L’Heptaméron/La quatriesme journée

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L’HEPTAMÉRON
D E S   N O U V E L L E S
DE
LA ROINE DE NAVARRE

QUATRIESME JOURNÉE


PROLOGUE


adame Oisille selon sa bonne coustume se leva le lendemain beaucoup plus matin que les autres &, méditant son livre de la Saincte Escripture, atendit la compaignie qui peu à peu se rassembla. Et les plus paresseux s’excusèrent sur la parolle de Dieu, disans : « J’ay une femme, je n’y puis aller si tost » ; par quoy Hircan & sa femme Parlamente trouvèrent la leçon bien commancée. Mais Oisille sçeut très bien sercher le passaige où l’Escripture reprent ceulx qui sont négligens d’oyr ceste saincte parolle, & non seullement lisoyt le texte & leur faisoyt tant de bonnes & sainctes expositions qu’il n’estoyt possible de s’ennuyer à l’oyr.

La leçon finye, Parlamente luy dist : « J’estois marrye d’avoir esté paresseuse quand je suis arrivée icy, mais, puisque ma faulte est occasion de vous avoir faict si bien parler à moy, ma paresse m’a doublement proffité, car j’ay eu repos de corps à dormir davantaige & d’esperit à vous oyr si bien dire. »

Oysille luy dist : « Or, pour pénitence allons à la messe prier Nostre Seigneur nous donner la volunté & le moïen d’exécuter ses commandemens, & puis qu’il commande ce qu’il luy plaira ».

En disant ces parolles, se trouvèrent à l’église où ilz oyrent la messe dévotement & après se misrent à table, où Hircan n’oblia poinct à se mocquer de la paresse de sa femme. Après le disner s’en allèrent reposer pour estudier leur rolle &, quand l’heure fut venue, se trouvèrent au lieu accoustumé.

Oisille demanda à Hircan à qui il donnoit sa voix pour commencer la journée.

« Si ma femme », dist il, « n’eust commencé celle d’hier, je lui eusse donné ma voix, car, combien que j’ay tousjours pensé qu’elle m’ayt aimé plus que tous les hommes du monde, si est ce que à ce matin elle m’a monstré m’aymer mieulx que Dieu ne sa parolle, laissant vostre bonne leçon pour me tenir compaignye ; mais, puisque je ne la puys bailler à la plus saige de la compaignye, je la bailleray au plus saige d’entre nous, qui est Geburon, mais je le prie qu’il n’épargne poinct les Religieux. »

Geburon luy dist : « Il ne m’en falloyt poinct prier ; je les avois bien pour recommandez, car il n’y a pas long temps que j’en ay oy faire ung compte à Monsieur de Saint-Vincent, Ambassadeur de l’Empereur, qui est digne de n’estre mis en obly, & je le vous voys racompter :



TRENTE ET UNIESME NOUVELLE


Un Monastère de Cordeliers fut brûlé, avec les Moines qui estoyent dedans, en mémoire perpétuelle de la cruauté dont usa un Cordelier, amoureux d’une Damoyselle.


ux terres subjectes à l’Empereur Maximilian d’Autriche y avoyt ung couvent de Cordeliers fort estimé, auprès duquel ung Gentil homme avoyt sa maison & avoyt prins telle amityé aux Religieux de céans qu’il n’avoyt bien qu’il ne leur donnast pour avoir part en leurs biensfaictz, jeûnes & disciplines. Et entre autres y avoyt léans ung grand & beau Cordelier que le dict Gentilhomme avoyt prins pour son Confesseur, lequel avoyt telle puissance de commander en la maison du dict Gentil homme comme luy mesmes.

Ce Cordelier, voyant la femme de ce Gentil homme tant belle & saige qu’il n’estoit possible de plus, en devint si fort amoureux qu’il en perdit boyre, manger & toute raison naturelle. Et ung jour, délibérant d’exécuter son entreprinse, s’en alla tout seul en la maison du Gentil homme &, ne le trouvant poinct, demanda à la Damoiselle où il estoyt allé. Elle luy dist qu’il estoyt allé en une terre, où il debvoyt demeurer deux ou trois jours, mais que, s’il avoyt affaire à luy, qu’elle luy envoyroit homme exprès. Il dit que non, & commencea à aller & venir par la maison comme homme qui avoyt quelque affaire d’importance en son entendement.

Et, quand il fut sailly hors de la chambre, elle dist à l’une de ses femmes, dont elle n’avoyt que deux : « Allez après le beau Père & sçachez que c’est qu’il veult, car je luy trouve le visaige d’un homme qui n’est pas content. »

La Chamberière s’en vat à la court luy demander s’il voulloyt riens ; il luy dist que ouy &, la tirant en ung coing, print ung poignart qu’il avoyt en sa manche, & luy mist dans la gorge. Ainsy qu’il eut achevé, arriva en la court ung serviteur à cheval, lequel venoit de quérir la rente d’une ferme. Incontinant qu’il fut à pied, salua le Cordelier, qui, en l’embrassant, luy mist par derrière le poignart en la gorge & ferma la porte du chasteau sur luy.

La Damoiselle, voyant que sa Chamberière ne revenoit poinct, s’esbahit pourquoy elle demeuroit tant avec ce Cordelier & dist à l’autre Chamberière : « Allez veoir à quoy il tient que vostre compaigne ne vient. » La Chamberière s’en vat &, si tost que le beau Père la veyt, il la tira à part en ung coing & feyt comme de sa compaigne. Et, quand se veid seul en la maison, s’en vint à la Damoiselle & luy dist qu’il y avoyt long temps qu’il estoit amoureux d’elle & que l’heure estoyt venue qu’il falloyt qu’elle luy obéist.

La Damoiselle, qui ne s’en fut jamais doubtée, luy dist : « Mon Père, je croy que, si j’avois une volunté si malheureuse, que me vouldriez lapider le premier. » Le Religieux luy dist : « Sortez en ceste court, & vous verrez ce que j’ay faict. »

Quant elle veid ses deux Chamberières & son Varlet mortz, elle fut si très esfroyée de paour qu’elle demeura comme une statue sans sonner mot. À l’heure le meschant, qui ne vouloit poinct joyr pour une heure, ne la voulut prendre par force, mais luy dist : « Madamoiselle, n’ayez paour ; vous estes entre les mains de l’homme du monde qui plus vous ayme. »

Disant cella, il despouilla son grand habit, dessoubz lequel en avoyt vestu ung petit, lequel il présenta à la Damoiselle, en luy disant que, si elle ne le prenoit, il la mectroyt au rang des trespassez qu’elle voyoit devant ses oeilz.

La Damoiselle, plus morte que vive, délibéra de faindre luy vouloir obéyr, tant pour saulver sa vie que pour gaingner le temps qu’elle espéroit que son mary reviendroyt, &, par le commandement du dict Cordelier, commencea à se descoueffer le plus longuement qu’elle peut, &, quant elle fut en cheveulx, le Cordelier ne regarda à la beaulté qu’ilz avoyent, mais les couppa hastivement &, ce faict, la feyt despouiller tout en chemise & luy vestit le petit habit qu’il portoyt, reprenant le sien accoustumé ; & le plus tost qu’il peut s’en part de léans, menant avecq luy son petit Cordelier que si long temps il avoyt desiré.

Mais Dieu, qui a pitié de l’innocent en tribulation, regarda les larmes de ceste pauvre Damoiselle, en sorte que le mary, ayant faict ses affaires plus tost qu’il ne cuydoit, retourna en sa maison par le mesme chemyn où sa femme s’en alloyt. Mais, quant le Cordelier l’apperçeut de loing, il dist à la Damoiselle : « Voicy vostre mary que je voy venir. Je sçay, que, si vous le regardez, il vous vouldra tirer hors de mes mains ; par quoy marchez devant moy & ne tournez la teste nullement du cousté de là où il yra, car, si vous faictes ung seul signe, j’auray plus tost mon poignart en vostre gorge qu’il ne vous aura délivrée de mes mains. »

En ce disant, le Gentil homme approcha & luy demanda d’ont il venoyt ; il luy dist : « De vostre maison, où j’ay laissé Madamoiselle, qui se porte très bien & vous attend. »

Le Gentil homme passa oultre, sans apparcevoir sa femme, mais ung serviteur, qui estoyt avecq luy, lequel avoyt tousjours accoustumé d’entretenir le compaignon du Cordelier nommé Frère Jehan, commencea à appeller sa maistresse, pensant que ce fût Frère Jehan. La pauvre femme, qui n’osoyt tourner l’œil du costé de son mary, ne luy respondit mot, mais son Varlet, pour le veoir au visaige, traversa le chemyn, &, sans respondre rien, la Damoiselle luy feit signe de l’œil qu’elle avoyt tout plain de larmes.

Le Varlet s’en vat après son maistre & luy dist : « Monsieur, en traversant le chemyn j’ay advisé le compaignon du Cordelier, qui n’est poinct Frère Jehan, mais resemble tout à faict à Madamoiselle vostre femme, qui, avecq un œil plain de larmes, m’a gecté ung piteux regard. » Le Gentil homme lui dist qu’il resvoyt & n’en tint compte ; mais le Varlet, persistant, le supplia luy donner congé d’aller après & qu’il actendist au chemyn veoir si c’estoyt ce qu’il pensoyt. Le Gentil homme luy accorda & demeura pour veoir que son Varlet luy apporteroyt.

Mais, quant le Cordelier ouyt derrière luy le Varlet qui appelloyt Frère Jehan, se doubtant que la Damoiselle eust esté congneue, vint avecq ung grand baston ferré qu’il tenoit, & en donna ung si grand coup par le cousté au Varlet qu’i l’abbatit du cheval à terre ; incontinant saillyt sur son corps & luy couppa la gorge.

Le Gentil homme, qui de loing veit tresbucher son Varlet, pensant qu’il fust tumbé par quelque fortune, court après pour le relever, &, si tost que le Cordelier le veit, il luy donna de son baston ferré comme il avoyt faict à son Varlet & le gecta par terre, & se gecta sur luy. Mais le Gentil homme, qui estoyt fort & puissant, embrassa le Cordelier de telle sorte qu’il ne luy donna povoir de luy faire mal, & luy feit saillyr le poingnart des poinctz, lequel sa femme incontinant alla prendre & le bailla à son mary, & de toute sa force tint le Cordelier par le chapperon. Et le mary luy donna plusieurs coups de poingnart, en sorte qu’il luy requist pardon & confessa sa meschanceté. Le Gentil homme ne le voulut poinct tuer, mais pria sa femme d’aller en sa maison quérir ses gens & quelque charrette pour le mener, ce qu’elle feyt ; despouillant son habit, courut tout en chemise, la teste raze, jusques en sa maison.

Incontinant accoururent tous ses gens pour aller à leur Maistre luy ayder à admener le loup qu’il avoyt prins & le trouvèrent dans le chemyn, où il fut prins, lyé & mené en la maison du Gentil homme, lequel après le feyt conduire en la Justice de l’Empereur en Flandres, où il confessa sa mauvaise volunté.

Et fut trouvé, par sa confession & preuve qui fut faicte par Commissaires sur le lieu, que en ce Monastère y avoyt esté mené ung grand nombre de Gentilz femmes & autres belles filles par les moïens que ce Cordelier y vouloyt mener cette Damoiselle, ce qu’il eut faict sans la grâce de Nostre Seigneur, qui ayde tousjours à ceulx qui ont espérance en luy. Et fut le dict Monastère spolyé de ces larcins & des belles filles qui estoyent dedans, & les Moynes y enfermez dedans bruslèrent avec le dict Monastère, pour perpétuelle mémoire de ce cryme, par lequel se peult congnoistre qu’il n’y a rien plus dangereux qu’amour quant il est fondé sur vice, comme il n’est rien plus humain ne louable que quant il habite en ung cueur vertueulx.

« Je suys bien marry, mes Dames, de quoy la vérité ne nous amène des comptes autant à l’advantaige des Cordeliers comme elle faict à leur désadvantaige, car ce me seroyt grand plaisir, pour l’amour que je porte à leur Ordre, d’en sçavoir quelcun où je les puisse bien louer, mais nous avons tant juré de leur dire vérité que je suis contrainct, après le rapport de gens si dignes de foy, de ne la celler, vous asseurant, quant les Religieux feront acte de mémoire à leur gloire, que je mectray grand peine à leur faire trouver beaucoup meilleur que je n’ay faict à dire la vérité de ceste cy.

— En bonne foy, Geburon, » dist Oisille, « voilà ung amour qui se debvoit nommer cruaulté.

— Je m’esbahys, » dist Simontault, « comment il eut la patience, la voyant en chemise & ou lieu où il en povoyt estre maistre, qu’il ne la print par force.

— Il n’estoyt friant, » dist Saffredent, « mais il estoyt gourmant, car, pour l’envye qu’il avoyt de s’en souller tous les jours, il ne se voulloyt poinct amuser d’en taster.

— Ce n’est poinct cela, » dist Parlamente, « mais entendez que tout homme furieux est tousjours paoureux, & la craincte qu’il avoyt d’estre surprins & qu’on luy ostast sa proye, luy feisoit emporter son aigneau comme ung loup sa brebis, pour la menger à son aise.

— Toutesfois, » dist Dagoucin, « je ne sçaurois croyre qu’il ne luy portast amour, & aussi que en ung cueur si villain que le sien ce vertueux Dieu n’y eust sçeu habiter.

— Quoy que soyt, » dist Oisille, « il en fut bien pugny. Je prie à Dieu que de pareilles entreprinses puissent saillir telles pugnitions. Mais à qui donnerez-vous vostre voix ?

— À vous, Madame, » dist Geburon ; « vous ne fauldrez de nous en dire quelque bonne.

— Puisque je suys en mon ranc, » dist Oisille, « je vous en racompteray une bonne pour ce qu’elle est advenue de mon temps & que celluy mesmes qui l’a veue la m’a comptée. Je suis seure que vous ne ignorez poinct que la fin de tous noz malheurs est la mort, mays, mectant fin à nostre malheur, elle se peult nommer nostre félicité & seur repos. Le malheur doncques de l’homme, c’est desirer la mort & ne la pouvoir avoir, par quoy la plus grande punicion que l’on puisse donner à ung malfaiteur n’est pas la mort, mais c’est de donner ung tourment continuel si grand que il la face desirer & si petit qu’i ne la puisse avancer, ainsy que ung mary bailla à sa femme, comme vous oirez :


TRENTE DEUXSIESME NOUVELLE


Bernage, ayant connu en quelle patience & humilité une Damoyselle d’Alemagne recevoit l’étrange pénitence que son mary luy faisoit faire pour son incontinence, gangna ce point sur luy qu’oubliant le passé eut pitié de sa femme, la repreind avec soy & en eut depuis de fort beaus enfans.


e Roy Charles, huictiesme de ce nom, envoya en Allemaigne ung Gentil homme nommé Bernage, Sieur de Sivray près Amboise, lequel, pour faire bonne diligence, n’espargnoyt jour ne nuyct pour advancer son chemyn, en sorte que ung soir bien tard arriva en ung Chasteau d’un Gentil homme où il demanda logis, ce que à grant peyne peut avoir. Toutesfoys, quant le Gentil homme entendyt qu’il estoit serviteur d’un tel Roy, s’en alla au devant de luy & le pria de ne se mal contanter de la rudesse de ses gens, car, à cause de quelques parens de sa femme qui luy vouloient mal, il estoyt contrainct tenir ainsy la maison fermée. Aussi le dict Bernage luy dist l’occasion de sa légation, en quoy le Gentil homme s’offryt de faire tout service à luy possible au Roy son maistre, & le mena dedans sa maison, où il le logea & festoya honorablement.

Il estoyt heure de soupper ; le Gentil homme le mena en une belle salle, tendue de belle tapisserye, &, ainsy que la viande fut apportée sur la table, veid sortyr de derrière la tapisserye une femme la plus belle qu’il estoyt possible de regarder, mais elle avoyt sa teste toute tondue, le demeurant du corps habillé de noir à l’Alemande. Après que le Gentil homme eut lavé avec le Seigneur de Bernaige, l’on porta l’eaue à ceste Dame, qui lava & s’alla seoir au bout de la table, sans parler à nulluy ny nul à elle. Le Seigneur de Bernage la regarda bien fort, & luy sembla une des plus belles Dames qu’il avoyt jamais veues, sinon qu’elle avoyt le visaige bien pasle & la contenance bien triste.

Après qu’elle eut mengé ung peu, elle demanda à boyre, ce que lui apporta ung serviteur de céans dedans ung esmerveillable vaisseau, car c’estoyt la teste d’un mort, dont les œilz estoient bouchez d’argent, & ainsy beut deux ou trois foys. La Damoiselle, après qu’elle eut souppé, se feyt laver les mains, feyt une révérance au Seigneur de la maison & s’en retourna derrière la tapisserye, sans parler à personne. Bernage fut tant esbahy de veoir chose si estrange qu’il en devint tout triste & pensif.

Le Gentil homme, qui s’en apperçeut, luy dist :

« Je voy bien que vous vous estonnez de ce que avez veu en ceste table ; mais, veu l’honnesteté que je treuve en vous, je ne vous veulx celler que c’est, afin que vous ne pensiez qu’il y ayt en moy telle cruaulté sans grande occasion. Ceste Dame que vous avez veu est ma femme, laquelle j’ay plus aymée que jamais homme pourroyt aymer femme, tant que pour l’espouser je oubliay toute craincte, en sorte que je l’amenay icy dedans maulgré ses parens. Elle aussy me monstroyt tant de signes d’amour que j’eusse hazardé dix mille vies pour la mectre céans à son ayse & à la myenne, où nous avons vescu ung temps à tel repos & contentement que je me tenoys le plus heureux Gentil homme de la Chrestienté. Mais en ung voiage que je feys, où mon honneur me contraingnit d’aller, elle oublia tant son honneur, sa conscience & l’amour qu’elle avoyt en moy, qu’elle fut amoureuse d’un jeune Gentil homme que j’avoys nourry céans, dont à mon retour je me cuyday apercevoir. Si est ce que l’amour que je luy portois estoit si grand que je ne me povoys desfier d’elle, jusques à la fin que l’expérience me creva les œilz & veiz ce que je craingnoys plus que la mort, pour quoy l’amour que je lui portois fut convertye en fureur & désespoir, en telle sorte que je la guettay de si près que ung jour, faingnant aller dehors, me cachay en la chambre où maintenant elle demeure, où bien tost après mon partement elle se retira & y feyt venir ce jeune Gentil homme, lequel je veiz entrer avec la privaulté qui n’appartenoyt que à moy avoir à elle. Mais, quant je veiz qu’il vouloyt monter sur le lict auprès d’elle, je sailly dehors & le prins entre ses bras, où je le tuay, &, pour ce que le crime de ma femme me sembla si grand que une mort n’estoyt suffisante pour la punir, je luy ordonnay une peyne que je pense qu’elle a plus désagréable que la mort : c’est de l’enfermer en une chambre où elle se retiroyt pour prandre ses plus grands délices, & en la compaignye de celluy qu’elle aymoyt trop mieulx que moy, auquel lieu je luy ay mis dans une armoyre tous les oz de son amy, penduz comme chose prétieuse en ung cabinet. Et, affin qu’elle n’en oblye la mémoire, en beuvant & mangeant luy faictz servir à table, au lieu de couppe, la teste de ce meschant, & là tout devant moy, afin qu’elle voie vivant celluy qu’elle a faict son mortel ennemy par sa faulte, & mort pour l’amour d’elle celluy dont elle avoyt préféré l’amityé à la myenne. Et ainsy elle veoyt à disner & à soupper les deux choses qui plus luy doibvent desplaire, l’ennemy vivant & l’amy mort, & tout par son péché. Au demorant, je la traicte comme moy mesmes, sinon qu’elle va tondue, car l’arraiement des cheveulx n’appartient à l’adultère, ny le voyle à l’impudicque, par quoy s’en va rasée, monstrant qu’elle a perdu l’honneur de la virginité & pudicité. S’il vous plaist de prendre la peyne de la veoir, je vous y méneray. »

Ce que feyt voluntiers Bernaige, lesquelz descendirent à bas & trouvèrent qu’elle estoyt en une très belle chambre assise toute seule devant ung feu. Le Gentil homme tira ung rideau qui estoyt devant une grande armoyre, où il veid penduz tous les oz d’un homme mort. Bernaige avoyt grande envye de parler à la Dame, mais de paour du mary il n’osa. Le Gentil homme, quis’en apperçeut, luy dist : « S’il vous plaist luy dire quelque chose, vous verrez quelle grace & parolle elle a. »

Bernaige luy dist à l’heure : « Ma Dame, vostre patience est égalle au torment. Je vous tiens la plus malheureuse femme du monde. »

La Dame, ayant la larme à l’œil, avecq une grace tant humble qu’il n’estoyt possible de plus luy dist :

« Monsieur, je confesse ma faulte estre si grande que tous les maulx que le Seigneur de céans, lequel je ne suis digne de nommer mon mary, me sçauroit faire, ne me sont riens au pris du regret que j’ay de l’avoir offensé. »

En disant cela se print fort à pleurer. Le Gentil homme tira Bernaige par le bras & l’emmena.

Le lendemain au matin, s’en partyt pour aller faire la charge que le Roy luy avoyt donnée. Toutesfois, disant adieu au Gentil homme, ne se peut tenir de luy dire :

« Monsieur, l’amour que je vous porte & l’honneur & privaulté que vous m’avez faicte en vostre maison me contraingnent à vous dire qu’il me semble, veu la grande repentance de vostre pauvre femme, que vous luy debvez user de miséricorde, & aussy vous estes jeune & n’avez nulz enfans, & seroyt grand dommaige de perdre une si belle Maison que la vostre & que ceulx qui ne vous ayment peut-estre poinct en fussent héritiers. »

Le Gentil homme, qui avoyt délibéré de ne parler jamays à sa femme, pensa longuement aux propos que luy tint le Seigneur de Bernaige, & enfin congneut qu’il disoyt vérité & luy promist que, si elle persévéroyt en ceste humilité, il en auroyt quelquefois pitié.

Ainsy s’en alla Bernaige faire sa charge &, quand il fust retourné devant le Roy son Maistre, luy fit tout au long le compte, que le Prince trouva tel comme il disoyt &, entre autres choses ayant parlé de la beaulté de la Dame, envoya son Painctre, nommé Jehan de Paris, pour luy rapporter ceste Dame au vif, ce qu’il feyt après le consentement de son mary, lequel, après longue pénitence, pour le desir qu’il avoyt d’avoir enfans & pour la pitié qu’il eust de sa femme qui en si grande humilité recepvoyt ceste pénitence, il la reprint avecq soy & en eust depuis beaucoup de beaulx enfans.

« Mes Dames, si toutes celles à qui pareil cas est advenu beuvoyent en telz vaisseaulx, j’auroys grand paour que beaucoup de coupes dorées seroyent convertyes en testes de mortz. Dieu nous en veulle garder, car, si sa bonté ne nous retient, il n’y a aucun d’entre nous qui ne puisse faire pis, mais, ayant confiance en luy, il gardera celles qui confessent ne se povoir par elles mesmes garder, & celles qui se confient en leurs forces sont en grand dangier d’estre tentées jusques à confesser leur infirmité. Et en est veu plusieurs qui ont tresbuché en tel cas, dont l’honneur saulvoyt celles que l’on estimoyt les moins vertueuses, & dist le viel proverbe : Ce que Dieu garde est bien gardé.

— Je trouve, » dist Parlamente, « ceste punition autant raisonnable qu’il est possible ; car, tout ainsy que l’offence est pire que la mort, aussi est la pugnition pire que la mort. »

Dist Ennasuite : « Je ne suis pas de vostre opinion, car j’aimerois mieulx toute ma vye voir les os de tous mes serviteurs en mon cabinet que de mourir pour eulx, veu qu’il n’y a mesfaict qui ne se puisse amender, mais après la mort n’y a poinct d’amendement.

— Comment sçauriez vous amender la honte, » dist Longarine, « car vous sçavez que, quelque chose que puisse faire une femme après ung tel mesfaict, ne sçauroit réparer son honneur ?

— Je vous prie, » dist Ennasuite, » dictes moy si la Magdeleine n’a pas plus d’honneur entre les hommes maintenant que sa seur, qui estoit vierge ?

— Je vous confesse, » dist Longarine, « qu’elle est louée entre nous de la grande amour qu’elle a portée à Jesus Christ & de sa grande pénitence, mais si luy demeure le nom de pécheresse.

— Je ne soulcie, » dist Ennasuite, « quel nom les hommes me donnent, mais que Dieu me pardonne & mon mary aussy. Il n’y a rien pour quoy je voulsisse morir.

— Si ceste Damoiselle aymoyt son mari comme elle debvoyt, » dist Dagoucin, « je m’esbahis comme elle ne mouroyt de deuil en regardant les oz de celluy à qui par son péché elle avoyt donné la mort.

— Comment, Dagoucin, » dist Simontault, « estes vous encores à sçavoir que les femmes n’ont amour ny regret ?

— Je suis encores à le sçavoir, » dist Dagoucin, « car je n’ay jamais osé tenter leur amour de paour d’en trouver moins que j’en desire.

— Vous vivez donc de foy & d’espérance, » dist Nomerfide, « comme le pluvier du vent ; vous estes bien aisé à nourrir.

— Je me contente, » dist-il, « de l’amour que je sens en moy & de l’espoir qu’il y a au cueur des Dames, mais, si je le sçavoys comme je l’espère, j’aurois si extrême contentement que je ne le sçaurois porter sans mourir.

— Gardez-vous bien de la peste, » dist Geburon, « car de ceste malladye là je vous en assure ; mais je vouldrois sçavoir à qui Madame Oisille donnera sa voix ?

— Je la donne, » dist-elle, « à Simontault, lequel je say bien qu’il n’espargnera personne.

— Autant vault, » dist-il, « que vous mètiez à sus que je suis ung peu mesdisant ; si ne lairrè-je à vous monstrer que ceulx que l’on disoyt mesdisants ont dict vérité. Je croy, mes Dames, que vous n’estes pas si sottes que de croyre en toutes les Nouvelles que l’on vous vient compter, quelque apparence qu’elles puissent avoir de saincteté, si la preuve n’y est si grande qu’elle ne puisse estre remise en doubte. Aussy sous tèles espèces de miracles y a souvent des abbuz, & pour ce j’ay eu envie de vous racompter ung miracle, qui ne sera moins à la louange d’un Prince fidelle que au deshonneur du meschant Ministre d’Eglise.


TRENTE TROISIESME NOUVELLE


L’hypocrisye d’un Curé, qui, sous le manteau de saincteté, avoit engroissée sa seur, fut découverte par la sagesse du Comte d’Angoulesme, par le commandement duquel la Justice en feit punition.


e Conte Charles d’Angoulesme, père du Roy Françoys, Prince fidelle & craignant Dieu, estoyt à Coignac que l’on luy racompta que en ung villaige près de là, nommé Cherves, y avoyt une fille vierge, vivant si austèrement que c’estoyt chose admirable, laquelle toutesfois estoyt trouvée grosse, ce que elle ne dissimuloit poinct, & asseuroyt tout le peuple que jamais elle n’avoyt congneu homme & qu’elle ne sçavoyt comme le cas luy estoyt advenu, sinon que ce fût œuvre du Sainct Esperit, ce que le peuple croyoit facillement & la tenoient & réputoient entre eulx comme pour une seconde Vierge Marye, car chacun congnoissoit que dès son enfance elle estoyt si saige que jamais n’eust en elle ung seul signe de mondanité. Elle jeusnoit non seullement les jeusnes commandez de l’Église, mais plusieurs foys la sepmaine à sa dévotion, &, tant que l’on disoyt quelque service en l’Église, elle n’en bougeoyt ; par quoy sa vie estoyt si estimée de tout le Commung que chacun par miracle la venoyt veoir, & estoyt bien heureux qui luy povoyt toucher la robbe.

Le Curé de la Paroisse estoyt son frère, homme d’aage & de bien austère vie, aymé & estimé de ses parroissiens, & tenu pour ung sainct homme, lequel tenoyt de si rigoureux propos à sa dicte seur qu’il la feyt enfermer en une maison, dont tout le peuple estoyt mal contant, & en fut le bruict si grand que, comme je vous ay dict, les nouvelles en vindrent à l’oreille du Conte, lequel, voyant l’abbus où tout le peuple estoyt, desirant les en oster, envoya ung Maistre des Requestes & ung Aulmosnier, deux fort gens de bien, pour en sçavoir la vérité, lesquelz allèrent sur le lieu & se informèrent du cas le plus dilligemment qu’ilz peurent, s’adressans au Curé, qui estoyt tant ennuyé de cest affaire qu’il les pria d’assister à la vériffication, laquelle il espéroyt faire le lendemain.

Ledict Curé, dès le matin, chanta la messe, où sa seur assista tousjours à genoulx, bien fort grosse, &, à la fin de la messe, le Curé print le corpus Domini, & en la présence de toute l’assistance dist à sa seur : « Malheureuse que tu es, voicy Celluy qui a souffert mort & passion pour toy, devant lequel je te demande si tu es vierge comme tu m’as tousjours asseuré ? » Laquelle hardiment lui respondit que ouy. « Et comment doncques est il possible que tu soys grosse & demeurée vierge ? » Elle respondit : « Je n’en puis randre autre raison, sinon que ce soyt la grace du Sainct Esperit qui faict en moy ce qu’il lui plaist ; mais si ne puis je nier la grâce que Dieu m’a faicte de me conserver vierge, & n’euz jamais volunté d’estre maryée. » À l’heure son frère luy dist : « Je te bailleray le corps précieux de Jésu-Christ, lequel tu prendras à ta damnation s’il est autrement que tu me le dis, dont Messieurs, qui sont icy présens de par Monseigneur le Conte, seront tesmoings. » La fille, aagée de près de trente ans, jura par tel serment : « Je prendz le corps de Nostre Seigneur icy présent devant vous à ma damnation, devant vous Messieurs & vous mon frère, si jamais homme m’atoucha non plus que vous. » Et en ce disant reçeut le corps de Nostre Seigneur.

Le Maistre des Requestes & Aulmonier du Conte ayans veu cella s’en allèrent tous confuz, croyans que, avecq tel serment, mensonge ne sçauroit avoir lieu, & en feirent le rapport au Conte, le voulant persuader à croyre ce qu’ilz croyoient. Mais luy qui estoyt sage, après y avoir bien pensé, leur fit de rechef dire les parolles du jurement, lesquelles ayant bien pensées :

« Elle vous a dict vérité & si vous a trompés, car elle a dict que jamais homme ne luy toucha non plus que son frère, & je pense pour vérité que son frère luy a faict cest enffant & veult couvrir sa meschanceté soubz une si grande dissimulation. Mais nous, qui croyons un Jésus Christ venu, n’en debvons plus attendre d’autre. Par quoy allez vous en & mectez le Curé en prison ; je suis seur qu’il confessera la vérité. »

Ce qui fut faict selon son commandement, non sans grandes remontrances pour le scandalle qu’ilz faisoient à cest homme de bien. Et, si tost que le Curé fut prins, il confessa sa meschanceté & comme il avoyt conseillé à sa seur de tenir les propos qu’elle tenoyt pour couvrir la vie qu’ilz avoient menée ensemble, non seullement d’une excuse légière, mais d’un faulx donné à entendre, par lequel ilz demoroient honorez de tout le monde. Et dist, quand on luy meist au devant qu’il avoyt esté si meschant de prendre le corps de Nostre Seigneur pour la faire jurer dessus, qu’il n’estoyt pas si hardy & qu’il avoyt prins ung pain non sacré ny bénist.

Le rapport en fust faict au Conte d’Angoulesme, lequel commanda à la Justice de faire ce qu’il appartenoit. L’on attendit que sa seur fust accouchée, &, après avoir faict ung beau filz, furent bruslez le frère & la seur ensemble, dont tout le peuple eust ung merveilleux esbahissement, ayant veu soubz si sainct manteau ung monstre si horrible, & soubz une vie tant louable & saincte régner ung si détestable vice.


« Voylà mes Dames, comme la foy du bon Conte ne fut vaincue par signes ne miracles extérieurs, sçachant très bien que nous n’avons que ung Saulveur, lequel, en disant : Consummatum est, a monstré qu’il ne laissoyt poinct de lieu à ung aultre successeur pour faire nostre salut.

— Je vous promectz, » dist Oisille, « que voylà une grande hardiesse pour une extrême ypocrisie de couvrir du manteau de Dieu & des vrais Chrestiens ung péché si enorme.

— J’ay oy dire, » dist Hircan, « que ceulx qui, soubz couleur d’une Commission du Roy, font cruaultez & tirannyes, sont puniz doublement de ce qu’ilz couvrent leur injustice de la Justice Roiale ; aussi voyez vous que les ypocrites, combien qu’ils prospèrent quelque temps soubz le manteau de Dieu & de saincteté, quant le Seigneur Dieu liève son manteau, les descouvre & les mect tous nudz, & à l’heure leur nudité, ordure & villenye, est d’autant trouvée plus layde que la couverture est dicte honnorable.

— Il n’est plus plaisant, » dist Nomerfide, « que de parler naïfvement ainsi que le cueur le pense.

— C’est pour en gausser, » respondit Longarine, « & je croy que vous donnez vostre opinion selon vostre condition.

— Je vous diray, » dist Nomerfide, « je voy que les folz, si on ne les tue, vivent plus longuement que les saiges, & n’y entendz que une raison, c’est qu’ilz ne dissimullent point leurs passions. S’ils sont courroucez, ils frappent ; s’ils sont joieux, ilz rient, & ceulx qui cuydent estre saiges dissimulent tant leurs imperfections qu’ils en ont tous les cueurs empoisonnez.

— Et je pense, » dist Geburon, « que vous dictes vérité & que l’hypocrisie, soit envers Dieu, ou envers les hommes ou la Nature, est cause de tous les maulx que nous avons.

— Ce seroyt belle chose, » dist Parlamente, « que nostre cueur fust si remply par foy de Celluy qui est toute vertu & toute joye, que nous le puissions librement monstrer à chacun.

— Ce sera à l’heure, » dist Hircan, « qu’il n’y aura plus de chair sur nos os.

— Si est ce, » dist Oisille, « que l’Esperit de Dieu, qui est plus fort que la Mort, peult mortiffier nostre cueur, sans mutation ne ruyne de corps.

— Ma Dame, » dist Saffredent, « vous parlez d’un don de Dieu qui n’est encores commung aux hommes.

— Il est commung, » dist Oisille, « à ceulx qui ont la foy, mais, pour ce que ceste matière ne se laisseroit entendre à ceulx qui sont charnelz, scachons à qui Simontault donne sa voix.

— Je la donne, » dist Simontault, « à Nomerfide, car, puisqu’elle a le cueur joyeulx, sa parolle ne sera poinct triste.

— Et vrayement, » dist Nomerfide, « puisque vous avez envie de rire, je vous en voys prester l’occasion &, pour vous monstrer combien la paour & l’ignorance nuyst, & que faute d’entendre ung propos est souvent cause de beaucoup de mal, je vous diray qu’il advint à deux Cordeliers de Nyort, lesquelz, pour mal entendre le langaige d’un Boucher, cuydèrent morir.


TRENTE QUATRIESME NOUVELLE


Deux Cordeliers, escoutans le secret où l’on ne les avoit appelez, pour avoir mal entendu le langage d’un Boucher meirent leur vie en danger.


l y a ung villaige entre Nyort & Fors, nommé Grip, lequel est au Seigneur de Fors. Ung jour advint que deux Cordeliers, venans de Nyort, arrivèrent bien tard en ce lieu de Grip & logèrent en la maison d’un Boucher.

Et, pour ce que entre leur chambre & celle de l’Hoste n’y avoyt que des aiz bien mal joinctz, leur print envye d’escouter ce que le mary disoyt à sa femme, estans dedans le lict, & vindrent mectre leurs oreilles tout droict au chevet du lict du mary, lequel, ne se doubtant de ses hostes, parloyt à sa femme privément de son mesnage, en luy disant :

« M’amye, il me fault demain lever matin pour aller veoir nos Cordeliers, car il y en a ung bien gras, lequel il nous fault tuer ; nous le sallerons incontinant & en ferons bien nostre proffict. »

Et, combien qu’il entendoyt de ses pourceaulx, lesquelz il appelloit Cordeliers, si est ce que les deux pauvres Frères, qui oyoient ceste conjuration, se tindrent tout asseurez que c’estoyt pour eulx & en grande paour & craincte attendoient l’aube du jour.

Il y en avoyt ung d’eulx fort gras & l’autre assez maigre. Le gras se vouloyt confesser à son compaignon, disant que ung Boucher, ayant perdu l’amour & craincte de Dieu, ne feroyt non plus de cas de l’assommer que ung beuf ou autre beste, &, veu qu’ilz estoient enfermez en leur chambre, de laquelle ilz ne povoient sortir sans passer par celle de l’Hoste, ilz se debvoient tenir bien seurs de leur mort & recommander leurs âmes à Dieu. Mais le jeune, qui n’estoit pas si vaincu de paour que son compaignon, luy dist que, puysque la porte leur estoyt fermée, falloyt essayer à passer par la fenestre & que aussy bien ilz ne sçauroient avoir pis que la mort, à quoy le gras s’accorda.

Le jeune ouvrit la fenestre &, voyant qu’elle n’estoyt trop haulte de terre, saulta legièrement en bas & s’enfuyt le plus tost & le plus loing qu’il peut, sans attendre son compaignon, lequel essaya le dangier ; mais la pesanteur le contraingnyt de demeurer en bas, car, au lieu de saulter, il tumba si lourdement qu’il se blessa fort en une jambe.

Et, quant il se veid abandonné de son compaignon & qu’il ne le povoyt suyvre, regarda à l’entour de luy où il se pourroyt cacher & ne veid rien que un tect à pourceaulx, où il se traina le mieulx qu’il peut, &, ouvrant la porte pour se cacher dedans, en eschappa deux grands pourceaulx, en la place desquelz se meist le pauvre Cordelier & ferma le petit huys sur luy, espérant, quant il orroyt le bruict des gens passans, qu’il appelleroyt & trouveroit secours.

Mais, si tost que le matin fut venu, le Boucher appresta ses grands cousteaulx & dist à sa femme qu’elle luy tint compaignye pour aller tuer son pourceau gras, &, quant il arriva au tect auquel le Cordelier s’estoyt caché, commencea à cryer bien hault en ouvrant la petite porte : « Saillez dehors, Maistre Cordelier ; saillez dehors, car aujourd’huy j’auray de vos boudins ».

Le pauvre Cordelier, ne se povant soustenir sur sa jambe, saillyt à quatre piedz hors du tect, criant, tant qu’il povoyt, miséricorde. Et, si le pauvre Frère eust grand paour, le Boucher & sa femme n’en eurent pas moins, car ilz pensoient que sainct François fust courroucé contre eulx de ce qu’ilz nommoient une beste Cordelier & se mirent à genoulx devant le pauvre Frère, demandans pardon à sainct François & à sa Religion, en sorte que le Cordelier cryoyt d’un costé miséricorde au Boucher & le Boucher à luy d’aultre, tant que les ungs & les aultres furent ung quart d’heure sans se povoir asseurer.

À la fin, le beau Père, congnoissant que le Boucher ne lui vouloit poinct de mal, luy compta la cause pourquoy il s’estoit caché en ce tect, dont leur paour tourna incontinant en ris, sinon que le pauvre Cordelier, qui avoyt mal en la jambe, ne se povoyt resjouyr, mais le Boucher le mena en sa maison, où il le feit très bien penser.

Son compaignon, qui l’avoyt laissé au besoing, courut toute la nuyct tant que au matin il vint en la maison du Seigneur de Fors, où il se plaingnoyt de ce Boucher, lequel il soupsonnoit d’avoir tué son compaignon, veu qu’il n’estoyt poinct venu après luy. Ledict Seigneur de Fors envoia incontinant au lieu de Grip pour en sçavoir la vérité, laquelle scène ne se trouva poinct matière de pleurer, mais ne faillyt à le racompter à sa Maistresse, Madame la Duchesse d’Angoulesme, mère du Roy Françoys, premier de ce nom.


« Voylà, mes Dames, comment il ne faut pas bien escouter le secret là où on n’est poinct appellé & entendre mal les parolles d’aultruy.

— Ne sçavois-je pas bien, » dist Simontault, « que Nomerfide ne nous feroyt poinct pleurer, mais bien fort rire, en quoy il me semble que chacun de nous s’est bien acquicté.

— Et qu’est-ce à dire ? » dist Oisille, « que nous sommes plus enclins à rire d’une follye que d’une chose sagement faicte.

— Pour ce, » dist Hircan, « qu’elle nous est plus agréable, d’autant qu’elle est plus semblable à nostre nature qui de soy n’est jamais saige, & chacun prent plaisir à son semblable, les folz aux folyes & les saiges à la prudence. Je croy, » dist-il, « qu’il n’y a ne saiges ne folz qui se sçeussent garder de rire de ceste histoire.

— Il y en a, » dist Geburon, « qui ont le cueur tant adonné à l’amour de sapience que, pour choses qu’ilz sçeussent oyr, on ne les sçauroyt faire rire, car ilz ont une joye en leurs cueurs & un contentement si modéré que nul accident ne les peut muer.

— Où sont ceux-là ? » dist Hircan.

— Les Philosophes du temps passé », respondit Geburon, « dont la tristesse & la joye est quasi poinct sentye, au moins n’en monstroyent ilz nul semblant, tant ilz estimoient grand vertu se vaincre eulx mesmes & leur passion, & je trouve aussi bon comme ilz font de vaincre une passion vicieuse ; mais d’une passion naturelle, qui ne tend à nul mal, ceste vicoire là me semble inutille.

— Si est ce, » dist Geburon, « que les Anciens estimoient ceste vertu grande.

— Il n’est pas dict aussi, » respondit Saffredent, « qu’ilz fussent tous saiges, mais y en avoit plus d’apparence de sens & de vertu qu’il n’y avoyt d’effect.

— Toutesfois vous verrez qu’ils reprennent toutes choses mauvaises, » dist Geburon, « & mesmes Diogènès marche sur le lict de Platon, qui estoit trop curieux à son grey, pour monstrer qu’il desprisoyt & vouloyt mectre sous le pied la vaine gloire & convoytise de Platon, en disant : Je conculque & desprise l’orgueil de Platon.

— Mais vous ne dictes pas tout, » dist Saffredent, « car Platon luy respondit que c’estoyt par ung aultre orgueil.

— À dire la vérité, » dist Parlamente, « il est impossible que la victoire de nous-mesmes se face par nous-mesmes sans ung merveilleux orgueil, qui est le vice que chacun doibt le plus craindre, car il s’engendre de la mort & ruyne de toutes les aultres vertuz.

— Ne vous ay je pas leu au matin, » dist Oisille, « que ceulx, qui ont cuydé estre plus saiges que les autres hommes & qui par une lumière de raison sont venuz jusques à congnoistre ung Dieu créateur de toutes choses, toutesfoys pour s’attribuer ceste gloire & non à Celluy d’ont elle venoyt, estimans par leur labeur avoir gaingné ce sçavoir, ont été faictz non seullement plus ignorans & desraisonnables que les aultres hommes, mais que les bestes brutes ? Car, ayans erré en leurs esperitz, s’attribuans ce que Dieu seul appartient, ont monstré leurs erreurs par le désordre de leurs corps, oblians & pervertissans l’ordre de leur sexe, comme sainct Pol aujourd huy monstre en l’Epistre qu’il escripvoyt aux Romains.

— Il n’y a nul de nous, » dist Parlamente, « qui par ceste Epistre ne confesse que tous les péchés extérieurs ne sont que les fruictz de l’infélicité intérieure, laquelle, plus est couverte de vertu & de miracle, plus est dangereuse à arracher.

— Entre nous hommes, » dist Hircan, « sommes plus près de nostre salut que vous autres, car, ne dissimulans poinct nos fruicts, congnoissons facillement notre racine ; mais vous, qui ne les osez mectre dehors & qui faictes tant de belles œuvres apparantes, à grand peine congnoistrez vous cette racine d’orgueil, qui croist sous si belle couverture.

— Je vous confesse, » dist Longarine, « que, si la parolle de Dieu ne nous monstre par la foy la lèpre d’infidélité cachée en notre cueur, Dieu nous faict grand grâce quant nous trébuchons en quelque offense visible par laquelle notre peste couverte se puisse veoir. Et bien heureux sont ceulx que la foy a tant humiliez qu’ils n’ont poinct besoing d’expérimenter leur nature pécheresse par les effects du dehors.

— Mais regardons, » dist Simontault, « de là ou nous sommes venus. En partant d’une très grande folye nous sommes tombez en la Philosophye & Théologie. Laissons ces disputes à ceulx qui savent mieux resver que nous, & sçachons de Nomerfide à qui elle donne sa voix.

— Je la donne, « dis-elle, « à Hircan, mais je luy recommande l’honneur des dames.

— Vous ne le pouvez dire en meilleur endroict, » dist Hircan, « car l’histoire que j’ai apprestée est toute telle qu’il la fault pour vous obéyr. Si est ce que par là je vous aprandray à confesser que la nature des femmes & des hommes est de soi encline à tout vice si elle n’est préservée de Celluy à qui l’honneur de toute victoire doibt estre rendu, &, pour vous abattre l’audace que vous prenez quant on en dit à vostre honneur, je vous en diray une aultre, une très véritable :


TRENTE CINQUIESME NOUVELLE


L’opinion d’une Dame de Pampelune, — qui, cuydant l’amour spirituelle n’estre poinct dangereuse, s’estoit efforcée d’entrer en la bonne grâce d’un Cordelier, — fut tellement vaincue par la prudence de son mary que, sans luy déclarer qu’il entendist rien de son affaire, luy fait mortellement hayr ce que plus elle avoit aymé, & s’addonna entièrement à son mary.


n la Ville de Pampelune y avoyt une Dame, estimée belle & vertueuse & la plus chaste & dévote qui fût au pays. Elle aymoyt son mary & luy obéissoyt si bien que entièrement il se confioyt en elle. Ceste Dame fréquentoyt incessamment le service divin & les sermons, & persuadoyt son mary & ses enfants à y demeurer comme elle, laquelle, estant en l’aage de trente ans que les femmes ont accoustumé de quicter le nom de belles pour estre nommées saiges, en ung premier jour de Karesme alla à l’église prendre la mémoire de la mort, où elle trouva le sermon que commençoyt ung Cordelier, tenu de tout le peuple ung sainct homme pour sa très grande austérité & bonté de vie, qui le randoyt meigre & pasle, mais non tant qu’il ne fût ung des beaulx hommes du monde.

La Dame escouta dévotement son sermon, ayant les œilz fermes à regarder ceste vénérable personne, & l’oreille & l’esperit prestz à l’escouter, par quoy la doulceur de ses parolles pénétra les oreilles de ladicte Dame jusques au cueur, & la beaulté & grace de son visaige passa par les œilz & blessa si fort l’esperit de la Dame qu’elle fut comme une personne ravye. Après le sermon regarda soigneusement où le Prescheur diroyt la messe, & là assista & print les cendres de sa main, qui estoit aussi belle & blanche que Dame la sçauroit avoir, ce que regarda plus la dévote que la cendre qu’il luy bailloyt.

Croyant asseurément que un tel amour spirituel & quelques plaisirs qu’elle en sentoyt n’eussent sçeu blesser sa conscience, elle ne failloyt poinct tous les jours d’aller au sermon & d’y mener son mary, & l’un & l’autre donnoient tant de louange au Prescheur que en tables & ailleurs ilz ne tenoient aultres propos. Ainsy ce feu, soubz tiltre de spirituel, fut si charnel que le cueur qui en fut si embrasé brusla tout le corps de ceste pauvre Dame, &, tout ainsy qu’elle estoyt tardive à sentyr ceste flamme, ainsy elle fut prompte à enflamber & sentyt plus tost le contentement de sa passion qu’elle ne congneut estre pationnée, &, comme toute surprinse de son ennemy amour, ne résista plus à nul de ses commandemens. Mais le plus fort estoyt que le médecin de ses doulleurs estoyt ignorant de son mal, par quoy, ayant mis dehors toute la craincte qu’elle debvoyt avoir de monstrer sa folye devant ung si saige homme, son vice & sa meschanceté à ung si vertueux & homme de bien, se meit à lui escripre l’amour qu’elle luy portoit le plus doulcement qu’elle peut pour le commencement, & bailla ses lectres à ung petit Paige, luy disant ce qu’il y avoyt à faire & que surtout il se gardast que son mary ne le veit aller aux Cordeliers.

Le Paige, serchant son plus direct chemyn, passa par la rue où son Maistre estoyt assis en une boutique. Le Gentil homme, le voyant passer, s’advancea pour regarder où il alloyt, &, quant le Paige l’apperçeut, tout estonné se cacha dans une maison. Le Maistre, voiant ceste contenance, le suivyt &, en le prenant par le bras, luy demanda où il alloyt &, voiant ses excuses sans propos & son visaige effroyé, le menassa de le bien battre s’il ne luy disoyt où il alloyt. Le pauvre Paige luy dist : « Hélas, Monsieur, si je le vous dis, Madame me tuera. » Le Gentil homme, doubtant que sa femme feist ung marché sans luy, asseura le Paige qu’il n’auroit nul mal, s’il luy disoyt vérité, & qu’il lui feroyt tout plain de bien, aussy que, s’il mentoyt, il le mectroyt en prison pour jamais. Le petit Paige, pour avoir du bien & pour éviter le mal, luy compta tout le faict & luy monstra les lectres que sa Maistresse escripvoit au Prescheur, dont le mary fut autant esmerveillé & marry comme il avoyt esté tout asseuré toute sa vie de la loyaulté de sa femme, où jamais n’avoyt congneu faulte.

Mais luy, qui estoyt saige, dissimula sa collère &, pour congnoistre du tout l’intention de sa femme, va faire une response comme si le Prescheur la mercyoit de sa bonne volunté, luy déclarant qu’il n’en avoyt moins de son costé. Le Paige, ayant juré à son Maistre de mener saigement cest affaire, alla porter à sa Maistresse la lectre contrefaicte, qui en eut telle joye que son mary s’apperçeut bien qu’elle avoyt changé son visaige, car, en lieu d’enmagrir pour le jeusne du Karesme, elle estoyt plus belle & plus fresche que à Karesme prenant.

Desjà estoyt la my Karesme que la Dame ne laissa, ne pour Passion ne pour Sepmaine saincte, sa manière accoustumée de mander par lectres au Prescheur sa furieuse fantaisye, & luy sembloyt, quant le Prescheur tournoit les œilz du costé où elle estoyt ou qu’il parloyt de l’amour de Dieu, que tout estoyt pour l’amour d’elle, &, tant que ses œilz povoient monstrer ce qu’elle pensoyt, elle ne les espargnoyt pas. Le mary ne falloyt poinct à lui faire pareille response.

Après Pasques, il luy rescripvit au nom du Prescheur, qui la prioyt luy enseigner le moïen qu’il la peust veoir secrettement. Elle, à qui l’heure tardoyt, conseilla à son mary d’aller visiter quelques terres qu’ilz avoient dehors, ce qu’il luy promist, & demeura caché en la maison d’ung sien amy. La Dame ne faillyt poinct d’escripre au Prescheur qu’il estoyt heure de la venir veoir parce que son mary estoit dehors.

Le Gentil homme, voulant expérimenter jusques au bout le cueur de sa femme, s’en alla au Prescheur, le priant, pour l’amour de Dieu, luy vouloir prester son habit. Le Prescheur, qui estoit homme de bien, luy dist que leur Reigle le défendoyt & que pour rien ne le presteroyt pour servir en Masques. Le Gentil homme l’asseura qu’il n’en vouloyt poinct abuser & que c’estoyt pour chose nécessaire à son bien & salut. Le Cordelier, qui le congnoissoyt homme de bien & dévot, luy presta, & avecq cest habit, qui couvroyt tout le visaige en sorte que l’on ne povoyt veoir les œilz, print le Gentil homme une faulse barbe & ung faulx nez semblables à ceux du Prescheur ; aussy avecq du liège se feyt de sa propre grandeur.

Ainsy habillé, s’en vint au soir en la chambre de sa femme, qui l’attendoyt en grand dévotion. La pauvre sotte n’attendyt pas qu’il vint à elle, mais, comme femme hors du sens, le courut embrasser. Luy, qui tenoyt le visaige baissé de paour d’estre congneu, commencea à faire le signe de la croix, faysant semblant de la fuyr en disant tousjours, sans aultre propos : « Tentation, tentation ! » La Dame luy dist : « Hélas, mon Père, vous avez raison, car il n’en est poinct de plus forte que qui vient d’Amour, à laquelle vous m’avez promis donner remède, vous priant, maintenant que nous en avons le temps & loisir, avoir pitié de moy » ; &, en ce disant, s’esforceoyt de l’embrasser, lequel, fuyant par tous les costez de la chambre avecq grands signes de croix, cryoit tousjours : « Tentation, tentation ! » Mais, quant il veit qu’elle le serchoyt de trop près, print ung gros baston qu’il avoyt soubz son manteau & la battit si bien qu’il luy feit passer sa tentation sans estre congneu d’elle. S’en alla incontinant rendre les habitz au Prescheur, l’asseurant qu’ilz luy avoyent porté bonheur.

Le lendemain, faisant semblant de revenir de loing, retourna en sa maison, où il trouva sa femme au lict, &, comme ignorant sa maladie, luy demanda la cause de son mal, qui luy respondit que c’estoyt ung caterre & qu’elle ne se povoyt aider de bras ne de jambes. Le mary, qui avoyt belle envye de rire, feit semblant d’en estre bien marry &, pour la resjouir, lui dist sur le soir qu’il avoyt convié à soupper le sainct homme Prédicateur. Mais elle luy dist soubdain : « Jamais ne vous advienne, mon amy, de convier telles gens, car ilz portent malheur en toutes les maisons où ilz vont. — Comment, m’amye, » dist le mary, « vous m’avez tant loué cestuy cy ! Je pense, quant à moy, s’il y a ung sainct homme au monde, que c’est luy. » La Dame luy respondit : « Ils sont bons en l’église & en la prédication, mais aux maisons sont Antechrist ; je vous prie, mon amy, que je ne le voye poinct, car ce seroyt assez, avecq le mal que j’ay, pour me faire mourir. » Le mary lui dist : « Puisque vous ne le voulez veoir, vous ne le verrez poinct, mais si luy donneray je à soupper céans. — Faictes, » dist elle, « ce qu’il vous plaira, mais que je ne le voye poinct, car je hay telles gens comme Diables. »

Le mary, après avoir baillé à soupper au beau Père, luy dist : « Mon Père, je vous estime tant aymé de Dieu qu’il ne vous refusera aucune requeste ; par quoy je vous supplie avoir pitié de ma pauvre femme, laquelle depuis huict jours en çà est possédée du Malin Esperit, de sorte qu’elle veult mordre & esgratiner tout le monde. Il n’y a croix ne eaue benoiste dont elle face cas. J’ay ceste foy que si vous mectez la main sur elle, que le Diable s’en ira, dont je vous prie autant que je puis. » Le beau Père dist : « Mon filz, toute chose est possible au croyant. Croiez vous pas fermement que la bonté de Dieu ne refuse nul qui en foy luy demande grâce ? — Je le croy, mon père, » dist le Gentil homme. — « Asseurez vous aussy, mon filz, » dist le Cordelier, « qu’il peut ce qu’il veut & qu’il n’est moins puissant que bon. Allons, fortz en foy, pour résister à ce lyon rugissant & lui arracher la proye qui est acquise à Dieu par le sang de son filz Jésus Christ. »

Ainsy le Gentil homme mena cest homme de bien où estoyt sa femme couchée sur ung petit lict, qui fust si estonnée de le veoir, pensant que ce fust celluy qui l’avoyt battue, qu’elle entra en merveilleuse collère, mais, pour la présence de son mary, baissa les œilz & devint muette. Le mary dist au sainct homme : « Tant que je suis devant elle, le Diable ne la tormente guères, mais, si tost que je m’en iray, vous luy gecterez de l’eau benoiste ; vous verrez à l’heure le Malin Esperit faire son office. »

Le mary le laissa tout seul avecq sa femme & demeura à la porte pour veoir leur contenance. Quant elle ne veid plus personne que le beau Père, elle commencea à cryer comme femme hors du sens, en l’apellant meschant, villain, meurtrier, trompeur. Le beau Père, pensant pour vray qu’elle fust possedée d’un Malin Esperit, luy vouloit prandre la teste pour dire dessus les oraisons ; mais elle l’esgratina & mordeyt de telle sorte qu’il fut contrainct de parler de plus loing &, en gectant force eaue benoiste, disoyt beaucoup de bonnes oraisons.

Quant le mary veid qu’il en avoyt bien faict son debvoir, entra en la chambre & le mercya de la peyne qu’il en avoyt prinse, & à son arrivée sa femme cessa ses injures & malédictions, & baisa la croix bien doulcement pour la craincte qu’elle avoyt de son mary. Mais le sainct homme, qui l’avoyt veue tant enragée, croyoyt fermement que à sa prière Nostre Seigneur eust gecté le Diable dehors, & s’en alla louant Dieu de ce grand miracle.

Le mary, voiant sa femme bien chastiée de sa folle fantaisie, ne lui voulut poinct déclairer ce qu’il avoyt faict, car il se contentoyt d’avoir vaincu son opinion par sa prudence & l’avoir mise en telle sorte qu’elle hayoit mortellement ce qu’elle avoyt aymé, &, détestant sa folye, se adonna du tout au mary & au mesnaige mieulx qu’elle n’avoyt faict paravant.


« Par cecy, mes Dames, povez vous congnoistre le bon sens d’un mary & la fragilité d’une femme de bien, & je pense, quant vous avez bien regardé en ce mirouer, au lieu de vous fier en vos propres forces, vous aprendrez à vous retourner à Celluy en la main duquel gist vostre honneur.

— Je suys bien ayse, » dist Parlamente, de quoy vous estes advenu prescheur des Dames, & le serois encore plus si vous vouliez continuer ces beaux sermons à toutes celles à qui vous parlez.

— Toutes les fois, » dist Hircan, « que vous me vouldrez écouter, je vous asseure que je n’en diray pas moins.

— C’est-d-dire, » dist Simontault, « que, quant vous n’y serez pas, il dira aultrement.

— Il en fera ce qu’il luy plaira, » dist Parlamente, « mais je veulx croire pour mon contentement qu’il dict toujours ainsi. À tout le moings l’exemple qu’il a alléguée servira à celles qui cuydent que l’amour spirituelle ne soit poinct dangereuse, mais il me semble qu’elle l’est plus que toutes les aultres.

— Si me semble il, » dist Oisille, « que aymer ung homme de bien, vertueux & craingnant Dieu, n’est poinct chose à despriser & que l’on n’en peult que mieulx valloir.

— Madame, » dist Parlamente, « je vous prie croyre qu’il n’est rien plus sot ne plus aysé tromper que une femme qui n’a jamais aymé ; car amour de soy est une passion qui a plustost saisy le cueur que l’on ne s’en advise, & est ceste passion si plaisante que, si elle se peut ayder de la vertu pour luy servir de manteau, à grand peyne sera elle congneue qu’il n’en vienne quelque inconvénient.

— Quel inconvénient sçauroit il venir, » dist Oisille, « d’aymer ung homme de bien ?

— Madame, » respondit Parlamente, « il y a assez d’hommes estimez hommes de bien ; mais estre hommes de bien envers les Dames, garder leur honneur & conscience, je croy que de ce temps ne s’en trouveroyt point jusques à ung, & celles qui se fient, le croyant autrement, s’en trouvent en fin trompées & entrent en ceste amityé de par Dieu dont bien souvent ilz en saillent de par le Diable, car j’en ay assez veu qui, soubz couleur de parler de Dieu, commençoient une amityé dont à la fin se vouloient retirer & ne povoient, pour ce que l’honneste couverture les tenoit en subjection ; car une amour vitieuse de soy mesmes se défaict & ne peut durer en ung bon cueur, mais la vertueuse est celle qui a les liens de soie si déliez que l’on en est plus tost prins que l’on ne les peut veoir.

— Ad ce que vous dictes, » dist Ennasuicte, « jamais femme ne vouldroyt aymer homme ; mais vostre loy est si aspre qu’elle ne durera pas.

— Je le sçay bien, » dist Parlamente, « mais je ne lairray pour cella desirer que chascun se contentast de son mary comme je faictz du mien. »

Ennasuicte, qui par ce mot se sentyt touchée, en changeant de couleur luy dist : « Vous debvez juger que chacun a le cueur comme vous, ou vous pensez estre plus parfaicte que toutes les autres.

— Or, » ce dist Parlamente, « de paour d’entrer en dispute, sçachons à qui Hircan donnera sa voix.

— Je la donne, » dist-il, « à Ennasuicte pour la récompenser contre ma femme.

— Or, puisque je suis en mon rang, » dist Ennasuicte, « je n’espargneray homme ne femme, afin de faire tout esgal, & voy bien que vous ne povez vaincre vostre cueur à confesser la vertu & bonté des hommes, qui me faict reprendre le propos dernier par une semblable histoire. »


TRENTE SIXIESME NOUVELLE


Par le moyen d’une salade un Président de Grenoble se vengea d’un sien Clerc, du quel sa femme s’estoit amourachée, & sauva l’honneur de sa Maison.


’est que en la Ville de Grenoble y avoyt ung Président dont je ne diray pas le nom, mais il n’estoyt pas François. Il avoyt une bien belle femme, & vivoient ensemble en grande paix.

Ceste femme, voiant que son mary estoyt viel, print en amour ung jeune Clerc, nommé Nicolas. Quant le mary alloyt au matin au Palais, Nicolas entroyt en sa chambre & tenoyt sa place, de quoy s’apperçeut ung serviteur du Président, qui l’avoyt bien servy trente ans &, comme loyal à son Maistre, ne se peut garder de luy dire.

Le Président, qui estoyt saige, ne le voulut croyre légièrement, mais dist qu’il avoyt envye de mectre division entre luy & sa femme, & que, si la chose estoyt vraye comme il disoyt, il la luy pourroit bien monstrer, &, s’il ne la luy monstroyt, il estimeroyt qu’il auroyt controuvé ceste mensonge pour séparer l’amityé de luy & de sa femme. Le Varlet l’asseura qu’il luy feroyt veoir ce qu’il luy disoyt, & ung matin, si tost que le Président fut allé à la Court & Nicolas entré en la chambre, le serviteur envoia l’un de ses compaignons mander à son Maistre qu’il povoyt bien venir, & se tint tousjours à la porte pour guetter que Nicolas ne saillist.

Le Président, si tost qu’il veid le signe que luy feyt ung de ses serviteurs, faingnant se trouver mal, laissa la Court & s’en alla hastivement en sa maison, où il trouva son viel serviteur à la porte de la chambre, l’asseurant pour vray que Nicolas estoyt dedans, qui ne faisoyt guères que d’entrer.

Le Seigneur luy dist : « Ne bouge de ceste porte, car tu sçays bien qu’il n’y a autre entrée ne yssue en ma chambre que ceste cy, sinon ung petit cabinet duquel moy seul porte la clef. »

Le Président entra en la chambre & trouva sa femme & Nicolas couchez ensemble, lequel en chemise se gecta à ses piedz & luy demanda pardon ; sa femme de l’aultre costé se print à pleurer.

Lors dist le Président : « Combien que le cas que vous avez faict soit tel que vous povez estimer, si est ce que je ne veulx pour vous que ma Maison soyt deshonorée & les filles que j’ay eu de vous desavancées, par quoy, » dist il, « je vous commande que vous ne pleurez poinct & oyez ce que je feray, & vous, Nicolas, cachez vous en mon cabinet & ne faictes ung seul bruict. »

Quant il eut ainsy faict, va ouvrir la porte & appela son viel serviteur, & lui dist : « Ne m’as tu pas asseuré que tu me monstrerois Nicolas avecq ma femme ? & sur ta parolle je suys venu icy en dangier de tuer ma pauvre femme ; je n’ay rien trouvé de ce que tu m’as dict. J’ay cherché partout ceste chambre, comme je te veulx montrer. » Et, en ce disant, feyt regarder son Varlet soubz les lictz & par tous coustez. Et, quant le Varlet ne trouva rien, tout estonné dist à son Maistre : « Il fault que le Diable l’ayt emporté, car je l’ay veu entrer icy, & si n’est poinct sailly par la porte ; mais je voy bien qu’il n’y est pas. »

À l’heure le maistre lui dist : « Tu es bien malheureux serviteur de vouloir mectre entre ma femme & moi une telle division, par quoy je te donne congé de t’en aller &, pour tous les services que tu m’as faictz, te veulx paier ce que je te doibtz & davantage, mais va t’en bien tost & te garde d’estre en ceste Ville vingt-quatre heures passées. » Le Président luy donna cinq ou six paiemens des années à advenir &, sçachant qu’il estoit loyal, espéroyt luy faire autre bien.

Quant le serviteur s’en fut allé pleurant, le Président feyt saillyr Nicolas de son cabinet &, après avoir dict à sa femme & à luy ce qu’il luy sembloyt de leur meschanceté, leur défendit de faire aucun semblant à personne, & commanda à sa femme de s’abiller plus gorgiasement qu’elle n’avoyt accoustumé & se trouver en toutes compaignyes, dances & festes, & à Nicolas qu’il eust à faire meilleure chère qu’il n’avoyt faict auparavant, mais que, si tost qu’il luy diroit à l’oreille : « Va t’en », qu’il se gardast bien de demeurer à la Ville trois heures après son commandement, &, ce faict, s’en retourna au Palais, sans faire semblant de rien. Et, durant quinze jours, contre sa coustume, se meist à festoier ses amys & voisins, & après le bancquet avoyt des tabourins pour faire dancer les Dames.

Ung jour — il voyoit que sa femme ne dansoyt poinct, commanda à Nicolas de la mener dancer, lequel, cuydant qu’il eust oblyé les faultes passées, la mena dancer joieusement ; mais, quant la dance fut achevée, le Président, faingnant luy commander quelque chose en sa maison, luy dist à l’oreille : « Va t’en, & ne retourne jamays. » Or fut Nicolas bien marry de laisser sa Dame, mais non moins joieulx d’avoir la vie saulve.

Après que le Président eut mis en l’opinion de tous ses parens & amys, & de tout le païs, la grande amour qu’il portoyt à sa femme, ung beau jour du moys de may, alla cuyllir en son jardin une sallade de telles herbes que, si tost que sa femme en eust mangé, ne vesquit pas vingt quatre heures, dont il feyt si grand deuil par semblant que nul ne povoyt soupsonner qu’il fust occasion de ceste mort, & par ce moien se vengea de son ennemy & saulva l’honneur de sa Maison.


« Je ne veulx pas, mes Dames, par cela louer la conscience du Président, mais ouy bien monstrer la légièreté d’une femme & la grand patience & prudence d’un homme, vous suppliant, mes Dames, ne vous courroucer de la vérité qui parle quelquefois aussi bien contre nous que contre les hommes, & les hommes & les femmes sont communs aux vices & vertuz.

— Si toutes celles, » dist Parlamente, « qui ont aymé leurs Varlets estoient contrainctes à manger de telles sallades, j’en congnoys qui n’aymeroient poinct tant leurs jardins comme elles font, mais en arracheroient les herbes pour éviter celle qui rend l’honneur à la lignée par la mort d’une folle mère ».

Hircan, qui devinoyt bien pour quoy elle le disoyt, respondit en collère :

« Une femme de bien ne doibt jamais juger ung aultre de ce qu’elle ne vouldroyt faire. »

Parlamente respondit :

« Sçavoir n’est pas jugement & sottize ; si est ce que ceste pauvre femme là porta la peyne que plusieurs méritent, & croy que le mary, puisqu’il s’en vouloit venger, se gouverna avecq une merveilleuse prudence & sapience.

– Et aussi avecques une grande malice, » ce dist Longarine, « & longue & cruelle vengeance, qui monstroyt bien n’avoir Dieu ne conscience devant les oeilz.

— Et que eussiez vous doncq voulu qu’il eust faict, » dist Hircan, « pour se venger de la plus grande injure que la femme peut faire à l’homme ?

— J’eusse voulu, » dist elle, « qu’il l’eust tuée en sa collère, car les Docteurs dient que le péché est rémissible pour ce que les premiers mouvemens ne sont pas en la puissance de l’homme, par quoy il en eust pu avoir grâce.

— Ouy, » dist Geburon, « mais ses filles & sa race eussent à jamais porté ceste notte.

– Il ne la debvoit poinct tuer, » dist Longarine, « car, puisque sa grande collère estoit passée, elle eust vescu avecq luy en femme de bien & n’en eust jamais esté mémoire.

— Pensez-vous, » dist Saffredent, « qu’il fust appaisé pour tant qu’il dissimulast sa collère ? Je pense, quant à moy, que, le dernier jour qu’il feyt sa sallade, il estoit aussi courroucé que le premier, car il y en a aucuns desquels les premiers mouvemens n’ont jamays intervalle jusques ad ce qu’ilz ayent mys à effect leur passion, & me faictes grand plaisir de dire que les Théologiens estiment ces péchez là facilles à pardonner, car je suys de leur opinion.

— Il faict bon regarder à ses parolles, » dist Parlamente, « devant gens si dangereux que vous ; mais ce que j’ay dict se doibt entendre quant la passion est si forte que soubdainement elle occupe tant les sens que la raison n’y peult avoir lieu.

— Aussy, » dist Saffredent, « je m’arreste à vostre parolle & veulx par cela conclure que ung homme bien fort amoureux, quoy qu’il face, ne peult pécher sinon de peché véniel ; car je suis seur que, si l’Amour le tient parfaictement lié, jamais la Raison ne sera escoutée, ny en son cueur, ny en son entendement, &, si nous voulons dire vérité, il n’y a nul de nous qui n’ayt expérimenté ceste furieuse follye, que je pense non seullement estre pardonnée facillement, mais encores je croy que Dieu ne se courrouce poinct d’un tel péché, veu que c’est ung dégré pour monter à l’amour parfaicte de luy, où jamais nul ne monta qu’il n’ayt passé par l’eschèle de l’amour de ce monde, car sainct Jehan dict :

Comment aymerez vous Dieu, que vous ne voyez poinct, si vous n’aymez celluy que vous voyez ?

— Il n’y a si beau passaige en l’Escripture, » dist Oisille, « que vous ne tirez à vostre propos. Mais gardez vous de faire comme l’arignée, qui convertyt toute bonne viande en venin, & si vous advisez qu’il est dangereux d’alléguer l’Escripture sans propos & nécessité.

— Appelez vous dire vérité estre sans propos ne nécessité », dist Saffredent ? « Vous voulez doncques dire que, quant en parlant à vous aultres incrédules, nous appellons Dieu à nostre ayde, nous prenons son nom en vain ; mais, s’il y a péché, vous seule en debvez porter la peyne, car vos incrédulitez nous contraingnent à chercher tous les sermens dont nous nous pouvons adviser, & encores ne povons nous allumer le feu de charité en voz cueurs de glace.

— C’est signe, » dist Longarine, « que tous vous mentez, car, si la vérité estoyt en vostre parolle, elle est si forte qu’elle vous feroyt croyre, mais il y a dangier que les filles d’Ève croyent trop tost ce serpent.

— J’entens bien, Parlamente, » dist Saffredent, que les femmes sont invincibles aux hommes, par quoy je me tairay, afin d’escouter à qui Ennasuicte donnera sa voix.

— Je la donne, » dist-elle, « à Dagoucin, car je croy qu’il ne vouldroyt poinct parler contre les Dames.

— Pleust à Dieu, » dist Dagoucin, « qu’elles respondissent autant à ma faveur que je vouldroys parler pour la leur. Et, pour vous monstrer que je me suis estudyé de honorer les vertueuses en ramentevant leurs bonnes œuvres, je vous en voys racompter une, & ne veulx pas nyer, mes Dames, que la patience du Gentil homme de Pampelune & du Président de Grenoble n’ait esté grande, mais la vengeance n’en a esté moindre. Et, quant il fault louer ung homme vertueulx, il ne fault poinct tant donner de gloire à une seulle vertu qu’il faille la faire servir de manteau à couvrir ung très grand vice ; mais celluy est louable qui pour l’amour de la vertu seulle faict œuvre vertueuse, comme j’espère vous faire veoir par la patience de vertu d’une Dame, qui ne serchoyt autre fin en toute sa bonne œuvre que le bonheur de Dieu & le salut de son mary.


TRENTE SEPTIESME NOUVELLE


Madame de Loué par sa grand patience & longue attente gangna si bien son mary qu’elle le retira de sa mauvaise vie, & vécurent depuis en plus grande amityé qu’auparavant.


l y avoit une Dame, en la Maison de Loué, tant saige & vertueuse qu’elle estoyt aymée & estimée de tous ses voisins. Son mary, comme il debvoyt, se fioyt en elle de tous ses affaires, qu’elle conduisoit si saigement que sa maison, par son moyen, devint une des plus riches maisons & des mieulx meublées qui fût au pays d’Anjou ne de Touraine.

Ayant vescu ainsy longuement avecq son mary, duquel elle porta plusieurs beaulx enfans, la félicité, à laquelle succède tousjours son contraire, commencea à se diminuer pour ce que son mary, trouvant l’honneste repos insuportable, l’abandonna pour chercher son travail, & print une coustume que, aussy tost que sa femme estoyt endormie, se levoyt d’auprès d’elle & ne retournoyt qu’il ne fust près du matin. La Dame de Loué trouva ceste façon de faire mauvaise, tellement que, en entrant en une grande jalousie de laquelle ne vouloyt faire semblant, oublya les affaires de la maison, sa personne & sa famille, comme celle qui estimoyt avoir perdu le fruict de ses labeurs qui estoyt le grand amour de son mary, pour lequel continuer n’y avoyt peyne qu’elle ne portast voluntiers. Mais, l’ayant perdue comme elle voyoyt, fut si négligente de tout le demeurant de la maison que bientost l’on congneut le dommaige que son absence y faisoyt, car son mary d’un costé despendoyt sans ordre & elle ne tenoyt plus la main au mesnaige, en sorte que la maison fut bien tost rendue si embrouillée que l’on commenceoyt à coupper les hauts boys & engaiger les terres.

Quelc’un de ses parens, qui congnoissoit la malladie, luy remonstra la faulte qu’elle faisoyt &, que si l’amour de son mary ne luy faisoyt aymer le proffict de sa maison, que au moins elle eust regard à ses pauvres enfans, la pitié desquelz luy feyt reprendre ses espritz & essaya par tous moyens de regaingner l’amour de son mary. Et ung jour feyt le guet quant il se levoyt d’auprès d’elle, & se leva pareillement avec son manteau de nuict, faisoyt faire son lict &, en disant ses Heures, attendoit le retour de son mary, &, quant il entroyt, alloyt au devant de luy le baiser & luy portoit ung bassin & de l’eaue pour laver ses mains. Luy, estonné de ceste nouvelle façon, luy dict qu’il ne venoyt que du retraict & que pour cela n’estoyt mestier qu’elle se levast. À quoy elle respondit que, combien que ce n’estoit pas grand chose, si estoit il honneste de laver ses mains quant on venoit d’un lieu ord & salle, desirant par là luy faire congnoistre & abhominer sa meschante vie. Mais pour cela il ne s’en corrigeoit poinct, & continua ladicte Dame bien ung an ceste façon de faire.

Et, quant elle veid que ce moien ne luy servoyt de rien, ung jour, actendant son mary qui demeuroyt plus qu’il n’avoyt de coustume, luy print envye de l’aller chercher, & tant alla de chambre en chambre qu’elle le trouva couché en une arrière Garde-robbe & endormy avecq la plus layde, orde & salle Chamberière qui fût léans. Et lors se pensa qu’elle lui apprendroit à laisser une si honneste femme pour une si salle & orde, print de la paille & l’aluma au milieu de la chambre ; mais, quant elle veid que la fumée eust aussy tost tué son mary que esveillé, le tira par le bras, en cryant : « Au feu ! Au feu ! » Si le mary fut honteux & marry, estant trouvé par une si honneste femme avecq une telle ordure, ce n’estoit pas sans grande occasion. Lors sa femme luy dist : « Monsieur, j’ay essayé ung an durant à vous retirer de ceste malheurté par douleur & patience, & vous monstrer que en lavant le dehors vous deviez nectoier le dedans ; mais, quant j’ay veu que tout ce que je faisoys estoit de nulle valleur, j’ay mis peyne de me ayder de l’élément qui doibt mectre fin à toutes choses, vous asseurant, Monsieur, que, si ceste cy ne vous courrige, je ne sçay si une seconde fois je vous pourrois retirer du dangier comme j’ay faict. Je vous supplie de penser qu’il n’est plus grand désespoir que l’amour &, si je n’eusse eu Dieu devant les yeus, je n’eusse poinct enduré ce que j’ay faict. »

Le mary, bien ayse d’en eschapper à si bon compte, luy promist jamais ne luy donner occasion de se tormenter pour luy, ce que très voluntiers la Dame creut &, du consentement du mary, chassa dehors ce qu’il luy desplaisoyt. Et depuis ceste heure là vesquirent ensemble en si grande amityé que mesmes les faultes passées par le bien qui en estoyt advenu leur estoyt augmentation de contentement.


« Je vous supplie, mes Dames, si Dieu vous donne de telz mariz, que vous ne vous desespériez poinct jusques ad ce que vous ayez longuement essayé tous les moiens pour les réduire, car il y a vingt quatre heures au jour èsquelles l’homme peult changer d’oppinion, & une femme se doibt tenir plus heureuse d’avoir gaingné son mary par patience & longue attente que si la Fortune & les parens luy en donnoyent ung plus parfaict.

— Voilà, » dist Oisille, « un exemple qui doibt servir à toutes les femmes maryées.

— Il prandra cest exemple qui vouldra, » dist Parlamente, « mais, quant à moy, il ne me seroyt possible d’avoyr si longue patience, car, combien que en tous estatz patience soyt une belle vertu, j’ay oppinion que en mariage elle ameine enfin inimitié pour ce que, en souffrant injure de son semblable, on est contrainct de s’en séparer le plus que l’on peut, & de ceste estrangeté là vient ung despris de la faulte du desloyal ; & en ce despris, peu à peu l’amour diminue, car d’autant ayme l’on la chose que l’on en estime la valleur.

— Mais il y a danger, » dist Ennasuicte « que la femme impatiente trouve ung mary furieulx, qui luy donnera douleur en lieu de patience.

— Et que sçauroyt faire ung mary, » dist Parlamente, « que ce qui a esté racompté en ceste histoire ?

— Quoy ? » dist Ennasuicte ; « battre très bien sa femme, la faire coucher en la couchette, & celle qu’il aymeroyt au grand lict.

— Je croy, » dist Parlamente, « que une femme de bien ne seroyt poinct si marrie d’estre battue par collère que d’estre desprisée pour une qui ne la vault pas, &, après avoir porté la peyne de la séparation d’une telle amityé, ne sçauroit faire le mary chose dont elle se sçeust plus soulcier. Et aussy dit le compte que la peyne qu’elle print à la retirer fut pour l’amour qu’elle avoyt à ses enffans, ce que je croy.

— Et trouvez-vous grand patience à elle, » dist Nomerfide, « d’aller mectre le feu soubz le lict où son mary dormoyt ?

— Ouy, » dist Longarine, « car, quant elle veid la fumée, elle l’esveilla, & par aventure ce fut où elle feyt plus de faulte, car de telz mariz que ceulx-là les cendres en seroient bonnes à faire la buée.

— Vous estes cruelle, Longarine, » ce dist Oisille ; « mais si n’avez vous pas ainsi vescu avecq le vostre.

— Non, » dist Longarine, « car, Dieu mercy, ne m’en a pas donné l’occasion, mais de le regreter toute ma vie en lieu de m’en plaindre.

— Et si vous eust esté tel, » dist Nomerfide, « qu’eussiez-vous faict ?

— Je l’aymois tant », dist Longarine, « que je croy que je l’eusse tué & me fusse tuée, car morir après telle vengeance m’eust esté chose plus agréable que vivre loyaulment avecq un desloyal.

— Ad ce que je voy, » dist Hircan, « vous n’aymez vos mariz que pour vous. S’ils vous sont selon vostre desir, vous les aymez bien &, s’ilz vous font la moindre faulte du monde, ilz ont perdu le labeur de leur sepmaine pour ung sabmedy. Par ainsy voulez vous estre maistresses, dont quant à moy j’en suis d’oppinion, mais que tous les mariz s’y accordent.

— C’est raison, » dist Parlamente, « que l’homme nous gouverne comme nostre chef, mais non pas qu’il nous abandonne ou traicte mal.

— Dieu a mis si bon ordre, » dist Oisille, « tant à l’homme que à la femme, que, si l’on n’en abbuse, je tiens mariage le plus beau & le plus seur estat qui soyt au monde, & suy seure que tous ceulx qui sont icy, quelque mine qu’ils en facent, en pensent autant. Et, d’autant que l’homme se dict plus saige que la femme, il sera plus reprins si la faulte vient de son cousté ; mais, ayans assez mené ce propos, sçachons à qui Dagoucin donne sa voix.

— Je la donne, » dist-il, « à Longarine.

— Vous me faictes grand plaisir, » dist elle, « car j’ay un compte qui est digne de suivre le vostre. Or, puisque nous sommes à louer la vertueuse patience des Dames, je vous en monstreray une plus louable que celle de qui a esté présentement parlé, & de tant plus est elle à estimer qu’elle estoit femme de ville, qui de leur coustume ne sont nourryes si vertueusement que les autres.

Trente huictiesme nouvelle


TRENTE HUICTIESME NOUVELLE


Une Bourgeoise de Tours pour tant de mauvais traitemens qu’elle avoit reçeus de son mary luy rendit tant de biens que, quittant sa maitresse qu’il entretenoit paisiblement, s’en retourna vers sa femme.


n la Ville de Tours y avoyt une Bourgeoise belle & honneste, laquelle pour ses vertuz estoyt non seullement aymée, mais craincte & estimée de son mary. Si est ce que, suyvant la fragilité des hommes qui s’ennuyent de manger bon pain, il fut amoureux d’une Mestayère qu’il avoyt & souvent s’en partoyt de Tours pour aller visiter sa mestayrie, où il demeuroit tousjours deux ou trois jours, &, quant il retournoyt à Tours, il estoit tousjours si morfondu que sa pauvre femme avoyt assez à faire à le guarir. Et, si tost qu’il estoyt sain, ne failloyt poinct à retourner au lieu où pour le plaisir oblyoyt tous ses maulx.

Sa femme, qui surtout aymoit sa vie & sa santé, le voiant revenir ordinairement en si mauvais estat, s’en alla en la mestayrie, où elle trouva la jeune femme que son mary aymoyt, à laquelle sans collère, mais d’un très gratieux courage, dist qu’elle sçavoyt bien que son mary la venoit veoir souvent, mais qu’elle estoyt mal contante de ce qu’elle le traictoyt si mal qu’il s’en retournoyt tousjours morfondu en la maison. La pauvre femme, tant pour la révérence de sa Dame que pour la force de la vérité, ne luy peut nyer le faict, duquel elle luy requist pardon.

La Dame voulut veoir le lict & la chambre où son mary couchoyt, qu’elle trouva si froide & sale & mal en poinct qu’elle en eust pitié. Incontinant envoia quérir ung bon lict garny de linceux, mante & courtepoincte, selon que son mary l’aymoyt ; feit accoustrer & tapisser la chambre, luy donna de la vaisselle honneste pour le servir à boyre & à manger, une pippe de bon vin, des dragées & confitures, & pria la Mestayère qu’elle ne luy renvoiast plus son mary si morfondu.

Le mary ne tarda guères qu’il ne retournast, comme il avoyt accoustumé, veoir sa Mestayère, & s’esmerveilla fort de trouver son pauvre logis si bien en ordre, & encores plus quant elle luy donna à boyre en une couppe d’argent, & luy demanda d’ont estoient venuz tous ses biens. La pauvre femme luy dist en pleurant que c’estoyt sa femme, qui avoyt eu tant de pitié de son mauvais traictement qu’elle avoyt ainsy meublé sa maison & luy avoyt recommandé sa santé.

Luy, voiant la grande bonté de sa femme que, pour tant de mauvais tours qu’il luy avoyt faictz, luy rendoyt tant de biens, estimant sa faulte aussy grande que l’honneste tour que sa femme luy avoyt faict &, après avoir donné argent à sa Mestayère, la priant pour l’advenir vouloir vivre en femme de bien, s’en retourna à sa femme, à laquelle il confessa la debte & que, sans le moien de ceste grande doulceur & bonté, il estoit impossible qu’il eust jamais laissé la vie qu’il menoyt, Et despuis vesquirent en bonne paix, laissant entièrement la vie passée.


« Croyez, mes Dames, qu’il y a bien peu de mariz que patience & amour de la femme ne puisse gaingner à la longue, ou ilz sont plus durs qu’une pierre, que l’eaue foible & molle par longueur de temps vient à caver. »

Ce dist Parlamente : « Voylà une femme sans cueur, sans fiel & sans foie.

— Que voullez vous, » dist Longarine, « elle expérimentoit ce que Dieu commande, de faire bien à ceulx qui font mal.

— Je pense, » dist Hircan, « qu’elle estoit amoureuse de quelque Cordelier, qui luy avoit donné en pénitence de faire si bien traicter son mary aux champs que, ce pendant qu’il yroit, elle eut le loisir de le bien traicter en la ville.

— Or çà, » dist Oisille, « vous monstrez bien la malice en vostre cueur ; d’ung bon acte faictes ung mauvais jugement. Mais je croy plus tost qu’elle estoit si mortiffiée en l’amour de Dieu qu’elle ne se soulcyoit plus que du salut de l’ame de son mary.

— Il me semble, » dist Simontault, « qu’il avoyt plus d’occasion de retourner à sa femme quand il avoyt froid en sa mestairie que quant il y estoit si bien traicté.

— À ce que je voy, » dist Saffredent, « vous n’estes pas de l’opinion d’un riche homme de Paris, qui n’eust sçeu laisser son accoustrement, quant il estoit couché avecq sa femme, qu’il n’eust esté morfondu, mais, quand il alloyt veoir sa Chamberière en la cave, sans bonnet & sans souliers, au fons de l’yver, il ne s’en trouvoyt jamais mal, & si estoit sa femme bien belle & sa Chamberière bien layde.

— N’avez vous pas oy dire, » dist Geburon, « que Dieu ayde tousjours aux folz, aux amoureux & aux ivroignes ? Peut estre que cestuy là estoyt luy seul tous les trois ensemble.

— Par cela vouldriez vous conclure, » dist Parlamente, « que Dieu nuyroit aux sages, aux chastes & aux sobres ? Ceulx qui par eulz mesmes se peuvent ayder n’ont poinct besoing d’ayde. Car celluy qui a dist qu’il est venu pour les mallades, & non poinct pour les sains, est venu par la loy de sa miséricorde secourir à noz infirmitez, rompant les arrestz de la rigueur de sa justice, & qui se cuyde saige est fol devant Dieu. Mais, pour finer vostre sermon, à qui donnera sa voix Longarine ?

— Je la donne, » dist elle, « à Saffredent.

— J’espère doncques, » dist Saffredent, « vous monstrer par exemple que Dieu ne favorise pas aux amoureux, car, nonobstant, mes Dames, qu’il ayt esté dict par cy devant que le vice est commung aux femmes & aux hommes, si est ce que l’invention d’une finesse sera trouvée plus promptement & subtilement d’une femme que d’un homme, & je vous en diray une exemple.

Trente neufviesme nouvelle


TRENTE NEUVIESME NOUVELLE


Le Seigneur de Grignaux délivra sa maison d’un Esprit, qui avoit tant tourmenté sa femme qu’elle s’en estoit absentée l’espace de deux ans.


ng Seigneur de Grignaulx, qui estoyt Chevalier d’honneur à la Royne de France, Anne, Duchesse de Bretagne, retournant en sa maison dont il avoyt esté absent plus de deux ans, trouva sa femme en une autre terre là auprès, & se enquérant de l’occasion, luy dist qu’il revenoyt ung Esperit en sa maison, qui les tormentoyt tant que nul n’y povoyt demorer. Monsieur de Grignaulx, qui ne croyoit poinct en bourdes, luy dist, que quant ce seroyt le Diable mesmes, qu’il ne le craingnoyt, & emmena sa femme en sa maison.

La nuict feyt allumer force chandelles, pour veoir plus clairement cest Esperit, &, après avoir veillé longuement sans rien oyr, s’endormyt ; mais incontinant fut resveillé par ung grand soufflet qu’on luy donna sur la joue, & ouyt une voix cryant : « Brenigne, Brenigne », laquelle avoit esté sa grand mère. Lors appella la Chamberière, qui couchoyt auprès d’eulx, pour allumer de la chandelle, parce qu’elles estoient toutes estainctes, mais elle ne s’osa lever. Incontinant sentyt le Seigneur de Grignaulx qu’on luy ostoyt la couverture dedessus luy & ouyt ung grand bruict de tables, tresteaulx & escabelles, qui tomboient en la chambre, lequel dura jusques au jour. Et fut le Seigneur de Grignaulx plus fasché de perdre son repos que de paour de l’Esperit, car jamais ne creut que ce fust ung Esperit.

La nuict ensuyvant se délibéra de prendre cest Esperit &, ung peu après qu’il fut couché, feyt semblant de ronfler très fort & meit la main toute ouverte près son visaige. Ainsy qu’il attendoit cest Esperit, sentyt quelque chose approcher de luy, par quoy ronfla plus fort qu’il n’avoit accoustumé, d’ont l’Esperit s’esprivoysa si fort qu’il luy bailla ung grand soufflet. Et tout à l’instant print ledict Seigneur de Grignaulx la main de dessus son visage, criant à sa femme : « Je tiens l’Esperit », laquelle incontinant se leva & alluma de la chandelle, & trouvèrent que c’estoyt la Chambrière qui couchoyt en leur chambre, laquelle, se mectant à genoulx, leur demanda pardon & leur promist confesser vérité, qui estoyt que l’amour qu’elle avoyt longuement portée à ung serviteur de céans luy avoyt faict entreprendre ce beau mistère pour chasser hors de la maison Maistre & Maistresse, afin que eulx deux, qui en avoient toute la garde, eussent moien de faire grande chère, ce qu’ilz faisoient quand ilz estoient tous seulz. Monseigneur de Grignaulx, qui estoyt homme assez rude, commanda qu’ilz fussent batuz en sorte qu’il leur souvint à jamais de l’Esperit, ce qui fut faict, & puis chassez dehors. Et par ce moien fut délivrée la maison du torment des Esperitz, qui deux ans durant y avoient joué leur rolle.


« C’est chose esmerveillable, mes Dames, de penser aux effects de ce puissant Dieu Amour qui, ostant toute craincte aux femmes, leur apprend à faire toute peyne aux hommes pour parvenir à leur intention. Mais, autant que est vitupèrable l’intention de la Chamberière, le bon sens du Maistre est louable, qui sçavoit très bien que l’Esperit s’en va & ne retourne plus.

— Vrayment, » dist Geburon, « Amour ne favorisa pas à ceste heure le Varlet & la Chamberière, & confesse que le bon sens du Maistre luy servyt beaucoup.

— Toutesfois, » dist Ennasuicte, « la Chamberière vesquit long temps par sa finesse à son aise.

— C’est ung aise bien malheureux, » dist Oisille, « quant il est fondé sur péché & prent fin par honte & pugnition.

— Il est vray, ma Dame, » dist Ennasuite, « mais beaucoup de gens ont de la douleur & de la peyne pour vivre justement, qui n’ont pas le sens d’avoir en leur vie tant de plaisir que ceulx icy.

— Si suis je de ceste opinion, » dist Oisille, « qu’il n’y a nul parfaict plaisir si la conscience n’est en repos.

— Comment, » dist Simontault, « l’Italien veult maintenir que, tant plus le péché est grand, de tant plus il est plaisant.

— Vrayement celluy qui a inventé ce propos, » dist Oisille, « est luy mesmes vray Diable ; parquoy laissons le là & sçachons à qui Saffredent donnera sa voix.

— À qui ? » dist-il. « Il n’y a plus que Parlamente à tenir son ranc ; mais, quant il y en auroit un cent d’autres, je luy donneray tousjours ma voix d’estre celle de qui nous debvons aprendre.

— Or, puisque je suys pour mectre fin à la journée, » dist Parlamente, « & que je vous promeiz hier de vous dire l’occasion pourquoy le père de Rolandine feyt faire le chasteau où il la tint si longtemps prisonnière, je la vois doncques racompter.


QUARANTIESME NOUVELLE


La seur du Comte de Jossebelin, après avoir épousé au desçeu de son frère un Gentil homme qu’il feit tuer, combien qu’ils se l’eut souvent souhaité pour beau-frère s’il eut esté de mesme Maison qu’elle, en grand patience & austérité de vie usa le reste de ses jours en un ermitage.


e Seigneur, père de Rolandine, qui s’appelloyt le Comte de Jossebelin, eut plusieurs seurs, dont les unes furent mariées bien richement, les autres Religieuses, & une qui demeura en sa maison sans estre maryée, plus belle sans comparaison que toutes les autres, laquelle aimoyt tant son frère que luy n’avoyt femme ny enfans qu’il préférast à elle.

Aussy fut demandée en mariage de beaucoup de bons lieux, mais, de paour de l’esloigner & par trop aymer son argent, n’y voulut jamais entendre, qui fut la cause dont elle passa grande partie de son aage sans estre mariée, vivant très honestement en la maison de son frère, où il y avoyt ung jeune & beau Gentil homme, nourry dès son enfance en la dicte maison, lequel creut en sa croissance tant en beaulté & vertu qu’il gouvernoit son Maistre tout paisiblement, tellement que, quant il mandoyt quelque chose à sa seur, estoyt tousjours par cestuy là, & luy donna tant d’auctorité & de privaulté, l’envoyant soir & matin devers sa seur, que à la longue fréquentation s’engendra une grande amityé entre eulx.

Mais, craingnant le Gentil homme sa vie, s’il offensoyt son Maistre, & la Damoiselle son honneur, ne prindrent en leur amityé autre contentement que de la parolle jusques ad ce que le Seigneur de Jossebelin dist souvent à sa seur qu’il vouldroit qu’il luy eust cousté beaucoup & que ce Gentil homme eust esté de Maison de mesme elle, car il n’avoyt jamais veu homme qu’il aymast tant pour son beau-frère que luy.

Il lui redist tant de foys ces propos que, les ayans debatuz avecq le Gentil homme, estimèrent que, s’ilz se marioyent ensemble, on leur pardonneroit aisément. Et Amour, qui croyt voluntiers ce qu’il veult, leur feyt entendre qu’il ne leur en pourroit que bien venir, & sur ceste espérance conclurent & perfeirent le mariage sans que personne en sçeut rien que ung Prebstre & quelques femmes.

Et, après avoir vescu quelques années au plaisir que homme & femme mariez peuvent prendre ensemble, comme l’un des plus beaux couples qui fût en la Chrestienté & de la plus grande & parfaicte amityé, Fortune, ennuyeuse de veoir deux personnes si à leurs ayses, ne les y voulut sousfrir, mais leur suscita ung ennemy qui, espiant ceste Damoiselle, apperçeut sa grande félicité, ignorant toutesfoys le mariage, & vint dire au Seigneur de Jossebelin que le Gentil homme, auquel il se fyoit tant, alloyt trop souvent en la chambre de sa seur, & aux heures où les hommes ne doibvent entrer, ce qui ne fut creu pour la première foys, de la fiance qu’il avoyt à sa seur & au Gentil homme.

Mais l’autre rechargea tant de fois, comme celluy qui aimoyt l’honneur de la Maison, qu’on y meist ung guet tel que les pauvres gens, qui n’y pensoient en nul mal, furent surprins ; car, ung soir que le Seigneur de Jossebelin fut adverty que le Gentil homme estoit chez sa seur, s’y en alla incontinant & trouva les deux pauvres aveuglez d’amour couchez ensemble. Dont le despit luy osta la parolle &, en ostant son espée, courut après le Gentil homme pour le tuer. Mais luy, qui estoit aisé de sa personne, s’enfuyt tout en chemise &, ne povant eschapper par la porte, se gecta par une fenestre dedans ung jardin.

La pauvre Damoiselle tout en chemise se gecta à genoulx devant son frère & luy dist :

« Monsieur, saulvez la vie de mon mary, car je l’ay espousé &, s’il y a offense, n’en pugnissez que moy parce que ce qu’il en a faict a esté à ma requeste ».

Le frère, oultré de courroux, ne luy respond sinon

« Quant il seroyt vostre mary cent mille

foys, si le pugnyray je comme ung meschant serviteur qui m’a trompé ».

En disant cela, se mist à la fenestre & cria tout hault que l’on le tuast, ce qui fut promptement executé par son commandement & devant les oeilz de luy & de sa seur, laquelle, voyant ce piteux spectacle auquel nulle prière n’avoyt sçeu remédier, parla à son frère comme une femme hors du sens :

« Mon frère, je n’ay ne père ne mère, & suys en tel aage que je me puis marier à ma voluntė. J’ay choisy celluy que maintesfoys vous m’avez dict que vouldriez que j’eusse espousé &, pour avoir faict par vostre conseil ce que je puis selon la Loy faire sans vous, vous avez faict mourir l’homme du monde que vous avez le mieulx aymé. Or, puisque ainsy est que ma prière ne l’a peu garantir de la mort, je vous suplie, pour toute l’amityé que vous m’avez jamais porté, me faire en ceste mesme heure compaigne de sa mort comme j’ay esté de toutes ses fortunes. Par ce moien, en satisfaisant à votre cruelle & injuste collère, vous mectrez en repos le corps & l’ame de celle qui ne veult ny ne peult vivre sans luy. »

Le frère, nonobstant qu’il fust esmeu jusques à perdre la raison, si eut il tant de pitié de sa seur que, sans luy accorder ne nyer sa requeste, la laissa &, après qu’il eut bien considéré ce qu’il avoyt faict & entendu que le Gentil homme avoyt espousé sa seur, eust bien voulu n’avoir poinct commis ung tel crime. Si est ce que la craincte qu’il eut que sa seur en demandast justice ou vengeance luy feit faire ung chasteau au meillieu d’une forest, auquel il la meist, & défendit que aucun ne parlast à elle.

Après quelque temps, pour satisfaire à sa conscience, essaya de la regaingner & luy feyt parler de mariage, mais elle luy manda qu’il luy en avoit donné ung si mauvais desjuner qu’elle ne vouloit plus souper de telle viande & qu’elle espéroit vivre de telle sorte qu’il ne seroit poinct l’homicide du second mary ; car à peyne penseroit elle qu’il pardonnast à ung autre d’avoir faict ung si meschant tour à l’homme du monde qu’il aymoyt le mieulx & que, nonobstant qu’elle fust foible & impuissante pour s’en venger, qu’elle espèroyt en Celluy, qui estoyt vray juge & qui ne laisse mal aucun impugny, avecq l’amour duquel seul elle vouloyt user le demorant de sa vie en son hermitage. Ce qu’elle feyt, car jusques à la mort elle n’en bougea, vivant en telle patience & austérité que après sa mort chacun y couroyt comme à une saincte.

Et, depuis qu’elle fut trespassée, la Maison de son frère alloyt tellement en ruyne que de six filz qu’il avoyt n’en demeura ung seul, & morurent tous fort misérablement, & à la fin l’héritage demoura, comme vous avez oy en l’autre compte, à sa fille Rolandine, laquelle avoyt succédé à la prison faicte pour sa tante.


« Je prie à Dieu, mes Dames, que cest exemple vous soyt si profitable que nulle de vous ayt envye de soy marier pour son plaisir, sans le consentement de ceulx à qui on doibt porter obéissance ; car mariage est ung estat de si longue durée qu’il ne doibt estre commencé legièrement ne sans l’opinion de nos meilleurs amys & parens. Encores ne le peult on si bien faire qu’il n’y ayt pour le moins autant de peine que de plaisir.

— En bonne foy, » dist Oisille, « quant il n’y auroyt poinct de Dieu ne Loy pour aprendre les filles à estre saiges, cest exemple est suffisant pour leur donner plus de révérence à leurs parens que de s’adresser à se marier à leur volunté.

— Si est ce, ma Dame, » dist Nomerfide, « que qui a ung bon jour en l’an n’est pas toute sa vie malheureux. Elle eut le plaisir de voir & de parler longuement à celluy qu’elle aymoit plus qu’elle mesmes, & puis en eut la joissance par mariage, sans scrupule de conscience. J’estime ce contentement si grand qu’il me semble qu’il passe l’ennuy qu’elle porta.

— Vous voulez doncques dire, » dist Saffredent, « que les femmes ont plus de plaisir de coucher avecq ung mary que de desplaisir de le veoir tuer devant leurs oeilz.

— Ce n’est pas mon intention, » dist Nomerfide, « car je parlerois contre l’expérience que j’ay des femmes ; mais je entends que ung plaisir non accoustumé, comme d’espouser l’homme du monde que l’on ayme le mieulx, doibt estre plus grand que de le perdre par mort, qui est chose commune.

— Ouy, » dist Geburon, « par une mort naturelle ; mais ceste cy estoit trop cruelle, car je trouve bien estrange, veu que le Seigneur n’estoit son père ny son mary, mais seullement son frère, & qu’elle estoit en l’aage que les loix permectent aux filles d’eulx marier à leur volunté, comme il osa exercer une telle cruaulté.

— Je ne le trouve poinct estrange, » dist Hircan, « car il ne tua pas sa seur qu’il aymoit tant & sur qui il n’avoit poinct de justice, mais se print au Gentil homme, lequel il avoyt nourry comme filz & aymé comme frère, &, après l’avoir honoré & enrichi à son service, pourchassa le mariage de sa seur, chose qui en rien ne luy appartenoit.

— Aussy, » dist Nomerfide, « le plaisir n’est pas commung ny accoustumé que une femme de si grande Maison espouse ung Gentil homme serviteur par amour. Si la mort est estrange, le plaisir aussy est nouveau & d’autant plus grand qu’il a pour son contraire l’oppinion de tous les saiges hommes, & pour son ayde le contentement d’un cueur plain d’amour, & le repos de l’ame, veu que Dieu n’y est poinct offensé. Et, quant à la mort que vous dictes cruelle, il me semble que, puisqu’elle est nécessaire, que la plus briefve est la meilleure, car on sçait bien que ce passaige est indubitable ; mais je tiens heureux ceulx qui ne demeurent poinct longuement aux faulxbourgs, & qui de la félicité qui se peut seulle nommer en ce monde félicité volent souldain à celle qui est éternelle.

— Qu’appelez vous les faulxbourgs de la mort, » dist Simontault ?

— Ceulx qui ont beaucoup de tribulations en l’esperit, » respondit Nomerfide, « ceulx aussi qui ont esté longuement malades & qui, par extrémité de douleur corporelle ou spirituelle, sont venus à despriser la mort & trouver son heure trop tardive, je dis que ceulx là ont passé par les faulxbourgs, & vous diront les hostelleries où ilz ont plus cryé que reposé. Ceste Dame ne povoit faillir de perdre son mary par mort, mais elle a esté exempte par la collère de son frère de veoir son mary longuement malade ou fasché, & elle, convertissant l’ayse qu’elle avoyt avecq luy au service de Nostre Seigneur, se povoyt dire bien heureuse.

— Ne faictes vous poinct cas de la honte qu’elle reçeut, » dist Longarine, « & de sa prison ?

— J’estime, » dist Nomerfide, « que la personne qui ayme parfaictement, d’un amour joinct au commendement de son Dieu, ne congnoist honte ne deshonneur, sinon quant elle défault ou diminue de la perfection de son amour, car la gloire de bien aymer ne congnoist honte, &, quant à la prison de son corps, je croy que, pour la liberté de son cueur qui estoit joincte à Dieu & à son mary, ne la sentoyt poinct, mais estimoit la solitude très grande liberté ; car qui ne peult veoir ce qu’il ayme n’a nul plus grand bien que d’y penser incessamment, & la prison n’est jamais estroicte où la pensée se peult pourmener à son ayse.

— Il n’est rien plus vray que ce que dist Nomerfide, » dist Simontault, « mais celluy qui, par fureur, feit ceste séparation, se devoyt dire malheureux, car il offensoyt Dieu, l’Amour & l’Honneur.

— En bonne foy, » dist Geburon, « je m’esbahys des différentes amours des femmes, & voy bien que celles qui ont plus d’amour ont plus de vertu, mais celles qui en ont moins, se voulans faindre vertueuses, le dissimullent.

— Il est vray, » dist Parlamente, « que le cueur honneste envers Dieu & les hommes ayme plus fort que celluy qui est vitieux & ne crainct poinct que l’on voye le fonds de son intention.

— J’ay tousjours oy dire, » dist Simontault, « que les hommes ne doibvent point estre reprins de pourchasser les femmes, car Dieu a mis au cueur de l’homme l’amour & la hardiesse pour demander & en celluy de la femme la craincte & la chasteté pour refuser. Si l’homme, ayant usé des puissances qui luy sont données, a esté puny, on luy faict tort.

— Mais c’est grand cas, » dist Longarine, « de l’avoir longuement loué à sa seur, & me semble que ce soyt folye ou cruaulté à celluy qui garde une fontaine de louer la beaulté de son eaue à ung qui languyt de soif en la regardant, & puis le tuer quant il en veult prendre

— Pour vray, » dist Parlamente, « le frère fut occasion d’allumer le feu par si doulses parolles, qu’il ne debvoit poinct estaindre à coups d’espées.

— Je m’esbahys, » dist Saffredent, « pour quoy l’on trouve mauvays que ung simple Gentil homme, ne usant d’autre force que de service & non de suppositions, vienne à espouser une femme de grande Maison, veu que les saiges Philosophes tiennent que le moindre homme de tous vault mieulx que la plus grande & vertueuse femme qui soyt.

— Pour ce, » dist Dagoucin, « que, pour entretenir la chose publicque en paix, l’on ne regarde que les degrez des Maisons, les aages des personnes & les ordonnances des Loix, sans peser l’amour & les vertuz des hommes, afin de ne confondre poinct la monarchye, & de là vient que les mariages, qui sont faictz entre pareils & selon le jugement des parens & des hommes, sont bien souvent si différens de cueur, de complexions & de conditions que, en lieu de prendre ung estat pour mener à Salut, ilz entrent aux faulxbourgs d’Enfer.

— Aussi en a l’on bien veu, » dist Geburon, « qui se sont prins par amour, ayant les cueurs, les conditions & complexions semblables, sans regarder à la différence des Maisons & de lignaige, qui n’ont pas laissé de s’en repentir, car ceste grande amitié indiscrète tourne souvent à jalousie & en fureur.

— Il me semble, » dist Parlamente, « que ne l’une ne l’autre n’est louable, mais que les personnes qui se submectent à la volunté de Dieu ne regardent ny à la gloire, ny à l’avarice, ny à la volupté, mais pour une amour vertueuse & du consentement des parens desirent de vivre en l’estat de mariage comme Dieu & Nature l’ordonnent, &, combien que nul estat n’est sans tribulation, si ay je veu ceulx là vivre sans repentance, & nous ne sommes pas si malheureux en ceste compaignie que nul de tous les mariez ne soyt de ce nombre-là. »

Hircan, Geburon, Simontault & Saffredent jurèrent qu’ilz s’estoient mariez en pareille intention & que jamais ilz ne s’en estoient repentiz, mais, quoy qu’il en fust de la vérité, celles à qui il touchoit en furent si contantes que, ne povans oyr ung meilleur propos à leur gré, se levèrent pour en aller randre graces à Dieu, où les Religieux estoient prestz à dire Vespres.

Le Service finy, s’en allèrent souper, non sans plusieurs propos de leurs mariages, qui dura encores tout du long du soir, racomptans les fortunes qu’ilz avoient eues durant le pourchas du mariage de leurs femmes. Mais, par ce que l’un rompoit la parolle de l’autre, l’on ne peut retenir les comptes tout du long, qui n’eussent esté moins plaisans à escripre que ceulx qu’ilz disoient dans le pré. Ilz y prindrent si grand plaisir & se amusèrent tant que l’heure de coucher fut plus tost venue qu’ilz ne s’en apperçeurent.

La Dame Oisille départyt la compaignye, qui s’alla coucher si joyeusement que je pense que ceulx qui estoient mariez ne dormirent pas plus longtemps que les aultres, racomptans leurs amitiéz passées & démonstrans la présente.

Ainsy se passa doulcement la nuyct jusques au matin.