L’Esthétique allemande contemporaine

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L’ESTHÉTIQUE ALLEMANDE


CONTEMPORAINE




L’Esthétique allemande depuis Hegel. — I. L’idéalisme hégélien : Chr. Weisse ; Arnold Ruge ; Karl Rosenkranz. Th. Vischer. — II. Le Réalisme : 1o Herbart et ses disciples : Griepenkerl, Bobrik. Robert Zimmermann, Zeising, etc. 2o Schopenhauer et ses successeurs. V. Hartmann. J. Frauenstädt. 3o Le Positivisme : V. Kirchmann. — III. L’Esthétique populaire et éclectique : F. Thierch. H. Ritter. Moritz Carrière, etc. — IV. Les historiens de l’Esthétique : Ed. Muller. R. Lotze. H. Zimmermann. — Max. Schasler. — VConclusion.

On a dit de l’esthétique que c’était « une science allemande. » Cela est, sans doute, exagéré. Ce qui est vrai c’est que nulle part cette science n’a été cultivée en elle-même et pour elle-même avec autant de suite, de zèle et de persévérance que dans cette terre classique de la spéculation, qui a vu éclore tant de théories et où ont été agités sous toutes leurs faces les plus hauts problèmes de la pensée humaine. Elle est devenue une des branches les plus considérables de la philosophie allemande. Depuis qu’elle a été proclamée par Baumgarten une science distincte et indépendante, elle a été constamment l’objet de patientes et profondes recherches. Elle occupe une place importante dans tous les grands systèmes. Tous les vrais penseurs qui se sont succédé depuis Kant ont donné une attention toute particulière à cette partie intéressante du savoir humain et tenté de résoudre les délicats problèmes qu’elle renferme. Depuis que s’est ralenti le mouvement de la spéculation, les esprits les plus distingués n’ont pas cessé de s’en occuper. Parmi les sciences philosophiques, s’il en est une qui ait échappé au discrédit où sont tombés les systèmes, c’est précisément celle qui a pour objet le beau et l’art, qui en étudie les principes et les lois, qui cherche à comprendre les œuvres de l’imagination dans leur origine et leur ensemble. Aussi, a-t-elle continué à être enseignée dans les universités où elle a toujours eu des chaires et des cours particuliers ; des travaux dignes d’attention, des ouvrages sérieux et du plus haut intérêt ont été exécutés et publiés en dehors de l’enceinte des écoles ; les uns traitent des points particuliers, les autres embrassent la science entière. D’autres nous font connaître son histoire ; ils montrent le parti qu’on peut tirer des solutions antérieures données à tous ces problèmes par les esprits supérieurs qui les ont agités.

Il n’est pas, pour nous, sans intérêt ni sans utilité de connaître ces travaux. Chez nous, il faut l’avouer, cette science a été négligée. Nous ne possédons que fort peu d’ouvrages sérieux où ces problèmes aient été abordés directement et pour eux-mêmes, dans un intérêt vraiment scientifique et philosophique. Nous croyons l’avoir démontré ailleurs[1] ; ce n’est presque toujours qu’en passant et accidentellement qu’ils ont été traités et le plus souvent pour un but étranger à la science elle-même, moral, social, politique ou religieux. Le moment est venu, à notre avis, de les étudier nous-mêmes sérieusement, comme ils le méritent, avec les qualités propres de notre esprit ; et certes, en pareille matière, ces qualités ne sont pas à dédaigner. Elles peuvent contribuer à faire avancer cette science aussi bien qu’à en propager les résultats ; elles sont très-propres à la corriger des défauts qu’il est facile de reconnaître dans les productions les plus élevées et les œuvres les plus savantes de la pensée allemande. Mais la condition première, quand on entreprend soi-même une pareille étude, c’est de se mettre au niveau de la science au point où elle est parvenue ; sans cela, on s’expose à refaire, et souvent plus mal, ce qui a été fait, et, au lieu de marcher en avant, à rester en arrière. En tout cas, on se prive des services les plus précieux que nous offre l’héritage des plus grands esprits. Pour continuer avec succès leurs efforts dans la voie qu’ils ont parcourue, y a-t-il un autre moyen que de se placer au point même où ils se sont arrêtés ? Le talent le plus original, l’intelligence la plus puissante ne peuvent se mettre au-dessus de cette condition. Pour la médiocrité, le danger est plus grand encore. C’est non-seulement d’accuser son infériorité par des redites banales ou des essais sans portée, mais lorsqu’elle paraît sortir des vieilles ornières, d’ajouter le ridicule de se croire original quand on ne fait guère que copier et imiter à son insu les théories les plus récentes.

Pénétré dès longtemps de ces idées, nous avons voulu, pour notre part et selon nos moyens, contribuer à rendre ce service à nos compatriotes de leur faire connaître quelques-uns des travaux les plus importants que possède l’Allemagne sur l’esthétique et la philosophie de l’art. Notre choix s’est fixé d’abord sur les écrits des deux philosophes qui, au jugement des esprits les plus éclairés, ont donné de l’art et de la science dont il est l’objet, l’idée la plus haute et la plus vraie, idée aujourd’hui généralement acceptée[2] [3].

Nous voudrions aujourd’hui reprendre cette tâche. Et, d’abord, comme préambule à des études plus spéciales nous nous proposons de jeter un coup d’œil sur l’ensemble des œuvres les plus dignes d’attention qui ont paru en Allemagne depuis Hegel sur cette branche de la philosophie. Nous ne pouvons, dans cet article, que marquer le caractère général et la suite de ces travaux, nous réservant ensuite de les étudier chacun en particulier d’une façon plus approfondie et plus en détail. Notre but aujourd’hui est surtout de faire saisir le mouvement qu’a suivi cette science depuis l’apparition du dernier grand système qui a influé sur elle et lui a donné une direction nouvelle comme à toutes les formes principales de la pensée humaine. Nous essaierons aussi de marquer sa situation présente et les conditions pour elle d’un développement ultérieur. C’est ce qu’on ne peut faire qu’en constatant ses derniers résultats et en indiquant ses tendances nouvelles, en signalant ses besoins et ses lacunes sentis par les esprits sérieux les plus distingués, qui aujourd’hui s’occupent de cette science et s’efforcent de la perfectionner.


I


C’est à l’école hégélienne que nous devons d’abord nous adresser. Elle a suivi, dans cette direction, avec ardeur et non sans succès, l’impulsion féconde qui lui avait été donnée. C’est dans son sein ou à côté d’elle, sous une inspiration commune, qu’ont été exécutées les œuvres les plus nombreuses et les plus importantes. Il faut bien le reconnaître, — et c’est ce qui prouve la vitalité de ce système, — ce n’est pas du tout servilement que cette science a été cultivée par les disciples ou les continuateurs de Hegel. Sauf les écrits destinés à populariser les résultats généraux et dont nous aurons aussi plus tard à parler, les ouvrages marquants de cette école, soit sur l’ensemble de la science, soit sur des points particuliers, accusent chez les auteurs beaucoup d’indépendance et une véritable originalité. Tout en adoptant le principe et la méthode du maître, chacun a sa manière et ses opinions distinctes. Aucun ne s’est asservi à sa pensée. La plupart même se sont montrés très-sévères à son égard. Ils ont reconnu ce qu’il y avait d’imparfait ou de défectueux dans cette partie de son système ; ils ont signalé les lacunes et les défauts dans l’ensemble et les détails. Quelques-uns ont fait cette critique avec une rigueur qui pourrait paraître injuste, si l’amour de la vérité et l’intérêt scientifique qui doivent passer avant tout, n’étaient une excuse suffisante. Chose qui paraîtra singulière ! ce que surtout ils lui reprochent, c’est de n’avoir pas été fidèle à sa propre méthode, de l’avoir ici presque abandonnée et de n’avoir pas fait produire à sa dialectique l’œuvre scientifique et philosophique qu’on en devait attendre. Aussi chacun s’est remis au travail en ce sens, et tout en gardant la pensée fondamentale, a essayé soit de refaire le système entier, soit d’appliquer à des questions spéciales une méthode plus correcte et plus rigoureuse.

Ne pouvant les suivre sur ce terrain nous devons nous borner à signaler le caractère général de ces écrits.

Avant d’en venir aux vrais disciples et aux successeurs directs, nous avons d’abord affaire à un penseur distingué qui est un des représentants principaux d’une secte dissidente et dont l’esthétique est regardée par les connaisseurs comme une des œuvres capitales de cette science. Christian Weisse appartient à cette classe de philosophes allemands qui, n’ayant pas la prétention de fonder, par eux-mêmes, une véritable école, ne se laissent pas non plus enrôler dans celle qui domine, se tiennent à l’écart, n’acceptant qu’avec de grandes réserves le principe et la méthode du chef de cette école et lui faisant subir une modification qui en change la nature et la portée. Ce qui le caractérise et le distingue est que tout en admettant le principe hégélien de l’idée et la dialectique hégélienne, qui ne fait qu’un avec le système, il restreint la portée de cette méthode et lui refuse le pouvoir de s’élever jusqu’aux vérités les plus hautes de la métaphysique, de la science elle-même et de la religion. Pour lui, ces vérités, l’existence d’un Dieu personnel et libre, la providence, l’âme individuelle de l’homme, sa spiritualité et son immortalité, forment un ensemble auquel la logique la plus transcendante ne peut atteindre ; elles dépassent les limites de la dialectique et doivent être considérées comme l’objet d’une connaissance suprême dont le procédé plus direct est l’intuition. Le sentiment immédiat ou la foi seuls nous les révèlent. Par là il se rapproche plutôt de Schelling ou de Jacobi. Il fonde une sorte de mysticisme théologique ; ce qui a valu à cette secte de semihégéliens le nom de théosophes de la part des hégéliens purs, adversaires déclarés de cette tendance, à leurs yeux antiphilosophique et tout à fait étrangère à la science.

L’esthétique de Weisse n’en est pas moins une œuvre remarquable et reconnue comme telle par ceux-là mêmes qui repoussent le plus dédaigneusement sa doctrine particulière. Nous n’en pouvons donner qu’une idée très-superficielle et incomplète ; suffisante toutefois pour marquer sa place dans la suite de ces travaux, et montrer en quoi elle diffère de l’esthétique de Hegel en même temps qu’elle lui ressemble et la complète.

L’auteur s’est proposé, avant tout, de faire une œuvre scientifique, d’organiser un vrai système. De là le titre : « Système de l’esthétique comme science[4]. » Pour cela, il croit devoir employer dans toute sa sévérité la dialectique qu’il emprunte, il en convient lui-même (Préf. VII), à Hegel, mais en faisant ses réserves, celles qui ont été dites plus haut, en déclarant que cette méthode ne peut atteindre à la vérité suprême. Ainsi, sa doctrine est à la fois fille et adversaire (Tochter und Gegnerin) de celle de Hegel. Mais alors toute savante et rigoureuse qu’elle paraît être et veut être, cette méthode sera-t-elle autre chose qu’un formalisme qui s’impose à la science sans pénétrer à sa partie intime, et sans la féconder ? Quoi qu’il en soit, le livre sort du double travail de ces deux facteurs, l’un qui donne la forme scientifique, l’autre le fond, l’élément suprême et vital. Le fond en effet, c’est ce qui nous paraît le meilleur. Les idées élevées, profondes, originales, se trouvent enfouie dans ce traité. Les successeurs qui l’ont critiqué eux-mêmes s’en sont emparés ; ou ils n’ont pu le dépasser sans compter avec elles. Ce qui caractérise, surtout à nos yeux, ce livre et le distingue de celui de Hegel, c’est que toutes les grandes questions de métaphysique générale qui, si elles ne font défaut chez Hegel, sont à peine par lui indiquées ou ne sont qu’accidentellement traitées, sur l’idée du beau, du sublime, du laid, du comique et du tragique ; l’analyse des facultés et des sentiments qui sont la partie psychologique de cette science tels que l’imagination, le génie, l’amour du beau, etc., trouvent ici une place étendue et sont abordées directement dans la proportion convenable. Sous ce rapport l’esthétique de Weisse comble une lacune énorme laissée par Hegel. À notre sens, la forme et la méthode par lesquelles cette œuvre diffère de celle de Hegel et qui lui donnent un appareil plus scientifique lui ont plutôt nui que servi. Cette dialectique étroite et subtile qui s’avance péniblement en trois temps assujettie à la loi du rhythme ou du ternaire ; ce style abstrait, hérissé de formules et entrecoupé de métaphores, fatiguent inutilement le lecteur. Ils l’empêchent de goûter ce qu’il y a de profond et de vraiment substantiel dans les conceptions quelquefois aussi heureuses que hardies de ce penseur et qui ouvrent souvent des horizons nouveaux à la science. Il y a plus, cette méthode lui fait adopter un plan bizarre, rejeter à la fin des questions qui doivent être au commencement, comme l’amour du beau, le génie, le talent, et même le beau dans la nature. — Mais nous ne pouvons nous appesantir sur ces critiques qui dépassent notre but. Remarquons seulement que l’idée générale qui est la partie fondamentale du livre, la définition du beau, est en réalité celle de Hegel. La formule est un peu différente, ce qui tient à la manière dont l’auteur envisage le beau dans son rapport avec le vrai. Il en est de même de la conception de l’art. L’art et le beau sont des manifestations de l’idée. L’idée, l’idée du beau, c’est le beau en tant qu’elle revêt l’apparence sensible ou la forme, qu’elle parcourt tous les moments de son développement. Elle devient successivement dans son opposition à elle-même, le sublime, le comique, etc. Elle est le laid lui-même identique au beau. Le laid est le beau à son premier degré, alors que l’idée, dans son existence immédiate, n’est pas encore réalisée. La négation même du beau est nécessaire à son développement. Nous ne donnons cet aperçu que pour montrer la ressemblance avec Hegel. Les différences nous mèneraient trop loin. — En somme l’esthétique de Weisse qui vient se placer à côté de celle de Hegel et qui la complète est loin de l’égaler par la richesse des aperçus et des détails, surtout en ce qui concerne la théorie des arts. Mais l’esthétique idéaliste y a gagné une œuvre durable sur la métaphysique du beau, qui a sa place dans le progrès de cette science.

Abordons maintenant les travaux des disciples ou des successeurs directs de Hegel qui, ayant cultivé cette science selon l’esprit et la méthode du maître, mais avec indépendance et originalité, ont cherché soit à résoudre des problèmes qu’il avait imparfaitement traités ou n’avait qu’indiqués, soit à construire un plus complet et meilleur système. Nous devons distinguer d’abord deux productions principales sur des points spéciaux, il est vrai, mais d’une haute importance : 1o le livre d’Arnold-Ruge sur le Comique[5] et l’Esthétique du Laid par Karl Rosenkranz[6].

Un des points les plus difficiles de la science du beau, est sans contredit la théorie du comique. Déjà ce sujet avait été traité plusieurs fois par les esthéticiens antérieurs des diverses écoles. Fr. de Schlégel, Jean-Paul, en avaient fait une étude attentive dans leurs écrits ; mais leur théorie avait laissé beaucoup à désirer et par le manque de clarté et par le caractère étroit ou exclusif du principe qui avait suggéré la solution. Dans la philosophie hégélienne, ce problème avait été posé et agité de nouveau. L’Esthétique de Weisse contient sur ce sujet un chapitre important. Quant à Hegel, c’est en passant qu’il l’aborde. S’il en parle, c’est d’une façon fort laconique à propos d’autres sujets, en particulier de l’humour et de la comédie (première et troisième partie). La question était donc loin d’être épuisée et résolue d’une façon satisfaisante. A. Ruge la pose de nouveau. Il s’efforce de lui donner une solution meilleure, surtout plus scientifique en appliquant la méthode qui doit présider au système entier, d’une façon plus exacte et plus rigoureuse. A-t-il réussi au gré des partisans de cette méthode ? Nous n’avons pas à l’examiner, pas plus qu’à juger le fond même de sa théorie. Bornons-nous à donner une idée du plan et du mérite du livre. Il est intitulé Nouvelle introduction générale à l’Esthétique et Théorie du comique. L’introduction en contient les trois quarts. Ce qui peut la justifier c’est que, dans un système comme celui-ci et avec l’emploi d’une telle méthode, une des parties du tout ne peut se comprendre sans les autres. Le comique étant un des moments de l’idée du beau, pour en déterminer la nature, il faut passer par les moments antérieurs du beau, du sublime et du laid, ce qui revient à retracer l’esquisse de la science entière. L’intervalle principal à franchir est le laid qui se retrouve en effet dans le comique. Celui-ci le surmonte, l’efface par son retour au beau, où apparaît le triomphe de l’idée. Nous ne voulons pas davantage entrer dans cette théorie. Pour montrer ce qu’elle a d’original et de neuf dans le système hégélien, il nous faudrait plus d’espace. Encore moins essaierons-nous de faire voir en quoi et par où elle diffère des anciennes théories du comique dont la première et la seule bien connue est celle d’Aristote. Quant à la forme du livre et aux détails, quoique rédigé en général avec trop de laconisme et accusant trop la rigueur du langage propre à l’école et à ses formules, il offre un réel intérêt. Outre qu’il a le mérite d’agiter et d’approfondir une question difficile, il est plein d’observations fines et judicieuses. L’auteur y fait preuve non-seulement de sagacité par ses critiques ; mais il complète avantageusement sur bien des points, les analyses délicates, mais subtiles de Jean-Paul. Lui-même est-il exempt de subtilité ? Ce serait trop exiger de l’emploi d’une telle méthode de la part d’un esprit qui n’est pas connu pour avoir toujours pratiqué la mesure dans ses autres écrits. Mais son traité n’est pas sans valeur philosophique. Ce qui le prouve, c’est que tous ceux qui depuis l’ont critiqué et en ont signalé les côtés faibles (Vischer, Lotze, Schasler) non-seulement ont cru devoir discuter sa théorie, mais l’ont en partie adoptée dans sa base et ses conséquences.

Un autre problème plus général et d’un non moindre intérêt, est celui du laid. Weisse lui avait déjà consacré aussi un chapitre important ; il devient à son tour l’objet d’une étude spéciale et approfondie. Son apparition sous sa forme propre marque, selon nous, dans la science du beau, un de ses réels progrès. Sans doute le laid, dans son opposition avec le beau, n’avait pu manquer de fixer l’attention des esthéticiens antérieurs. Il en est ici comme du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste et de l’injuste, où l’affirmation et la négation s’appellent nécessairement et se suivent. Mais par là même que l’un des deux termes semble déterminé par l’autre, on peut croire qu’il n’a pas besoin d’une étude spéciale ni d’une solution particulière. C’est une erreur ; car cette opposition elle-même est un problème capital et difficile ; c’est une antinomie véritable, qu’il faut savoir résoudre. Déjà, on l’avait pu voir clairement pour les romantiques. L’esthétique hégélienne a au moins le mérite incontestable de l’avoir fait comprendre. Ici, en effet, le problème change de face et prend une importance toute nouvelle. On conçoit que dans un système qui proclame l’identité des contraires, où la négation et l’affirmation se supposent et s’identifient, le laid qui, dans la science du beau, forme un des deux termes de cette identité, ait un intérêt et un sens qu’il n’avait pas eus jusqu’alors. Non-seulement le problème se pose sous sa forme abstraite et métaphysique, mais il reparaît à tous les degrés du beau et sous toutes les formes de son développement, dans la nature, dans l’art, dans les différents arts et dans leurs espèces ou leurs modes les plus variés. Il entre comme élément dans le sublime et dans le comique, etc. Partout et toujours les deux termes s’accompagnent, le terme inférieur s’absorbant dans le terme supérieur d’abord comme stimulant (stimulus) de l’idée, et comme l’idée elle-même qui s’opposant à elle-même se surmonte, se transforme, et, dans la forme supérieure où elle se transfigure, acquiert sa véritable existence. Le comment de cette transformation, à chaque pas, doit être cherché et dévoilé. Le montrer est l’office de la dialectique. La science doit donc consacrer à cette idée et à ses formes un examen particulier. C’est ce qu’a entrepris un des disciples les plus distingués de Hegel, M. Karl Rosenkranz, déjà connu par d’autres publications importantes, qui toutes témoignent de son talent et des qualités remarquables de son esprit comme penseur et comme écrivain. Son livre, L’Esthétique du laid, est une œuvre qui offre un vif intérêt à ceux-là mêmes qui n’adoptent pas le point principal de sa théorie et qui rejettent sa méthode. Elle a pour objet : 1o de déterminer la nature du laid dans sa généralité, 2o de le suivre à tous ses degrés et sous toutes ses formes dans la nature et dans l’art, depuis la plus élémentaire jusqu’à la plus élevée, et d’étudier son rôle dans les différents arts. C’est avec raison que l’auteur espère avoir comblé une lacune importante, « l’idée du beau n’ayant été, comme il le dit, traitée que d’une façon fragmentaire et trop générale pour être bien précisée et déterminée avec les développements qui lui conviennent et l’enchaînement de ses différentes formes. » (Préf. IV). A-t-il rempli sa tâche d’une manière complète et irréprochable ? Lui-même n’a pas cette prétention d’avoir épuisé le sujet et fait une œuvre à l’abri de toute objection. Les hégéliens lui reprocheraient, sans doute, de n’avoir pas été toujours correct, de n’avoir pas observé avec une parfaite rigueur les règles de la dialectique. Nous lui saurions plutôt gré s’il n’avait pas cru devoir si minutieusement la suivre jusque dans les plus petits détails où elle le contraint à bien des subtilités. Mais en somme, il faut convenir qu’il a rendu un véritable service à la science. Il a montré dans la manière de traiter son sujet beaucoup de sagacité, de finesse et d’esprit. Ses analyses sont intéressantes ; il sait les éclaircir par des exemples en général choisis avec discernement, quoique quelquefois trop empruntés à des œuvres médiocres de l’art et de la littérature contemporaine.

Nous laissons de côté une foule d’écrits plus ou moins estimables publiés en Allemagne sur le beau et l’art, et où l’on reconnaît plus ou moins la trace de la pensée hégélienne. Nous avons hâte d’arriver à l’œuvre capitale où non-seulement sont résumés et appréciés tous les travaux antérieurs, mais où toutes les questions principales de cette science sont de nouveau reprises, agitées et résolues selon la méthode et les principes du chef de cette école par un esprit original, à la fois versé dans toutes les matières qu’il traite et doué des qualités philosophiques nécessaires pour construire un véritable système.

L’esthétique de Th. Vischer[7], achevée en 1857, quoique depuis aient paru plusieurs ouvrages sur la science du beau et de l’art, est l’œuvre qui représente encore aujourd’hui le mieux l’état actuel de cette science en Allemagne. Ce n’est pourtant pas une de ces productions d’une grande originalité qui marquent une ère nouvelle ou fassent faire un grand pas à la science. Elle aussi ne fait que continuer l’esthétique de Hegel. On y reconnaît sur-le-champ l’esprit et la méthode du maître, ses idées principales, avec toutefois des allures indépendantes et beaucoup de vues particulières. L’auteur s’est proposé de combler les lacunes qu’avait laissées celui-ci dans son œuvre et d’en corriger les défauts, d’approfondir et de développer les points qu’il n’avait fait qu’indiquer et trop légèrement traités, surtout de donner à cette science une forme rigoureuse et sévère, d’en coordonner toutes les parties pour en former un système régulier et complet. Nous regrettons de ne pouvoir donner de ce grand travail qu’une idée très-générale. La première partie, la métaphysique du beau, traite à fond toutes les questions que Hegel avait, sinon omises, à peine touchées, sur le beau, le sublime, le comique, etc. La seconde expose très-longuement ce qui dans Hegel est aussi très-brièvement décrit, les formes du beau dans la nature et ses divers règnes, et le développement de l’idée du beau dans l’humanité. La troisième, la philosophie de l’art, contient tout le système des arts. La théorie de chaque art en particulier est beaucoup plus complète et plus détaillée que dans Hegel. Chacune de ces parties forme un tout complet et un véritable système. — Tous les résultats de l’esthétique moderne sont résumés, développés et agrandis dans cet ouvrage. Chaque partie, disons-nous, est traitée avec un soin particulier et une pénétration remarquable. On y trouve en abondance des idées neuves et originales. Quoique disciple de Hegel l’auteur conserve partout sa manière de voir propre sur toutes ces matières. Sa critique est solide et judicieuse ; ses aperçus souvent neufs et non sans portée. L’histoire tient aussi beaucoup de place dans ce système. L’auteur reprend et développe les solutions données par ses prédécesseurs. Il rectifie et corrige leurs doctrines ; en même temps il s’en empare, en fait voir le côté vrai et cherche à les fondre dans la sienne. Cette vaste composition atteste, outre un savoir immense, une rare sagacité et une grande force de pensée. Il a fallu aussi une grande souplesse et une habileté peu communes pour remanier la méthode de l’école et arriver à lui faire produire des résultats nouveaux. Mais, à côté de ces mérites très-réels et très-grands, cet ouvrage offre des défauts qui ont nui à son succès et à son influence, comme l’auteur en convient lui-même (t. IV, Préf.). En première ligne est la forme d’exposition qu’il a choisie et qui rend l’intelligence de son livre aussi difficile que sa lecture est fatigante. Il a, selon un usage commode à l’enseignement, distribué son sujet en paragraphes entrecoupés de commentaires ou d’éclaircissements et de développements où se mêlent à la théorie, la critique et l’histoire des théories antérieures. Les paragraphes sont rédigés selon les procédés les plus sévères de la dialectique. La terminologie hégélienne y est observée dans toute sa sécheresse et son obscur laconisme. Cela est déjà propre à dégoûter le lecteur non habitué à cette langue et à ces formules. Hégel, dans son esthétique, avait su éviter cette forme. Le disciple l’affecte et la recherche. Il veut repousser les profanes et il n’y réussit que trop. Il ne ménage même pas assez les initiés, qui eux-mêmes s’en plaignent (V. Schasler). Il veut avant tout être scientifique. Soit, mais la science ne peut-elle parler plus clairement ? Pour se faire comprendre est-elle condamnée à se servir de cette langue ? Quoi qu’il en soit, tout l’intérêt se reporte sur les commentaires, et l’on a pu dire avec raison que là est le fruit et le suc de ce livre. Mais ici encore, il faut le dire, la confusion est extrême. La théorie, l’histoire, l’érudition, la critique, s’y rencontrent et s’y entremêlent de manière à offrir un ensemble souvent embrouillé et diffus où l’on a peine à se reconnaître. En somme, l’étude d’un pareil ouvrage est très-propre, sans doute, à récompenser de ses efforts celui qui a le courage de l’entreprendre et de la poursuivre jusqu’au bout dans toutes ses parties ; mais elle exige une dose de patience et de persévérance dont peu d’esprits sont capables et qui en écartera toujours le plus grand nombre, même parmi les plus cultivés des compatriotes de l’auteur. Il serait absolument impossible de le traduire dans notre langue. — Quant au fond, je le répète, il est tout hégélien. L’auteur ne fait que développer les idées de Hégel sur les points principaux en les modifiant et les corrigeant. Sa définition du beau, celle de l’art, sa division des arts, etc., tout cela est emprunté à Hégel. Il est cependant des points de très-haute importance où il se sépare de ce philosophe et se montre réellement indépendant. Nous n’en signalerons qu’un seul parce qu’il est significatif et qu’il montre en quoi l’esthétique hégélienne, comme l’idéalisme hégélien en général, donne surtout prise à la critique et aux reproches les mieux fondés de ses adversaires. Ce point c’est l’accidentel ou l’accidentalité (Zufälligkeit), que Hégel avait écarté ou qui n’avait pas assez de place dans son système. L’auteur s’efforce de le réintégrer dans ses droits. L’accidentel, qu’on y fasse attention, c’est aussi le réel, par d’autres faces l’individuel, le personnel, et enfin l’arbitraire, la liberté sinon le caprice, dans la volonté. Tout cela est foulé aux pieds, effacé, anéanti par la dialectique, qui l’absorbe et le détruit en l’identifiant avec le nécessaire. Rien d’accidentel dans ce système. Le contingent disparaît dans les immuables lois du développement fatal de l’idée. La liberté elle-même, c’est aussi la nécessité, une libre nécessité, dit-on, ou une liberté nécessaire. Vischer prétend restituer à l’accidentel sa place réelle dans le domaine du beau et de l’art. C’est une des parties originales du livre ; elle méritait d’être signalée.

L’esthétique de Vischer, malgré tous ses mérites, a-t-elle fait faire un pas nouveau à la science du beau et à la philosophie de l’art ? Nous ne le pensons pas ; du moins, dans l’ensemble et comme système, si elle dépasse ou développe en beaucoup de points celle de Hégel, comme celle de Weisse, elle reste très-inférieure pour la richesse des détails et des aperçus. On a pu dire avec raison que dans l’essentiel, celle-ci n’a pas été dépassée (V. Schasler, Gesch. der Æsth., p. 1014.).

Tels sont les ouvrages principaux que nous offre l’école hégélienne sur cette branche de la philosophie. Avant de la voir reparaître plus tard sur le même terrain sous une autre forme et avec de nouvelles tendances, nous devons interroger les autres écoles.


II


Nous n’avons pas à insister sur les côtés faibles de l’idéalisme ni à montrer comment ils devaient amener une réaction de la part du réalisme. Celui-ci, son antagoniste naturel, n’a jamais manqué de profiter de ses excès, de le combattre et de signaler ses défauts à toutes les époques. Il suffit de les rappeler. C’est d’abord la méthode de construction à priori, qui non-seulement a le pas sur l’expérience, mais prétend se la soumettre et la plier à ses desseins ; c’est la confiance exagérée dans cette méthode et la valeur de ses formules ; l’emploi d’une dialectique subtile qui partout s’impose d’une façon absolue et, sans tenir compte des faiblesses de l’esprit humain, se donne comme représentant, dans ses procédés, la marche nécessaire des choses et les lois de la raison éternelle ; un formalisme étrange, hérissé de termes nouveaux souvent vides et inintelligibles, à l’aide desquels on fait subir aux idées toutes les transformations possibles, l’on croit lever toutes les contradictions. Quant aux résultats de cette méthode, le principal qui renferme ou entraîne tous les autres, est ce qui, dans le système, s’appelle pompeusement « la victoire ou le triomphe de l’idée. » Autrement dit, c’est l’absorption de l’individu et du particulier dans le général, et du général dans l’universel. La conséquence nécessaire est l’anéantissement de la personnalité et de la liberté, de ce qui fait tout le prix et la valeur morale de la vie des peuples comme des individus. Ces conséquences se reproduisent partout dans la morale, le droit, l’histoire, la religion, etc. Vainement on cherche à les éluder et à les déguiser ; elles sont trop manifestes pour ne pas frapper tous les yeux.

Pour être moins visibles dans la science que nous étudions, ces défauts ne sont pas moins réels et ils ne pouvaient échapper à l’œil pénétrant des adversaires. Pour ne reproduire ici que quelques-unes des critiques dont a été l’objet l’esthétique hégélienne, on a dit avec raison : 1o que, dans la métaphysique du beau, l’apparence ou la forme sensible, quoiqu’elle entre dans la définition du beau, y est trop sacrifiée à l’idée ; elle n’obtient pas tous ses droits et s’évanouit vite dans le terme général qui l’absorbe, ce qui constitue un idéal abstrait, vague et chimérique où l’individuel n’apparaît pas ou n’est qu’une ombre vaine. 2o Ce défaut se répète et s’augmente toujours, dans toutes les formes que revêt l’idée du beau dans la nature et dans l’art, dans la nature d’abord où la beauté réelle est presque niée, n’est qu’un simple reflet, à peine digne d’être remarqué, de la vraie beauté, celle de l’art, et à ce titre, est exclue de la science du beau. Celle-ci devient ainsi uniquement une philosophie de l’art. Du moins en est-il ainsi dans l’œuvre du chef de cette école.

L’art lui-même y est traité d’une manière trop abstraite. Malgré la richesse des détails, la logique en fait presque tous les frais ; elle construit à priori tout l’édifice : non-seulement la métaphysique du beau et de l’art, mais l’histoire entière de l’art, le système des arts et la théorie de chaque art en particulier. Partout la forme y suit pas à pas l’idée qui la traîne à sa suite, souvent avec violence. Elle n’apparaît guère que comme symbole, expression pâle de l’idée qui elle-même manque de vie dans sa généralité. Ce défaut ne se révèle pas moins dans l’appréciation des œuvres de l’art. La forme la plupart du temps y est oubliée, ou n’y obtient pas l’attention qu’elle mérite. La conformité à l’idée, voilà la règle unique ou principale pour juger du mérite des œuvres. Aussi, toute savante, ingénieuse, élevée et profonde qu’elle est, cette critique est incomplète, injuste ou exclusive. Enfin la technique de l’art elle-même est ou totalement omise ou faiblement traitée.

Ces objections sont les plus directes. Nous omettons celles qui portent sur des points plus élevés de haute métaphysique et qui ne seraient pas ici comprises[8]. Tout cela se produit en effet chez les représentants les plus éminents du système qui s’efforcent vainement ou d’en combler les lacunes ou d’atténuer ces défauts et de faire droit à ces reproches. On l’a vu chez Weisse, surtout chez Vischer, dans sa tentative de réintégrer l’individuel et l’accidentel.

Mais les défauts subsistent et ils donnent prise aux mêmes attaques. La méthode inévitablement les ramène. En effet, le jeu subtil de la dialectique continue chez tous ces théoriciens de l’art. Et, il faut l’avouer, le spectacle qu’il donne est peu édifiant. Quand on voit cette méthode, chez ceux qui s’en servent avec la même dextérité et le plus d’assurance, enfanter les résultats les plus opposés, cela n’est pas fait pour la recommander aux yeux des gens sensés. Mais ce qui la discrédite encore plus, ce sont les reproches sans cesse renouvelés que s’adressent entre eux ses adeptes, de ne pas savoir la manier comme il convient. Ce reproche que d’abord on fait au maître lui-même, ses disciples se le prodiguent entre eux. Il n’en est pas un qui, s’emparant après lui de sa méthode, ne se croie en état de lui faire enfanter la vérité cachée qu’elle recèle par la manière nouvelle dont il s’y prend. Dans cette conviction il accuse les autres de la fausser, de ne pas être, dans l’usage qu’ils en font, rigoureux et corrects. Ainsi chacun d’eux corrigeant les autres est sûr d’être corrigé lui-même. Le mot de sophisme qu’ils se jettent fréquemment à la tête n’est pas fait pour ajouter à la considération. Le fait est qu’on assiste très-souvent à des tours de passe-passe, où chacun s’évertue à montrer son habileté et prouve au moins sa subtilité. Malgré tous les éloges que nous avons donnés aux grands et sérieux travaux de cette école et que nous sommes loin de révoquer, nous ne pouvons pas ne pas reconnaître tous ces défauts. L’esthétique risque ainsi de se transformer toute entière dans son ensemble et toutes ses parties. Chacun a sa définition du beau, qui est la meilleure ; il en est de même de celle du sublime, du laid, du comique ou du ridicule. Il a ses divisions, ses subdivisions, sa coordination plus précise auxquelles il tient, dont il fait dépendre le sort de la science entière et ses progrès ultérieurs.

Il est heureux d’avoir découvert un chaînon, un fil mal saisi ou qui avait échappé dans la trame compliquée du système, et qui par la vertu de la méthode, replacé où il fallait, donne la solution vainement cherchée des plus délicats problèmes. On prend en dégoût cette dialectique pédantesque, stérile, prétentieuse et méticuleuse, qui n’aboutit qu’à un travail de marqueterie chinoise. On fait des vœux pour que son règne finisse, que le grand air et la liberté soient rendus à la pensée, que la science ayant rompu ses chaînes reprenne ses allures naturelles.

C’est ce qui est arrivé en effet. Comme toujours l’idéalisme, par ses excès, a suscité le réalisme. Longtemps éclipsé par son rival, celui-ci se relève et reprend faveur. Il espère régner à son tour, comme répondant mieux à la disposition générale des esprits et aux découvertes récentes de la science. Non-seulement il triomphe dans ses attaques et sa polémique est goûtée, mais il réintègre dans ses droits ce qui avait été méprisé ou négligé par l’idéalisme : la réalité que l’observation et l’expérience nous révèlent. Dans la science du beau, pour employer le mot qui sert le mieux à désigner le réel, il s’attache à faire ressortir et préconise le côté de la forme. Admise sans doute comme un des éléments du beau dans l’esthétique idéaliste, mais à un rang subordonné, elle y joue en réalité un très-faible rôle. Elle s’efface, comme on l’a vu, devant l’idée. Ici, elle reprend le pas sur l’idée et la refoule à son tour. Cette réaction s’accuse différemment dans les deux représentants principaux du réalisme : Herbart et Schopenhauer, qui tous deux, comme on sait, se rattachent à Kant mais suivent deux voies fort différentes. Elle est encore plus visible dans les partisans du positivisme. Nous avons à demander à ces hommes et à ces écoles ce qu’ils ont fait pour la science du beau et la philosophie de l’art.

Une remarque générale est celle-ci ; quand on jette un coup d’œil sur l’ensemble des travaux exécutés en ce genre au sein des écoles réalistes et positivistes, on est frappé d’une différence qui n’est pas à l’avantage du réalisme et qui ressort de cette comparaison : C’est que ces productions sont loin d’égaler en nombre et en importance les œuvres analogues de l’école idéaliste. D’abord il n’y a pas de véritable système à mettre à côté de ceux de Hegel, de Weisse, de Vischer. Il serait même difficile de signaler une composition originale et complète vraiment féconde émanée de ces écoles.

Leur historien lui-même (Zimmermann, p. 799) en convient et s’en étonne. Ce sont ou des vues et des aperçus généraux, des esquisses et des essais, ou des théories et des analyses spéciales sur des questions particulières plus ou moins importantes. Aucun des maîtres n’a essayé d’élever à la science un monument durable et complet. Tous se sont bornés à fixer sa place dans leur système, et à en tracer la méthode ou à en marquer les principales divisions. Le reste, je l’ai dit, se borne à des vues ou des aperçus détachés et disséminés. Les disciples qui ont essayé d’appliquer les principes ont été forcés de s’en écarter. Tout en restant fidèles à l’esprit général de la doctrine, ils ont dû emprunter à l’idéalisme beaucoup de ses meilleurs résultats. (V. Lotze…) Néanmoins tous ces travaux conservent leur caractère propre et leur mérite réel. On peut dire qu’il y a là, sinon une esthétique complète, de précieux matériaux pour cette science. Si les essais de la fonder sur une base trop étroite n’ont pas réussi, les résultats ne méritent pas moins une attention particulière. Nous ne pouvons que mentionner les principaux. Commençons par Herbart et ses adhérents.

On connaît le principe de la philosophie de Herbart. Disciple de Kant en un point fondamental de sa doctrine, il n’admet comme lui, comme objet réel de la connaissance humaine, que les phénomènes. L’être en soi (le noumène) lui paraît inaccessible à notre intelligence. Les seuls êtres que nous puissions connaître sont les individus, qui composent le monde réel, et les rapports entre ces individus. Ces rapports que la science étudie et que la philosophie systématise, constituent la forme de la connaissance.

Ainsi le fond des choses, la substance nous échappe ; les rapports seuls et la forme des objets, voilà l’objet véritable de la science. La théorie esthétique est conforme à la théorie métaphysique. Le beau réside uniquement dans la perception des rapports qui unissent les objets, et dans les formes qui expriment ces rapports. L’idée, la matière, le contenu ou le sujet de l’objet beau est indifférent. Il y a des objets qui nous plaisent par leur forme ou leurs rapports, d’autres qui nous déplaisent par la raison contraire. Il n’y a même pas à se poser cette question : pourquoi ils sont beaux ou laids, ni à vouloir s’en rendre compte. Ils sont tels parce qu’ils sont tels et que ces rapports immédiats sont invariables. La science du beau consiste à étudier ces rapports et ces formes, à analyser les sentiments et les jugements qui y correspondent, à les coordonner en système. Toute l’esthétique herbartiste repose sur ce principe qui doit s’appliquer à toutes les formes du beau dans la nature et dans l’art et à tous les arts. Elle prend le nom d’esthétique formelle et, comme le dit un de ses adeptes (Zimmermann), c’est une sorte de « morphologie du beau[9]. »

Nous ne nous arrêterons pas à faire ressortir ce qu’il y a de faux, surtout d’étroit dans ce principe ni à montrer pourquoi il n’en peut sortir une véritable science du beau et une philosophie de l’art. Nous aimons mieux indiquer les services que cette école a rendus en s’attachant au côté vrai de ce principe, et mentionner quelques-uns des travaux les plus utiles dont elle a enrichi l’esthétique.

Son mérite principal, on l’a dit, c’est de réintégrer un élément essentiel, trop négligé par l’idéalisme, et qui joue un rôle très-important dans l’art, la forme et tout ce qui tient à la forme. Telles sont les lois qui président à la symétrie, à la proportion, à l’harmonie, les règles de la composition dans les œuvres d’art. Tout ce qui est relatif au nombre, au mouvement, ce qui est physique et physiologique, l’action des objets sur les organes, la part qui revient à l’exercice des sens dans la perception du beau ou les lois de l’imagination et du goût, la partie mathématique elle-même si importante dans certains arts, tels que l’architecture et la musique, les règles de la versification dans la poésie, etc., tout cela est étudié par elle avec exactitude et avec soin, souvent avec des détails minutieux et suivant des procédés qui dépassent les limites d’un examen philosophique. Mais cela n’en constitue pas moins une partie curieuse et intéressante très-estimable, dans les divers ouvrages qu’elle a publiés. Il en est de même de ce qui regarde la psychologie et la physiologie. Elle a su mettre à profit et rattacher à son point de vue les découvertes des savants sur ces matières : les sons, les couleurs, les lois du mouvement, sur toutes les conditions du beau musical, et l’optique appliquée aux arts (Helmholtz). Ce sont de véritables services qu’il serait injuste de méconnaître et de rabaisser.

Signalons, en peu de mots, quelques-uns des travaux les plus remarquables exécutés en ce sens et selon cet esprit.

Herbart, avons-nous dit, n’a entrepris rien de spécial ni de développé sur cette branche de la philosophie qui, dans son système, se trouve pourtant absorber la morale. C’est la partie la plus négligée de sa philosophie. Elle n’est traitée d’une manière générale que dans le manuel qui sert d’introduction à sa philosophie[10].

Ailleurs, il n’a laissé que des aperçus généraux et des observations de détail, des critiques fines et judicieuses. Quant à l’ensemble de ses vues, il serait impossible d’en tirer une esthétique complète. En essayant de les coordonner on trouverait plus d’une contradiction qui prouve que sur bien des points il est resté indécis. Sa division des arts, si on la prend comme pierre de touche, est arbitraire et presque bizarre.

Ceux de ses disciples qui ont essayé de constituer la science, d’après ses principes, avouent eux-mêmes, comme Griepenkerl[11], qu’ils ont dû puiser à d’autres sources, emprunter à Kant, à Herder, à Jean Paul, etc. Ceux qui, comme Zimmermann, ont cru pouvoir construire une esthétique générale[12] avec les données du système, n’ont fait que montrer combien cette base est étroite et ne peut supporter l’édifice qu’on essaie d’y élever. Mais les analyses subsistent et ne sont pas moins précieuses. Bobrik[13] est aussi à citer pour ses fines remarques et la sagacité de ses recherches. D’autres ont laissé sur des points particuliers, comme le beau musical[14], les limites de la musique et de la poésie[15], de curieux et utiles aperçus. Mais c’est plutôt aux esprits indépendants, qu’il faut s’adresser. Il en est qui sans s’asservir au principe, mais s’attachant surtout au côté matériel et formel, tels que Zeising dans ses Recherches esthétiques[16] et son traité des proportions du corps humain, ont publié des écrits qui conservent une haute valeur scientifique et philosophique. Tous ces travaux, où la technique de l’art occupe une grande place, et où l’on trouve en abondance des observations psychologiques, physiques et physiologiques, méritent l’attention et l’estime des amis de cette science.

Cette école a aussi ses historiens de l’esthétique (Lotze, Zimmermann), dont on parlera plus tard. En somme, de tous ces auteurs, je le répète, aucun n’est parvenu à construire une esthétique complète. Aussi, nous ne pouvons mieux conclure qu’en empruntant à l’historien de l’esthétique allemande qui, lui-même, peut être, à plus d’un titre, classé dans cette école, le jugement qui termine son chapitre sur l’ensemble de ces travaux : « On doit suivre avec intérêt toutes ces recherches qu’inspire l’amour de la vérité, partager l’espoir de leur utilité pour la science ; mais parler d’une réforme de l’esthétique par Herbart, serait trop s’avancer. Les réformes ne consistent pas dans l’application d’un nouveau principe, mais dans sa démonstration par de nouvelles découvertes. Or, l’esthétique formelle travaille avec la matière que lui fournissent les grands travaux, et les vivantes recherches, souvent malheureuses mais beaucoup trop dépréciées, de l’esthétique idéaliste. » (Lotze. Gesch. der Æsthet. in Deutschland, p. 246).

Le réalisme s’est produit en Allemagne, sous une autre forme. Pendant plus de 30 ans, on le sait, Schopenhauer et sa doctrine sont restés obscurs et oubliés. Depuis, ils ont obtenu une vogue et une popularité qu’expliquent aussi en partie le discrédit et l’abandon de l’idéalisme. Et toutefois, ce nouveau système, qu’est-il à son tour, sinon un naturalisme doublé d’idéalisme, où à l’empirisme et au matérialisme des derniers disciples de Locke et de Condillac (Cabanis, Bichat, etc.), viennent s’ajouter le platonisme, le kantisme, le spinosisme, sans compter les emprunts à peine déguisés, faits aux derniers philosophes que l’auteur a tant de fois injuriés et bafoués, Fichte, Schelling, Hegel ? Comme système, cette conception est aujourd’hui sévèrement jugée. Ce composé hybride de pièces de rapport assez mal ajustées, n’est pas moins l’œuvre d’un penseur original et profond, quoique bizarre et paradoxal. Ce qui surtout explique son récent succès et l’attrait qu’il offre à beaucoup d’esprits, c’est, outre le talent de l’écrivain et la verve qu’il déploie dans la polémique, son érudition variée et la clarté de son exposition, l’alliance étroite de sa doctrine avec le naturalisme, le commerce intime qu’il entretient avec les sciences de la nature dont il parle la langue, et sait ingénieusement s’approprier les découvertes. Nous n’avons pas à juger cette conception dans son ensemble[17]. On sait qu’elle se compose de trois parties. L’art y joue un très-grand rôle, puisqu’il est une de ces parties. Toutefois l’esthétique n’y est pas traitée en elle-même et pour elle-même, mais comme élément intégrant du système. Les disciples l’ont envisagée également de cette façon ; aussi est-elle loin d’être complète. Elle ne tient pas moins une place étendue et importante dans la philosophie de l’auteur. L’exposé qu’il en a donné dans son principal ouvrage (Die Welt als Wille und Vorstellung) est du plus haut intérêt.

Ses autres écrits sont remplis de pensées originales et profondes, d’analyses et de descriptions bien faites, d’aperçus neufs et variés sur les diverses parties de la science du beau et de la philosophie de l’art et des différents arts, les diverses branches de la littérature. Lui-même avait tout ce qu’il fallait pour être un véritable esthéticien. Chez lui, aux qualités du penseur se joignent le sens de l’art, exercé et cultivé, l’imagination et le goût, une érudition étendue et variée, et lui-même est artiste. Peut-on dire néanmoins qu’il ait fait faire un pas nouveau à cette science, qu’il y ait chez lui et ses disciples le germe d’une esthétique nouvelle ? Nous ne le pensons pas. La raison en est dans les principes mêmes de sa doctrine, dans sa conception même du beau et dans le rôle de l’art, tels qu’ils apparaissent dans ce système.

On sait que, pour Schopenhauer comme pour Herbart, le monde est un ensemble de phénomènes. Il est « le monde de la représention, Die Welt der Vorstellung. »

C’est du moins sa partie visible, ou qui s’adresse aux sens. Par là, l’auteur est kantien. Mais cela ne suffit pas pour expliquer et constituer la réalité ; à l’élément empirique doit se joindre l’élément métaphysique que l’esprit saisit aussi directement par intuition. Cet élément c’est la Volonté qui se révèle d’abord immédiatement à la conscience de l’homme (le microcosme) et qui s’applique à tous les êtres, à l’univers entier (le macrocosme). Principe universel et unique dont le monde dés phénomènes est la manifestation. En s’objectivant il crée à tous les degrés les êtres individuels dans les différents règnes et l’homme en particulier, le dernier sinon le plus parfait de ces êtres. Mais de plus, entre le monde des phénomènes et la volonté, il y a des intermédiaires. Ce sont les idées, les types éternels des êtres au sens platonicien et que la volonté elle-même crée en s’objectivant. Telles sont les bases de la métaphysique et de la physique de l’auteur. Quant à sa morale, on la connaît, c’est le pessimisme.

La destinée de tous les êtres vivants, c’est le mal, la douleur, fait positif dont la jouissance est la simple négation. S’affranchir de la douleur, se délivrer de la souffrance, tel est donc le but à atteindre. Mais comment ? L’unique moyen pour l’être raisonnable, qui a conscience de lui-même, c’est la négation même de la volonté qui est en lui, son retour au néant. Voilà la morale. — Quelle sera l’esthétique en rapport avec ce système ? La conception même du beau et de l’art, du rôle qu’il est appelé à jouer dans la vie humaine, nous en livre le secret. Le beau, c’est l’idée elle-même, ce type éternel qui apparaît plus ou moins voilé sous les formes de la nature et de la vie réelle. Or, la contemplation du beau, comme le dit Kant, produit en nous une jouissance désintéressée. En contemplant le beau, celui qui éprouve cette jouissance, ne songe pas à lui-même. Le moi qui s’objective, s’oublie ; son individualité disparaît ; la volonté en lui est suspendue et comme anéantie. Le beau réel, et l’art qui fait contempler d’une façon plus claire l’idéal, opèrent donc cette délivrance de l’âme, cet affranchissement auquel l’homme doit aspirer. Il y trouve au moins momentanément l’oubli des misères de sa condition présente.

Cette théorie de l’art et du beau a une analogie manifeste avec l’idée de l’art dans l’esthétique idéaliste, telle qu’elle est d’abord dans Kant, puis dans Fichte, dans Schelling, Hegel, telle que Schiller la formule en ces vers : « La vie est le sérieux, la sérénité appartient à l’art. » Où est donc l’originalité de cette doctrine ? Elle est dans ce qui en fait le vice radical : la négation de la volonté et avec elle de l’individualité, de l’activité. L’art nous fait oublier les souffrances de la vie, mais c’est en nous donnant l’idée, le spectacle vivant d’une vie plus haute. Loin d’être l’anéantissement, c’est une transfiguration, une glorification. Il donne le goût et le pressentiment d’une sorte de vie immortelle et divine ; l’art est aussi appelé une révélation et il l’est en effet. Ainsi l’entendent tous les systèmes antérieurs, où s’est développé l’idéalisme. Malgré leurs défauts, aucun ne reste dans la négation ; tous affirment la vie, sauf à l’accuser trop faiblement et à l’absorber à leur tour, dans une vague généralité. Quoi qu’il en soit, tel est à la fois le caractère et le vice radical de l’esthétique de Schopenhauer. Lui, s’arrête dans la négation. Le néant de la vie, tel est le but de l’art.

Ce vice radical qui s’accuse au début et dans la théorie générale, se reproduit dans l’art sous toutes ses formes et à tous ses degrés. Au point culminant, l’art tragique, l’art par excellence, il est manifeste. Ici, dans l’art dramatique, ce qui est mis sous les yeux, c’est le spectacle de notre destinée, de la raison ou de la volonté avec ses projets détruits et renversés, ses infortunes ou ses folies, la vanité de ses efforts, en un mot le néant des choses humaines. Nous nous bornons à marquer les traits principaux de cette théorie.

Malgré son défaut capital, l’esthétique de Schopenhauer n’offre pas moins les mérites que nous avons signalés. Il est vrai que si l’on restituait à Kant et à Platon, et aussi à Fichte, à Schelling, à Hegel, à tous ces hommes qui sont traités partout de fourbes, de charlatans et d’extravagants, ce qui leur appartient, il resterait beaucoup moins qu’on ne croit, à ce penseur original, du fond de ses théories ; mais la forme ici et les détails ne sont pas moins précieux. Les analyses et les descriptions conservent leur intérêt. Les explications ingénieuses, quoique paradoxales, des faits déjà connus, peuvent mettre d’autres sur la voie. Au point de vue où se place souvent l’auteur, le point de vue physiologique, ses vues, ses hypothèses, même les plus hasardées, ses théories étranges comme celle de l’amour physique, ses observations souvent très-justes sur l’imagination, le génie, etc., enfin ses remarques fines, ses mots spirituels, ses critiques d’une grande sagacité quoique injustes ou exagérées, tout cela forme un ensemble qui est loin d’être à dédaigner, pour celui qui tient à recueillir tous les travaux utiles à cette science, et à constater tous ses progrès. Si l’on interroge à leur tour les disciples, on trouvera chez le plus distingué et le plus célèbre de tous, chez Hartmann, le philosophe de l’inconscient, des détails fort curieux et très-intéressants sur les phénomènes qui rentrent dans son sujet, tels que l’inspiration, l’enthousiasme, le génie, etc. L’esthétique s’est enrichie de tous ces matériaux. Il faut savoir gré au disciple moins indépendant, qui s’est donné pour mission de commenter et de propager plutôt que de féconder la doctrine du maître, J. Frauenstädt, de s’être occupé aussi spécialement de ces questions, et de les avoir agitées quoique d’une façon moins originale.

Le Positivisme, qui a eu ses principaux représentants en France et en Angleterre, a aussi fait des progrès en Allemagne ; il y compte de nombreux adhérents. Il est en faveur surtout parmi les savants ennemis de la spéculation et qui proclament l’expérience sensible l’unique voie pour arriver avec certitude à la vérité dans tous les ordres de connaissances. Sa prétention est de fonder avec cette méthode une philosophie nouvelle sur les ruines des anciens systèmes. Or, toute vraie philosophie est tenue de satisfaire aux besoins élevés de l’esprit, de donner une réponse aux grandes questions qui intéressent la raison, à celles de l’ordre moral comme de l’ordre physique. Elle doit avoir non-seulement sa logique et sa psychologie, sa morale, sa politique, etc., mais aussi son esthétique, sa manière d’envisager le beau et l’art et de résoudre les problèmes qui s’y rattachent. Si nous demandons au positivisme ce qu’il pense sur ces questions et comment il les résout, il ne paraît pas jusqu’ici s’en être beaucoup préoccupé. C’est peut-être la partie la plus faible de cette philosophie. On peut dire qu’à cet endroit, son cadre est à peu près resté vide. Cela du moins est vrai de la France et de l’Angleterre. L’Allemagne, cette terre classique des systèmes, nous offre davantage. À côté de recherches spéciales conçues dans cet esprit, nous trouvons un ouvrage étendu, qui a la prétention d’être complet et de traiter tous les sujets de cette science. Il est intitulé « l’Esthétique fondée sur les bases du réalisme[18] » L’auteur, M. von Kirchmann annonce qu’il suivra exclusivement la méthode expérimentale, celle des sciences naturelles (Introd.), « la seule qui puisse servir à fonder aussi la science du beau et de l’art. »

Remarquons-le d’abord, le positivisme n’est pas tout à fait le réalisme. Il est plus ou il est moins. Le réalisme, tel qu’on l’a vu dans Herbart et Schopenhauer, n’exclut pas la métaphysique. Loin de là, tous deux l’admettent et elle joue un grand rôle dans leur système. Le positivisme l’exclut. Aussi la différence est très-grande. Or que peut produire pour la science qui nous occupe, la science du beau, et la philosophie de l’art, un système qui proscrit tout à fait la métaphysique ? Nous croyons qu’il sera, par là même, condamné à l’impuissance. Tout seul, avec sa méthode, il fera tout au plus une sorte d’histoire naturelle de l’art. Mais sur toutes les questions supérieures et vitales qui regardent les principes : sur l’idée du beau, de l’art, etc., ne pouvant tout à fait garder le silence, il sera réduit à balbutier quelques phrases vagues ou équivoques. Pour tout le reste, il lui faudra emprunter aux autres écoles et à leurs systèmes leurs résultats les plus plausibles et les mieux connus ; tâchant tant bien que mal de se les approprier et de déguiser ses emprunts. C’est ce qui est arrivé à M. v. Kirchmann. On reconnaîtrait, du reste, la même chose dans les essais généraux ou partiels tentés en France et en Angleterre par quelques hommes de talent comme M. Taine.

Mais cela devait être bien plus visible en Allemagne où les résultats principaux de ces systèmes sont mieux connus. Le livre de M. v. Kirchmann en est la preuve irrécusable. Nous laissons ici la parole au dernier historien de l’esthétique, M. Schasler. Quoique nous soyons porté à adoucir son jugement et à reconnaître ce que ce livre offre d’instructif en beaucoup d’endroits, nous ne pouvons nous défendre de partager son avis. « C’est un amalgame d’idées, de conceptions empruntées à tous les systèmes, sans liaison ni critique. L’auteur a beaucoup lu, mais superficiellement. Il accumule ou juxtapose les matériaux sans lien organique. Il en est réduit à accepter les résultats des écoles idéalistes, d’après un procédé éclectique très-superficiel. Seulement il s’attache à purifier ces données du vice originel et à les convertir à ses vues en leur donnant une apparence réaliste. Sans ces emprunts le réalisme mourrait de faim dans une île déserte[19]. »

Il serait facile de justifier ces assertions en prenant pour exemples les points les plus importants du livre, la définition du beau, celle de l’idéal, la conception de l’art, la division des arts, etc.


III


Dans cette revue rapide des travaux de l’esthétique allemande, nous ne pouvons passer sous silence des productions qui, sans offrir le même intérêt philosophique ni se classer aussi nettement, ne sont pas sans mérite réel et ont rendu à leur manière un véritable service à la science du beau, soit en popularisant ses résultats, soit en entretenant dans le public lettré le goût de ces hautes questions. Par là, elles ont contribué à développer l’esprit général, et à élever le niveau intellectuel de la nation entière. Ces livres, manuels, esquisses, résumés, les publications de toutes sortes, les unes sorties du sein des universités, les autres émises en dehors d’elles, les articles répandus et disséminés dans les recueils périodiques ou dans les organes de la presse quotidienne forment un ensemble aussi considérable que varié. Beaucoup de ces œuvres et de ces écrits n’offrent pas un caractère aussi tranché que ceux que nous avons examinés. La plupart sont conçus et exécutés dans un esprit éclectique. Il est en général d’usage de les confondre dans la dénomination générale d’esthétique populaire, quoique plusieurs chez nous ne répondissent guère à ce titre. Or de telles productions sont loin de mériter le mépris que leur témoignent souvent les critiques et les historiens voués à une école spéciale et qui n’estiment que ce qui a le caractère strictement scientifique (streng wissenschaftlich). Parmi les auteurs, il en est plusieurs qui, sans être des penseurs du premier ordre, sont des esprits très-distingués, des écrivains exercés et de talent, d’un savoir étendu et varié, suffisamment versés dans les matières qu’ils traitent. Quelquefois même se trouvant maîtres sur un point particulier de leur compétence spéciale, ils le traitent avec une rare distinction, de sorte que la science elle-même en profite pour son avancement. Il suffirait de citer des livres comme ceux de Fr. Thiersch, le savant helléniste, de H. Ritter, l’historien très-connu de la philosophie, de M. Lotze dont nous aurons à parler comme historien de la philosophie allemande. Ne pouvant les nommer tous, nous ferons quelques remarques propres à les réhabiliter et à les absoudre des griefs qui leur sont imputés. — 1o On ne peut contester leur nécessité et leur utilité comme destinés à enseigner et à propager la science. Leurs conditions sont spéciales. Avant tout il ne faut pas perdre de vue le but qu’on se propose ; ici on doit tenir compte des dispositions et du degré de culture des esprits auxquels on s’adresse. Une science qui a horreur de la popularité, qui s’enferme dans un sanctuaire avec quelques disciples est bientôt condamnée à l’immobilité et à la stérilité. Plus qu’aucune autre la philosophie allemande est connue par sa tendance à l’ésotérisme. Elle aime à parler une langue qui ne soit comprise que par les initiés. Le odi profanum vulgus et arceo est assez sa devise. Elle répéterait volontiers cette phrase de Cicéron que Hegel a prise pour épigraphe d’un de ses traités : « Philosophia paucis est contenta judicibus, multitudinem fugiens, ipsique etiam invisa et occulta. » Les livres dont nous parlons sont destinés à faire sortir le Dieu de son sanctuaire et à révéler ses mystères. — 2o Leur caractère est nécessairement éclectique. Vouloir s’imposer comme système aux intelligences communes est d’un sectaire et à tout le moins n’échappe pas au pédantisme. Faut-il pour enseigner, s’enrôler sous telle ou telle bannière philosophique, faire profession de foi à Kant, à Schelling, à Hegel, à Herbart ou à Schopenhauer ? Un choix éclairé de ce qu’il y a de meilleur dans les systèmes, autrement dit un sage éclectisme, est ici le seul parti sensé. L’enseignement y est condamné. On n’y est pas forcé d’avoir à soi et d’exposer aux autres un système logiquement enchaîné, dans toutes ses parties, par les procédés d’une dialectique subtile. Un lien plus extérieur suffit pour les faire profiter des vérités nombreuses et fécondes qui se trouvent dans les écrits des grands philosophes. Pour n’être pas sceptique on n’est pas obligé d’être un pédant ni un fanatique. — 3o Nous n’admettons pas non plus un autre reproche trop fréquemment articulé par la critique chez nos voisins, à propos de ces écrits, celui de parler un langage trop orné, le beau langage (Schönrednerei). Nous trouvons qu’on en abuse à l’égard de ces écrivains. Il faut s’entendre. Sans doute, il y a ici des abus et des défauts à éviter. Mais d’abord, nous l’avons dit, il faut, pour réussir dans cette entreprise, ménager les esprits que l’on veut gagner et intéresser à la science, les séduire même si l’on peut. Savoir écrire, pour se faire lire, est la condition préalable ; l’art de bien dire n’est nulle part un défaut. Dans une science comme celle-ci, la science du beau, posséder cet art, joindre aux qualités du penseur celles de l’écrivain, est pour le moins désirable. Il n’est pas défendu de savoir s’exprimer d’une façon poétique ou éloquente, d’avoir un beau style. Les véritables esthéticiens le savent. Platon, Aristote, Plotin, Schiller, Schelling, sont, surtout quand ils traitent ces matières, de grands écrivains. Hegel lui-même paraît l’avoir compris, et ses disciples, en ce point, auraient dû davantage l’imiter. Mais nous aurions là-dessus trop à dire. Ajoutons que ceux qui font ces reproches ne brillent pas toujours par les qualités qu’ils ne voudraient pas voir aux autres ; ce qui rappelle un peu trop la fable.

Pour ne pas nous borner à ces réflexions, nous choisirons pour exemple le plus considérable de ces ouvrages, qui a paru dans ces derniers temps, celui de M. Moritz Carrière : « L’art dans son rapport avec le développement de la civilisation[20]. » Au fond, c’est le sujet traité dans la deuxième partie de l’esthétique de Hegel. L’auteur le reprend et lui donne des proportions beaucoup plus étendues. Il suit le développement de l’art à toutes les époques et dans toutes ses phases ; il montre son rapport avec les autres éléments de la civilisation, son influence sur la culture des idées et des mœurs, son lien avec la religion, la science, la philosophie, la politique, etc. Son livre est, comme il le dit (Introd., t. I), une sorte de philosophie de l’art. De pareils écrits, quand ils ne sont pas l’œuvre d’un penseur original, sont sans doute fort utiles, comme nous l’avons dit, pour populariser les résultats de la science. Ils ont le mérite d’élever le niveau des intelligences à la hauteur des questions nouvelles. Et quoi de plus propre que l’art envisagé dans l’ensemble de son développement à produire cet heureux effet ? Certes on ne peut méconnaître ce qu’une pareille composition, dans de pareilles dimensions, exige de savoir étendu et varié, de faculté d’assimilation, de sûreté de choix et de discernement, d’habileté pour fondre ensemble un si grand nombre de matériaux et les faire concourir au même but. Le talent de l’écrivain n’est pas moins nécessaire pour donner de la clarté, de la vie et de la couleur à chaque partie du sujet comme à l’ensemble. Nous ne refusons à M. Carrière aucune de ces qualités et de ces conditions. Et ce qui prouve qu’on aurait tort de les lui contester c’est le succès de son livre. Il est impossible pourtant qu’il n’y ait pas beaucoup de critiques à lui faire. Nous ne lui en ferons qu’une ; c’est d’oublier quelquefois un peu trop son rôle, le caractère et la portée de son entreprise. En somme, ce livre, malgré tous ses mérites, ne contient aucune vue propre et personnelle, rien même qui mette sur la voie d’une nouvelle découverte. Et cela je le dis des détails comme de l’ensemble. À de pareils ouvrages il ne faut pas attribuer, dans la science, le caractère et le rang auxquels ils ne peuvent prétendre, et qui n’appartiennent qu’aux œuvres originales des véritables penseurs. L’auteur est un esprit philosophique très-cultivé, d’un savoir étendu et varié, un écrivain élégant, quelquefois même éloquent ; mais il ne peut être rangé parmi les philosophes au sens propre du mot. Ne pas se contenter d’être ce que l’on est, serait donner prise aux critiques que nous avons voulu écarter.


IV


Quand une science, quoique jeune, a parcouru une assez longue carrière, marquée par des travaux nombreux et importants, que les esprits les plus divers et parmi eux des hommes de génie, ont fait les plus grands efforts pour résoudre ses difficiles problèmes, et qu’ils n’y sont pas parvenus d’une manière satisfaisante, alors l’esprit comme épuisé s’arrête. Avant de continuer sa route, il cherche à reprendre haleine. Il se replie sur lui-même, se recueille et interroge son passé. Il veut se rendre compte de ce qu’il a fait et de ce qui lui reste à faire. Il se demande si, parmi tous les moyens qu’il peut employer, il n’en est pas un qu’il n’a pas encore tenté et qui s’ajoutant aux autres lui permettrait d’atteindre son but. Il sent aussi le besoin de faire l’inventaire de ce qu’il a amassé, de compter ses trésors et de les rassembler ; il se met à poser de nouveau les questions et à examiner les solutions diverses qui leur ont été données. Il espère ainsi utiliser les résultats obtenus et les faire servir à des acquisitions nouvelles, profiter des erreurs même de ses devanciers comme des vérités qu’ils ont pu découvrir. Alors commence pour la science une ère nouvelle. Cette époque qui est celle que nous avons sous les yeux est loin d’être, comme on croit, stérile et stationnaire. L’esprit humain d’ailleurs y est occupé à réparer et à retremper ses forces. En tout cas, il met sa tâche principale à consulter toutes les opinions et à les juger. Telle est la situation de la philosophie en Europe, en Allemagne aussi bien qu’en France et dans les autres pays. Or, ce qui est arrivé de la science en général et de chacune des sciences philosophiques, de la psychologie, de la logique, de la morale, etc., devait se produire pour la science du beau. Elle aussi, l’esthétique est entrée dans cette phase ; après les théoriciens sont venus les critiques et les historiens. Ne pouvant rendre un compte même sommaire des travaux exécutés dans cette direction, nous nous attacherons seulement à caractériser les principaux, ceux qui, à la suite des théories et des systèmes, ont pris pour objet de retracer leur histoire.

Plusieurs histoires de l’esthétique, en effet, ont paru en Allemagne depuis quelques années. Nous n’avons pas à les apprécier en détail dans leurs mérites et leurs défauts, mais à montrer leur tendance, à marquer leur caractère général, l’esprit qui s’y révèle et qui les a inspirées.

Ce caractère, qui leur est commun, c’est que toutes ces histoires, qui ont pour but de nous faire connaître et d’apprécier les théories esthétiques aux temps antérieurs, ne sont pas de véritables histoires. Du moins, aucune n’a été composée dans un but, à proprement parler, historique. Toutes ont pour objet principal de faire servir l’histoire soit à confirmer un système déjà existant, soit à en créer un nouveau. Cela nuit, sans doute, au caractère purement historique de ces productions, mais prouve la vitalité de cette science, qui se croit jeune et l’est en effet, n’est nullement découragée ni sceptique, et ne doute pas de ses progrès futurs. Seulement elle appelle à y concourir un auxiliaire, le passé trop oublié, avec ses tentatives plus ou moins heureuses et ses œuvres fécondes jusque-là sinon trop peu appréciées, non étudiées dans leur suite ou leur ensemble et dans la loi de leur succession.

Tel est le caractère de tous ces travaux historiques soit particuliers, soit généraux, que nous offre l’esthétique allemande. C’est par eux que nous terminerons cette revue critique.

Il a paru en Allemagne depuis Hegel quatre histoires de ce genre, deux spéciales et deux générales : 1o l’histoire de la théorie de l’art chez les anciens d’Edouard Muller[21] ; 2o l’histoire de l’esthétique en Allemagne par H. Lotze[22] ; 3o l’histoire de l’esthétique comme science par Robert Zimmermann[23] ; 4o et l’histoire critique de l’esthétique pour servir de base à la philosophie du beau et de l’art par Max Schasler[24]. — Malgré ce qu’elles ont de commun, elles offrent un caractère très-différent que nous devons indiquer.

1o Celle d’Ed. Muller, outre qu’elle est restreinte, malgré ses mérites distingués, est la moins philosophique. L’auteur y fait connaître d’une manière exacte et avec intelligence, les théories sur l’art qui se sont produites dans l’antiquité. Mais il les juge à peine ; on reconnaît un érudit très-versé dans la connaissance de la littérature ancienne. Même dans son exposé se révèle le faible de sa critique. Pour en donner une idée, il consacre presque autant de pages à Aristophane qu’à Platon ; il trouve dans les Grenouilles toute une théorie de la tragédie et de la comédie. Pour faire connaître les théories d’Aristote, il débute par son principe de l’imitation et n’arrive que fort tard à nous dire ce que le philosophe pense du beau et de l’art en général. Son livre n’en a pas moins un grand mérite, il est semé de réflexions judicieuses et d’une grande sagacité ; mais c’est l’œuvre d’un savant et d’un érudit plus que d’un esprit philosophique.

2o L’histoire de l’esthétique allemande par M. H. Lotze est toute différente. Entreprise, comme on sait, à l’invitation du roi de Bavière, pour faire partie d’un ensemble de publications ayant pour but de retracer la marche des sciences, des arts et des lettres en Allemagne depuis le commencement du siècle, elle participe de son origine comme œuvre de commande imposée à un esprit indépendant qui a ses vues propres et tient à ne pas perdre l’occasion de les émettre. Ce n’est donc pas une histoire. On regrette, au moins, que l’auteur, qui occupe une place distinguée dans la science et la philosophie allemande, n’ait pas fait preuve, dans ce livre, d’une critique plus nette, plus précise, plus fermement accentuée, qu’il ait employé un langage souvent vague, indécis, enveloppé de formules et de réserves diplomatiques propres à ménager les écrivains dont il fait connaître les théories et les systèmes. Mais le défaut capital de son livre c’est le plan ou la division générale qu’il a cru devoir adopter. La première partie fait connaître les solutions données aux questions générales de la science du beau ; la seconde, celles des questions particulières de cette même science ; la troisième, les théories sur l’art et les différents arts. Une pareille division qui rompt à la fois la marche historique et l’unité des grands systèmes est aussi contraire à l’histoire qu’à une exposition philosophique. Outre qu’elle condamne l’auteur à des redites, elle ne donne aucune idée de la suite et de l’enchaînement des doctrines, de leur rôle et de leur portée dans la science. Il semble qu’il n’ait eu en vue que de poser des questions aux auteurs, afin d’y intercaler ses propres idées, d’y mêler ses critiques, du reste fort discrètes et indulgentes, dont la conclusion se fait rarement entrevoir. Certes, ce travail a des mérites réels ; mais il ne répond nullement à son but et à son titre. Il n’y a pas là une véritable histoire de l’esthétique allemande. Le lecteur qui croit la trouver est fort désappointé, après l’avoir parcouru. Il se trouve avoir fait un voyage de fantaisie dans un pays inconnu, en compagnie d’un homme d’esprit, avoir traversé avec lui plusieurs fois, en repassant par les mêmes lieux, les montagnes, les fleuves et les plaines, sans reconnaître leur position, leur hauteur ou leur étendue. Il a entendu interroger des personnages importants sur des sujets intéressants, sans bien comprendre leurs réponses ni apprécier la portée de leurs discours. Surtout il lui serait impossible de dresser la carte du pays, d’en tracer les lignes principales et de s’y orienter. Mais cela prouve ce qui a été dit plus haut. Il n’y a qu’une science aussi jeune qui permette, dans son histoire, cette licence et ces écarts ; au point qu’un homme aussi distingué chargé de nous faire connaître son passé récent, croie pouvoir la traiter ainsi à sa guise et selon son caprice dans ses œuvres principales, se mettre à l’aise avec les plus grands penseurs, leur adresser des questions, noter leurs réponses, émettre ses vues propres, le tout sans donner aucune solution nouvelle ni laisser entrevoir ses principes.

3o L’histoire de l’esthétique comme science, de R. Zimmermann, outre qu’elle est complète et embrasse le développement de la science entière, est beaucoup plus en rapport avec son titre. Mais le point de vue trop systématique de l’auteur en gâte l’ensemble et toutes les parties. Entreprise dans le but de servir de préparation à un cours et de base à un nouveau système, elle manque tout à fait de l’impartialité relative nécessaire à l’historien qui veut avant tout faire connaître ce que d’autres comme lui seront appelés à juger. Lui, est un herbartiste déclaré. Son but est de prouver qu’en dehors de la philosophie de Herbart, il n’y a pas plus de salut pour cette science que pour toute autre. Ainsi son thème est fait d’avance. En vain proteste-t-il, au début, de ses dispositions bienveillantes et presque sceptiques[25]. Son intention peut être sincère ; mais il est loin de tenir sa parole. Il a son critérium, que partout il applique. Son opinion, qu’il émet très-nettement, est que l’esthétique n’est et ne sera une science qu’autant que le beau et l’art, son objet, seront cherchés dans la forme et uniquement dans la forme. C’est la conclusion de toute cette histoire. Celle-ci est le point de départ et la base d’un autre livre, l’Esthétique comme science formelle (v. supra), qui est au premier comme la synthèse est à l’analyse.

Dans son histoire, pourtant, il consent à reconnaître qu’il y a des vérités dans tous les systèmes, et il cite la phrase de Leibnitz (p. xii). Mais, dans l’application, on ne s’en aperçoit guère. Il faut que tous les systèmes passent sous les fourches caudines de l’herbartisme. On conçoit combien un point de vue aussi étroit doit nuire à l’exposition elle-même des doctrines. Aussi c’est une justice à rendre à l’auteur de ce livre, qui d’ailleurs témoigne d’une étude consciencieuse et complète, comme d’un savoir étendu et d’une érudition peu commune, qu’il se croit obligé d’exposer avec soin et d’une façon sérieuse les doctrines et les théories qu’il n’approuve pas ; ce qui rend son travail très-utile à consulter et lui assure une valeur réelle. L’ensemble offre une suite de recherches étendues et bien faites. Mais, à chaque pas, l’exposé seul des théories dément la pensée de l’historien et déborde de toutes parts le principe qui sert à les juger. Le dernier chapitre sur l’Esthétique Herbartiste suffirait à le démontrer.

4o L’ouvrage de M. Schasler est conçu dans un esprit beaucoup plus large et plus élevé. Nous nous retrouvons ici en face de la philosophie hégélienne, M. Schasler est un disciple de Hegel, disciple indépendant sans doute ; mais quoiqu’il fasse de très-grandes réserves sur la méthode et sur le fond de la doctrine, il n’est pas moins hégélien. Il admet le principe de cette philosophie. Quant à la méthode dont il conteste la portée, il cherche à la mettre d’accord avec les exigences du réalisme, et à combiner la dialectique à priori avec l’expérience et l’induction. Nous n’avons pas ici à juger les idées qu’il émet à ce sujet, ni les résultats qu’il propose au commencement et à la fin de son livre[26]. Cette nouvelle histoire de l’esthétique est-elle une véritable histoire ? La réponse est déjà dans le titre même et le dessein de cet ouvrage. L’histoire y est donnée comme base (Grundlegung) d’une esthétique nouvelle qui doit venir à sa suite. Ses premiers linéaments sont tracés au début et à la fin de l’exposé critique des systèmes. Ici donc, l’élément historique entre comme condition et partie intégrante de la science elle-même. « Chercher la base de l’esthétique dans l’histoire même de cette science » tel est le but. Cela est tout à fait hégélien. En effet, pour Hegel, on le sait, l’histoire de la science prise dans son ensemble fait équation avec la science, et l’histoire de la philosophie est la démonstration de la philosophie. Dans la succession des systèmes se reproduit la succession des idées. Chaque moment du développement de l’idée y est représenté. Seulement ce qui est vrai de la science dans son ensemble ou de la métaphysique, l’est-il de chacune de ses parties ? Pour une science aussi jeune que l’esthétique en particulier, peut-on se hasarder à prendre une telle opinion pour guide ? M. Schasler le croit et toute son histoire repose sur cette donnée fondamentale. Nous n’insisterons pas. On voit combien cette œuvre est systématique. Ainsi, aux yeux de l’historien, chaque époque, chaque grande école, chaque système devra reproduire un des moments de la conception de l’art et du beau. L’histoire de l’esthétique donnera ainsi « la conscience de l’idée esthétique. » C’est ainsi que l’entend M. Schasler. Pour qu’on ait une idée plus claire de son procédé et de la manière dont il en use, nous citerons comme exemple sa division générale qui partout se reproduit jusque dans les plus petits détails de cette histoire. Fidèle à la loi du ternaire, il la partage toute entière et chaque époque en trois temps, qui répondent à trois points de vue ou à trois manières de concevoir le beau : 1o l’intuition, 2o la réflexion, 3o la spéculation. Ainsi Platon dans l’antiquité représente l’intuition, Aristote la réflexion, Plotin la pensée spéculative : il en sera de même de l’esthétique moderne, de Baumgarten, de Kant, Hegel, etc.

Nous ne nous arrêterons pas à discuter cette méthode, ni à examiner s’il en peut sortir une esthétique nouvelle. Mais, à coup sûr, elle ne peut que fausser son histoire. Nous aurions ici une foule de critiques à faire à celle-ci. Nous aimons mieux insister sur les mérites de cet ouvrage. Malgré ses défauts et le faux emploi de cette dialectique, cette histoire n’est pas moins une œuvre savante, très-instructive et d’un haut intérêt. L’exposition des doctrines et leur interprétation sont faites avec un soin, une clarté et une intelligence supérieurs et qui laissent peu à désirer. On reconnaît partout un esprit des plus distingués, très-versé dans les matières qu’il traite, très-capable de faire comprendre et d’apprécier les théories qu’il expose. Sa critique, quoique souvent exclusive et d’une excessive sévérité, n’est pas moins élevée, sagace et pénétrante, et toujours, au point de vue philosophique, d’un vif intérêt. La partie dogmatique elle-même, que nous ne voulons pas juger, est semée d’aperçus neufs, ingénieux, de vues élevées et profondes. Bref, M. Schasler a raison de soutenir que l’esthétique peut avoir son histoire, et son livre le prouve. Est-ce une véritable histoire ? Ce que nous avons dit fournit la réponse et motive notre jugement général sur les travaux publiés jusqu’ici en ce genre, et qui devaient avoir leur place dans cet exposé.


V


De cet aperçu général et de l’examen rapide que nous avons fait des travaux exécutés chez nos voisins sur cette branche de la philosophie, quelle conclusion devons-nous tirer ? Que devons-nous augurer pour l’avenir de cette science des progrès qu’elle a faits, de son état présent, des conditions où elle est engagée ainsi que de ses tendances nouvelles ? Enfin si nous voulons nous-mêmes prendre part à ces travaux, ne pas rester à l’écart ou en arrière, que devons-nous faire et par où devons-nous commencer ? Nous ne pouvons répondre que très-sommairement à ces questions en récapitulant ce qui a été dit, et en dégageant de l’exposé précédent les conséquences principales.

Nous avons reconnu deux grandes directions suivies dans la marche de cette science, comme toujours exclusives et opposées. L’idéalisme et le réalisme se la sont également disputée. Toutes les œuvres de quelque importance, qui, dans cette dernière période, marquent son histoire, appartiennent à ces deux écoles. À l’idéalisme, sans contredit, sont dues les productions les plus nombreuses et les plus remarquables. Mais le réalisme n’a pas moins bien servi la science à sa manière, soit en s’opposant aux exagérations du système contraire et en faisant ressortir ses défauts, soit en cultivant avec succès la portion de terrain qui lui est propre, et en lui faisant produire ce qu’il est capable de porter. Finalement, nous voyons les deux écoles se rapprocher. Le besoin se fait sentir de plus en plus à l’idéalisme de s’unir au réalisme, de lui emprunter sa méthode et ses procédés sans renoncer aux siens ; de partir de l’expérience et de s’appuyer sur les faits, d’être en un mot plus positif, sans cesser de prendre pour guide la raison et de consulter les idées.

En même temps, sans abandonner le langage sévère de la science, il consent à se dépouiller en partie de ses formules, à parler un langage plus clair, plus intelligible pour tous, plus voisin de la langue commune. Nous le voyons aussi, quoiqu’à regret, rabattre beaucoup de ses prétentions, restreindre le champ et la portée de la dialectique, reconnaître ce qu’elle a de subtil et d’aventuré, mais sans pouvoir se délivrer de son joug qu’il continue d’imposer même à l’histoire de cette science. — De son côté, le réalisme, dans les maîtres comme dans les disciples, tout en proclamant l’observation et l’expérience les seuls guides sûrs en philosophie comme dans les sciences, ne laisse pas de recourir à la raison, d’ajouter l’élément métaphysique à l’élément empirique dans la formation des systèmes. C’est ce qu’on a vu d’abord chez Herbart et Schopenhauer, plus encore chez leurs successeurs.

Les plus indépendants, comme Lotze, Zeising, en conviennent ; ils reconnaissent, pour la science dont il s’agit, les mérites supérieurs de l’idéalisme, et la supériorité de ses œuvres auxquels le réalisme est forcé de recourir et dont il doit se servir. Le positivisme qui prétend se suffire est réduit à déguiser sa stérilité sous les emprunts mal ajustés qu’il fait aux autres écoles. Ce qui est encore à signaler, c’est le point sur lequel celles-ci s’accordent en introduisant chacune, à leur façon, un élément nouveau dans la science, en interrogeant et mettant à contribution son histoire. Toutes deux se croient obligées de la consulter. Elles la considèrent non comme la base unique mais comme une des bases essentielles de cette science, comme la condition de son avancement et de ses progrès ultérieurs. Et c’est là un fait important à constater.

Ainsi, de cette triple base, à la fois réaliste, idéaliste et historique, doit sortir non une science nouvelle mais une science plus complète, plus capable de donner aux problèmes qu’elle agite des solutions satisfaisantes. Elle doit s’y retremper, s’y rajeunir, y reprendre des forces, rassembler des matériaux pour élever un nouvel édifice. L’histoire de la science réclame ainsi sa place dans la science elle-même. Et, en effet, quoique cette science soit moins ancienne que les autres, et de date relativement récente, qui pourrait croire que tant de travaux entrepris, et continués avec ardeur sans interruption par des penseurs de premier ordre, et par tant d’autres si distingués, soient restés sans résultat, que la science soit toute à refaire ? Il n’y a pas, sans doute, qu’à choisir et à trier dans leurs œuvres, à recueillir et à remettre à leur place les pensées et les théories accumulées ; il faut savoir y ajouter. Il faut avoir soi-même des idées pour choisir et coordonner, pour combler les lacunes, approfondir, compléter, perfectionner les vérités acquises. Mais dans tous ces systèmes on doit reconnaître des faces diverses de la vérité. C’est un des grands mérites de l’école hégélienne de l’avoir proclamé et démontré ; elle a eu tort de plier cette vue supérieure à son système.

À tous ces travaux, dont le but est de faire avancer la science, nous avons vu se joindre d’autres œuvres destinées à populariser ses résultats. Nous avons dû ne pas les oublier et cru devoir les réhabiliter. Leur nombre et leur importance témoignent d’une tendance et d’un progrès nouveau dans la culture intellectuelle. Il y a là un besoin, généralement senti, non-seulement de contempler les œuvres de l’art et d’en tirer une noble jouissance, mais de raisonner cette jouissance et par là de satisfaire une haute curiosité, d’arriver à la connaissance réfléchie de ce que le goût se contente d’admirer, de remonter aux principes de l’art, d’en connaître les lois générales et d’en pénétrer les plus secrets mystères. Ce symptôme est significatif et particulier à notre époque. Il dénote surtout chez la nation où ces œuvres sont goûtées et excitent l’intérêt presque populaire un degré d’instruction générale auquel il est désirable que les autres nations s’efforcent d’atteindre.

De là que pouvons-nous conclure ? Pour ceux qui se sentent appelés à cultiver cette science la voie est nettement tracée. Les conditions d’une esthétique nouvelle sont : — 1o une base expérimentale plus large, prise à la fois dans l’étude de la nature humaine et dans celle des œuvres de l’art qui réalisent le beau par toutes ses faces et sous toutes ses formes ; — 2o l’union sage et circonspecte de la spéculation avec l’observation ou l’expérience qui la féconde. Elle ne peut être écartée ; mais elle doit se joindre avec mesure et prudence à une étude patiente et complète, au commerce intime et direct avec l’art, ses œuvres et ses procédés ; — 3o la connaissance non vague et superficielle mais claire et approfondie des travaux déjà exécutés dans cette science et qui forment le domaine de son histoire. Mais celle-ci, malgré d’importants essais, reste à faire. Pour qu’elle se fasse, il faut que l’esprit soit éclairé mais libre, qu’il soit capable d’apprécier et de juger les travaux, de reconnaître le sens et la portée des découvertes, la valeur des solutions, de constater l’état actuel de la science au point où elle est arrivée. C’est cet esprit qui doit y présider, c’est celui du véritable historien. Mais pour cela, il faut n’être pas inféodé à un système. Avec toutes ces conditions on arrivera non à un impuissant éclectisme, mais à un système plus large, plus compréhensif, plus capable de résoudre les problèmes déjà en partie mais imparfaitement résolus. Ce système aura, il est vrai, à son tour, le sort de toutes les conceptions de la pensée humaine ; mais il marquera un nouveau progrès. Car, qu’on le sache bien, rien n’est définitif dans les systèmes ; mais rien n’est immobile. La science avance même en paraissant rester sur place ou même quelquefois reculer.

À ces conditions il faut ajouter le génie, qui vient à son heure. Nous n’avons rien à lui prescrire mais lui-même les observera. En attendant qu’une œuvre apparaisse réellement nouvelle qui les remplisse, nous avons marqué dans quel esprit doivent travailler les ouvriers de cette science et quiconque s’intéresse à elle et à son avenir. Nous sommes, je le répète, en un temps d’arrêt, mais non stationnaire. La critique, les recherches partielles, les travaux historiques nous préparent une ère de résurrection pour la philosophie en général et pour chacune de ses parties. Celle-ci, qui est la plus jeune et la plus confiante, la science du beau et la philosophie de l’art, est dans ce cas. Nous avons du moins fait voir où en sont actuellement nos voisins sur cette portion du savoir humain qu’ils se vantent de leur appartenir.

Et nous, quelle sera notre tâche ? Ce domaine si vaste et si riche, voulons-nous tout à fait le leur abandonner ? Je ne reviendrai pas sur ce qui a été dit au début de cet article. Mais que devons-nous faire ? Il faut, sans humilité, le reconnaître, dans cet ordre de questions et sur ce terrain, celui de la spéculation (je ne parle pas de la critique des œuvres d’art et de leur histoire), dans le domaine de la science pure, nous n’avons que peu de chose à opposer à ces théories et à ces systèmes. Absorbés, depuis plus d’un siècle, par les questions morales et sociales, d’un intérêt pratique et plus pressant, nous avons négligé ces questions. Quant à ces théories et ces systèmes, je sais qu’il est de bon ton chez les esprits superficiels, de les dédaigner, de les déclarer vains et chimériques. Je ne discuterai pas ce point ; je dirai seulement qu’eux-mêmes subissent leur ascendant, et souvent, sans s’en douter, se servent des données fournies par ces systèmes, comme motifs non raisonnés de leurs plus tranchantes décisions.

Notre devoir est donc (je l’ai dit en commençant, je le répète en finissant), de nous mettre à la hauteur de ces questions et de nous enquérir des solutions qui leur ont été données. Nous sommes, pour notre part, bien convaincu que l’esprit français est très-apte lui-même à les traiter. Mais il faut qu’il veuille bien s’en occuper. Nous avons les qualités qui nous rendent propres spécialement à y réussir. Dans ces recherches philosophiques sur le beau et l’art, il est besoin, plus qu’ailleurs, de clarté précise, de justesse et de mesure. Le sens éclairé du beau, philosophiquement exercé et cultivé, peut pénétrer aussi avant qu’il est possible à l’esprit humain dans le secret de ces problèmes. L’éloignement de toute fausse profondeur, de toute recherche d’obscurité, de tout pédantisme, d’un vain et inutile formalisme, sont des dispositions non moins favorables. Notre philosophie sait joindre à un idéalisme sage et modéré, un réalisme également contenu dans de justes bornes. On n’aura donc une esthétique véritable, qu’autant qu’ajoutant toutes ces qualités à celles qu’on ne peut refuser aux auteurs de ces théories, la profondeur et le génie des hautes spéculations, cet esprit aura su se les approprier et tirer au clair les élucubrations de la pensée allemande. C’est ainsi qu’il contribuera pour sa part à l’éducation esthétique de l’humanité. Les Allemands ont proclamé jusqu’ici l’esthétique une science allemande. Or, si le vrai caractère de toute science est l’universalité et l’impersonnalité, si par là elle doit échapper aux bornes de la nationalité, nous dirons que, tant que l’esprit français n’aura pas marqué celle-ci de son empreinte, elle ne sera toujours qu’une science allemande.

Ch. Bénard.
  1. Dans un article publié par la Revue politique et littéraire (13 mars 1875) sous ce titre : l’Esthétique dans la philosophie française.
  2. Schelling, Écrits philosophiques. Leçons sur la méthode des Études académiques ; Discours sur les arts du dessin. — Dante sous le rapport philosophique, etc. 1 vol. in-8. — Hegel, Cours d’Esthétique, 2e édition, 2 vol. in-8. Germer-Baillière, 1875.
  3. Dans notre introduction à la 2e édition de l’Esthétique de Hegel, 1875, nous avons indiqué la suite et les progrès de cette science depuis Baumgarten jusqu’à Hegel. Voyez aussi notre Bibliographie de l’Esthétique allemande, à la suite de cette introduction.
  4. System der Æsthetik als Wissenschaft. Leipsig, 1850.
  5. Neue Vorschule der Æsthetik. Das Komische, etc. Halle, 1837.
  6. Æsthetik des Hässlichen. Königsberg, 1852.
  7. Æsthetik, oder Wissenschaft des Schönen, 1846-1857, Leipsig.
  8. Voy. Danzel, Die hegelsche Æsthetik. Hambourg, 1844. — Zeising, Æsthetische Forschungen, Francfurt, 1855.
  9. Allgemeine Æsthetik als Formalwissenschaft. Vienn. 1865, p. 30.
  10. Lehrbuch zur Einleitung, p. 40-49.
  11. Lehrbuch der Æsthetik. Brunswigk, 1827, Vorred. IV.
  12. Allgemeine Æsthetik als Formalwissenschaft. Vienne. 1867.
  13. Freie Vorträge über Æsthetik. Zurich, 1834.
  14. Ed. Hanslick, Vom Musicalisch-Schönen, Leipsig, 1874.
  15. Ambros. Über die Grenzen… Prag. 1856.
  16. Æsthetische Forschungen. Francfurt, 1852. Neue Proportional-Lehre des menschlichen Körpers, 1872.
  17. Voy. le livre de M. Th. Ribot : La Philosophie de Schopenhauer, 1 vol. in-18. Germer-Baillière, 1874.
  18. Æsthetik auf realistischer Grundlage. Berlin, 1868.
  19. M. Schasler, ibid, p., 119.
  20. Die Kunst im Zusammenhang der Kulturentwickelung und die Ideale der Menschheit. Leipsig, 1863-71.
  21. Geschichte der Theorie der Kunst bei den Alten. Breslau, 1854.
  22. Geschichte der Æsthetik in Deustschland, 1858.
  23. Geschichte der Æsthetik als philosophische Wissenschaft. Vienne, 1858.
  24. Kritische Geschichte der Æsthetik ; Grundlegung für die Æsthetik. Berlin, 1872.
  25. Vorrede, p. xii.
  26. Vorwort. Abschnitt I, 111.