L’Encyclopédie/1re édition/DIGESTION

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DIGESTION, s. f. (Œconom. anim.) est une fonction du nombre de celles que les scholastiques appellent naturelles, dont l’effet le plus sensible est le changement des alimens en chyle & en gros excrémens ; changement opéré dans l’estomac & dans les intestins par le concours nécessaire des humeurs digestives, & le plus souvent par celui d’une boisson non-alimenteuse, ou de la partie non-alimenteuse d’une boisson nourrissante.

Je ne regarde le changement des alimens en chyle & en gros excrémens, que comme l’effet le plus sensible de la digestion, & non pas comme l’effet unique de cette fonction selon l’opinion la plus commune ; parce qu’une observation ingénieuse & éclairée a démontré depuis peu que la digestion considérée simplement comme action organique, & sans égard à la chylification, avoit une influence générale & essentielle sur toute l’œconomie animale, dont elle réveilloit périodiquement le jeu. Voyez Œconomie animale.

La digestion considérée par rapport à son effet le plus sensible ou le plus anciennement observé, est la premiere coction des anciens ou leur chylosis, chylopoiesis, chylificatio.

L’histoire raisonnée de cette fonction suppose la connoissance de ses instrumens ou organes immédiats, l’estomac & les intestins (Voyez Estomac & Intestins) ; celle de quelques autres qui paroissent agir sur ceux-ci (voyez Diaphragme, Muscles abdominaux, Péritoine) ; celle des humeurs digestives (voyez Salive, Humeur œsophagienne, Humeur gastrique, Humeur intestinale, Bile, Suc pancréatique, & Larmes, si vous voulez les mettre au rang des humeurs digestives avec quelques physiologistes) ; celle de la structure & du jeu des principaux organes qui séparent & fournissent ces humeurs (voyez Foie, Glandes salivaires, Pancréas) ; celle des alimens & des boissons (voyez Aliment, & Nourrissant) ; celle d’une disposition corporelle connue sous le nom de faim (voyez Faim) ; & enfin celle de deux fonctions qu’on peut appeller préparatoires. Voyez Mastication & Déglutition.

Les alimens solides (nous ne parlerons d’abord que de ceux-ci) appétés, mâchés (du moins dans la digestion la plus parfaite ; car les alimens peuvent être absolument digérés sans être appétés, & quelques-uns même sans être mâchés), humectés dans la bouche & dans l’œsophage, arrivent à l’estomac ordinairement accompagnes d’une certaine quantité de boisson ; ils sont retenus dans ce viscere, qu’ils étendent, dont ils effacent les rides, & qu’ils disposent de façon que sa grande courbure qui est inférieure, selon le langage des Anatomistes, lorsque l’estomac est vuide, devient presque antérieure ; & par conséquent sa face antérieure devient supérieure & contiguë au diaphragme. La salive & l’humeur œsophagienne ne cessent d’aborder dans l’estomac, dont les différens organes excrétoires fournissent alors leurs humeurs.

A chaque inspiration l’estomac plein est abaissé, & il est repoussé vers le haut à chaque expiration ; il est agité & comprimé par cette cause. Les Physiologistes conviennent assez généralement que l’estomac comme muscle, a un mouvement propre par lequel il agit par compression sur ce qu’il contient. M. Lieutaud a observé que la rate se contractoit, devenoit plus petite, & pâlissoit pendant que l’estomac digéroit.

Des vomissemens arrivés peu de tems après le repas, & les ouvertures des animaux vivans exécutées dans la vûe d’examiner le changement des alimens dans leur estomac, ont appris qu’ils y étoient contenus dans l’état sain ou naturel sous la forme d’une pâte liquide grisâtre, retenant l’odeur des alimens, mais tournant ordinairement à l’aigre, & quelquefois au nidoreux. On ne distingue que fort confusément dans cette masse la matiere du chyle, qui est pourtant déjà ébauchée, & que quelques auteurs anciens ont appellé chyme dans cet état.

A mesure que la pâte dont nous venons de parler est préparée, c’est-à-dire après que les alimens ont éprouvé la digestion qu’on peut appeller gastrique ou stomachale, ils passent par le pylore dans le duodenum, que des physiologistes éclairés ont regardé comme un second estomac à cause de l’importance de ses fonctions. C’est dans cet intestin que la bile, le suc pancréatique, & l’humeur séparée par des glandes nombreuses qui se rencontrent dans cet intestin, & qui sont connues sous le nom de glandes de Brunner, que tous ces sucs, dis-je, sont versés sur la pâte alimentaire, & qu’ils la pénetrent intimement. C’est après ce mêlange qu’on découvre un vrai chyle parmi cette masse ; cette liqueur commence dès-lors à passer dans des veines lactées qui s’ouvrent dans cet intestin.

La masse alimentaire parcourt plus lentement le duodenum que le reste du canal intestinal ; ce qui est évident par la seule inspection de la structure de cet organe. Voyez Duodenum. Cette masse continue sa route dans le jejunum & dans l’ileum, où elle est continuellement humectée par les sucs qui se séparent dans leur cavité. C’est dans les intestins grêles que le chyle reçoit sa parfaite élaboration & qu’il passe dans les veines lactées, dont le plus grand nombre partent de la cavité de ces intestins. La matiere dont nous poursuivons la route depuis l’estomac prend le caractere & la tournure que nous connoissons aux excrémens, à mesure qu’elle est dépouillée du chyle & qu’elle avance vers le cœcum. Ici elle est exactement excrément, il ne lui manque plus que l’odeur, qu’elle acquiert dans le trajet qui lui reste pour parvenir au rectum : elle s’accumule dans ce dernier intestin, jusqu’à ce qu’elle y détermine enfin l’action des organes qui doivent l’expulser. Voyez le méchanisme de cette fonction au mot Matiere fécale. Il ne faut pas négliger d’observer, à propos de cette route des excrémens dans le colon, 1°. qu’il suinte continuellement un fluide abondant dans la cavité de cet intestin ; fluide qui redonne aux matieres fécales la mollesse qu’elles ont perdue par la séparation du chyle & l’absorption de leur humidité : 2°. qu’il se filtre par les grosses glandes des intestins une matiere mucilagineuse, qui enduit les excrémens & les fait couler plus librement dans les gros boyaux, sans blesser ces organes & sans les irriter : 3°. que les gros intestins ne sont pas dépourvûs de veines lactées ; ce qui est prouvé, & par l’inspection anatomique, & par la nourriture portée dans le sang par les lavemens nourrissans, qui ne peuvent que rarement & difficilement passer dans les intestins grêles. Cette derniere observation mérite beaucoup de considération dans l’établissement de la théorie de la digestion.

La fonction que nous venons de décrire s’accomplit ordinairement dans l’homme sain en quatre ou cinq heures.

Voilà les phénomenes de la formation du chyle & des excrémens dans l’estomac & dans les intestins, ou dans ce que les Medecins ont appellé les premieres voies.

Nous n’avons parlé jusqu’à présent que des alimens solides : nous observerons à propos de la digestion des alimens liquides ou très-mous, tels que les bouillons, le lait, les sucs doux végétaux, les gelées, &c. 1°. que les Physiologistes semblent avoir absolument oublié les derniers, lorsqu’ils nous ont donné l’histoire & la théorie de la digestion : 2°. que cet oubli paroît avoir été une des principales sources des explications absurdes ou insuffisantes qu’ils nous ont données de cette fonction, précisément comme la théorie de la dissolution chimique n’a pas même pû être soupçonnée des Physiciens, qui ont oublié ou ignoré qu’un liquide étoit dissous absolument de la même façon qu’un solide. Voyez Chymie, Dissolution, Menstrue. Ceux qui ont enfanté des systèmes sur la digestion, se sont principalement occupés de la division, de l’atténuation des alimens ; objet vain, ou pour le moins très-secondaire, si la digestion s’exerce formellement, & quant à son effet essentiel sur des alimens actuellement divisés, sur des liquides. 3°. Qu’en effet les alimens liquides sont digérés comme les solides ; que les parties vraiement alimenteuses des premiers ne passent dans les veines lactées, qu’après avoir été réellement digérées, c’est-à-dire extraites, séparées d’un excrément, & altérées. 4°. Que tout ce que nous avons dit, & ce que nous allons dire encore des alimens, convient aux liquides comme aux solides, à quelques différences accidentelles près, que tout lecteur est en état d’appercevoir, la nécessité ou l’inutilité de la mastication, par exemple, &c. Il est peu de questions physiologiques sur lesquelles la théorie medicinale ait tant varié que sur le méchanisme de la digestion.

Une des plus anciennes opinions est celle d’Erasistrate, qui croyoit que les alimens étoient broyés dans l’estomac. Plistonicus, disciple de Praxagore, les faisoit pourrir. Hippocrate regardoit les alimens comme véritablement cuits (voyez Coction), idée que les disciples d’Asclépiade ont directement combattue, en assûrant que rien ne se cuisoit dans l’estomac, mais que les matieres passoient dans le sang aussi crues qu’elles avoient été avalées. Galien explique la digestion, comme toute l’œconomie animale, par des facultés ou par des mots ; mots précieux cependant pour qui sait les entendre. Voyez Galénisme. Les facultés ou les vertus attractrice, retentrice, concoctrice, & expultrice, qu’il accorde à l’estomac, & qu’il met successivement en action, accomplissent selon lui & selon les écoles qu’il a inspirées pendant treize siecles, le merveilleux ouvrage de la digestion.

La secte des chimistes qui renversa le dogme des Galénistes, & qui a prévalu vers le milieu du dernier siecle, a mis en jeu les divers agens chimiques, & a présenté successivement la digestion sous l’idée de toutes les especes d’altérations que les sujets chimiques éprouvent dans les laboratoires ; ils ont fait fermenter les alimens ; ils leur ont fait subir des effervescences ; ils les ont regardés comme macérés, dissous, précipités, &c.

La secte des solidistes méchaniciens a réfuté les Chimistes avec avantage, sans les entendre cependant & presque par hasard ; ou pour mieux dire, parce que les Chimistes avoient si fort outré leurs prétentions, qu’elles tomboient d’elles-mêmes par cet excès, quoique le fond du système, l’assertion générale que la digestion est une opération chimique, soit une vérité incontestable, comme nous l’observerons dans un moment.

Le système de la trituration que ces derniers ont imaginé, & qu’ils ont établi per mechanica & experimenta physica sola (moyen de l’emploi duquel Boerhaave fit ensuite la premiere loi de sa méthode instit. medic. cap. principia & partes medicin.), est, on peut l’avancer hardiment, la plus ridicule opinion qui ait jamais défiguré la théorie de la Medecine : elle n’a pas cependant fait fortune, & je ne sache point qu’elle ait aujourd’hui un seul partisan. S’il étoit néanmoins quelque lecteur qui n’apperçût pas au premier coup-d’œil l’extravagance de cette opinion, quoiqu’il fût instruit que ses plus célebres partisans ont osé avancer que l’estomac, qui n’est dans l’homme qu’un sac souple & fort mou, étoit capable de broyer le fer ; s’il en étoit, dis-je, quelqu’un qui ne rejettât pas cette prétention sur son simple exposé, & qui voulût se restraindre au moins à un broyement moins violent, nous tâcherons de le détromper par un petit nombre de réflexions. Les voici.

1°. La trituration, quand bien même elle seroit possible, seroit inutile à l’ouvrage de la digestion, ou pour le moins très-insuffisante, parce que les alimens broyés & atténués ne sont pas du chyle, c’est-à-dire que le chyle n’est pas une poudre de pain ou de viande étendue dans un liquide, mais une substance particuliere dont les principaux matériaux existoient dans les alimens en un état de ténuité que la digestion ne change point ; & qu’ainsi cette partie vraiement alimenteuse ne doit pas être formée ou préparée par un broyement, mais simplement extraite. 2°. L’induction tirée en faveur de ce système de l’exemple de certains oiseaux dont l’estomac broye des corps très-durs, est absolument nulle ; 1°. parce que les parois de l’estomac de ces oiseaux sont formées par des muscles très-forts, qui les font différer essentiellement de l’estomac de l’homme ; 2°. parce que ce broyement répond chez eux à la mastication des quadrupedes, & point du tout à leur digestion : car on peut avancer hardiment que le broyement si efficace observé chez certains oiseaux, n’accomplit pas en eux l’ouvrage de la digestion, ou ne fait pas du chyle ; mais que ce liquide est formé par des moyens très-analogues à ceux par lesquels il est préparé dans les quadrupedes. Personne ne croit aujourd’hui que les oiseaux digerent de petits cailloux, les chiens des os, les autruches du fer. 3°. L’expérience de M. de Réaumur, qui prouve que les oiseaux qui ont l’estomac membraneux comme celui de l’homme, digerent des viandes enfermées dans de petites boîtes où elles sont à l’abri de tout broyement, détruit jusqu’à l’utilité du petit ballotement ou de la compression douce que les physiologistes modernes ont retenue.

L’opinion des vermineux ou des physiologistes, qui ont fait exercer la digestion par des armées de vers, auxquels ils faisoient joüer un très-grand rôle dans l’œconomie animale, n’a pas fait une figure considérable dans les écoles. Voyez Vers & Œconomie animale.

L’explication des physiologistes modernes, que Boerhaave a adoptée & répandue, n’est autre chose qu’une espece de concordance de tous les systèmes. Boerhaave a admis une espece de fermentation, ou une altération spontanée des alimens, une trituration légere, une vraie coction prise dans le sens des anciens, c’est-à-dire l’action d’une chaleur excitée dans les alimens pendant la digestion, un ramollissement, & une dilution par le mêlange des divers sucs digestifs, &c.

Nous observerons en deux mots sur ce système, qui est aujourd’hui le dominant, 1°. que l’altération spontanée des alimens, ou un changement quelconque analogue aux fermentations connues, n’est pas prouvé, au moins dans l’état sain, & qu’au contraire les produits respectifs de la digestion & de ces fermentations sont essentiellement différens, & n’ont pas même entr’eux un rapport générique : 2°. qu’il est faux qu’il s’engendre de la chaleur dans les alimens actuellement digérés : 3°. que la trituration, ou le balotement, même le plus léger, qui n’est mis en œuvre que pour procurer le mélange des alimens & l’introduction des sucs digestifs, & pour pêtrir doucement la pâte alimentaire, que ce mouvement, dis-je, n’est pas démontré ; que celui que suppose la détermination des alimens digérés vers le pylore, & la contraction violente de l’estomac dans le vomissement ; ne prouve rien en faveur de l’action prêtée à ce viscere dans la digestion ; & qu’enfin cette action est inutile ou n’est pas nécessaire, comme nous l’avons observé plus haut à propos de l’expérience de M. de Reaumur : 4°. que le ramollissement & la dilution par les sucs digestifs est très-réelle, mais que c’est n’évaluer qu’à demi l’action de ces sucs, que de la borner à ramollir, humecter, & délayer la masse alimentaire, comme nous l’allons voir dans un moment.

Il me paroît donc que tous ces sentimens ne présentent pas une idée exacte de la préparation du chyle, & que pour se former cette idée, il faut se représenter la digestion comme une vraie opération chimique, ou plûtôt comme un procedé ou une suite d’opérations chimiques.

Nous avons déjà observé que la partie vraiment alimenteuse des alimens préexistoit dans ces alimens (voyez Nourrissant) ; elle y est contenue comme un extrait, ou une résine l’est dans un bois, un métal dans certaines mines, &c. Tous les phénomenes de la digestion nous présentent des opérations exactement analogues à celles par lesquelles un chimiste sépare cet extrait, cette résine, ce métal : nous allons suivre cette analogie en deux mots.

Un chimiste qui veut séparer une résine d’un bois, le divise ordinairement par une des opérations qu’il appelle préparatoires : il le pile, il le rape, &c. la mastication répond à cette opération préparatoire : il le place ensuite dans un vaisseau convenable ; l’estomac & les intestins sont ce vaisseau : il employe un menstrue approprié ; les sucs digestifs sont ce menstrue : il applique une chaleur convenable ; la chaleur animale est suffisante pour la digestion.

On regarde assez généralement la salive, les sucs œsophagien, gastrique, intestinal, & pancréatique, comme des liquides homogenes : voilà donc un dissolvant simple. La bile differe de ces humeurs ; sa nature est peu connue ; mais on sait qu’elle est également le menstrue des substances muqueuses, des huileuses, & des aqueuses, & qu’elle sert très-efficacement de moyen d’union entre des substances naturellement immiscibles : on connoît dans le laboratoire de l’art, des substances qui ont ces propriétés de la bile, & on sait les employer aux mêmes usages, savoir à l’union des substances huileuses & des substances aqueuses. Nous remarquerons à ce sujet, que c’est de l’union incomplette des substances huileuses avec les aqueuses, que naît la couleur blanche ou l’état émulsif du chyle ; que la digestion des alimens non huileux peut se faire sans bile, & qu’apparemment le suc nourrissant séparé de ces alimens par la digestion, ne passe pas dans les veines lactées sous la forme de liqueur émulsive. Je suis persuadé que ce n’est pas un chyle blanc, une liqueur émulsive que fournissent les lavemens nourrissans : nous avons déjà observé que la nutrition opérée par ces lavemens étoit un phénomene remarquable, il l’est par la conjecture qu’il vient de nous fournir : on pourroit la vérifier, cette conjecture, par des expériences faites sur des animaux, & ces recherches fourniroient des notions plus complettes sur la nature du chyle. Ce phénomene est remarquable encore, en ce qu’il détruit la nécessité de l’action de l’estomac, & par conséquent de la trituration, & même de la compression légere dont nous avons parlé ci-dessus.

Nous croyons donc pouvoir avancer que celui qui auroit des connoissances chimiques évidentes sur la nature des alimens & des divers sucs digestifs, sauroit tout ce qu’il faut savoir pour donner la vraie théorie de la digestion considerée comme chylification.

Nous conclurons de cette assertion, que le mouvement de l’estomac, s’il existe, n’est tout au plus que subsidiaire, adjuvans, & peut-être un pur effet, une action déterminée par la présence des alimens, action qui devient cause dans cette autre fonction de l’estomac digérant, qu’il nous reste à examiner, & dont nous allons parler dans un moment.

Si ce système se trouve aussi vrai qu’il est vraissemblable, les causes immédiates internes des digestions contre-nature seront, 1°. les vices des humeurs digestives, sur chacun desquels on pourroit avoir absolument des connoissances claires par des moyens chimiques. 2°. Les affections des organes immédiats de la digestion, qui, quoique considerés jusqu’ici simplement comme vaisseaux contenans, n’en influent pas moins sur la digestion, qu’ils peuvent troubler soit par des mouvemens contre-nature, soit par des constrictions spasmodiques, par des retrecissemens dûs à des causes extérieures, soit enfin par l’excrétion diminuée ou augmentée, supprimée ou excessive des sucs digestifs que les affections des organes dont il s’agit paroissent plus propres à déterminer que toute autre cause. Nous n’avons envisagé jusqu’à présent la digestion, que du côté de ses produits matériels, le chyle & les excrémens ; il nous reste à la considérer comme engendrant des mouvemens, ou comme réveillant les organes du mouvement & des sentimens, en un mot comme fonction organique & générale.

Voici comme M. Bordeu medecin de la faculté de Paris, auteur de plusieurs ouvrages remplis des observations les plus ingénieuses & des plus importantes découvertes sur le jeu & les correspondances des organes ; voici, dis-je, comme cet auteur présente les principales observations qui prouvent cette influence de la digestion sur l’œconomie générale de la vie, dans une excellente dissertation soutenue aux écoles de medecine en 1752 sous ce titre : An omnes organicæ corporis partes digestioni opitulentur ? « Les animaux, dit M. Bordeu, éprouvent à certains tems marqués une sensation singuliere dans le fond de la bouche & dans l’estomac, & un changement à peine définissable de tout leur individu, état fort connu cependant sous le nom de faim.... Si on ne fournit pas alors des alimens à l’estomac, l’animal perd ses forces, & tout l’ordre des mouvemens & des sentimens est renversé chez lui. Mais à peine cet aliment est-il pris, que les forces abbatues renaissent ; & bien-tôt après un léger sentiment de froid s’excite dans tout le corps ; on éprouve quelque pente au sommeil, le pouls s’éleve, la respiration est plus pleine, la chaleur animale augmente, & enfin toutes les parties du corps sont disposées à exercer librement leurs fonctions. Voilà les principaux phénomenes de la digestion, & ceux qui portent à la regarder comme un effort de tout le corps, comme une fonction générale ».

On ne peut supposer, en effet, que l’aliment ait reparé les forces par la nutrition, ou même par le passage du chyle dans le sang, le chyle n’est point fait encore, la premiere élaboration des alimens est même à peine commencée, lorsque la machine est pour ainsi dire remontée par la présence des alimens.

Mille observations faites dans l’état sain & dans l’état de maladie, concourent à établir la réalité de ce dernier usage de la digestion, & à le faire regarder même comme le premier ou l’essentiel, comme le plus grand, le plus noble. Du-moins résulte-t-il de toutes ces observations un corps de preuve, qui met ce système, ce me semble, hors du rang des hypotheses ordinaires. Mais, & ces observations, & les vérités qui en naissent immédiatement, & les vérités plus composées qu’on peut déduire de celles-ci, appartienent aux recherches générales sur l’œconomie animale. Voyez Œconomie animale.

On trouvera à l’article Régime, la solution des problèmes diétetiques suivans : Quand faut-il manger, c’est-à-dire déterminer la digestion ? Dans quels cas faut-il suspendre l’usage de tout aliment solide ? Doit-on pendant la digestion se reposer ou se donner du mouvement, veiller ou dormir ? Peut-on penser & s’exposer aux accès des passions violentes ? L’exercice vénérien est-il toûjours nuisible dans les deux sexes, tandis que l’estomac est occupé à digérer ?

C’est à l’article Œconomie animale, qu’il faut chercher aussi ce que la Medecine pratique enseigne sur les vices des digestions, considerés comme causes générales des maladies, dont ils sont sans contredit la source la plus féconde.

On trouvera l’histoire & le traitement de quelques autres de ces vices, qui paroissent borner leurs effets à une affection de l’estomac, comme les appétits déreglés, le pica, le malacia, le vomissement habituel, &c. à l’art. Maladies de l’estomach, sous le mot Estomac.

Il est, outre ces maladies, quelques incommodités ou maladies, qui paroissent dépendre du défaut d’une seule digestion, & qui sont connues sous le nom d’indigestion (voyez Indigestion), de digestions fougueuses, & de digestions languissantes.

L’incommodité que les gens qui s’observent ou qui s’écoutent, désignent par le nom de digestion fougueuse, est ordinairement habituelle ; elle n’est jamais d’aucune conséquence en soi, & elle ne peut être fâcheuse que comme symptome de cet état de rigidité & de mobilité des solides, que nous appellons communément en françois vapeurs dans les deux sexes. Voyez Vapeurs.

La digestion languissante ou difficile, est habituelle ou accidentelle. La premiere est ou générale ou relative à certains alimens particuliers.

La digestion difficile habituelle d’un aliment quelconque, peut dépendre ou d’un vice des organes de la digestion, & principalement de l’estomac (voyez à l’art. Maladies de l’Estomac, quels sont les vices de ce viscere qui peuvent rendre la digestion difficile), ou des humeurs digestives, pechant soit dans leur qualité, soit dans leur quantité. La plûpart de ces vices sont très-difficiles à déterminer. La qualité contre-nature des sucs digestifs, ne s’est manifestée jusqu’à présent par aucun signe sensible, & ce n’est qu’une vaine théorie qui a discouru sur ces vûes. La suppression de ces divers sucs, ou leur diminution, peut dans quelques cas être annoncée par des signes sensibles. Les parotides, le foie, ou le pancréas skirrheux annoncent sensiblement la suppression ou au moins la diminution de la salive, de la bile, ou du suc pancréatique : la langue seche annonce un semblable état dans l’intérieur de l’œsophage, de l’estomac & des intestins, & par conséquent la diminution ou la suppression des sucs digestifs que ces organes fournissent. Mais ce sont-là les cas extrèmes, & ce n’est pas seulement d’une digestion difficile dont il s’agit quand le foie ou le pancréas sont skirrheux, ou que la langue, l’œsophage, l’estomac, & les intestins sont dans l’état que nous venons d’exprimer. L’écoulement trop abondant des sucs digestifs n’est pas sensible non plus dans les digestions difficiles.

La bonne théorie est bien plus muette encore sur l’histoire raisonnée des digestions difficiles de certains alimens particuliers. J’ose avancer qu’il n’est aucune espece d’aliment que certains de ces estomacs difficiles n’appetent & ne digerent par préférence & à l’exclusion de tous autres. On a observé là-dessus des bisarreries très-singulieres, & même des especes de contradictions : tel de ces estomacs, par exemple, digere fort-bien le melon & le jambon, qui ne digere pas la pêche & le bœuf salé, quoiqu’il y ait sans doute bien plus d’analogie entre le melon & la pêche, entre le jambon & le bœuf salé, qu’entre le melon & le jambon, &c. Voyez Régime.

Il est facile de conclure de ces observations, que l’unique voie pour traiter utilement l’une & l’autre de ces incommodités, c’est l’empyrisme ou le tatonement. On doit essayer des différens stomachiques, & tenter les différentes ressources du régime dans l’un & l’autre de ces cas ; varier l’heure des repas, la quantité d’aliment, la proportion de la boisson, l’espece de l’aliment & de la boisson, leur degré de chaleur, manger & boire chaud, froid, à la glace ; dormir après le repas, se promener, faire un exercice plus violent, &c. (voyez Stomachique & Régime.) En général le caffé, les sucs acidules parfumés, comme la limonade aromatisée avec l’oléosaccharum de citron, l’infusion théiforme des plantes aromatiques ameres ; les extraits amers, comme le cachou, les alkalis volatils végétaux, comme la moutarde, les ratafia, les vins appellés cordiaux ou doux & spiritueux, l’eau fraîche & même à la glace prise deux heures après le repas, les eaux thermales, & sur-tout celles qui contiennent du sel marin & du sel catartique amer, les acidules martiales, & les acidules salées telles que celles de Selters, &c. (voyez Stomachiques.) sont des remedes dont on tente l’usage avec succès, & qu’on combine quelquefois diversement. La digestion difficile accidentelle, n’est proprement qu’une espece ou un degré d’indigestion. Voyez Indigestion. (b)

Digestion, terme de Chirurgie : action de la nature, qui convertit & change en pus les humeurs arrêtées dans les vaisseaux dont la continuité est rompue. La digestion est aux plaies & aux ulceres, ce que la suppuration est aux humeurs. Voyez Suppuration & Digestifs. (Y)

Digestion, (Chimie.) opération chimique qui consiste à appliquer un feu doux & continu à des matieres contenues dans un unique vaisseau ordinairement fermé, ou dans des vaisseaux de rencontre. Voyez Vaisseaux de rencontre.

Les sujets de la digestion peuvent se ranger sous deux classes : car, ou l’on fait digérer, avec un menstrue approprié, un corps qu’on veut dissoudre, ou d’où l’on veut tirer une teinture ; ou l’on expose à la digestion un liquide homogene, mais composé, que l’on se propose d’altérer par cette opération.

Dans le premier cas, on ne fait autre chose que favoriser l’action menstruelle, par le secours de la chaleur. Voyez Menstrue.

L’effet de la digestion est, dans le second cas, un peu plus essentiel, c’est-à-dire plus particulier à cette opération. Les plus grands maîtres de l’art ont prétendu qu’un feu doux & long-tems continué excitoit dans un liquide composé, expose à son action, des mouvemens qui étoient suivis des changemens les plus merveilleux, d’exaltations, d’améliorations, de transmutations même : tous ces miracles de la digestion célébrés par de très-grands chimistes sur ce haut ton hyperbolico-alchimique, qui a été presque le ton de l’art jusqu’à Stahl, quoique évalués un peu moins avantageusement par les chimistes dogmatiques, ont paru à ceux-ci même assez considérables, pour leur faire regretter que ce moyen fût presque absolument négligé, & pour le leur faire recommander comme une source nouvelle d’une infinité de connoissances.

Il est à présumer effectivement qu’un mouvement intestin leger & très-long-tems continué, & des alternatives d’approximation & d’éloignement dans les particules d’un corps agité doucement par une chaleur continuelle, supérieure à celle que ces corps pourroient recevoir de l’atmosphere ; que ces causes, dis-je, peuvent produire dans ces corps des dégagemens & des combinaisons nouvelles, en un mot les altérer chimiquement de différentes façons.

L’analogie des corps fermentans & de la fermentation confirme les idées avantageuses qu’on nous a données des effets de la digestion : car un corps propre à être altéré par la fermentation, ne differe d’un sujet propre à la digestion, que par le degré de constance de sa mixtion ; & la chaleur agissant dans l’une & l’autre de ces opérations, ne differe aussi que par le degré.

C’est la longueur de cette opération, la lenteur, & pour ainsi dire l’insensibilité de ces effets, qui a sans doute empêché les Chimistes de la mettre en œuvre. Cet inconvénient est encore plus considérable pour nous que pour les autres nations chimistes, les Allemans, les Suédois.

La circulation ne differe de la digestion que par la forme de l’appareil. Voyez Circulation.

La macération differe de la digestion de la premiere classe, en ce que dans la macération on n’excite point l’action du menstrue (qui est ordinairement de l’eau) par une chaleur artificielle. Voyez Macération.

L’infusion est une courte digestion de la premiere classe. Voyez Infusion.

Les vaisseaux les plus ordinaires dans lesquels on exécute les digestions de la premiere classe, aussi usitées en Chimie que celles de la seconde le sont peu, sont des matras de verre, des cucurbites à bouche étroite, & des bouteilles de verre mince sans pontis, comme celles dans lesquels on apporte à Paris certains vins d’Italie, & les eaux aromatiques de Toscane, ou de la côte de Genes. On ferme ces vaisseaux avec un morceau de vessie moüillée, ou de parchemin moüillé, que l’on tend bien sur l’ouverture, & que l’on ficelle autour du cou ; on fait dans le parchemin un trou avec une épingle qu’on laisse dans ce trou, & qu’on peut retirer si on veut donner de l’air au vaisseau, ce qui est rarement nécessaire. On se sert aussi des vaisseaux de rencontre, dont nous avons parlé plus haut. (b)

Digestion, (Jard.) se dit dans les plantes comme dans les animaux, de la bonne seve qui leur sert de nourriture, & qui est parfaitement digérée dans les entrailles de la terre. (K)