L’Enfer (Barbusse)/XII

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L’Enfer (1908)
G. Crès (p. 214-229).

XII


L’homme reste maintenant couché. On circule autour de lui avec précaution. Il fait de menus gestes, prononce de rares paroles, demande à boire, sourit, se tait sous l’afflux des pensées.

Ce matin, il a pris la forme héréditaire, a joint les mains.

On l’entoura, on le regarda.

— Voulez-vous un prêtre ?

— Oui… non… dit-il.

On sortit ; et quelques instants après, comme s’il attendait derrière la porte, un homme à la robe sombre se trouva là. Ils étaient seuls.

Le mourant tourna la figure vers le nouveau venu.

— Je vais mourir, lui dit-il.

— De quelle religion, êtes-vous ? dit le prêtre.



— De la religion de mon pays, orthodoxe.

— C’est une hérésie qu’il faut tout d’abord abjurer. Il n’y a de vrai que la religion catholique romaine.

Il continua :

— Confessez-vous… Je vous absoudrai et vous baptiserai.

L’autre ne répondit pas. Le prêtre répéta sa question :

— Confessez-vous. Dites-moi ce que vous avez fait de mal — en plus de votre erreur. Vous vous repentirez, et tout vous sera pardonné.

— De mal ?

— Rappelez-vous… Faut-il que je vous aide ?

Il désigna la porte de la tête.

— Cette personne qui est là ?

— Je suis marié avec elle, dit l’homme avec une hésitation.

Celle-ci n’avait pas échappé à la figure penchée sur lui, les oreilles tendues. Le prêtre flaira quelque chose :

— Depuis quand ?

— Depuis deux jours.

— Oh ! depuis deux jours ! Et avant, vous avez péché avec elle ?

— Non, dit l’homme.

— Ah !… je suppose que vous ne mentez pas. Et pourquoi n’avez-vous pas péché ? Ce n’est pas naturel. Car enfin, insista-t-il, vous êtes un homme…

Et comme le malade s’agitait, s’effarait :

— Ne vous étonnez pas, mon fils, si mes questions sont droites et nettes au point de vous faire crier. Je vous interroge en toute simplicité, et sous le couvert de la simplicité auguste de mon ministère. Répondez-moi de la même façon simple — et vous vous entendrez avec Dieu, ajouta-t-il non sans bonhomie.

— C’est une jeune fille, fit le vieillard. Elle est fiancée. Je l’ai recueillie lorsqu’elle était tout enfant. Elle a partagé les fatigues de ma vie de voyages, m’a soigné. Je l’ai épousée avant de mourir, parce que je suis riche et qu’elle est pauvre.

— Pour cela seulement ? Il n’y a rien d’autre, rien ?

Il fixait la figure adverse avec attention, interrogateur, l’œil exigeant. Puis il dit « hein ? » en souriant avec sa bouche nue et en faisant un clignement d’yeux engageant, presque complice.

— Je l’aime, dit l’homme.

— Enfin, vous avouez ! s’écria le prêtre.

Il poursuivit, les yeux dans les yeux du moribond, le heurtant du souffle de ses paroles :

— Alors, vous avez désiré cette femme, la chair de cette femme, et commis en l’esprit, pendant longtemps, hein, oui, pendant longtemps, le péché ?…

« Dites-moi, pendant vos voyages communs, comment, dans les hôtels, vous arrangiez-vous pour les chambres, les lits ?

« Elle vous a soigné, dites-vous. Qu’avait-elle à faire pour cela ? »

Ces quelques questions par lesquelles l’homme sacré essayait d’entrer dans la misère de celui qui était tombé là l’écartaient comme des injures. Leurs figures se considéraient maintenant, à l’affût l’une de l’autre, et je voyais s’agrandir le malentendu où chacun d’eux s’enfonçait.

Le mourant s’était clos, devenu dur et incrédule, devant cet étranger à face vulgaire, dans la bouche duquel les mots de Dieu et de vérité prenaient une allure de comique énorme, et qui voulait qu’on lui ouvrît son cœur.

Il fit pourtant un effort :

— Si j’ai péché en esprit, pour parler comme vous, fit-il, cela prouve que je n’ai pas péché, et pourquoi me repentirais-je de ce qui fut purement et simplement de la souffrance ?

— Oh ! pas de théories. Nous ne sommes pas ici pour cela. Je vous dis, moi, entendez-vous, moi, que la faute commise en esprit est commise en intention, et que c’est par conséquent une faute effective dont il y a lieu de se confesser et de se racheter. Racontez-moi dans quelles conditions le désir vous incita à la pensée coupable ; et dites-moi combien de fois cela s’est produit. Donnez-moi des détails.

— Mais j’ai résisté, gémit le malheureux, c’est tout ce que j’ai à dire.

— Ce n’est pas suffisant. La souillure — vous êtes persuadé maintenant, je présume, de la justesse de ce terme — la souillure doit être lavée par la vérité.

— Soit, dit le mourant, vaincu. J’avoue que j’ai commis ce péché, et je m’en repens.

— Ce n’est pas là une confession et cela ne fait pas mon affaire, rétorqua le prêtre. Dans quelles circonstances, exactement, vous êtes-vous laissé aller, en ce qui concerne cette personne, aux suggestions de l’esprit du mal ?

L’homme fut secoué d’un accès de révolte. Il se dressa à demi, s’accouda, fixant l’étranger qui le regardait, lui aussi, les yeux dans les yeux.

— Pourquoi ai-je en moi l’esprit du mal ? demanda-t-il.

— Tous les hommes l’ont en eux.

— Alors c’est Dieu qui le leur a donné, puisque c’est Dieu qui les a faits.

— Ah ! vous êtes un discuteur, vous ! À votre gré. Je répondrai. L’homme a à la fois l’esprit du bien et l’esprit du mal, c’est-à-dire la possibilité de faire l’un ou l’autre. S’il succombe au mal, il est maudit ; s’il en triomphe, il est récompensé. Pour être sauvé, il faut qu’il le mérite en luttant de toutes ses forces.

— Quelles forces ?

— La vertu, la foi.

— Et s’il n’a pas assez de vertu et de foi, est-ce sa faute ?

— Oui, car alors c’est qu’il a trop d’iniquité et d’aveuglement dans l’âme.

L’autre répéta :

— Qu’est-ce qui a déposé dans son âme sa dose de vertu et sa dose d’iniquité ?

— Dieu lui a donné la vertu, il lui a laissé aussi la possibilité de mal faire ; mais il lui a donné en même temps le libre arbitre lui permettant de choisir à son gré le bien ou le mal.

— Mais s’il a plus de mauvais instincts que de bons et qu’ils soient plus forts, comment lui serait-il possible de se tourner du côté du bien ?

— À cause du libre arbitre, dit le prêtre.

— Ce n’est qu’un bon instinct, le libre arbitre, et si…

— L’homme serait bon s’il voulait, voilà. Aussi bien, nous n’en finirons jamais à discuter l’indiscutable. Tout ce qu’on peut dire, c’est que les choses iraient autrement si Lucifer n’avait pas été maudit et si le premier homme n’avait pas péché.

— Il n’est pas juste, dit le malade, ranimé par cette lutte, et qui sans doute allait lourdement retomber — que nous portions la peine de Lucifer et d’Adam.

« Mais surtout, il est monstrueux que ceux-là aient été maudits et punis. S’ils ont succombé, c’est que Dieu, qui les a tirés de rien, de rien, comprenez-vous, c’est-à-dire qui leur a donné tout ce qui était en eux, leur a donné plus de vice que de vertu. Il les a punis d’être tombés là où il les a jetés ! »

L’homme, toujours accoudé, et le menton dans la main, — maigre et noir, ouvrit grands ses yeux vers son interlocuteur, et l’écouta comme un sphinx.

Le prêtre répéta, comme s’il ne comprenait rien d’autre :

— Ils auraient pu être purs, s’ils avaient voulu ; c’est cela le libre arbitre.

Sa voix était presque douce. Il ne paraissait pas avoir été atteint par la série de blasphèmes sortis de l’homme qu’il était venu assister. Il se désintéressait de cette discussion théologique, y contribuant avec les mots indispensables, par habitude. Mais peut-être attendait-il que le parleur fût las de parler.

Et comme celui-ci soufflait lentement, exténué, il fit entendre, il montra cette phrase nette et froide comme une inscription de pierre :

— Les méchants sont malheureux ; les bons ou les repentants sont heureux, au ciel.

— Et sur terre ?

— Sur terre, les bons sont malheureux comme les autres, plus que les autres, car plus on souffre ici-bas, plus on est récompensé là-haut.

L’homme se souleva à nouveau, pris d’une nouvelle colère qui l’usait comme une fièvre.

— Ah ! dit-il, plus que le péché originel, plus que la prédestination, la souffrance des bons sur la terre est une abomination. Rien ne l’excuse.

Le prêtre regardait le révolté d’un œil vide… (Oui, je le voyais bien, il attendait !) Il proféra, avec un grand calme :

— Comment sans cela éprouver les âmes ?

— Rien ne l’excuse ! Pas même cette puérile raison basée sur l’ignorance où serait Dieu de la véritable qualité des âmes. Les bons ne devraient pas souffrir, si la justice était posée quelque part. Ils ne devraient pas souffrir, même un peu, même un instant dans l’éternité. « Il faut pâtir pour être heureux. » Comment se fait-il que personne ne se soit jamais levé pour crier contre la loi sauvage !

Il s’épuisait… Sa voix s’enrouait. Son corps malmené haletait ; il y avait des trous dans ses phrases…

— Il n’y aurait rien eu à répondre à l’accusation de cette voix. Vous aurez beau tourner et retourner la bonté divine dans tous les sens, la patiner et la travailler, vous n’en effacerez pas la tache qu’y fait la souffrance imméritée.

— Mais le bonheur gagné à force de douleur, c’est l’universelle destinée, la loi commune.

— C’est parce qu’elle est la loi commune qu’elle fait douter de Dieu.

— Les desseins de Dieu sont impénétrables.

Le mourant jeta en avant ses bras maigres ; ses yeux se creusèrent. Il cria :

— Mensonge !

— En voilà assez, dit le prêtre. J’ai écouté avec patience vos divagations dont j’ai pitié ; mais il ne s’agit pas de tous ces raisonnements. Il faut vous apprêter à paraître devant ce Dieu loin duquel vous me semblez avoir vécu. Si vous avez souffert, vous serez consolé dans son sein. Que cela vous suffise.

Le malade était retombé étendu. Il resta quelque temps immobile sous les plis du drap blanc, comme une statue de marbre à face de bronze couchée sur un sépulcre.

Sa voix reprit vie :

— Dieu ne peut pas me consoler.

— Mon fils, mon fils, que dites-vous ?

— Dieu ne peut pas me consoler parce qu’il ne peut pas me donner ce que je désire.

— Ah ! mon pauvre enfant, comme vous êtes enfoui dans l’aveuglement… Et la puissance infinie de Dieu, qu’est-ce que vous en faites ?

— Hélas, je ne la fais pas ! dit l’homme.

— Quoi ? L’homme se débattrait toute sa vie, tenaillé par la douleur, et il n’y aurait point pour lui de consolation ! Qu’est-ce que vous pouvez bien répondre à cela ?

— Hélas, ce n’est pas une question, dit l’homme.

— Pourquoi m’avez-vous fait appeler ?

— J’espérais, j’espérais.

— Quoi ? qu’espériez-vous ?

— Je ne sais pas, on n’espère jamais que ce qu’on ne sait pas.

Ses mains errèrent dans l’espace, puis retombèrent.

Ils restèrent muets, invariables… Je sentais bien qu’il s’agissait, dans leurs têtes, de l’existence même de Dieu. Est-ce que Dieu n’est pas, est-ce que le passé et l’avenir sont morts… Malgré tout, malgré tout, il y eut un peu de rapprochement, le temps d’un éclair, entre ces deux êtres occupés par la même idée, entre ces deux suppliants, entre ces deux frères de dissemblance.

— Le temps passe, dit le prêtre.

Et reprenant le dialogue au point où il l’avait laissé tout à l’heure, comme si rien n’avait été dit depuis :

— Dites-moi les circonstances de votre péché de chair. Dites-moi… Lorsque vous étiez seul avec cette personne, côte à côte, tout près, est-ce que vous vous parliez ou est-ce que vous vous taisiez ?

— Je ne crois pas en vous, dit l’homme.

Le prêtre fronça les sourcils.

— Repentez-vous, et dites-moi que vous croyez à la religion catholique qui vous sauvera.

Mais l’autre secoua la tête en une immense angoisse, et nia tout son bonheur :

— La religion… commença-t-il.

Le prêtre lui coupa brutalement la parole.

— Vous n’allez pas recommencer ? Taisez-vous. Toutes vos arguties, je les balaye d’un geste. Commencez par croire à la religion, vous verrez après ce que c’est. Vous n’y croirez pas parce qu’elle vous plaira, je suppose ? C’est pour cela que toutes vos paroles sont hors de saison, et que je suis venu, moi, pour vous forcer à croire.

C’était un duel, un acharnement. Les deux hommes se regardaient au bord de la tombe comme deux ennemis.

— Il faut croire.

— Je ne crois pas.

— Il le faut.

— Vous voulez changer la vérité avec des menaces.

— Oui.

Il accentua la netteté rudimentaire de son commandement :

— Persuadé ou non, croyez. Il ne s’agit pas d’évidence, il s’agit de croyance. Il faut croire tout d’abord, sinon, on risque de ne croire jamais. Dieu ne daigne pas convaincre lui-même les incrédules. Il n’est plus, le temps des miracles. Le seul miracle, c’est nous, et c’est la foi. « Crois, et le ciel te fera croire. »

Crois ! Il lui jetait le même mot sans cesse, comme des pierres.

— Mon fils, reprit-il, plus solennel, debout, sa grosse main ronde levée, j’exige de vous un acte de foi.

— Allez-vous-en, dit l’homme, haineux.

Mais le prêtre ne bougea pas.

Aiguillonné par l’urgence, poussé par la nécessité de sauver cette âme malgré elle, il devint implacable.

— Vous allez mourir, dit-il, vous allez mourir. Vous n’avez que peu d’instants à vivre. Soumettez-vous.

— Non, dit l’homme.

L’homme à la robe noire lui saisit les deux mains.

— Soumettez-vous. Pas de recherche de discussion comme celle où vous venez de perdre un temps précieux… Tout cela n’a pas d’importance. Autant en emporte le vent… Nous sommes seuls, vous et moi, avec Dieu.

Il hocha la tête au petit front bombé, au nez avançant et rond, évasé en deux narines humides et sombres, aux minces lèvres jaunes bridant comme des ficelles deux dents proéminentes et isolées dans le noir ; sa figure pleine de lignes le long du front, entre les sourcils, autour de la bouche, et couverte d’une couche grise sur le menton et les joues ; et il dit :

— Je représente Dieu. Vous êtes devant moi comme si vous étiez devant Dieu. Dites simplement : « Je crois », et je vous tiendrai quitte. « Je crois » : tout est là. Le reste m’est indifférent.

Il se penchait de plus en plus, collant presque sa figure à celle du moribond, cherchant à placer son absolution comme un coup.

— Récitez simplement avec moi : « Notre Père, qui êtes aux cieux ». Je ne vous demanderai pas autre chose.

La figure du malade, crispée de refus, faisait le geste de négation : Non… Non…

Tout à coup le prêtre se releva, l’air triomphant :

— Enfin ! vous l’avez dit.

— Non.

— Ah ! gronda le prêtre entre ses dents.

Il lui pétrissait les mains, on sentait qu’il l’aurait pris dans ses bras pour l’embrasser, pour l’étouffer, qu’il l’aurait assassiné si son râle eût dû être un aveu — tellement il était bondé du désir de le persuader, de lui arracher la parole qu’il était venu chercher sur sa lèvre.

Il rejeta les mains flétries, arpenta la chambre comme un fauve, revint se planter devant le lit.

— Songe que tu vas mourir, pourrir, bégaya-t-il au misérable… Tu seras bientôt dans la terre. Dis : « Notre Père », ces deux mots seulement, rien de plus.

Il était posé sur lui, épiant sa bouche, accroupi et sombre comme un démon guettant une âme, comme toute l’Église sur toute l’humanité mourante.

— Dis-le… Dis-le… Dis-le…

L’autre essaya de se dégager, et râla furieusement, tout bas, avec tout le reste de sa voix : Non.

— Canaille ! lui cria le prêtre.

— Tu mourras au moins avec un crucifix dans les griffes.

Il tira un crucifix de sa poche, et le lui plaça sur la poitrine, lourdement.

L’autre se remua en une sourde horreur, comme si la religion eût été contagieuse, et rejeta l’objet par terre.

Le prêtre se baissa en marmottant des insultes : « Pourriture, tu veux crever comme un chien, mais je suis là ! » Il ramassa la croix, la garda dans sa main, et l’œil étincelant, sûr de survivre et d’écraser, attendit pour la dernière fois.

Le mourant haletait, complètement à bout de fortes, rendu. Le prêtre, le voyant en son pouvoir, lui posa de nouveau le crucifix sur la poitrine. Cette fois, l’autre le conserva, ne pouvant plus que le regarder avec des yeux de haine et de naufrage ; et ses regards ne le firent pas tomber.

Quand l’homme noir fut parti dans la nuit, et que son interlocuteur peu à peu se réveilla de lui, s’en délivra, je pensai que ce prêtre, dans sa violence et sa grossièreté, avait horriblement raison. Mauvais prêtre ? Non, bon prêtre qui n’avait cessé de parler selon sa conscience et sa croyance, et qui cherchait à appliquer simplement sa religion, telle qu’elle est, sans concessions hypocrites. Ignorant, maladroit, fruste — oui, mais honnête et logique même dans son affreux attentat. Pendant une demi-heure que je l’avais entendu, il avait essayé, par tous les moyens qu’emploie et que recommande la religion, de pratiquer son métier de recruteur de fidèles et de donneur d’absolution ; il avait dit tout ce qu’un prêtre ne peut pas ne pas dire. Tout le dogme se montrait, net et explicite, à travers la brutale vulgarité du serviteur, de l’esclave. À un certain moment, désemparé, il avait gémi avec une vraie souffrance : « Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ! » Si l’homme avait raison, le prêtre avait raison. C’était le prêtre, la bête de la religion.

… Ah ! cette chose qui ne bougeait pas, droite, près du lit… Cette grande chose haute qui n’y était pas tout à l’heure — interceptant la flamme sautante de la bougie posée près du malade…

Je fis, par mégarde, un peu de bruit en m’appuyant, et très lentement, la chose tourna vers moi une figure, avec une épouvante qui m’épouvanta.

Je connaissais cette tête trouble… N’était-ce point le patron de l’hôtel, un homme aux allures étranges, qu’on voyait peu…

Il avait rôdé dans le couloir, attendant le moment où le malade, dans le désarroi de cette installation, serait seul. Et il était debout près de l’homme endormi ou désarmé de faiblesse.

Il tendit la main vers une sacoche déposée près du lit. En faisant ce mouvement, il regardait le moribond, de sorte que sa main manqua, à deux reprises, l’objet.

Il y eut des craquements à l’étage supérieur, et nous tressaillîmes. Une porte battit ; il se haussa comme pour arrêter un cri.

… Il ouvrit lentement la sacoche. Et moi, moi, ne me connaissant plus, j’avais peur qu’il n’en eût pas le temps…

Il en tira un paquet qui bruissa doucement. Et, lorsqu’il considéra, dans sa main à lui, la liasse de billets de banque, je vis l’illumination extraordinaire qui s’irradia sur sa figure. Tous les sentiments d’amour y étaient mêlés : adoration, mysticisme, et aussi amour brutal… — sorte d’extase surnaturelle, et aussi satisfaction grossière qui embrassait déjà des joies immédiates… Oui, tous les amours s’imprimèrent un instant sur l’humanité profonde de cette figure de voleur.

… Quelqu’un guettait derrière la porte entrebâillée… J’ai vu l’appel d’un bras.

Il est parti sur la pointe du pied, lentement, précipitamment.

Je suis un honnête homme, moi, et pourtant, j’ai retenu mon souffle en même temps que lui ; je l’ai compris… J’ai beau m’en défendre : avec une horreur et une joie fraternelles aux siennes, j’ai volé avec lui.

… Tous les vols sont passionnels, même celui-là, qui est lâche et vulgaire (son regard d’inextinguible amour pour le trésor soudain saisi !). Tous les délits, tous les crimes, sont des attentats accomplis à l’image de l’immense désir de vol qui est notre essence même et la forme de notre âme nue : avoir ce qu’on n’a pas.

Mais alors, il faudrait absoudre les criminels, et le châtiment est une injustice ?… Non, il faut s’en défendre. Il faut — puisque la société des hommes est étayée sur l’honnêteté — les frapper pour les résoudre à l’impuissance et surtout pour éblouir d’épouvante et arrêter les autres au seuil de la mauvaise action. Mais il ne faut pas, une fois la faute établie, en chercher les grandes excuses, de peur de l’excuser toujours. Il faut la condamner d’avance, en vertu d’un principe froid. La justice doit être glacée comme une arme.

Ce n’est pas, comme son nom semble l’indiquer, une vertu ; c’est une organisation dont la vertu est d’être insensible ; elle ne fait pas expier. Elle n’a rien à voir avec l’expiation. Son rôle est d’élever des exemples : de transformer le coupable en une sorte d’épouvantail, de jeter, dans la méditation de celui qui balance vers le crime, l’argument de sa cruauté. Personne, rien, n’a le droit de faire expier ; d’ailleurs personne ne le peut ; la vengeance est trop séparée de l’acte et atteint pour ainsi dire une autre personne. L’expiation est donc un mot qui n’a aucune espèce d’emploi au monde.