Les Petites Comédies du vice/L’Histoire de cinquante sous

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Les Petites Comédies du vice
Les Petites Comédies du viceC. Marpon et Flammarion (p. 239-246).


LES PETITS VOLS



L’HISTOIRE DE CINQUANTE SOUS
(LES PETITS VOLS)


Soyons indulgents pour ceux qui succombent à la misère ou à la tentation. Quel est le juste qui n’a pas été, au moins une fois, un tantinet filou ?

Et voici comme on peut y venir :

La caisse ne payait que le lendemain ! — Je cherchais donc au fin fond de ma bourse les moyens de passer les vingt-quatre heures qui me séparaient du bienheureux émargement. — J’étais sauvé ! car une invitation en ville me garantissait mon dîner et il me restait encore cinq francs pour déjeuner.

Justement j’avais très faim ce matin-là, et j’allais me rendre chez Brébant avec la ferme intention de dévorer mes cent sous jusqu’au dernier centime, quand on frappa à ma porte. C’était un camarade qui, ayant cru que le mois n’avait que trente jours, venait, la bourse vide, me faire un appel de fonds.

Nous partageâmes fraternellement ma fortune.

Ainsi écornée de cinquante sous, ma pièce ne me permettant plus le splendide Brébant, je me dirigeai donc mélancoliquement vers un bouillon Duval.

Je touchais déjà la porte, quand je me sentis embrassé tout à coup par deux bras, en même temps qu’une voix joyeuse s’écriait :

— Ah ! voilà une heureuse rencontre !

Et je reconnus un bon et aimable Danois dont j’avais fait la connaissance à Copenhague, où il m’avait choyé, fêté, hébergé, etc., enfin une généreuse hospitalité que je m’étais bien promis de lui rendre à Paris, lors de son premier voyage.

Le moment était venu !… oui, mais je n’avais que cinquante sous !!!

Je lui aurais bien dit que je me rendais à une audience très pressée du ministre, mais il m’avait malheureusement surpris la main sur le bouton de porte de l’établissement Duval :

— Tiens, vous entriez là ? me dit-il.

Vous comprenez le frisson de crainte et l’hypocrisie du sourire avec lesquels je répliquai :

— Suis-je assez en chance pour que vous n’ayez pas encore déjeuné ?

— Malheureusement je sors de table… J’ai déjeuné… et amplement déjeuné, je vous le jure.

À cette réponse, mon cœur se dilata.

— J’entre avec vous, ajouta-t-il, nous causerons pendant votre repas.

Plein de confiance, je l’introduisis dans la salle.

Il me parla de Copenhague assez longuement pour que mon bifteck eut le temps d’être cuit et servi devant moi par la fille de salle.

Je me penchais déjà pour le couper, quand tout à coup :

— Hé ! hé ! fit mon homme, mais ça m’a l’air appétissant !

J’eus froid dans le dos ! — Oh ! cher lecteur, je vous l’affirme, je n’eus pas besoin de relever la tête pour lire la convoitise dans les yeux du Danois ; au son de sa voix, j’avais deviné tout de suite qu’il allait compléter sa phrase par :

— J’en mangerais bien un !!!

— C’est un peu lourd après votre déjeuner, lui objectai-je.

— Bah ! je digère mieux que l’autruche.

— … Et un peu dur.

— Je mâche du fer, ajouta-t-il avec un sourire qui découvrit des dents si larges, si solides, et surtout si profondément plantées, que c’était à croire qu’il s’asseyait sur l’extrémité des racines.

Pendant qu’il donnait ses ordres à la servante, je faisais mentalement ce calcul rapide : deux biftecks, 24… et 8 de vin, 32… et 6 de pain, 38 !!!

De 38 à 50, j’avais encore 12 sous de marge.

Aussi quand il se retourna, il me vit souriant, et, ma bouteille à la main, inclinant le goulot sur son verre pour lui faire partager mon vin.

Il m’arrêta vivement la main.

— Non, me dit-il, je ne bois jamais de vin à mon déjeuner.

J’eus un instant le fol espoir qu’il préférait l’eau.

— J’aime mieux la bière, déclara-t-il.

Il demandait à peine sa chope à la servante, que je m’étais déjà dit tout bas : 38 et 7 de bière font 45 !

J’étais encore au-dessus de mes affaires, mais une vague inquiétude m’agitait. Je n’envisageais pas précisément l’avenir avec cette sérénité d’âme de l’homme qui a cent mille livres de rentes.

Je mangeais lentement, lentement, lentement, dans l’espérance de voir mon convive s’impatienter et prendre son chapeau, car depuis longtemps son bifteck avait disparu comme une simple pastille.

La fatalité fit que, sans qu’on lui eût rien demandé, la fille de salle… une zélée maladroite ! une empressée stupide, vint placer sur la table un triangle de fromage de Brie. Dans la prévision d’un malheur, je voulus d’abord résister, mais j’avais très faim, je vous l’ai dit ; de plus, ma bourse me conseillait tout bas : « 45 et 3 de Brie, 48 ; tu peux encore y aller… » Et puis le Danois paraissait si occupé par son récit de voyage, que, toutes ces tentations aidant, j’attirai fort doucettement l’assiette devant moi, en regardant bien mon homme dans les yeux pour ne pas détourner son rayon visuel sur l’assiette.

Hélas ! j’avais compté sans l’arôme du Brie qui monta aux narines de mon terrible convive.

Il abaissa aussitôt son regard sur la table :

— Tiens ! que mangez-vous donc là ?

— Du Brie… un fromage du pays.

— Est-ce bon ?

— Peuh ! peuh ! Peuh ! fis-je avec une feinte grimace de dégoût.

— Ma foi ! tant pis ! on voyage afin de s’instruire…

Plus prompt que l’éclair, je lui tendis l’assiette pour un partage.

Le misérable avait bon cœur !!!

— Non, dit-il, je ne veux pas vous priver… Holà ! servante, une nouvelle portion.

Cet ordre me retentit au cerveau, ma vue s’obscurcit et, à mes oreilles qui tintaient, j’entendis la voix d’une sévère arithmétique qui me sifflait : « 48 et 3 font cinquante et UN !!! »

UN ! c’est-à-dire l’affront qui m’attendait au comptoir ! UN ! le sourire ironique de cette fille de salle !

UN ! l’aveu de ma misère devant mon hôte !

Vingt fois en deux secondes, dans ma cervelle en feu, je refis mon compte sans pouvoir me débarrasser de ce un qui revenait menaçant.

Cependant les clients, qui arrivaient en foule, réclamaient des places. La servante, pour obtenir notre table, n’attendit pas ma demande de l’addition.

C’est de ce jour que j’ai cru à la seconde vue, car en ce moment, sans tourner la tête, je sentis cette fille m’arriver dans le dos, avec son papier redouté à la main.

Je fermai les yeux pour ne pas voir l’affreux… le redoutable UN qui excédait ma fortune.

Mais jugez de ma stupéfaction quand j’entendis mon convive s’écrier :

— Tiens ! quarante-quatre sous, ce n’est pas cher !

Quarante-quatre ! Je bondis sur le papier…

Ah ! lecteur, on a bien raison de dire qu’il est une Providence miséricordieuse pour les honnêtes gens !

Ils avaient oublié de compter la bière !!!

Aussi, je le répète, soyons indulgents pour ceux qui succombent à la misère ou à la tentation. Quel est le juste qui n’a pas été, au moins une fois, un peu filou ?