L’Encyclopédie/1re édition/PRUDENCE

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PRUDENCE, s. f. (Morale.) la prudence est, selon un bel esprit, tellement la compagne des autres vertus, que sans elle elles perdent leur nom : il pouvoit ajouter, & leur nature. Elle prépare leur route pour les y faire marcher, & elle la prépare lentement pour avancer plus vîte avec elles. On la définit plus exactement : la vertu qui nous fait prendre des moyens pour arriver à une fin, je suppose que l’on sous-entend une fin louable ou raisonnable : la fin donnant le prix à toute notre conduite, comment y auroit-il du mérite à savoir atteindre un but qui ne mériteroit pas d’être atteint ?

Au reste, comme les fins diverses qu’on peut se proposer sont infinies, selon une infinité de conjonctures, il faut se borner à parler de la prudence qui a en vue la fin générale de tout, qui est notre propre satisfaction jointe à celle d’autrui : par cet endroit la science de la morale n’est qu’une suite de maximes & de pratiques de prudence. Mais à regarder la prudence plus en particulier, elle tombe sur l’usage que nous devons faire de notre intelligence, & de l’attention de notre esprit, pour prévenir le repentir en chacune des démarches ou des entreprises de la vie. On peut utilement observer à ce sujet les regles suivantes, ou par rapport à soi, ou par rapport aux autres.

Par rapport à soi, toute prudence étant pour arriver à une fin, il faut en chaque affaire nous proposer un but digne de notre soin ; c’est ce qui fixe les vues & les desirs de l’ame, pour la mettre dans une route certaine, qu’elle suive avec constance ; sans quoi demeurant flottante & inquiette, quelque chose qui lui arrive, elle n’est point contente ; parce que desirant sans être déterminée à un objet qui mérite sa détermination, elle n’obtient point ce qu’elle a dû vouloir, pour arriver au repos d’esprit.

En se proposant une fin telle que nous l’avons dite, il est encore plus important d’examiner s’il est en notre pouvoir de l’atteindre. La témérité commune parmi les hommes, leur fait hasarder mille soins, du succès desquels ils ne peuvent raisonnablement se répondre. Cependant leur espérance ayant augmenté à proportion de leurs soins, ils ne font par-là que se préparer un plus grand déplaisir, ne pouvant dans la suite atteindre à l’objet dont ils ont laissé flatter leurs desirs ; c’est ce qui attire les plus grands chagrins de la vie. Les obstacles qu’on n’a pas prévus, & qui ne se peuvent surmonter, causent des maux plus grands, que tout l’avantage qu’on avoit en vue de se procurer.

La troisieme regle de prudence est d’appliquer à l’avenir l’expérience du passé ; rien ne ressemble plus à ce qui se fera que ce qui s’est déja fait. Quelque nouveauté qu’on apperçoive dans les conjonctures particulieres de la vie, les ressorts & les événemens sont les mêmes par rapport à la conduite. C’est toujours de l’inconstance & de l’infidélité qui en sont les traits les plus marqués ; de l’ingratitude & du repentir qui en sont les effets ordinaires ; des passions qui en sont la cause ; une joie trompeuse & un faux bonheur qui en sont l’amorce. Ainsi dans les choses qui sont de conséquence, il faut se préparer des ressources, & les ressources qu’on se préparera se trouveront d’un plus fréquent usage, que le succès dont on pouvoit se flatter.

Une quatrieme maxime est d’apporter tellement à ce qu’on fait toute son application, qu’au même tems on reconnoisse qu’avec cela on se peut tromper, ce qui tenant comme en bride l’orgueil de l’ame, préviendra aussi l’aveuglement que donne une trop grande confiance, & le déplaisir de voir sa présomption confondue par les événemens.

Les regles de prudence par rapport aux autres, sont principalement de ne s’entremettre des affaires d’autrui que le moins qu’il est possible, par la difficulté de les finir au gré des intéressés. Ils ont souvent des vues cachées & opposées à elles-mêmes que l’on ne peut atteindre, ni souvent démêler. On sait néanmoins ce que la charité & le bon cœur exigent à ce sujet ; mais la prudence semble demander en même tems qu’on ne s’ingere point dans les affaires d’autrui, à moins qu’un devoir évident ne l’exige, ou que nous n’y soyons directement appellés par les intéressés.

Quand nous serons engagés à entrer dans ce qui les touche, nous devons leur donner à comprendre que nous agissons uniquement par condescendance à leur volonté, sans leur répondre du succès ; mais surtout lorsqu’on s’apperçoit que par leur faute, ou par d’autres conjonctures on leur devient suspect, on ne peut trop tôt prendre le parti de quitter le soin de ce qui les touche, quelque service qu’on pût leur rendre d’ailleurs ; on s’exposeroit à leur donner plus de mécontentement que de satisfaction.

Prudence, (Iconol.) Cette vertu est représentée allégoriquement sous la figure d’une jeune fille tenant un miroir entouré d’un serpent.