. Nous n’aurons pas la finesse de ces maîtres atticistes, leur ravissante causerie, leurs spirituels demi-mots. Mais nous aurons la vue dogmatique de la nature humaine, nous plongerons dans l’Océan au lieu de nous baigner agréablement sur ses bords, et nous en rapporterons les perles primitives. Tout ce qui est œuvre de l’esprit humain est divin, et d’autant plus divin qu’il est plus primitif. M. Villemain appelait, dit-on, M. Fauriel un athée en littérature. Il fallait dire un panthéiste, ce qui n’est pas la même chose.



(76) La vraie psychologie, c’est la poésie, le roman, la comédie. Une foule de choses ne peuvent s’exprimer qu’ainsi. Ce qu’on appelle psychologie, celle des Écossais par exemple, n’est qu’une façon lourde et abstraite, qui n’a nul avantage, d’exprimer ce que les esprits fins ont senti bien avant que les théoriciens ne le missent en formules.

(77) « Entourons, dit M. Michelet, écoutons ce jeune maître des vieux temps ; il n’a nullement besoin pour nous instruire de pénétrer ce qu’il dit ; mais c’est comme un témoin vivant : il y était, il en sait mieux le conte. » (Du peuple, p. 212.)

(78) M. Ozanam a montré d’une façon non subtile que Dante a conçu l’unité de l’humanité d’une façon, presque aussi avancée, que les modernes. Le christianisme par sa catholicité était un puissant acheminement vers cette idée. Ce n’est toutefois que vers la fin du xviiie siècle qu’elle nous apparaît parfaitement dessinée. La vieille humanité française était une vertu ou une qualité morale, mais avec bien des nuances qui expliquent la transition. « Je te le donne au nom de l’humanité, » dit don Juan dans Molière. Je ne sache pas qu’au xviie siècle on ait écrit un mot plus avancé.

(79) M. de Maistre pousse le paradoxe jusqu’à nier l’existence même de la nature humaine et son unité. Je connais des Français, des Anglais, des Allemands, dit-il, je ne connais pas d’hommes. Nous autres nous pensons que le but de la nature est l’homme éclairé, qu’il soit français, anglais, allemand.

(80) L’analyse psychologique des facultés telle que la font les philosophes indiens est profondément différente de la nôtre. Les noms de leurs facultés sont intraduisibles pour nous ; tantôt leurs facultés renferment plusieurs des nôtres sous un nom commun, tantôt elles subdivisent les nôtres ; J’ai entendu M. Burnouf comparer cette divergence aux coupes que ferait un emporte-pièce sur une même surface, ou mieux à deux cartes de la même région à des époques diverses superposées l’une à l’autre. Posez une carte de l’Europe d’après les traités de 1815 sur une carte de l’Europe au vie siècle : les fleuves, les mers et les montagnes, coïncideront, mais non les divisions ethnographiques et politiques, bien que là encore certains groupes se rappellent.

(81) A dissertation on the theory of the chinese, with a view to the elucidation of the most appropriate term for expressing the deity in the chinese language, by M. H. Medhurst, 1847, in-8o. Voir le rapport de M. Mohl, dans le Journal Asiatique, août 1848, page 160.

(82) Cours de littérature dramatique, t. Ier, chap. xvii.

(83) Καλός dans le sens grec.

(84) Le défaut de la plupart de nos grammaires élémentaires est de substituer le tour de règles et de procédés à l’histoire raisonnée des mécanismes de la langue. Ceci est surtout choquant, quand il s’agit des langues anciennes, lesquelles n’avaient pas de règles à proprement parler, mais une organisation vivante, dont on avait encore la conscience actuelle.

(85) « Quand on a une fois trouvé le commode et le beau, dit Fleury, on ne devrait jamais changer. » Il y a encore des gens qui regrettent qu’on n’écrive plus de la même manière que sous Louis XIV, comme si ce style convenait à notre manière de penser.

(86) Le même progrès a eu lieu en mathématiques. Les anciens envisageaient la quantité dans son être actuel, les modernes la prennent dans sa génération, dans son élément infinitésimal. C’est l’immense révolution du calcul différentiel.

(87) L’Inde seule mérite à quelques égards d’être prise au sérieux et comme fournissant des documents positifs à la science. Nous avons à apprendre dans la métaphysique indienne. Les idées les plus avancées de la philosophie moderne, qui ne sont encore le domaine que d’un petit nombre, sont là doctrines officielles. L’Inde aurait presque autant de droits que la Grèce à fournir des thèmes à nos arts. Je ne désespère pas qu’un jour nos peintres n’empruntent des sujets à la mythologie indienne, comme à la mythologie grecque. Narayana étendu sur son lit de lotus, contemplant Brahma qui s’épanouit de son nombril, Lachmi reposant sous ses yeux, n’offrirait-il pas un tableau comparable aux plus belles images grecques. Les mathématiciens trouveraient aussi dans la théorie indienne des nombres des algorithmes fort originaux.

(88) L’Orient moderne est un cadavre. Il n’y a pas eu d’éducation pour l’Orient ; il est aujourd’hui aussi peu mûr pour les institutions libérales qu’aux premiers jours de l’histoire. L’Asie a eu pour destinée d’avoir une ravissante et poétique enfance, et de mourir avant la virilité. On croit rêver quand on songe que la poésie hébraïque, les Moallacat et l’admirable littérature indienne ont germé sur ce sol aujourd’hui si mort, si calciné. La vue d’un Levantin excite en moi un sentiment des plus pénibles, quand je songe que cette triste personnification de la stupidité ou de l’astuce nous vient de la patrie d’Isaïe et d’Antara, du pays où l’on pleurait Thammuz, où l’on adorait Jéhova, où apparurent le mosaïsme et l’islamisme, où prêcha Jésus !

(89) De là l’aversion ou la défiance qu’il est de bon goût de professer en France contre les littératures de l’Orient, aversion qui tient sans doute à la mauvaise critique avec laquelle on a trop souvent traité ces littératures, mais plus encore à nos façons trop exclusivement littéraires et trop peu scientifiques. « On a beau faire, dit M. Sainte-Beuve, nous n’aimons en France à sortir de l’horizon hellénique qu’à bon escient. » À la bonne heure ; mais, devant des méthodes offrant toutes les garanties, pourquoi ces défiances incurables ? Dugald Stewart, dans sa Philosophie de l’esprit humain (1827) croit encore que le sanskrit est un mauvais jargon composé à plaisir de grec et de latin.

(90) Voltaire ne faisait d’ailleurs que suivre les traces des apologistes. Ceux-ci prenaient la Bible comme une œuvre absolue, en dehors du temps et de l’espace ; Voltaire la critique comme il eût fait un livre du xviiie siècle, et, de ce point de vue, il y trouve bien entendu des absurdités.

(91) De là le pédantisme de toute prétention classique. Il faut laisser chaque siècle se créer sa forme et son expression originale. La littérature va dévorant ses formes à mesure qu’elle les épuise ; elle doit toujours être contemporaine à la nation. M. Guizot fait observer avec raison que la vraie littérature du ve siècle et du vie siècle, ce ne sont pas les pâles essais des derniers rhéteurs des écoles romaines, c’est le travail populaire de la légende chrétienne.

(92) Discours de M. Burnouf, à la séance des cinq académies, le 25 octobre 1848.

(93) Le grand progrès que l’histoire littéraire a fait de nos jours a été de porter l’attention principale sur les origines et les décadences. Ce qui nous préoccupe le plus, c’est ce à quoi Laharpe ne pensait pas.