L’Homme et la Terre/IV/11

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masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
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ÉDUCATION
L’école vraiment libérée de l’antique
servitude ne peut avoir de franc développement
que dans la nature.


CHAPITRE XI


INFAILLIBILITÉ DE L’ENSEIGNEMENT. — ÉDUCATION DES PRIMITIFS

ÉCOLE MODÈLE. — COÉDUCATION. — ÉPREUVES, EXAMENS ET DIPLÔMES
HAUTE ÉDUCATION NORMALE. — EXPANSION DE LA SCIENCE
LANGUE COMMUNE. — HYGIÈNE GÉNÉRALE. — CALLIPÉDIE
ÉDUCATION DE L’ESTHÉTIQUE. — SPONTANÉITÉ DE L’ART. — NUDITÉ

LA SCIENCE, L’ART ET LA NATURE. — L’ART, C’EST LA VIE

Comme la science elle-même, et dans une proportion plus marquée, l’enseignement se ressent des origines nationales, c’est-à-dire des conditions géographiques, puis historiques, d’après lesquelles chaque peuple s’est développé. En théorie, il en est autrement : tout être humain, semble-t-il, qui se donne pour mission d’enseigner un autre homme, enfant ou adulte, ne doit avoir d’autre souci que celui d’être l’interprète scrupuleux de la vérité et de faire pénétrer dans l’intelligence d’autrui ce qu’il a parfaitement compris lui-même et qu’il a besoin de communiquer en toute joie de savoir, en tout amour fraternel. En pratique, c’est bien ce qui se présente exceptionnellement, et les connaissances peuvent se propager ainsi comme un magnifique incendie, mais d’ordinaire ce que l’on appelle enseignement prend de tout autres allures. Les instructeurs, simples gens de métier, ne sont pas nécessairement animés de ce feu sacré qui est l’enthousiasme du vrai, et ce qu’ils enseignent n’est le plus souvent qu’une leçon dictée conformément à des intérêts de nationalité, de religion, de caste. Toutes les survivances ont leur part dans l’œuvre si complexe et si diverse de l’enseignement.

D’abord, le vice capital des écoles est celui de toutes les institutions humaines, le caractère d’infaillibilité que s’attribuent volontiers les professeurs. Aux yeux du vulgaire, ils semblent presqu’en avoir le droit naturel, grâce à l’autorité que leur donnent les années et les études antérieures. Les enfants, regardant vers la figure grave de leur père ou de celui qui le remplace, sont tout disposés à inscrire dans leur mémoire la parole solennelle qui va tomber de sa bouche : ils fournissent un terrain des plus favorables à la foi naïve et spontanée qui plaît tant aux instituteurs. Ainsi se forme, sans peine, une sorte de religion dont les pontifes se croient volontiers maîtres de la vérité. A leur infaillibilité personnelle s’en ajoutent d’autres qui, suivant les différents pays, suivant les cultes et les classes, donnent à la première une consécration plus haute. Les enseignements changent donc au delà de chaque frontière, au point d’être absolument opposés les uns aux autres. Patries, religions, castes ont leurs prétendues vérités qui sont le point de départ de toute l’éducation, la clef de voûte de tout le système. Mais l’évolution générale qui rapproche les hommes, effaçant de plus en plus les conflits de races, d’idées et de passions, tend à égaliser aussi les méthodes d’enseignement, en atténuant par degrés leur caractère despotique et en laissant à l’enfant une plus grande initiative.

L’art de l’éducation, comme tous les autres arts, est d’invention préhumaine. En toutes les conquêtes de l’esprit, l’homme a été précédé par les animaux, et toujours il a fait fausse route lorsqu’il s’est écarté de l’exemple qu’il avait reçu. L’éducation, telle qu’elle est comprise par nos « frères inférieurs », a gardé son caractère normal, efficace, tandis que chez les humains elle a souvent dégénéré en pure routine et parfois même agit en sens inverse de son but : il n’est pas rare qu’elle devienne un véritable abrutissement. L’oiselle, très gentiment, enseigne à ses oisillons l’art d’éviter son ennemi et de chercher sa nourriture, puis elle le fait gazouiller, lui récite ce que nous pourrions appeler les « airs nationaux », lui apprend à se soutenir dans le vide apparent, lui fait accomplir son vol à des distances de plus en plus grandes du berceau naturel, puis quand elle ne peut plus rien enseigner à sa progéniture et que l’égalité est complète en force, en adresse, en intelligence, elle se retire, abdique sa fonction d’éducatrice. L’animal rapproché de l’homme, tels le renard, le chien, le chat, dirige ses petits en les dressant à de folles gambades et à des jeux de force et d’adresse dans les moments où les jeunes ont à leur disposition un excédent d’énergie à dépenser[1].

Mais cet excédent d’énergie est toujours employé de la façon la plus sérieuse, quoique dans la joie et avec toutes démonstrations de gaieté, car les jeux ont pour but, conscient chez les parents, encore inconscient chez les petits, de les assouplir à toutes les œuvres et à la conduite de la vie qui va bientôt commencer, amenant avec elle toutes les chances d’événements tragiques. D’après la classification de Groos[2], les jeux consistent dans l’expérimentation des objets, l’observation des mouvements qui différencient les espèces diverses, la chasse à la proie vivante, morte ou imaginaire, la lutte, la construction des cabanes, l’investigation des causes, l’imitation des attitudes et des actions des adultes, qui, pour l’espèce humaine, se reflète surtout dans les soins donnés à la poupée, symbolisant l’enfant futur : autant de leçons qui sont pour les petits une répétition de la vie avant la vie.

Chez les primitifs, l’éducation n’est pas autre chose. Les enfants se tiennent dans le voisinage immédiat des parents, dont ils imitent les discours, la démarche et les actions. Ils se font hommes sur le modèle du père, femmes sur celui de la mère, mais toujours en pleine nature, dans le cercle même du travail qu’ils auront à poursuivre quand les anciens n’y seront plus. Tout progrès dépend de leur génie propre, de leur talent d’adaptation plus étroite à l’ambiance dont ils ont à profiter pour la conquête du bien-être. L’école est chez eux ce qu’elle fut chez les libres Hellènes, l’heure du loisir et du repos pour les parents, la vacance de la besogne journalière, et, par extension, la période des entretiens qui restaurent, de l’amitié qui réconforte, de la promenade où s’échangent les idées. Mais à cette époque de la civilisation, les exigences du travail étaient déjà de nature à rompre l’unité primitive des familles et à placer les enfants sous la direction d’éducateurs spéciaux. L’école était née. Au moins le contraste que présentait le traitement des écoliers dans les différents pays nous montre quelles nations se trouvaient dans une période de progrès et quelles dans une voie de régression. Les sculptures, les chants représentent les enfants grecs
Cl. de Zlatâ Pvaha.
école de filles en tunisie
jouant, dansant, se couronnant de fleurs, levant gravement la tête vers les femmes et les vieillards, tandis que les documents égyptiens montrent avec insistance le bâton que l’instituteur fait résonner sur le dos de l’élève. De même la verge était fort en honneur chez l’éducateur hébreu, et c’est de lui, par l’intermédiaire des livres « saints », que nous vient ce dicton si funeste pour tant de générations d’enfants : « Qui aime bien châtie bien ! »

Pendant la période historique actuelle, si remarquable par l’ampleur du théâtre où se débattent les problèmes vitaux de l’humanité, toutes les méthodes d’éducation sont également employées. La plupart ont admis pour point de départ que l’instituteur se substitue aux parents, et notamment au père, qui lui délègue tous ses pouvoirs comme directeur, maître et propriétaire de son enfant. Mais le père n’est pas seul à posséder son fils : la société, représentée suivant la lutte des partis, soit par l’Eglise, soit par l’Etat laïque, considère aussi l’élève comme lui appartenant et ordonne qu’il soit dressé conformément à l’usage auquel on le destine pendant le cours de sa vie ultérieure. Enfin l’idée commence à se faire jour, appuyée d’ailleurs sur la revendication spontanée des enfants eux-mêmes, qu’ils sont des êtres égaux en droits aux personnes majeures et que leur éducation doit correspondre non à la volonté du père, ni aux exigences de l’Eglise ou de l’Etat, mais aux nécessités et aux convenances de leur développement personnel. Faibles, petits, les jeunes sont d’autant plus sacrés pour les grands qui les aiment et les protègent. Les écoles, bien rares encore, où ce principe de la pédagogie est strictement pratiqué sont des lieux de joyeuse et fructueuse étude, grâce à cette « extrême révérence » à laquelle l’enfant a droit de la part de ses professeurs. Hélas ! en pensant à ce qu’étaient les écoles où furent torturés la plupart des hommes de notre génération, quel est celui d’entre nous
Cl. de Zlatâ Pvaha
école de garçons en tunisie
qui ne répéterait la parole de saint Augustin : « Plutôt la mort que le retour à l’école de notre enfance ! »

A chaque phase de la société, correspond une conception particulière de l’éducation, conforme aux intérêts de la classe dominante. Les civilisations anciennes furent monarchiques ou théocratiques et la survivance s’en prolonge dans les écoles, car, tandis que dans la vie active du dehors les hommes se dégagent des oppressions antiques, les enfants, relativement sacrifiés, comme les femmes, en raison de leur faiblesse, ont à subir plus longtemps la routine des pratiques d’autrefois. Le type de nos manuels d’éducation existe depuis plusieurs milliers d’années, et l’on répète encore presque dans les mêmes termes les préceptes « moralisateurs » qui s’y trouvent. « Obéir ! » telle est, au fond, la seule morale prêchée dans un livre du prince Phtah-Hotep, qui fut rédigé, peut-être même seulement transcrit, à la fin de la cinquième dynastie — c’est-à-dire il y a cinquante et un siècles —, et que conserve la bibliothèque nationale de Paris. Obéir afin d’être récompensé par une longue vie et par la bienveillance des maîtres, c’est là toute la sagesse. Le prince auteur se donne lui-même en exemple : « Je suis devenu ainsi un ancien de la Terre ; j’ai parcouru cent dix années de vie avec la faveur du roi et l’approbation des anciens, en remplissant mon devoir envers le roi dans le lien de sa grâce. » C’est exactement la même morale que reproduisit plus tard le commandement mis par Moïse dans la bouche de Dieu : « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours soient prolongés sur la terre que l’Éternel ton Dieu te donne »[3].

La durée tenace des préjugés, qui mène à confondre volontiers les relations affectueuses de la famille avec les prétendus devoirs de sévérité d’une part et de stricte obéissance d’autre part, trouble la netteté du jugement relativement à la direction des écoles. Si la liberté doit être complète pour chaque homme en particulier, il peut sembler au premier abord que les parents sont parfaitement libres de départir à leurs enfants l’éducation traditionnelle d’asservissement et d’émasculation. Mais il ne s’ensuit pas de la liberté du père qu’il puisse attenter à la liberté du fils. Autant demander pour le bourreau la liberté professionnelle de couper des têtes, pour le militaire la liberté de jouer de sa baïonnette à travers Chinois ou ouvriers en grève, pour le magistrat la liberté d’envoyer les gens en prison au gré de son caprice. La liberté du père de famille est du même genre quand celui-ci dispose absolument de sa progéniture pour la livrer à l’Etat ou à l’Eglise : dans ce cas, il la tue, ou pis encore, il l’avilit. En son amour ignorant, il reste l’ennemi le plus funeste des siens.

Dans leurs relations sociales avec leurs semblables, les hommes libres n’ont donc nullement pour devoir d’admettre dans le père un propriétaire légitime de son fils et de sa fille, de même qu’autrefois, d’Aristote à saint Paul et des Pères de l’Eglise aux Pères de la constitution américaine, on considérait le maître comme possesseur naturel de l’esclave. Les confesseurs de la morale nouvelle ont à reconnaître l’individu libre, même dans le nouveau-né, et ils le défendent dans ses droits envers et contre tous et d’abord contre le père. Certes, dans la pratique, cette solidarité collective de l’homme de justice avec l’enfant opprimé est chose très délicate, mais elle n’en est pas moins un devoir de défense sociale : ou bien on est le champion du droit ou bien le complice du crime. En cette matière, comme dans toutes les questions morales, se pose le problème de la résistance ou de la non-résistance au mal, et si l’on ne résiste pas, on livre d’avance les humbles et les pauvres aux oppresseurs et aux riches.

Quelques éducateurs commencent à comprendre déjà que leur objectif doit être d’aider l’enfant à se développer conformément à la logique de sa nature : il ne peut y avoir d’autre but que de faire éclore dans la jeune intelligence ce qu’elle possède déjà sous forme inconsciente et d’en seconder religieusement le travail intérieur, sans hâte, sans conclusions prématurées. Il faut bien se garder d’ouvrir la fleur pour la faire s’épanouir de force, de gaver la plante ou l’animal en lui donnant avant le temps une nourriture trop substantielle. L’enfant doit être soutenu dans son étude par la passion ; or, ni la grammaire, ni la littérature, ni l’histoire universelle, ni l’art ne sauraient encore l’intéresser ; il ne peut comprendre ces choses que sous forme concrète : l’heureux choix des formes et des mots, les récits et descriptions, les contes, les images. Peu à peu ce qu’il aura vu et entendu suscitera en lui le désir d’une compréhension d’ensemble, d’un classement logique, et alors il sera temps de lui faire étudier sa langue, de lui montrer l’enchaînement des faits, des œuvres littéraires et artistiques ; alors il pourra saisir les sciences autrement que par la mémoire, et sa nature même sollicitera l’enseignement comparé. Comme les peuples enfants, les jeunes ont à parcourir la carrière normale représentée par la gymnastique, les métiers, l’observation, les premières expériences. Les généralisations ne viennent que plus tard. Sinon, il est à craindre qu’on déflore l’imagination des enfants, qu’on use avant le temps leurs facultés mentales, et qu’on les rende sceptiques et blasés, ce qui, de tous les malheurs serait le plus grand.

L’amour et le respect du maître pour l’enfant devraient lui interdire d’employer dans son travail de tutelle et d’enseignement le procédé sommaire des anciens despotes, la menace et la terreur : il n’a d’autre force à sa disposition que la supériorité naturelle assurée à l’éducateur par l’ascendant de sa taille et de sa force, son âge, son intelligence et ses acquisitions scientifiques, sa dignité morale et sa connaissance de la vie. C’est beaucoup, pourvu que l’enfant garde la pleine maîtrise de ses facultés, et ne se diminue pas par l’excès du travail.

Etant donné que l’éducation est une collaboration entre l’élève qui se présente avec son caractère propre, ses habitudes et mœurs particulières, sa vocation spéciale, et le professeur qui veut utiliser ces éléments pour l’œuvre de développement intellectuel et moral qu’il entreprend, celui-ci doit connaître à fond chacun de ses disciples, et, tout en pratiquant la plus équitable impartialité, procéder suivant des façons diverses avec chaque individu. Sa classe ne contiendra donc que peu d’élèves, ceux ne pouvant être en nombre que dans les chœurs, les exercices de gymnastique, les promenades et les jeux.

Quelques camarades sont néanmoins indispensables dans les études sérieuses, car l’initiative individuelle a besoin d’être sollicitée par l’esprit d’imitation. Ce que l’on appelle émulation est, par ses bons côtés, le besoin naturel d’imiter son compagnon, de savoir ce qu’il sait, de l’égaler en toutes choses. La plupart des élèves n’apprendraient qu’avec de grands efforts s’ils devaient étudier seuls, sans amis qui les encouragent spontanément par la voix, les gestes, la mimique : la manifestation de la vie chez autrui suscite la vie en eux-mêmes. Ils apprennent grâce à l’exemple bien plus que les faits dont ils enrichissent leur mémoire ; ils se règlent à une certaine méthode qui les accoutume à l’ordre dans le travail. Ils s’ingénient à discipliner leurs efforts, à se préparer pour la pratique de l’entr’aide qui sera la part la plus utile de leur existence. Une bonne éducation comporte donc un groupe d’enfants assez considérable pour qu’ils puissent se livrer à des œuvres communes, entreprises joyeusement et vivement achevées.

De combien d’unités se composera ce groupe ? Des théoriciens de l’enseignement ont voulu le limiter à huit, nombre leur paraissant impliquer une harmonie naturelle, un rythme de répartition facile qui se reproduirait dans l’ensemble du travail (Barthélémy Menn) ; mais la vie, toujours changeante dans ses phénomènes, ne s’accommode point de ces arrangements dictés à l’avance : il y a certainement avantage à modifier les conditions de l’école suivant les individus et les milieux. L’important est que les jeunes condisciples ne forment pas une cohue où l’individu échapperait à la sollicitude spéciale du maître, mais constituent, pour les joies du travail et de l’amusement, une véritable famille. L’éducateur en serait à la fois le père et le frère, mettant son propre cerveau en communication avec les cerveaux des enfants, saisissant nettement l’état de leurs notions conscientes et inconscientes, sollicitant dans les jeunes têtes un travail de la pensée correspondant au sien propre et les amenant ainsi à la compréhension de la vérité et au bonheur de l’action.
Cl. P. Sellier.
le guignol en mandchourie

Comparée à cette éducation de la grande famille, où les enfants, souvent livrés à eux-mêmes, prennent par leurs relations entre eux comme un avant-goût de la vie extérieure avec ses conflits et ses amours, celle de l’enfant isolé, qui fut toujours l’objet exclusif des attentions du père et de la mère, en fait un être réellement déshérité : il y manque la collaboration des camarades, ses égaux, alternativement amis et rivaux. Les parents, par leur dévouement même, ne furent pour lui que des professeurs d’égoïsme : à vingt ans, quand le jeune homme entrera dans la vie, il attendra que l’univers entier veuille bien accomplir une ronde autour de sa précieuse personne.

C’est dans les premières années qu’il importe surtout de ne pas s’engager dans de fausses voies. Les professeurs, choisis pour les écoles primaires, en vue d’ « instituer » des hommes et des femmes, devraient être les meilleurs, à la fois les plus sérieux et les plus doux, afin que les jeunes prospèrent à côté d’eux en santé physique et morale. Avec eux, point de « surmenage », c’est-à-dire point de ce mépris du corps, héritage de l’ancien christianisme, qui, au nom d’une âme supérieure, dresse les individus au travail forcé, sans aucun souci des nécessités de la vie matérielle ; mais pas d’arrêts non plus, pas de bordées et d’écarts, pas d’hésitation dans la marche régulière de l’enseignement et de la conduite ! Pas de leçons qui soient une pure forme, une simple récitation des livres, comme l’est, par exemple, le marmonnement du catéchisme et autres paroles qui ne coûtent aucun effort, au point de n’élever en rien la température frontale[4]. Heureusement qu’il en est ainsi pour l’étude de la religion, car, prise au sérieux, elle amènerait avec elle l’effroi causé par l’idée d’un Dieu vengeur. Ainsi que Tolstoï[5] le signale avec éloquence, le plus grand crime que l’on puisse commettre envers l’enfant, celui dont presque tous les parents et instituteurs des pays civilisés se rendent coupables, c’est de commencer l’école par la représentation terrifiante d’un être — principe des choses — essentiellement capricieux, injuste et féroce, personnage qui, après avoir créé l’homme susceptible de commettre le péché originel, punit ce péché par une éternelle souffrance. Si l’enfant, vaguement, s’imagine que les hommes ont à s’entr’aider dans la recherche du bonheur et repousse l’enseignement barbare qu’on lui donne, ses idées n’en restent pas moins troublées, hésitantes, et la double vie morale qui lui est faite l’accoutume à l’hypocrisie du langage.

Comme ceux qui, par effroi des révolutions, vantent les effets de la patience et la « longueur de temps », on pourrait tout attendre de l’école pour l’exercice futur de la liberté. Mais ce serait oublier que l’éducation a parfois un caractère régressif aussi bien qu’un caractère progressif, et que la plupart des écoles sont, autant par le programme qui leur a été dicté que par l’esprit et les tendances des hommes qui les dirigent, des centres routiniers ou même réactionnaires, dans lesquels s’organise à l’avance, par des redites imbéciles ou même par un enseignement pervers, une armée, ou du moins une cohue, déjà hostile au progrès. Il est de soi-disant écoles qui réalisent l’idéal de contre révolution dont les fondateurs sont animés ; les enfants y apprennent à faire des signes de croix et des génuflexions, à glapir des prières incomprises et à pratiquer des mœurs d’esclaves. Mis au travail dès qu’ils ont fait leur première communion, ils ne savent plus lire et peuvent à peine signer leur nom lorsqu’ils atteindront la majorité. Ils resteront leur vie durant la chose de l’Eglise.

Cependant, l’évolution graduelle des idées qui tout en s’éloignant de l’ancien régime lui restent attachées par des préjugés tenaces, des formes de l’esprit et des habitudes mentales, a fait naître une éducation bâtarde, aux effets entremêlés et contradictoires.

Dans son pauvre enseignement, le prêtre chrétien avait l’avantage d’une certaine logique d’accord avec les béates croyances et les niaises adorations. Mais l’instituteur n’a plus la foi, et, forcé, suivant l’expression consacrée, de « chasser Dieu de l’école », il continue à se plier aux méthodes inspirées par le dogme catholique et monarchique. Parlant en réalité l’ancien langage et se servant des mêmes procédés d’instruction et de prétendue moralisation, il remplace Dieu par un autre Dieu, la Loi ou la Patrie que représentent le drapeau et autres symboles. Si cette nouvelle divinité devait être prise au sérieux par les enfants, leur horizon moral serait singulièrement rétréci, car la patrie n’est qu’un étroit lambeau de terre, considéré généralement comme entouré d’ennemis, tandis que l’idée de Dieu répondait pour les âmes douces et simples à une justice de l’au delà.

L’école vraiment libérée de l’antique servitude ne peut avoir de franc développement que dans la nature. Ce qui de nos jours est considéré dans les écoles comme fêtes exceptionnelles, promenades, courses dans les champs, les landes et les forêts, sur les rives des fleuves et sur les grèves devrait être la règle.

N° 586. Instruction dans la Péninsule italique

Cette carte-diagramme représente, d’après la graduation suivante des grisés, le pourcentage des conjoints (deux sexes réunis) qui n’ont pu signer de leur nom au contrat de mariage :

A, de 0 à 15 %. B, de 15 à 30 %. C, de 30 à 45 %.
D, de 45 à 60 %. E, de 60 à 75 %. F, plus de 75 %.

En Corse, les chiffres pour 1901 sont de 34 % et de 23 % dans les Alpes-Maritimes. Pour les territoires d’Austro-Hongrie et de la péninsule balkanique, pour la Tunisie et l’Algérie les chiffres sont douteux ou inconnus.


Car c’est à l’air libre seulement qu’on fait connaissance avec la plante, l’animal, avec le travailleur et qu’on apprend à les observer, à se faire une idée précise et cohérente du monde extérieur. C’est bien timidement que les parents et éducateurs s’engagent dans cette voie de l’ « école buissonnière ». Et pourtant quel bienfait d’arriver à combiner la santé physique et la santé morale par le travail joyeux au dehors, en plein air et libre campagne.

C’est ainsi qu’à Coupvray (Seine-et-Marne), les garçons de l’école s’étaient constitués en société ornithophile et que, en 1898, ils protégeaient 570 nids d’oiseaux, au grand dam des loirs, belettes, rats et souris[6]. Dans le Jura, les écoliers de Cinquétral, près de Saint-Claude, se sont mis au reboisement des pentes ravinées, et c’est avec un légitime orgueil qu’ils montrent sur les versants des environs les 15 000 arbres qu’ils ont plantés et qui protègent mainte prairie contre la destruction par les eaux mauvaises.

Ces travaux utiles en pleine nature, comportant les rudiments des métiers qui furent ceux des primitifs et se sont développés depuis en une industrie puissante, les œuvres d’architecture, de sculpture et de dessin, qui plaisent tant à la plupart des enfants et auxquelles se rattachent l’art de l’écriture et, par contre coup, celui de la lecture, enfin le chant, la danse, la mimique, les belles attitudes rythmées, tel est l’ensemble des occupations qui doivent préparer l’enfant à la série des études ultérieures destinées à en faire un homme. Il faut y ajouter aussi ce que l’on peut apprendre de mathématiques en traçant des figures sur le sable, car la géométrie et l’algèbre sont d’admirables moyens pour donner une forme logique à la pensée et à ses expressions : celui qui apprend à mesurer les dimensions s’instruit également dans l’art d’enchaîner ses raisonnements et de régler ses paroles. Quant aux études spéciales qui succéderont dans les années de l’adolescence, elles varieront suivant les individus, car il importe que l’enseignement s’adapte à chaque nature en particulier et la dirige conformément à sa vocation personnelle. Toutefois il est bon que nul élève ne reste sans acquérir des « clartés de tout », afin qu’il trouve sa joie dans tous les progrès de la science et de l’art et qu’il puisse toujours prendre une part active aux conversations engagées par ses compagnons sur les travaux qui les intéressent spécialement. Puisqu’il est impossible de tout savoir, que du moins chacun apprenne ce qui lui convient, et qu’il l’apprenne avec méthode, dans ses rapports avec les connaissances parentes et dérivées.

Cl. de Zlatâ Pvaha.
une école nègre

Dans les discussions pédagogiques modernes on a donné une importance capitale à une question qui serait restée des plus simples si l’on s’était tenu aux indications de la nature. Les enfants qui naissent sous la tente sont élevés ensemble, garçons et filles ; toute la jeunesse du même village ou du même clan se forme à la vie par les travaux, par les amusements en commun ; la « coéducation, c’est à dire l’enseignement de tous les jeunes des deux sexes, se fait d’ordinaire très sommairement, mais sans qu’il paraisse nécessaire de séparer les enfants pour leur apprendre une même pratique de métier ou leur réciter une antique légende dans les mêmes termes. La « bifurcation » de l’école primitive, dans laquelle tous les adultes de l’endroit avaient leur part, ne se produisait qu’à l’époque de la puberté, lorsque les éphèbes et les adolescentes se préparaient aux épreuves qui devaient les faire entrer, les uns dans la société des hommes, les autres parmi les femmes et les mères de famille ; mais alors la claustration de la jeune fille, prélude de l’asservissement qui l’attendait dans le ménage, mettait d’ordinaire un terme à tout enseignement : l’appropriation retranchait la femme de la société.

C’est également en vertu de ce principe, la dépendance de la femme relativement au père et à l’époux, que, dans la plupart des nations modernes, la pratique s’est établie d’élever les jeunes filles complètement à part des garçons : logiquement on les préparait à leur subordination et l’enseignement qu’on leur donnait était plus ou moins édulcoré par des mensonges et des mièvreries. Il était admis que plus de précision convenait aux hommes, aux femmes plus de fioritures insipides, plus de prétendue morale. Mais du moment que l’on a compris le respect dû à la science et le droit de tous à connaître la vérité pure, il n’y a plus de raison plausible à la différence de nourriture intellectuelle pour les deux sexes. Du reste, les jeunes filles ayant forcé les portes des universités sont venues s’asseoir autour des chaires professorales, côte à côte avec les jeunes hommes, d’autre part, une pratique de longue durée a consacré l’éducation en commun des enfants en bas âge dans les écoles maternelles et la coéducation à l’école primaire ne suscite guère d’objection. Il n’y a plus, en pays latins, que l’enseignement secondaire que l’on persiste à maintenir distinct pour garçons et filles. Comme exemples, on a, d’une pari, les écoles mixtes de Finlande, de Scandinavie, des Etats-Unis, de l’Ecosse et de Hollande, d’autre part, les lycées français, où le ton moral est certes assez bas. Les uns veulent voir là une différence ethnique, les autres, la preuve de la supériorité de la coéducation. Les rares écoles de France et d’Espagne où les enfants sont élevés ensemble avec une sollicitude parfaite démontre, semble-t-il, que la communauté des études et des jeux crée une atmosphère propice au développement normal des fonctions durant la crise de la puberté.

Il résulte du rapprochement des sexes en un même milieu d’étude que l’ignorance mutuelle et l’hostilité forcée entre hommes et femmes s’atténuent graduellement ; l’abîme creusé jadis par les malédictions de l’Eglise se comble peu à peu, et la différence d’évolution d’un sexe à l’autre s’amoindrit à mesure que le trésor commun de richesses scientifiques devient la propriété de tous. Une sorte d’égalisation se fait entre étudiants et étudiantes, tandis que la différence éthique de sexe à sexe reste beaucoup plus marquée entre le jeune homme échappé à la direction de ses parents et la jeune fille laissée à côté de sa mère pour soigner les enfants et prendre part aux occupations du ménage.

D’autres faits, d’ordre démographique sociologique, contribuent à libérer la femme et à lui permettre ainsi de s’associer plus facilement à l’homme pour les études et le genre de vie. D’abord, la fonction par excellence de la femme, l’éducation maternelle, diminue en difficultés physiques et en fatigues, grâce à une hygiène générale mieux comprise ainsi qu’à l’entr’aide.

une école en finlande
Gravure extraite de l’ouvrage Finlande (en russe), par D. Protopopova.


Dans la plupart des tribus dites sauvages, l’allaitement des enfants durait pendant des années ; chez les civilisés, il se fait en grande partie — et ce n’est pas toujours un progrès — par des moyens artificiels. En outre, le nombre des enfants diminue et doit forcément diminuer, l’hygiène préventive ayant réduit le taux de la mortalité dans toutes les contrées de l’Europe et des pays qui gravitent autour d’elles. Encore au dix-huitième siècle, on pouvait s’attendre à la mort pour la plupart des nouveau-nés ; de nos jours, la majorité des nourrissons échappe aux causes de mort, et la femme se trouve par contre coup allégée d’autant dans ses fonctions reproductives[7].

Après avoir été diversement enseignés et morigénés dans leurs dix ou quinze années préparatoires, les jeunes hommes, aussi bien ceux qui se sont développés librement que les malheureux habitués à marmonner des mots, appris par cœur, sous la surveillance d’un maître qui gronde et qui punit, tous ces adolescents arrivent à la période décisive où on les déclare « hommes faits ».

Chez la plupart des primitifs, les jeunes tenaient à honneur de subir de très dures épreuves pour témoigner de leur fortitude dans le péril aussi bien que de leur vigueur et de leur adresse dans les jeux et les travaux. L’initiation était fort sérieuse et durait parfois des jours entiers, même des semaines et des mois. C’étaient le plus souvent des tortures qu’il fallait supporter d’un visage souriant. Ici on exposait le corps du supplicié aux morsures des fourmis, aux blessures par le poignard ou le couteau, à la scarification par des herbes vénéneuses ; ailleurs, on arrachait à la jeune fille partie de sa chevelure, cheveu à cheveu, on battait le jeune héros jusqu’à le laisser sans connaissance sur le sol, ou bien on le jetait dans une ivresse frénétique par quelque boisson vénéneuse. Souvent les cérémonies étaient accompagnées de pratiques religieuses, telles la circoncision, et dans ces occasions, la vue du sang entraînait les officiants à des actes de vraie férocité. En nombre de peuplades, les épreuves des jeunes hommes coïncidaient avec des expéditions de guerre ; de même que chez les nations de l’Europe, le droit à la virilité devait s’acquérir par les luttes corps à corps et les tueries. On sait que les Dayak coupe-têtes ne trouvaient de femme prête à les suivre que s’ils lui apportaient le crâne sanglant d’un homme tué dans un combat ou surpris dans une embuscade. La mise à l’épreuve du courage et de l’endurance se faisait fréquemment comme préliminaire du mariage, par exemple chez les Koriak du Kamtchatka, qui recevaient le fiancé à grands coups de bâton. S’il endurait la bastonnade sans se plaindre et d’un air satisfait, on reconnaissait en lui un vaillant, capable de supporter avec la patience voulue les chagrins de la vie et on le laissait pénétrer dans la hutte où l’attendait la fiancée[8].

Les examens et les concours des grandes écoles ne sont autre chose qu’une transformation des anciennes épreuves, mais en réalité, et toutes proportions gardées, ces épreuves modernes ont perdu de la sincérité primitive. Les brutalités de la concurrence vitale, la nécessité pour les jeunes gens de gagner leur vie aussi rapidement que possible, enfin la vanité sotte qui pousse les parents à vouloir pour leur progéniture un rapide avancement dans les études ont pour conséquence une méthode d’instruction hâtive, superficielle, ou même complètement fausse.

Cl. L. Cuisinier.
jeunes circoncis en retraite au bord du sénégal
à 15 km. en amont de Bakel.

Ils restent en retraite tant que la plaie n’est pas cicatrisée ; les jeunes filles du village leur apportent à manger. Au premier plan, un jeune homme est ficelé pour avoir enfreint une prescription quelconque.


Des milliers et des milliers de candidats cherchent à simplifier leur travail en apprenant par cœur les formules de leur manuel, en mâchant et en remâchant des phrases expectorées avant eux par des professeurs célèbres, en se casant dans la mémoire de sèches définitions sans couleur et sans vie. Ils savent des mots, encore des mots, et tout ce fatras s’interpose entre leur esprit et la vérité. Les formulaires et les guide-âne les dégoûtent des livres et plus encore de la nature ; les programmes limitent l’intelligence, les questionnaires l’ankylosent, les abrégés l’appauvrissent et les phrases toutes faites finissent par la tuer complètement. Malheur au jeune homme doué d’une compréhension trop facile, tout en surface, s’étalant pour ainsi dire à l’admiration des badauds. C’est un danger capital de comprendre trop vite, sans peine, sans efforts ni long travail d’assimilation. On rejette négligemment l’os dont un autre eût « sucé la substantifique moëlle » ; on se laisse aller à l’indifférence, presqu’au mépris pour les choses les plus belles, on se blase ; le manque d’étude personnelle tue l’initiative, enlève à la parole et aux actes toute originalité.

Une très forte part de l’enseignement se fait de nos jours en vue de l’examen, et il ne saurait en être autrement puisque de l’examen dépendent les places, les positions officielles et sociales. L’Eglise domine-t-elle dans un pays ? il faut que l’étudiant prouve par des arguments et des exemples choisis combien légitimes et saintes sont toutes les revendications cléricales. Le Chef de l’Etat ou l’Etat abstrait sont-ils devenus l’objet essentiel de l’adoration religieuse ? il faut alors faire tout désirer de lui et faire tout converger en lui. Les idées, les caprices d’en haut sont devenus sacrés. Napoléon fit de l’Université une immense école d’obéissance à sa personne. De même sous le règne d’Alexandre III, les professeurs d’histoire russe étaient tenus de démontrer par les témoignages du passé la vérité et la valeur intrinsèque de l’autocratie ». Même les questions purement scientifiques sont tranchées d’en haut. « L’empereur le veut ainsi ! En 1841, Nicolas Ier avait décrété comme vérité de science l’identité ethnique des Grands-Russiens, des Petits-Russiens et des Blancs-Russiens, afin de transformer en une hérésie d’ignorance toute velléité de séparatisme[9].

N° 587. Universités de l’Europe occidentale.

Les universités d’Angers, Bruxelles, Ferrare, Louvain et Nantes ne sont pas des établissements d’Etat. Les écoles supérieures de Londres, Birmingham, Liverpool, Leeds, Sheffield et Durham sont parfois considérées comme des universités ; celles de Dundee et de Saint-Andrews ne forment qu’une seule université.

Les districts grisés en Italie et en France sont ceux où plus de 10 % des conscrits ne savent ni lire ni écrire (Morbihan 17,4 %); en Belgique, le grisé indique que 30 % de la population était illettrée au recensement de 1900.

Les étudiants sont donc avertis : ce n’est pas en vue de savoir qu’ils entrent dans les hautes écoles, c’est avec l’espérance, souvent même avec le seul désir, cyniquement avoué, de gravir les échelons qui mènent à la fortune. C’est ainsi que les examens prennent ce caractère étranger à la science, puisque celle-ci devient un simple prétexte à l’obtention d’une estampille officielle ; le diplôme une fois obtenu, l’étudiant, tout à coup libéré d’un travail qu’il haïssait, se croit pleinement autorisé à la paresse. En son principe l’examen fut tout autre chose et doit se rétablir dans sa vertu première partout où l’amour de la science est réel, partout où il importe de savoir et non de paraître savoir. L’enseignement des philosophes grecs, tel que nous le rapportent les « Dialogues » de Platon, ne consistait en réalité qu’en une conversation permanente de l’étudiant avec son propre moi, en un examen continu de la pensée par la pensée, sous l’évocation d’un Socrate ou d’un autre chercheur de vérité. Alors qu’il s’agissait avant tout de « se connaître soi-même », cet examen incessant était nécessaire à l’homme qui étudie ; combien plus maintenant devient-il indispensable, puisqu’il s’agit de connaître la nature », dont chaque individu n’est qu’une simple cellule ? Ainsi le jeune homme qui vit son enseignement doit s’interroger et se répondre sans cesse, en toute probité et sincérité. Comparées à cet examen personnel, les formalités usuelles de réception dans le monde des qualifiés sont bien peu de chose : l’étudiant pourra les subir d’une conscience tranquille en les méprisant quelque peu ; hautement supérieur, il lui suffira de donner mentalement aux questions presque toujours incohérentes de l’examen l’unité qui leur fait nécessairement défaut. La dignité de l’étude est à ce prix.

Mais si l’étudiant, tout plein de mots entassés dans sa mémoire, n’a d’autre mérite, au jour final, que de fournir réponse à question, comme un écho plus ou moins fidèle ; s’il craint d’être soi-même, de prononcer ce que les professeurs momifiés qualifieraient d’hérésies ou de « paradoxes », c’est-à-dire, suivant l’étymologie même, d’ « opinions en dehors de l’enseignement », on pourra se demander quelle a été la raison vraie des longues années d’école et l’on se dira, presqu’avec certitude, que cette raison fut l’ambition des places et de l’argent. Le candidat n’est qu’un « carriériste », un apprenti industriel cherchant à se remémorer des formules lucratives pour en fabriquer de l’or. Triste et honteuse « pierre philosophale » !

Actuellement, la possession de l’or étant devenue, par le fonctionnement même de la société, l’objectif presque fatal de la jeunesse, il est difficile de s’imaginer combien beaux pourraient être les lieux d’étude, où l’amour de la connaissance et la science de la vie seraient les seules ambitions, puisque le bien-être aurait été assuré d’avance. Il est certain, en premier lieu, que les groupes d’étudiants deviendront de plus en plus mobiles et que, par conséquent, ils seront de moins en moins attachés au siège universitaire qui, par ses laboratoires, ses collections et sa bibliothèque, constitue le centre nécessaire de leurs recherches. De même que certaines écoles d’enfants, encore bien rares, se déplacent pendant la belle saison, allant à la découverte de sites curieux ou de villes intéressantes, de même quelques groupes d’étudiants, des centaines parfois, se réunissent pour de véritables voyages d’études, dans les régions minières ou dans les contrées offrant un grand intérêt géologique, ou bien dans les pays curieux par leurs plantes, leurs animaux, leurs arts et leurs mœurs. On a vu des étudiants américains noliser un navire pour aller pendant des mois étudier la nature de la côte africaine.

En un cercle plus étroit, les Summer meetings de l’Angleterre et des États-Unis, où professeurs et élèves se rencontrent en bonne camaraderie, sont aussi de véritables universités itinérantes.

un thé au summer meeting d’edimbourg

Des représentants de sept ou huit nationalités sont réunis sur la terrasse de l’Outlook Tower, à Edimbourg.


Suivant l’intérêt scientifique spécial que présente tel ou tel site, les souvenirs de l’histoire ou les questions les plus urgentes du temps, on tient séance dans une forêt, ou bien au bord de la mer, dans une usine, même sur la terrasse crénelée d’un vieux castel. Les « péripatéticiens » d’autrefois se promenaient sous les colonnades, dans les allées d’un jardin ; ceux de nos jours ont le champ plus vaste, grâce à la facilité des voies de communication, et peuvent aller de pays en pays ; à leur dam, s’ils voyagent sans méthode, au hasard et sans étude approfondie, mais à leur grand avantage s’ils se déplacent pour apprendre réellement, pour se donner la nature et toutes les œuvres de l’homme comme grand champ d’observation, s’ils interrogent la Terre, la scrutent directement, sans chercher à la voir à travers les descriptions des livres qui la faussent plus ou moins.

Même en dehors de la nature proprement dite, dans les édifices fermés, c’est toujours par l’observation précise que procédera l’étudiant, notamment celui qui a spécialement l’homme pour sujet de recherche. Ce sont les êtres vivants qu’il apprendra à connaître dans leurs origines et dans leur vie présente, avec les mille alternatives de la santé, de la maladie, de la décrépitude et de la mort. En dehors de tous les bouquins que le temps vieillit, ne sont-ce pas là les livres par excellence, les livres toujours vivants où, pour le lecteur attentif, de nouvelles pages, de plus en plus belles, s’ajoutent incessamment aux précédentes ? Ce n’est pas tout, le lecteur se transforme en auteur. Grâce au pouvoir de magie que lui donne l’expérience, il peut susciter des changements à son gré dans la nature ambiante, évoquer des phénomènes, renouveler la vie profonde des choses par les opérations du laboratoire, devenir créateur, pour ainsi dire, se transfigurer en un Prométhée porteur de feu ! Et quelle parole imprimée, bien apprise par cœur, pourra jamais remplacer pour lui ces actes vraiment divins ?

Et pourtant, il peut avoir plus encore si l’amitié d’autres compagnons de labeur double ses forces. Les entretiens sérieux avec les camarades d’étude, chercheurs de vérité comme lui, élèveront et affineront son esprit, l’assoupliront à tous les exercices de la pensée, lui donneront la hardiesse et la sagacité, enrichiront à l’infini le livre de son cerveau et lui apprendront à le manier avec une parfaite aisance. Ses amis particuliers ses immédiats compagnons d’étude ne sont pas les seuls auxquels il pourra s’adresser, dont il saura s’approprier les connaissances, l’âme, pour ainsi dire ; la science n’étant plus un privilège, un « sacerdoce » exercé par quelques-uns, il aura pour collègues et pour initiateurs partiels tous ceux qui, dans le monde savant, en les universités ou ailleurs, poursuivent des études parallèles. Déjà dans tous les pays d’Europe, mais particulièrement en Angleterre, l’usage s’est établi de s’interroger librement par correspondance, lettres ou journaux, sur toutes les questions du savoir ; du paysan qui vole une ou deux heures de nuit au travail de la ferme pour étudier dans sa grange, jusqu’aux savants illustres du Musée britannique, s’est formée une ligue fraternelle, en vue des observations et des idées, et, dans cet échange, ce n’est pas toujours l’homme nimbé de gloire dont les paroles ont le plus de valeur. Quelle différence entre la science libre, qui fait naître cette belle camaraderie, et la science mise au service de l’industrie et du profit ; par exemple dans ces usines, allemandes surtout, où des chimistes travaillent à côté les uns des autres, en des compartiments fermés, avec défense de se communiquer mutuellement le résultat de leurs analyses et dans l’ignorance de la recherche ultime à laquelle doivent servir les travaux préliminaires !

Ce qu’il faut demander aux étudiants, ce ne sont pas des diplômes, mais des œuvres. Les études étant dirigées dans le sens du travail, et du travail utile, les jeunes gens, garçons et filles, auront à montrer ce qu’ils ont déjà fait pour collaborer aux entreprises communes de l’humanité. De même que le sauvage primitif dut prouver qu’il était un homme avant d’être considéré comme tel, de même que l’ouvrier d’autrefois briguant le rang de maître avait d’abord à produire son chef-d’œuvre, de même tous les jeunes comprendront volontiers, si l’opinion le leur demande, qu’ils ne pourront entrer, à titre d’égaux dans l’assemblée des forts sans avoir fourni des preuves de leur participation à des travaux sérieux d’utilité publique, et surtout à ceux que l’on ne peut accomplir sans esprit de dévouement et sacrifice.

Les études techniques spéciales à Moscou, à Boston et en mainte autre cité ont démontré que l’on peut attendre des merveilles du labeur d’enfants et d’adolescents travaillant avec enthousiasme en amis et en émules. Il n’est pas une usine, pas un pont, un chemin de fer ou une locomotive, dont on ne pût confier la construction à des groupes de jeunes hommes ayant étudié pendant quelques années dans les ateliers et à pied d’œuvre. De même, les nuées des élèves infirmières de Londres montrent jusqu’où peuvent aller les soins donnés aux malades unis au souci de la dignité personnelle. Si la jalousie, actuellement très justifiée, des travailleurs et employés qui gagnent âprement leur vie aux travaux de toute espèce ne s’opposait à l’accroissement de cette concurrence désastreuse que leur font déjà les couvents, les prisons, les dépôts de mendicité, où les entrepreneurs disposent d’un labeur presque gratuit, il n’est pas douteux que les millions d’élèves et d’étudiants occupés maintenant presqu’exclusivement à des devoirs de récitation pourraient, au grand profit de leur savoir et de leur santé, contribuer très largement aux préparatifs et à l’achèvement des travaux nécessaires à l’entretien de l’humanité et à l’économie de notre planète.

Les régimes politiques et sociaux contemporains, basés sur la propriété privée et le salariat, défendent qu’on dispose de cette force prodigieuse que des écoles bien comprises tiendraient en réserve, mais les faits qui se sont déjà produits exceptionnellement ici et là, malgré le système d’éducation imposé, justifient amplement la confiance inspirée par la jeunesse aux précurseurs. Quand on ne reculera pas devant le travail, limité de nos jours par la nécessité de mesurer les salaires, rien n’empêchera d’explorer le globe dans tous ses recoins, de procéder à tous les travaux de mesures et de sondages, de faire l’inventaire complet de tout l’avoir mondial, matériel et intellectuel, d’accommoder le globe à l’idéal humain. La force est là dès qu’on ne craindra plus de s’en servir. Mais de toutes les occupations, la plus urgente, celle pour laquelle on est le plus en droit de compter sur le concours des jeunes hommes, c’est l’œuvre de l’éducation des enfants, qui leur permettra de rendre aux représentants de l’humanité future le bienfait qu’ils ont eux-mêmes reçu de la génération précédente ; les années consacrées à l’enseignement ne vaudront-elles pas le service militaire actuel, employé à l’étude du meurtre scientifique ?

L’éducation n’a de valeur, ni même de sens, qu’à la condition de servir dans la vie, après la sortie des écoles, et de se continuer par l’entretien et le progrès des forces intellectuelles. La chose est relativement facile pour ceux dont la profession consiste dans l’application des sciences qu’ils ont étudiées à l’Université ; cependant le plus grand nombre de ces hommes autorisés par leurs diplômes à parcourir une carrière scientifique se laissent aller par la routine à pratiquer simplement leur art et ne savent pas même se maintenir au courant des progrès qui se font dans la science dont ils sont les interprètes officiels ; ils risquent fort de se spécialiser étroitement dans les travaux qui leur procurent le gagne-pain ou la fortune. Le médecin, le juriste, l’ingénieur retombent souvent dans l’exercice de leur métier bien au-dessous de celle limite des examens qu’il leur fut si difficile de franchir une première fois. D’ailleurs, les conditions actuelles de la société, qui sont déterminées par la conquête de l’or, orientent la plupart des hommes de science vers l’acquisition des biens matériels et celle orientation ne se fait-elle pas en mainte circonstance à travers le vrai et le faux. le juste et l’injuste ? Est-ce que récemment, avant l’ère de l’antisepsie, la médecine officielle n’était pas essentiellement meurtrière, malgré ses examens et ses diplômes, et, dans sa façon de traiter les blessures, n’était-elle pas restée bien au-dessous de la pratique des rebouteux méprisés auxquels on interdisait l’exercice de la médecine sous peine d’amende ou de prison ? Tandis que ceux-ci, se conformant aux prescriptions de la science antique, employaient les onguents préparés à chaud avec la térébenthine et les macérations dans le vin et l’eau-de-vie, c’est-à-dire, continuaient les pratiques d’une certaine antisepsie traditionnelle, les médecins de la faculté, asservis aux ordonnances de leurs professeurs, appliquaient sur les blessures le cérat et les cataplasmes, fabriquant ainsi des laboratoires de microbes qui développaient la plaie et déterminaient la mort[10]. C’est par centaines de mille que la science officielle, au dix-neuvième siècle, tuait les malades qu’auraient sauvés les rebouteux.

la conférence du dimanche en russie,
d’après le tableau de Bogdanoff-Bielski.

Et, dans une autre profession, celle qui devrait aboutir, par l’étude de la psychologie des hommes et des nations, à un sentiment de bienveillance universelle, ne voyons-nous pas les plus savants juristes s’éprendre de la poursuite des accusés, comme des chiens de chasse qui forcent le gibier ? il leur faut des victimes et des victimes, et les voilà tout joyeux, la conscience satisfaite, quand ils ont réussi à faire tomber une tête, fût-elle innocente.

Il ne suffit donc pas d’être savant pour devenir utile à l’humanité, ou, du moins, le savant dévoyé ne fait œuvre bonne que d’une manière indirecte, par la transmission de la science parmi les hommes. Mais quelle source intarissable jaillit de la roche aride à l’endroit favorable qu’a su deviner la verge évocatrice. L’homme heureux qui a la chance d’apprendre, ou mieux encore de découvrir, celui-là c’est vraiment un père ; des multitudes de jeunes naîtront autour de lui, et l’immense famille s’accroît indéfiniment sans que même il connaisse une faible part de ceux qu’il a fait surgir à l’existence intellectuelle. Combien grande est la génération d’un Bacon et d’un Descartes, d’un Aristote et d’un Humboldt ! Tous les hommes qui étudient reçoivent de ces ancêtres l’aliment nourricier et, à leur tour, le transmettent à une descendance innombrable. Nulle part la solidarité ne se montre plus triomphante que dans le monde de l’esprit, à travers l’espace et l’infini des âges.

Mais, en un siècle où l’on proclame l’égalité virtuelle de tous les citoyens, il convient que les joies de l’étude et du savoir ne soient pas le privilège de quelques élus : il n’est pas rare que les hommes vraiment supérieurs par les connaissances, et surtout par cet art merveilleux de la parole et du style qui donne tant de prix à la pensée, se laissent aller à constituer avec leurs pareils une sorte d’aristocratie délicate où l’on goûte égoïstement de fines jouissances intellectuelles qui resteraient incomprises de la foule méprisée : tous ces petits cénacles disparaîtront aussi, car la science n’est plus forcément ésotérique comme à l’époque des persécutions et des martyres : elle peut se répandre librement au dehors et, par sa nature même, cherche à s’épancher de toutes parts. Quoi que dise le proverbe conseillant de ne « point jeter de perles devant les pourceaux », cette parole qui s’applique très justement au devoir de dignité que le porteur de la connaissance doit à son trésor, les vérités qu’il a le bonheur de posséder n’en sont pas moins un patrimoine commun dont il a simplement l’usufruit et dont il jouira d’autant plus qu’il aura le bonheur de le partager avec d’autres. Même seul, il faut qu’il le crie aux oiseaux de l’espace, aux astres, à la nature entière.

N° 588. Bibliothèques publiques à Boston.

Les édifices marqués par un carré A sont des bibliothèques principales ; les signes ronds B indiquent des salles de lecture accessoires ; les signes ronds C les endroits où se fait l’échange des volumes prêtés à domicile. La proportion des habitants faisant usage des bibliothèques varie, suivant les quartiers, de 4 à 34 %; la moyenne est de 12 %.

Il importe que la « science du bien et du mal » ainsi que celle du vrai et du faux, objet de la première malédiction religieuse, se répandent par toute la terre et soient départies à tous les hommes dans la mesure de leur bon vouloir et de leur puissance d’adaptation. Sans doute, la réalisation actuelle reste de beaucoup au-dessous de l’idéal proposé : de même que l’enseignement intégral, offert à beaucoup, ne suscite cependant qu’un petit nombre relatif de passionnés se dévouant avec succès à l’étude, de même la diffusion universelle du savoir ne pénétrera que par degrés dans les profondeurs ataviques des populations barbares qui s’accommodent péniblement à un milieu nouveau, non sans y laisser des victimes en foule. Néanmoins le nouvel outillage est là, fonctionnant de jour en jour plus actif et plus efficace : cours d’adultes, techniques et professionnels, conférences du jour et du soir, exercices et démonstrations, soirées théâtrales, enfin universités populaires, nées çà et là en Angleterre, en Amérique, en France, essayant même de pointer comme la fine tige de gazon dans la sombre Russie. Quelques doctrinaires de la science antique, des traditionalistes effarés de toute jeune audace peuvent affecter de ne voir dans ces écoles naissantes que des essais informes, condamnés à périr ou du moins à végéter misérablement parce que les études rudimentaires, c’est-à-dire le point d’appui indispensable de toute connaissance ultérieure, manquent aux élèves de ces institutions ; mais il en est parmi eux qui travaillent avec une volonté têtue de savoir réellement, de construire leur édifice à partir des fondations et qui réussissent triomphalement dans leur œuvre acharnée. Déjà les preuves se présentent en foule. Combien d’autodidactes peuvent se placer fièrement à côté des bons élèves dressés à l’étude scientifique pendant leur jeunesse et comparer leurs œuvres aux leurs. On peut même se demander si les universités populaires n’oseront pas tenter des voies inexplorées où les universités de l’aristocratie du savoir hésiteraient à se risquer. La Sorbonne ne se sentirait-elle pas humiliée si tel de ses professeurs s’abaissait à donner des cours d’esperanto ?

Toutefois, si importantes que soient ou que puissent devenir les universités populaires, leur influence est presqu’insignifiante en comparaison de celle que possède la presse, c’est-à-dire la voix même de l’humanité. La découverte prodigieuse de l’imprimerie eut pendant le cours du dix-neuvième siècle des conséquences étonnantes que nul n’avait prévues : ces « nouvelles du jour » dont quelques esprits aventureux avaient eu l’idée dès l’époque de la Renaissance et tenté çà et là, en Italie, en Allemagne, en Hollande, la modeste réalisation, se publient maintenant par millions et millions d’exemplaires dans les rues de toutes les cités, dans les carrefours de tous les villages.

Cl. A. G. Champagne.
université d’harvard, à cambridge, près boston


Les journaux, alimentés de nouvelles par les fils télégraphiques tendus en mailles infinies à travers les terres et dans les profondeurs des mers, en apportent la connaissance à qui veut les apprendre : dans les hameaux les plus reculés, là où les humains de la génération précédente se contentaient de végéter, enfermés égoïstement dans le cercle étroit des occupations journalières, apparaît le porteur de journaux, devenu presqu’aussi nécessaire que le porteur de pain ; le fermier, la domestique l’attendent sur le pas de la porte, à la croisée des chemins, et c’est l’heure gaie de leur jour que celle où ils reçoivent la feuille qui renferme le roman commencé et les faits curieux de l’histoire des nations. Certes, la nourriture intellectuelle dont les millions de lecteurs ont besoin de par le monde n’est pas d’un goût très relevé ni riche en substance, mais à toute chose il faut un commencement. L’impression juste est celle de Zola à qui des amis faisaient part de la campagne organisée contre lui dans toute la France par les journaux les plus répandus, et qui se réjouissait pourtant, heureux de ce que les ignorants d’hier se passionnent aujourd’hui pour la lecture : si la feuille qu’on lit en ce moment propage le mensonge, celle de demain dira la vérité.

Tout d’abord, que l’on apprenne à lire, et, de tout le chaos des phrases entremêlées, la critique finira par extraire ce qu’il est bon de savoir et de conserver en sa mémoire pour la conduite de la vie. Et d’ailleurs, en cet immense déluge d’imprimés qui se déverse incessamment sur le monde, combien y a-t-il d’œuvres qui sont vraiment bonnes, apportant avec elles soit un enseignement spécial dans le métier ou la profession, soit l’écho de quelque chose de grand, constituant un élément de progrès et jaillissant d’un point quelconque du globe vers l’individu qu’il rattache au reste de l’humanité pensante ?

L’influence absolument prépondérante de la presse et de tous les arts qui l’accompagnent, gravures, photographies, reproductions de toute espèce, est le résultat de changements trop récents en date pour qu’on puisse se faire une idée des modifications correspondantes qu’elle introduira dans la vie politique et sociale des nations. Mais quels que soient la vulgarité, la banalité, le désir de scandale, le patriotisme hypocrite de la plupart des feuilles quotidiennes et des revues périodiques, il est de toute certitude qu’elles élargiront l’espace intellectuel autour des lecteurs : elles l’arracheront à l’étroite commune, aux murs de la cité primitive, et graduellement se produira le travail d’élimination par lequel le public, désireux d’une nourriture de plus en plus substantielle, plus en rapport avec les intérêts généraux, écartera de la presse les futilités qui suffisaient à son enfance. Evidemment l’invasion de cette mer de connaissances communes à tous les peuples se fera comme l’irruption d’un nouveau déluge, de manière à remplir tout d’abord les régions basses en laissant çà et là des îles et des îlots, mais la marée montante finira par tout couvrir ; bien que le véritable enseignement se fasse par l’action directe d’individu à individu, l’ensemble de la transformation intellectuelle, vu de haut, semblera s’être accompli par grandes masses, par nationalités entières.

On se demande si la toute-puissance de la presse ne fera pas encore beaucoup plus, si elle n’amènera pas, sans le vouloir et sans le savoir, tous les peuples à parler une langue commune. Déjà, elle a fait dans cette direction une grande part du chemin. Les télégrammes incessamment échangés entre tous les pays du monde sont rédigés en un style concis, rapide, logique, facile à comprendre de tous, suivant un répertoire de mots convenus d’avance. Les articles qui développent ces dépêches brèves en subissent forcément l’influence et d’ailleurs ne sont point rédigés pour la plupart avec le grand souci de la beauté littéraire : ce ne sont d’ordinaire que de pures amplifications dont l’écriture s’éloigne fort peu des clichés habituels. Les mots originaux de la langue en sont volontiers écartés et l’on emploie de plus en plus des termes diplomatiques et parlementaires appartenant à la collection des expressions banales usitées dans les salons cosmopolites. Bien qu’un Français ne puisse comprendre l’espagnol, l’italien, le portugais, le roumain dans leurs prosateurs et leurs poètes qu’après une sérieuse étude, il peut lire couramment leurs journaux, retrouvant les mêmes mots avec des terminaisons différentes et les mêmes tournures avec quelques termes du crû, que l’on devine par l’ensemble de la phrase. Déjà dans tout le monde latin, la langue universelle est en voie de se former, et les parlers des nations slaves, germaniques, anglo-saxonnes s’assouplissent parallèlement pour se rapprocher par la construction générale de la moyenne universellement acceptée. Dans les congrès scientifiques internationaux, il est désormais entendu que tous les auditeurs comprennent les principales langues occidentales.

Pour celui qui aime sa langue maternelle et répugne à tous les jargons bâtards qui envahissent de toutes parts, non, il est vrai, le temple littéraire des nations, mais le parvis banal de la politique et du commerce, l’avènement d’une langue vraiment commune peut être considérée comme un véritable bienfait. Ce serait là du moins une franche révolution qui, plaçant deux idiomes à la disposition de chacun, celui d’usage international et le parler des jeunes années, permettrait de défendre celui-ci contre l’envahissement des mots étrangers — non par haine, mais par respect — et contre des tournures qui ne correspondent pas à son génie.

Que cette langue commune ne puisse être une langue morte comme le sanscrit, le grec ou le latin, cela est de toute évidence, malgré les pieux dépositaires des si beaux parlers d’autrefois, car ces anciens langages appartenaient à une civilisation que celle de nos jours a depuis longtemps dépassée : à de nouveaux pensers il faut un instrument nouveau. Nulle langue moderne ne convient non plus au rôle de véhicule universel de l’intelligence humaine. Quoique le français et l’anglais aient pu ambitionner cette situation prépondérante, les rivalités nationales ne permettent pas que pareille conciliation se fasse paisiblement entre les hommes, et, d’ailleurs, il n’est pas une des langues actuellement parlées qui ne soit très difficile à bien connaître soit dans l’ensemble de son vocabulaire, soit dans la variété de ses tournures et de ses nuances, soit dans les difficultés de sa syntaxe, soit enfin dans les écueils de sa prononciation : toutes représentent dans leur formation des éléments multiples, fort différents les uns des autres, et la diversité des règles provenant des contradictions initiales, oblige les élèves à des études très approfondies. Aussi la plupart de ceux qui, à l’étranger, étudient une de ces langues européennes seraient-ils fort embarrassés pour l’utiliser à fond comme idiome universel ; ils se bornent à charger leur mémoire d’un certain nombre de mots et de phrases qui leur facilitent les opérations les plus usuelles de la vie et les conversations banales. Ce sont des jargons, comme le sabir méditerranéen et comme le pidgeon english des mers Pacifiques, ce ne sont pas des langues.

Telles sont les raisons pour lesquelles des chercheurs ont essayé de confectionner de toutes pièces des parlers artificiels qui ne comporteraient point d’exceptions dans le maniement des règles. De nombreuses tentatives ont été faites dans ce sens et plusieurs ont même pris assez d’importance pour faire naître une véritable littérature. Parmi toutes ces créations, celle que son auteur, Zamenhof, a qualifiée d’esperanto, terme dont le sens est facile à deviner, paraît réunir bien des avantages comme langue artificielle. Les radicaux du vocabulaire n’ont pas été choisis par caprice individuel, ils se sont imposés naturellement comme appartenant par l’usage aux principales langues d’Europe et d’Amérique, soit par le fonds latin, le plus important de tous, soit par les parlers germaniques. En possession de ce trésor primitif des mots, aussi rapproché que possible de l’ensemble des langues européennes appartenant aux nations les plus civilisées, l’étudiant du nouvel idiome les modifie et les combine par les formes faciles à apprendre pour leur donner les nuances nécessaires, et se guide par des règles infrangibles pour indiquer les genres, les nombres, les temps, les modes. Ces quelques dizaines de règles, que l’on peut maîtriser en un jour, suffisent pour que l’espérantiste manipulant son dictionnaire écrive et comprenne la langue universelle : il peut se mettre en rapport avec tous les correspondants qui se sont procuré la même clé de commune entente. Déjà le nombre des adeptes qui sont entrés dans la voie de la réalisation pratique est assez notable pour avoir modifié quelque peu la statistique postale : dix années seulement après la naissance de
quelques langues commerciales
1. Chinois. — 2. Hindoustani. — 3. Arabe. — 4. Italien — 5. Espagnol. — 6. Français. — 7. Russe. — 8. Allemand — 9. Anglais. — Environ les trois cinquièmes de la population du globe comprennent au moins une de ces neuf langues ou l’un de leurs patois.
l’esperanto, ceux qui l’utilisent dans leurs échanges de lettres dépasseraient 120 000. Combien de langues originales en Afrique, en Asie, en Amérique, et même en Europe, embrassent un nombre de personnes beaucoup plus modeste ! Les progrès de l’esperanto sont rapides, et l’idiome pénètre peut-être plus dans les masses populaires que parmi les classes supérieures, dites intelligentes. C’est, d’un côté, que le sentiment de fraternité internationale a sa part dans le désir d’employer une langue commune, sentiment qui se rencontre surtout chez les travailleurs socialistes, hostiles à toute idée de guerre, et, de l’autre, que l’esperanto, plus facile à apprendre que n’importe quelle autre langue, s’offre de prime abord aux travailleurs ayant peu de loisir pour leurs études. On remarque pourtant que la plupart des intellectuels chez les petites nations de l’Europe sud-occidentale, élevés à l’usage d’un langage très peu répandu, forcés de se tourner vers l’Europe du centre et de l’ouest, cherchent à adopter l’esperanto, quoiqu’il soit encore bien pauvre en bagage scientifique, frappés qu’ils sont des remarquables avantages qu’il leur fournirait pour entrer immédiatement en rapport avec la civilisation occidentale.

Chose curieuse, cette langue nouvelle est amplement utilisée déjà, elle fonctionne comme un organe de la pensée humaine, tandis que ses critiques et adversaires répètent encore comme une vérité évidente que les langues ne furent jamais des créations artificielles et doivent naître de la vie même des peuples, de leur génie intime. Ce qui est vrai, c’est que les racines de tout langage sont extraites en effet du fonds primitif, et l’esperanto en est, par tout son vocabulaire, un nouvel et incontestable exemple, mais que ces radicaux peuvent être nuancés ingénieusement de la manière la plus directe, comme on l’a fait pour tous les arts et toutes les sciences ; à cet égard, il n’y a point d’exception : tous les spécialistes ont leur langage technique particulier. L’inventeur de l’esperanto et ceux qui, dans tous les pays du monde, lui ont donné un énergique appui ne professent nullement l’ambition de remplacer les langues actuelles, avec leur long et si beau passé de littérature et de philosophie ; ils proposent leur appareil d’entente commune entre les nations comme un simple auxiliaire des parlers nationaux. Toutefois, on peut se demander si nos langues policées, si nobles dans la bouche des génies qui les ont le mieux interprétées et en ont fait un merveilleux organisme de force, de souplesse et de charme, on peut se demander si, par l’effet de la loi du moindre effort, il n’y aura pas tendance de la part de ceux que l’école aura rendus maîtres des deux langues, l’une apprise de la mère, l’autre acquise dans le dictionnaire, à se laisser aller à l’emploi permanent de l’idiome le plus facile, le plus régulier, le plus logique. Quoi qu’il en soit, une révolution aussi capitale que le serait l’adoption d’une langue universelle ne pourrait s’accomplir sans avoir dans la vie des nations les conséquences les plus importantes en faveur de la paix et d’un accord conscient.

Encore plus riche en résultats sera la révolution de l’hygiène qui s’opère maintenant dans tous les pays policés du monde, et même en certaines contrées barbares, notamment dans les régions marécageuses d’où l’on chasse le moustique anophèle, et sur les grandes routes des communes où l’on arrête les contagions mondiales telles que le choléra, la fièvre jaune et la peste. Ces changements sont de tout premier ordre parce qu’ils s’appliquent directement à l’ensemble de l’humanité comme si elle constituait un immense individu. Le grand souci de l’hygiène universelle se fait maintenant en dépit des frontières, des séparations officielles entre les hommes.

Cl. A. Malvaux.
écoles et hopitaux de genève

Les blocs noirs indiquent les écoles primaires, secondaires, spéciales et l’université ; les blocs grisés, les hôpitaux.


Au point de vue de la répression des épidémies, la science ne distingue point l’indigène de l’étranger. Elle ne répète point le précepte de Moïse[11] : « Ne mangez pas des bêtes mortes, mais donnez ou vendez-les à des étrangers ». Elle sait désormais que l’humanité est solidaire et que les maladies se propagent par contagion d’un individu à l’autre individu, de ville en ville et de peuple à peuple. Elle sait qu’il importe de traiter chaque cité, même le monde entier comme un véritable organisme et que la santé des Japonais, des Africains, des Eskimaux, même celle des poules, des rats, des vaches importe à celle de tous les hommes. Les hygiénistes d’Europe, représentés par des commissions de médecins et autres savants, sont intervenus à Djeddah et à La Mecque pour empêcher la naissance ou du moins le développement du choléra parmi les hadji qui se pressent autour de la pierre sainte ; de même ils sont intervenus dans les Indes pour étudier sur place les foyers de la peste, chercher les moyens de guérison, circonscrire les limites d’extension du fléau ; demain ils interviendront en Perse et en Chaldée pour régler le transport des cadavres vers les lieux sacrés de Kerbela et de Nedjef, qui laisse sur les routes des caravanes une odeur de charnier. Il n’est guère de ville maintenant où l’on ne s’occupe de la santé publique par l’établissement des égouts, par l’adduction des eaux pures, le nettoyage des rues, l’incinération ou le traitement chimique des ordures. On s’applique à faire mieux, soit en s’occupant des enfants mal nourris, soit en s’attaquant aux groupes de maisons malsaines, soit de mille autres manières ; mais tout cela ne va pas sans provoquer des plaintes de la part des « plus imposés » et des propriétaires. N’importe ! en cette matière, l’élan est donné ; il est devenu clair que, dans une communauté, la santé du plus riche est liée à celle du plus pauvre ; la science a activé l’évolution des sentiments : le plus aristocrate des hommes doit se montrer intelligemment solidaire ou craindre perpétuellement la contagion.

Grâce à des méthodes scientifiques, on a refoulé ou même supprimé en divers pays les terribles fléaux, variole, diphtérie, typhus et tant d’autres morts noires, qui jadis ravageaient périodiquement le monde. Dès qu’une de ces maladies fait son apparition, on trouve immédiatement les origines du mal, dans les casernes, les prisons, les hôpitaux ou les couvents, et l’on a recours au remède souverain de l’asepsie et de la propreté. Cela vaut mieux que les processions, les pèlerinages et les flagellations mutuelles que l’on s’imaginait autrefois devoir mettre en fuite les esprits empoisonneurs. Le feu, excellent moyen de désinfection, était employé, non à détruire les cadavres et les objets contaminés de toute espèce, mais à brûler les malheureux, surtout les Juifs, que l’on accusait de répandre les maladies infectieuses : ainsi, pendant la grande épidémie du quatorzième siècle, on brûla deux mille Israélites à Hambourg et douze cents à Mayence. Et jusqu’en ces derniers temps, l’ignorance populaire a toujours cherché à se venger sur l’ennemi du mal qui lui venait de sa propre incurie.

On sait donc de quelle manière il faut combattre les contagions, c’est-à-dire les maladies qui s’attaquent à la race entière et l’on sait amplement aussi comme il faudrait s’y prendre pour écarter, supprimer les maladies individuelles. Toutefois, il ne suffit pas que la science ait prononcé pour que l’humanité se conforme à ses enseignements. Même il arrive que les passions ou les appétits réagissent contre elle et que le mal s’accroisse en proportion directe de la connaissance. Ainsi, l’action funeste des spiritueux a été parfaitement mise en lumière par les hygiénistes, et bien rares maintenant sont les ivrognes invétérés qui ne reconnaissent pas combien sont fondées les critiques et les recommandations qu’on leur prodigue, mais la victorieuse routine leur met le verre de poison dans la main : ils le vident en maudissant leur indigne lâcheté. De même, on ne rencontre que fumeurs déplorant leur asservissement au cigare ou à la pipe, que goinfres vantant la sobriété ! On voit en grand nombre des médecins prêcher d’exemple contre leurs propres conseils. Quand même, il est bon de savoir quelle est la vérité et de la dresser comme un signal au-dessus des pratiques incohérentes de la vie, d’être renseigné sur la route à suivre et de n’avoir plus qu’à demander aux biologistes de faire la clarté définitive sur toutes les questions relatives à l’alimentation, aux maladies, à la santé.

Mais la grande source des maladies, on le sait, est de celles que l’on veut tenir ouvertes : c’est l’inégalité sociale. La cause économique de la richesse et de la misère coïncide exactement avec celle de la vie et de la mort. Dans chaque centre urbain, les statisticiens ont dressé le tableau saisissant de la mortalité suivant l’état de la fortune des classes : la proportion varie du simple au double, au triple, au sextuple. Ici les pasteurs qui prêchent la résignation aux humbles de leurs troupeaux ; là le troupeau lui-même qui marche en foule comme à l’abattoir. Les gens de la classe riche survivent aux conditions les plus contraires à une bonne santé ; ils résistent à la trop bonne chère, aux veilles prolongées, au noctambulisme, aux maladies de la débauche : les soins, les voyages, l’air pur, le repos, le travail attrayant les remettent sur pied et leur permettent d’atteindre la vieillesse. Les gens de la classe miséreuse, au contraire, sont exposés à tous les risques de la mort, surtout au seuil même de l’existence : la première année en emporte toujours une part considérable, puis, quand ils se sont adaptés au milieu de la gêne, de l’alimentation mauvaise, de l’hygiène à contre-sens, ils succombent fort nombreux aux maladies qui épargnent volontiers ceux que le bien-être a rendus moins vulnérables : les contagions ordinaires, et la plus redoutable de toutes par ses effets, la tuberculose, moissonnent plus amplement qu’ailleurs dans l’armée de l’indigence.

Cl. de la Ruche.
le départ pour la fenaison dans une école libertaire


En outre, c’est parmi les pauvres que sévit avec le plus de virulence la caste des guérisseurs de toute espèce, patentés ou non, médecins, chirurgiens, rebouteurs, charlatans, qui ont intérêt direct à perpétuer la maladie, à la créer au besoin. Dans l’état social actuel, il est toujours dangereux qu’une contradiction existe entre la mission et le gagne-pain professionnel. D’ailleurs, en se plaçant dans les conditions économiques et morales que l’antagonisme des intérêts fait à la société, on ne saurait blâmer le médecin et le pharmacien qui ne rêvent qu’épidémie et santé débile. A la réalisation d’une véritable hygiène publique, il faut une morale supérieure qui peut naître seulement d’un déplacement de l’axe social dans l’humanité.

Cl. de l’Avenir Social.
leçon de lecture dans une école libertaire

Une des questions capitales dans l’avenir est celle de l’élève des hommes, qui naissent maintenant presque tous au hasard et se développent au gré des circonstances de richesse ou de misère, d’heur ou de malheur, alors qu’il s’agirait d’assurer des générations successives d’hommes tous sains, forts, adroits, intelligents et beaux. On aurait tort de dire que c’est là demander l’impossible, puisque les jardiniers, dans leurs expériences merveilleuses, ont changé à leur gré les formes, les couleurs, la taille, le port, les mœurs de plantes très nombreuses, puisque les éleveurs de bêtes ont créé des races par les croisements, déterminé d’innombrables variétés d’animaux dont on ne connaissait qu’un ou deux types, puisque des mains impies de propriétaires d’esclaves ont accouplé des nègres et des négresses dans leurs haras pour élever à volonté des sujets plus ou moins développés par le biceps ou les pectoraux. Déjà Frédéric-Guillaume Ier de Prusse n’avait-il pas ordonné des mariages entre hommes superbes et filles vigoureuses afin d’obtenir des grenadiers d’élite pour les angles de ses régiments ?

A l’exemple du monarque fameux, des réformateurs autoritaires ont proposé la gérance de l’Etat, son intervention directe dans toutes les unions, comme le moyen d’assurer à l’humanité future la plus grande somme accessible de force, de longévité, de qualités physiques et morales. Certes, il n’est point impossible que, dans une société comme la nôtre, qui comporte encore des princes absolus « par la grâce de Dieu », et qui voit en même temps la science se développer dans toute la magnificence de ses découvertes, il n’est pas impossible que des souverains ou même des partis soi-disant « scientifiques » aient l’audace d’intervenir dans les rapports naturels entre l’homme et la femme, exerçant à leur tour ce droit d’injonction dans le mariage que pratiquaient naguère presque tous les parents en vertu du droit de propriété sur leurs enfants. Il est très probable même que des tentatives seront faites dans ce sens, car, dans le grand travail d’expérimentation que représente l’histoire, tout est essayé successivement, toutes les combinaisons se reproduisent de façon imprévue ; mais d’avance, on peut prédire le plus lamentable échec à ceux qui, se plaçant insolemment au-dessus des lois naturelles de l’affinité spontanée des sexes, essaieraient de créer un genre humain à leur estampille. Leur réussite même serait le désastre des désastres, car ces hommes que fabriqueraient les souverains ne seraient plus des hommes, ce seraient des esclaves ayant les « qualités » de l’esclave, c’est-à-dire des êtres heureux de leur avilissement, acceptant leur déchéance avec résignation et de plus en plus dépourvus d’initiative et de ressort. C’est ainsi que les Pharaon, aidés par des ministres de la trempe d’un Joseph, créèrent une race de patients laboureurs, ne formant qu’un même appareil agricole avec le bœuf au pas lent qui marche devant la charrue. Les Péruviens, sous le régime des Inca, les Guarani sous l’apostolat des Jésuites, tels sont les types que l’on choisirait pour les reproduire suivant un modèle dont le relief serait de jour en jour plus effacé. Que de fois déjà l’intervention des prêtres et des patrons s’est exercée dans ce sens, les unions des belles filles avec les « mauvaises têtes » étant toujours déconseillées avec insistance, que de fois les parents, en désaccord avec leurs enfants voulant se marier, ont-ils préféré la « position » à la robustesse et à la beauté ; que de malheurs, que de suicides, que de crimes ces interventions n’ont-elles pas causés !

Cl. R. Nyst.
l’école en plein air, au sahara

En cette question capitale de la direction scientifique à donner aux croisements, tout en respectant d’une manière absolue le libre choix des conjoints, il faudra donc recommencer la lutte qui, sur tous les autres points, divise les hommes de pouvoir et d’égalité. Pour chaque amélioration partielle que la science a dictée, on se trouve brusquement arrêté dans ses efforts, les conditions d’inégalité sociale s’interposant entre l’idéal et sa réalisation possible. S’agit-il, par exemple, du plus essentiel de tous les progrès, celui qui assurerait la santé et la durée d’existence à tous les nouveau-nés ? A cet égard, l’histoire naturelle, la biologie, l’hygiène, la thérapeutique nous ont donné tous les renseignements désirables, et nous savons parfaitement comment il importe de procéder pour accommoder les nourrissons à leur milieu en toute contrée et en toute saison ; on sait même comment il faut s’y prendre pour accepter les défis de la nature en faisant vivre les enfants nés avant terme, objets informes dont l’anatomiste et la nourrice sont seuls à reconnaître la qualité humaine. L’hygiéniste apprend à augmenter de jour en jour, d’heure en heure, les chances de l’individu naissant dans son travail pour l’existence, il sait, en général, comment il doit agir devant chaque problème médical ou chirurgical, mais il n’ignore pas non plus les inégalités de la fortune, et c’est pour les rejetons des privilégiés seulement qu’il entreprend la lutte. Car, ce serait être révolutionnaire que de ne pas tenir compte des droits sacro-saints du capital, même dans ce problème par excellence de la conservation de l’espèce humaine. Le médecin n’a pas le droit de détourner la mère du genre d’occupation que lui impose l’économie contemporaine, et qu’en peut-il si la mère est obligée, par son travail même, de se défaire de ses enfants, de les envoyer au loin chez les mercenaires, où les soins donnés aux petits, sous la surveillance de fonctionnaires trop souvent indifférents, risquent d’être tout à fait illusoires ?

Il en est de même de toutes les autres améliorations rêvées ou tentées par les hommes de bonne volonté qui s’intéressent plus spécialement à telle ou telle des questions relatives au progrès social. Ainsi les hygiénistes n’ont plus aucun doute relativement aux poisons qui vicient le sang des hommes, alcool, tabac, morphine, opium. Certes, la clarté s’est amplement faite à cet égard, mais il est également clair que les budgets nationaux et locaux, de même que les bénéfices des producteurs et commerçants s’accroissent largement à favoriser le vice. On ne verra donc point de pouvoirs constitués qui aient l’audace de condamner ouvertement le mal. On se contente de traiter théoriquement des questions relatives au travail ou à l’éducation, d’admettre sans conteste ce que disent les hygiénistes de la nécessité de respirer l’air pur, d’alterner les travaux de force physique et de recherche intellectuelle, de fournir à chaque homme une nourriture variée et abondante, de ne forcer ni les vocations ni les muscles, d’octroyer un large repos bien gagné à ceux qu’a fatigués l’excès du labeur ; mais qu’importe une science dont on n’ose appliquer les principes parce que des usines ont intérêt à se procurer des muscles humains à des prix de famine et que des parents ont hâte de dresser leurs fils à une profession qu’ils jugent, sinon bien rémunérée, du moins nécessaire aux besoins immédiats de la famille ! Et la prostitution ? En tant que régime dépendant de l’Etat, lui profitant même par les redevances, pareille institution ne peut trouver que des défenseurs honteux, si ce n’est parmi les chefs de l’armée, qui veillent avec soin à ce que des maisons publiques s’élèvent à côté des casernes. Et comment parer aux tueries en masse perpétrées de temps en temps par les compagnies de chemins de fer ? Sans doute, il est des cas fortuits qui échappent à toute prévoyance humaine, mais en plus d’un accident c’est le « dividende » qu’il faut accuser. Les compagnies connaissent les appareils de préservation ; mais ceux-ci coûtent cher ; elles n’ignorent pas qu’un ample personnel, toujours dispos, l’esprit ouvert, est indispensable pour éviter les rencontres ; mais les hommes se paient. Elles savent aussi que les responsabilités, portées par les puissants, prendraient un caractère autrement sérieux que les lourdes peines dispensées au hasard sur un aiguilleur éreinté de fatigue ou sur un chauffeur aveuglé. Après tout, ces inconvénients n’entament guère les gros bénéfices en vue desquels s’est combinée toute l’entreprise.

Ainsi toujours et partout, en toute œuvre de justice et de solidarité humaine, on se heurte à des survivances qui ne céderont certainement point aux exhortations de ceux qui savent et se bornent à prêcher avec ferveur ; elles ne céderont qu’à la force. Ceux qui ajoutent la puissance au savoir interviendront sans doute avant que tous ces maux publics disparaissent d’eux-mêmes. Il ne suffira point d’édicter des lois ni de déléguer le pouvoir populaire pour détruire toutes les institutions mauvaises ; le mouvement historique amènera certainement sur la scène des révolutionnaires qui mettront la main au service de leurs idées en démolissant casernes et lupanars, postes d’octroi et de douane, gendarmeries et prisons. Sinon, quoi qu’on fasse, ces monuments et baraques seront toujours habités et, conservant leur rôle social de foyers parasitaires, resteront comme autant d’ulcères sur le corps malade. Tant que la sanction d’un fait brutal n’est pas intervenue, les décisions légales sont tenues pour vaines. Tel fort déclassé, désarmé, sans garnison, même sans concierge, n’en est pas moins un lieu interdit, dont les murs sont défendus par l’emprisonnement et les amendes.

Cl Collect. Idéale P. S.
la pointe pescale près d’alger, et son fort
(Voir pages 492 et 493)


Maintes fois les sous-préfectures de France ont été supprimées par acte législatif comme autant de honteuses agences électorales, mais cela n’empêche que les sous-préfectures fonctionnent encore, au dam de la morale et des finances publiques. L’opinion prépare des révolutions, la volonté ferme, absolue, les accomplit.

La part de l’éducation qui doit aboutir aux grandes transformations esthétiques est encore bien plus délicate que l’éducation scientifique, car elle est moins directe, et l’élaboration, toute personnelle, en est infiniment plus nuancée.

L’impression de la beauté précède le sens du classement et de l’ordre : l’art vient avant la science. L’enfant est ravi de tenir dans sa main un objet lumineux, de couleur éclatante, aux tintements argentins ; il jouit délicieusement de la musique des nuances et des sons, et seulement plus tard il cherche à connaître le comment et le pourquoi de son hochet : il le regarde et le manipule
Cl. P. Sellier.
sculpture préhistorique
buste de femme en dent de cheval

Mas-d’Azil. — Grandeur double
longuement avant de le démonter pour s’en rendre compte. De même, ses parents contemplent avec une sorte d’adoration, avec transport l’enfant qui leur est né, et c’est en deuxième lieu seulement que leur viendra l’idée de faire l’éducation de l’être merveilleux qu’ils admirent[12]. Ainsi l’on passe de l’art à la science, puis, quand on a compris les choses qui nous entourent, quand la science a tout expliqué, nous revenons à l’art pour admirer encore, et faire, si possible, pénétrer la joie dans notre vie.

Mais n’est pas artiste qui veut, et celui qui prétend le devenir par l’étude servile des maîtres, par la mensuration et la reproduction précise des lignes tracées avant lui, par l’observation rigoureuse des règles posées antérieurement ne sera jamais qu’un lamentable copiste, un générateur de décadence et de mort. La première règle de l’art, ainsi que de toute vertu, est d’être sincère, spontané, personnel (Ruskin) ; mais, si mauvaise a été notre éducation que, par un sentiment de basse moutonnerie, les foules — et que d’hommes instruits et diserts appartiennent encore à la simple multitude ! — se sentent entraînées à considérer comme étant au nombre des choses belles par excellence maintes œuvres qui ne sont que des entassements de pierres dus au caprice de quelque despote et payés par d’innombrables vies d’esclaves.

Cl. J. Kuhn, Paris.
le penseur, par a. rodin


Il est vrai que toute chose humaine est, dans ses effets comme dans ses causes, tellement complexe de nature que le beau peut s’y mêler au médiocre, même au laid ; néanmoins, pour se rendre un compte précis des travaux humains, il faut en distinguer les éléments divers et se prononcer spécialement sur chacun d’eux. Ainsi les pyramides ne sont en soi, au point de vue architectural, qu’un simple modèle de géométrie sans plus de valeur que les polyèdres construits avec une feuille de carton par des écoliers ; mais, par leur masse prodigieuse, ces « trois monts bâtis par l’homme, au loin perçant les cieux » ont cessé d’être en apparence des œuvres humaines et deviennent une part inséparable du paysage comme les circuits du fleuve et les sables au désert. En outre, on voit se dresser en ces pyramides comme une période de l’humanité : la pensée évoque tout le peuple des bâtisseurs et, par une sympathie inconsciente, personnifie ces millions de malheureux dans l’énorme amas de pierres sous lequel ils sont morts à la peine. C’est un spectacle de la nature que l’on a sous les yeux, c’est une impression puissante de l’histoire que l’on subit, mais l’idée de l’art reste complètement étrangère à cette vue des pyramides.

On se laisse plus facilement encore entraîner d’une manière irréfléchie à une admiration de commande quand les œuvres d’architecture ou de sculpture ajoutent à des formes colossales quelques traits appartenant réellement à l’art. Ainsi, lorsque Sésostris, maniaquement épris de sa pauvre personne, couvrit le monde égyptien de ses effigies énormes, le sens du beau n’avait pas encore été supprimé complètement par l’universelle servitude, et quand même les colosses du Pharaon, ses temples aux proportions gigantesques, ont gardé, malgré leur exagération et leur manque d’élan naturel, quelques-unes des qualités léguées par l’âge précédent. De même, aux époques où des souverains, Césars ou « Rois Soleil », faisaient converger à la glorification de leur individu toutes les énergies artistiques du siècle, les générations antérieures contribuaient sans le savoir à l’œuvre d’adoration royale, mais une décadence inévitable des, générations suivantes en était le prix. Cependant la bassesse attire la bassesse, et, de siècle en siècle, les princes qui tuèrent l’art par leur vanité, afin d’en concentrer tous les rayons en leur auréole, ont encore leurs courtisans ; mais cette tourbe diminue : de plus en plus prévaut le sentiment exprimé par les critiques vraiment humains : « A l’époque de Sésostris, l’art devient effrayant[13]… Ce n’est pas seulement qu’on se sente humilié de l’immensité de ces ouvrages, mais l’exécution ne peut s’en comprendre que par l’asservissement des hommes… Je veux que les arts racontent le bien de l’espèce humaine. » Il en raconte du moins la liberté. Quand l’homme travaille librement, qu’il peut se donner joyeusement à son œuvre, poursuivre sa chimère, peut-être aura-t-il le bonheur de la réaliser, du moins trouvera-t-il l’originalité personnelle qui fera de lui un individu distinct dans la succession des hommes. S’il n’a pas la jouissance tranquille de la liberté dans la paix, qu’il ait du moins la liberté relative que l’on trouve dans le combat : ce sont aussi de grandes époques, celles où l’on peut lutter pour son idéal, défendre d’une main le trésor que l’on porte de l’autre. Parfois aussi l’artiste peut se créer une vie tout à fait à part. Le monde officiel fuit à ses côtés, la ronde des choses banales tourbillonne autour de lui ; mais il ignore tout cela et suit en des régions mystérieuses l’appel de son génie. Beethoven est sourd, mais c’est lui qui déroule dans les champs de l’espace de grands fleuves d’harmonie. D’ailleurs, la floraison du génie individuel dépend de tant d’éléments aux combinaisons infinies qu’il lui arrive de se développer en un milieu tout à fait étranger en apparence, mais ayant néanmoins des ressources cachées, des trésors de force, dont la tyrannie n’avait pu s’emparer. C’est ainsi que put s’ériger l’étonnante église dont Stevenson fit la découverte dans un petit village dépeuplé des Marquises, à Hatiheu dans l’île Nukahiva. Le frère lai qui la construisit il y a quelques années s’est montré sculpteur original et a su produire un ensemble tout à fait remarquable[14]. Certes, l’œuvre artistique de Michel Blanc n’aurait pu éclore dans la métropole, sous la surveillance de ses supérieurs et de la bureaucratie diplômée. De même, grâce à la liberté infinie des voyages dans le monde musulman, un Sâadi put braver Mahmoud le Ghaznévide ; de même, la poussée héroïque des découvertes et des conquêtes fit vivre un Cervantès, un Lope de Vega, un Calderon, malgré le poids si lourd de l’Inquisition ; puis, dans la banalité des cours, on vit prospérer Rubens et son école, avec leur « beauté grasse et brillante, leur richesse sans pensée et sans philosophie »[15]. Enfin, il y a parmi les artistes un certain nombre d’hommes qui savent lutter toujours et partout, croître quand même comme des arbres qui se tordent au vent de mer, et qui, lors de la crise dernière, regardent leurs adversaires en face, tel Bernard Palissy, disant : « Je sais mourir ! »

La tyrannie matérielle des maîtres et des castes n’est pas la seule qui
adam
par les frères Van Eyck,
Hubert, 1370-1426.
(Musée Royal de Bruxelles)
empêche complètement, ou du moins, retarde le développement de l’art ; la lourde oppression d’une opinion publique inintelligente produit le même résultat. Le mal accompli par l’hypocrisie religieuse et morale qui sévit dans les pays anglo-saxons sous le nom de cant est vraiment incalculable. Des milliers d’auteurs et d’artistes qui n’avaient point à craindre le « bras séculier » se taisaient néanmoins avec une discrétion respectueuse lorsqu’ils étaient amenés par leur sujet à toucher des problèmes qui n’ont pas été déclarés libres par la toute-puissante opinion. On sait combien des hommes d’une haute puissance intellectuelle, tels que Byron et Shelley, cherchèrent en vain à se faire tolérer par leur patrie, l’Angleterre, et durent l’un et l’autre aller mourir à l’étranger. Egalement en pays anglais, la littérature, la peinture dites « convenables » furent, jusqu’à une époque récente, forcées d’ignorer complètement la vie sexuelle, en dehors des élans de l’âme et du côté purement spirituel de l’amour : il semblait que l’homme fût vraiment un être dépourvu de corps, une simple flamme, une lumière, un farfadet. A cet égard, la société moderne, toujours soumise à cette honte, à cette malédiction de la chair qu’avait prononcée le christianisme, est encore singulièrement inférieure à la noble Hellade, qui respectait et divinisait les formes humaines.

La renaissance d’un art sculptural, non identique, mais de valeur égale à celui des Grecs, n’est pas concevable aussi longtemps que la mode et les conventions d’une fausse morale imposeront aux hommes et aux femmes leurs coutumes, à la fois contraires à la libre croissance du corps, à son développement hygiénique et esthétique, et à l’étude fructueuse des artistes.
ève
par les frères Van Eyck,
Jean, 1390-1440.
(Musée Royal de Bruxelles)
On ne peut devenir sculpteur qu’après avoir longtemps contemplé les formes en leur infinie diversité, qu’après avoir compris par une longue habitude le jeu souple des muscles, la succession rythmique des mouvements, qu’après avoir découvert l’unité de la personne humaine, le lien secret qui existe entre le modelé de chacune des parties du corps et le caractère moral de l’individualité créée par l’imagination artistique. Encore il est nécessaire que cette appréciation des corps, vivant dans la plénitude de leur vie, se fasse en des conditions de liberté complète, non par une suite de surprises ou bien dans l’atelier où des êtres habitués à une pose de convention se vendent à tant la séance. Peut-on faire de l’art véritable lorsqu’on cherche à reproduire les contours de « modèles » qui sont conscients du sentiment d’opprobre que les traditions et le milieu attachent à leur occupation et, par le fait de cette hostilité, ont acquis une mentalité spéciale. La nudité ne peut être parfaitement belle que si l’être humain est ignorant du mal, ou bien, si par une parfaite et noble connaissance des choses, il ne s’est élevé à la pureté de l’âme et de la vie. Seule, une profonde évolution morale, provenant d’un changement complet du milieu, pourra donner aux hommes cette liberté nouvelle.

La question des vêtements et de la nudité est certainement celle qui a le plus d’importance à la fois au point de vue de la santé physique, de l’art et de la santé morale : aussi est-il nécessaire de préciser ce que l’on pense à cet égard, car le temps est venu de ne plus reculer devant aucune discussion. C’est là une conquête récente de la liberté humaine : il y a peu d’années on eût repoussé d’avance comme attentatoire à la morale toute proposition où la nécessité des vêtements eût pu être contestée. Sous l’influence de cette idée d’origine immémoriale, consacrée par la religion, indiscutée par la morale, on se laissait aller à croire dans la société actuelle, dite civilisée, que les « convenances » se trouvent chez les différents peuples en proportion directe avec les vêtements. La dame élégante affecte de ne pas même voir celui qui marche pieds nus ; les mains, qui sont par excellence les organes de l’action, les metteurs en œuvre de la pensée humaine, sont fréquemment revêtues de gants ; la plupart des femmes chrétiennes non obligées au travail physique vont jusqu’à voiler leur visage, à la façon des mahométanes, sans y être forcées par d’autres tyrans que la mode : ainsi la tête même ne se montre pas librement, un brouillard de tulle ou de crêpe s’interpose entre le regard et la nature ; même les pois noirs ou rouges brodes sur l’étoffe semblent jeter une laie sur les yeux ou parsemer des boutons sur la joue. Les conventions le veulent ainsi, comme aussi en d’autres circonstances les mœurs de la société exigent que la femme apparaisse en pleine lumière les épaules et les seins nus. A l’entrée de Charles Quint dans sa bonne ville d’Anvers, les dames des plus nobles familles se disputaient l’honneur de paraître nues dans le cortège du maître, de même que sous le Directoire, il fallait se vêtir d’étoffes transparentes pour satisfaire aux exigences du bon ton. Toutefois, il faut le dire, la religion, la morale officielles n’approuvent point ouvertement ces écarts de la coutume et s’accommodent beaucoup mieux des vêtements traditionnels qui, en certains pays comme le Tirol, la Bretagne, recouvrent absolument le corps et en rendent la forme méconnaissable. Tel était bien le but de la « Sainte Eglise », qui voyait dans la femme la plus grande incitatrice au péché.

Au fond, il s’agit de savoir lequel, du nu ou du vêtement, est le plus hygiénique, le plus sain pour le développement harmonique de l’homme au physique et au moral. Quant au premier cas, il ne peut y avoir aucun doute. Pour les hygiénistes, c’est une question jugée que celle de la nudité. Il n’est pas douteux que la peau reprend de sa vitalité et de son activité naturelles quand elle est librement exposée à l’air, à la lumière, aux phénomènes changeants du dehors. La transpiration n’est plus gênée ; les fonctions de l’organe sont rétablies ; il redevient plus souple et plus ferme à la fois ; il ne pâlit plus comme une plante isolée privée de jour. Les expériences faites sur les animaux ont prouvé aussi que, lorsque la peau est soustraite à l’action de la lumière, les globules rouges diminuent de même que la proportion d’hémoglobine.

Cl. S. Bing.
croquis de la vie journalière, par keisai kitao massayoshi
Seconde moitié du dix-huitième siècle.


C’est dire que la vie devient moins active et moins intense[16]. Encore un exemple de ce fait, que les progrès de la civilisation ne sont pas nécessairement des progrès et qu’il importe de les soumettre au contrôle de la science.

Prenons des exemples parmi les peuples : tous les voyageurs s’accordent à dire que les Polynésiens étaient les plus beaux hommes avant que les missionnaires, zélés distributeurs de lainages et de cotonnades, eussent sévi dans les parages océaniques ; on sait également que nulle part les artistes n’eurent plus noble compréhension de la beauté que dans la merveilleuse Hellade, où les jeunes et les forts luttaient, couraient, jouaient au grand air, les membres nus, devant le peuple assemblé. On n’ignore pas non plus que les hygiénistes actuels, désireux de restituer la beauté et la santé humaines mises en danger par le manque de méthode dans la nourriture et le vêtement, se mettent à déshabiller leurs patients pour les accoutumer à l’air et à la lumière. Dans toute l’Europe occidentale et jusque dans la septentrionale Écosse, des établissements se sont ouverts, où des invalides riches viennent exposer leur peau nue à l’action vivifiante du vent et du soleil.

Sans doute que les contrées froides, telle la Scandinavie, et même les pays tempérés, comme presque toutes les régions populeuses de l’Europe, ont un climat d’hiver très âpre en comparaison de ceux dont jouissent les Océaniens, mais les abris et les draperies, qui sont tout autre chose que les vêtements, permettent aussi de se garantir du froid. Jusqu’à une époque récente, les Japonais, que les mœurs du cant anglais n’avaient pas encore contaminés, ne se sentaient nullement obligés par les convenances de cacher leur nudité et se baignaient en commun : c’est à la vue du libre jeu des muscles et des membres que les artistes du Nippon durent certainement leur franchise de mouvement dans l’usage du pinceau. Ce sont les peintres et les statuaires qui ont sauvé la civilisation de notre vieille Europe en gardant le culte de la forme humaine malgré les malédictions de l’Eglise contre la chair. Ils ont, du reste, conquis de haute lutte le droit de représenter l’homme sans les voiles auxquels la loi nous astreint.

L’équilibre de la santé, le fonctionnement normal du corps ne peuvent se rétablir complètement, les maladies provenant des alternatives du froid et du chaud continueront de menacer l’individu civilisé aussi longtemps que la statue humaine ne sera pas « délivrée de ses linceuls », tant que l’homme ne sera pas redevenu « entièrement face », comme le disait un indigène de la côte du Chili[17]. Mais c’est au point de vue de la santé morale surtout que la restitution de la beauté nue serait nécessaire, car l’artifice du costume et de la parure est de ceux qui, par la sotte vanité, le servile esprit d’imitation et surtout par les mille ingéniosités du vice, entraînent le plus à la corruption générale de la société.

Cl. Henry Guilliet.
la roche-gajeac, au bord de la dordogne


On peut en juger facilement dans les Ecoles des Beaux-Arts où les jeunes hommes, souvent dépravés, dessinent religieusement d’après le modèle féminin, avec un parfait respect de la forme humaine, et ne se laissent aller aux pensées libertines que plus tard, au contact de femmes revêtues de leurs atours et colifichets : la mode a donné aux habits la coupe faite spécialement pour exciter les convoitises. La beauté nue ennoblit et purifie ; le vêtement, insidieux et mensonger, dégrade et pervertit.

Or la mode règne encore, de même que règnent toujours le Seigneur Capital et les antiques survivances de l’Eglise et de l’Etat. Il n’est donc point à espérer que la mode, qui représente les intérêts d’innombrables fournisseurs et qui répond à un ensemble infini de petites passions personnelles, abdique de gré ou de force devant un régime nouveau d’art et de bon sens. On peut l’espérer d’autant moins que la mode est l’héritage de tout le passé. Elle change de siècle en siècle, de saison en saison, mais cependant beaucoup moins qu’on se l’imagine d’ordinaire : elle saute brusquement d’un extrême à l’autre, mais en prenant toujours des formes précédemment connues. Aucune des anciennes manières de se parer et de s’embellir n’a complètement disparu, même dans nos sociétés élégantes. Nombre d’hommes se tatouent encore, et, parmi les amiraux actuels, on pourrait en voir dont les gants de cérémonie cachent une ancre marquée en bleu à la racine du pouce. La femme européenne ne se passe pas d’anneau dans la narine, comme l’Hindoue, mais elle le suspend à son oreille ; elle garde le collier de la sauvagesse et porte le bracelet de la captive, reste de la chaîne qui l’attachait au poteau de la tente. Le soldat, qui dans la société actuelle représente le primitif, l’homme de vanité guerrière et de combat, s’orne d’épaulettes, de franges, de galons aux couleurs voyantes, de plaques, de croix en émail ou en métaux étincelants, de plumes multicolores, au risque d’attirer dans la bataille les regards et les balles de l’ennemi[18]. Mais si, chez les classes riches qui veulent à toute force se distinguer du commun des hommes, l’amour du luxe maintient la séparation des classes ou même cherche à l’augmenter encore à force de dépenses, les foules démocratiques tendent à se ressembler de plus en plus par le costume : c’est déjà un progrès. En nombre de pays, on ne distingue plus guère entre le riche et le pauvre, car l’homme de goût, même opulent, s’habille avec simplicité, et la propreté est de règle chez tous, même pour les peu fortunés. De plus, le vêtement des femmes laborieuses se rapproche de celui des hommes : celles qui veulent conquérir la liberté pleine de leurs mouvements trouvent le moyen de se débarrasser des robes lourdes, des corsets étroits, des chapeaux fleuris. Un certain progrès s’est positivement accompli dans le sens de la liberté du costume et malgré tout on s’est quelque peu rapproché de l’hygiène. Mais la grande révolution esthétique et morale qui laissera au civilisé moderne le droit qu’avait le Grec d’autrefois de se promener débarrassé de langes à la lumière du soleil, cette grande révolution est encore, parmi toutes les ambitions de l’homme moderne, celle qui paraît la plus difficile à réaliser.

C’est que le réformateur isolé, dût-il même être un « surhomme » comme Nietzsche, ne suffit point à l’œuvre qu’il entreprend. Seul, il est tenu pour fou, s’il ne le devient pas réellement, et ses contemporains n’ont point de peine à l’écarter par la prison, l’exil, les moqueries, la mise en quarantaine. Mais il n’en est pas moins un précurseur et d’autres le suivront qui, par l’association, feront aboutir sa volonté. L’artiste ne sera plus seul dans ses revendications : il s’unira à l’hygiéniste, au savant, et c’est de tous les côtés à la fois que se donnera l’assaut contre les pratiques imposées et les préjugés à détruire. La parfaite union de l’art et de la science, telle que nous la rêvons pour la société future, se révéla déjà lorsque Le Titien et ses disciples dessinèrent pour André Vésale les planches de son Traité d’anatomie. En nos âges modernes, des exemples du même genre deviennent de plus en plus nombreux, et nous pouvons nous attendre à des résultats bien plus surprenants encore, lorsque les savants, les artistes, les professionnels instruits engagés dans les multiples entreprises auront cessé d’être, comme ils le sont presque tous de nos jours, les serviteurs à gages des princes et des capitalistes et que, reprenant leur liberté, ils pourront se retourner vers le peuple des humbles et des travailleurs pour les aider à bâtir la cité future, c’est-à-dire à constituer une société qui ne comporte ni laideur, ni maladie, ni misère.

On nous parle du travail « attrayant ». Quelle joie infinie chez toutes les abeilles de travailler à l’édification et à l’approvisionnement d’une ruche dont aucun parasite ne viendrait dérober le miel ! Quel bonheur fraternel à coordonner ses efforts pour la création d’un bel organisme où chacun a sa part de travail personnel et voue son existence à l’achèvement d’une œuvre parfaite, détail harmonique d’un ensemble qui convient à tous. C’est que l’objectif social aura complètement changé. Actuellement un groupe de privilégiés, disposant des capitaux, des titres, des places et des sinécures, cherche de son mieux à maintenir ce régime d’inégalité, et les artistes, comme les ouvriers et comme les soldats, ne peuvent entrer dans la vie du travail qu’en acceptant les conditions imposées par la société maîtresse. Sans doute, ils seraient heureux de chercher sincèrement leur voie, de s’entr’aider égalitairement dans les travaux qui comportent l’association, de vivre en commun sans nul souci de la misère qui guette de nos jours la grande majorité des hommes ; mais, dès la première leçon, ils apprennent qu’ils sont des rivaux et des combattants ; on leur explique de toutes les façons que les prix à remporter sont peu nombreux et qu’il faut les arracher aux camarades, non seulement par la supériorité du talent mais, si la chose est faisable, par la ruse, par la force, par les cabales et les intrigues, par les machinations les plus basses et les prières à saint Antoine de Padoue. On les dresse à devenir des privilégiés, eux aussi, et devant leurs yeux se profile, comme une longue allée, toute la carrière des honneurs marquée de distance en distance par croix, médailles, titres, pensions, commandes de l’Etat, et, pour la conquête de chacun de ces symboles, il se prépare à livrer bataille, à pourfendre quelque « cher camarade », à marquer de son glaive la ligne désormais infranchissable pour ses rivaux. Tous s’accoutument de jour en jour à s’entre-haïr, en ces belles années de la jeunesse faites pour la grandeur d’âme et l’héroïsme. Aussi l’art véritable, généreux, désintéressé surgit difficilement de ce milieu de bas envieux : les fleurs restent étouffées sous les orties. Les artistes les plus sincères sont ordinairement ceux qui, blessés dans leur sentiment du beau et dans leur délicatesse intime, se retranchent de la société et vivent comme dans une forteresse en dehors du vulgaire : ils « campent en pays ennemi »[19].

La nature est pour beaucoup une grande consolatrice ; mais, comme les villes populeuses, les campagnes et jusqu’aux lieux les plus écartés peuvent être enlaidis par le mauvais goût et surtout par les brutalités de la prise de possession. Car c’est l’homme qui donne son âme à la nature, et, conformément à son propre idéal, il embellit, il divinise la terre, ou bien il la vulgarise, la rend hideuse, grossière, répugnante. L’homme de demain qui se sera élevé à la compréhension de la beauté, cet homme saura que, par respect de la nature, par amour pour elle, il ne doit point y laisser placer sa demeure de manière à en violer les lignes, à en rompre brutalement la couleur et les nuances : il doit avoir honte de diminuer et joie d’accroître la beauté de son environnement. En cela, d’ailleurs, il ne fait qu’imiter l’animal, son devancier. « L’écureuil et l’oiseau font leurs nids dans les arbres et les rendent d’autant plus intéressants à voir »[20].

Cl. M. Spokorni.
l’opéra à varsovie

De même, un groupe charmant d’amoureux, une famille avec des enfants qui jouent sous les branches n’ajoutent-ils pas infiniment à la beauté de la nature, n’égayent-ils pas la solitude par leur cabane placée à côté des eaux courantes, par leur jardinet rempli de fleurs ? Même de grands édifices peuvent aider à la beauté de l’espace environnant, quand les architectes ont compris le caractère du site et que l’œuvre de l’homme s’accorde avec le travail géologique des siècles en un harmonieux ensemble. C’est ainsi qu’un temple grec continue, développe et fleurit, pour ainsi dire, les contours du rocher sur lequel on l’a dressé ; il en fait partie intégrante, mais lui donne un sens plus élevé ; il le transforme, le glorifie, le rend digne de la divinité que l’homme a créée et qui, de là-haut, trône sur les campagnes et sur les mers. Toutefois, il est des sommets que profanerait toute arête de monument, toute saillie de constructions humaines, et l’on ressent une impression de véritable dégoût lorsque d’insolents architectes, payés par des hôteliers sans pudeur, bâtissent d’énormes caravansérails, blocs rectangulaires où sont inscrits les rectangles de mille fenêtres et que surmontent cent cheminées fumantes, en face des glaciers, des montagnes neigeuses, des cascades ou de l’Océan !

L’art se laisse donc enrôler à bien mauvaise école ; toute une tourbe de faiseurs habiles au travail entoure les distributeurs de commandes, barons de la finance, municipalités, préfectures et surtout le ministère des Beaux-Arts, l’Etat « Grand protecteur des Arts » ; au moindre signe, tous se précipitent à l’ouvrage : hôtels, palais et temples, tableaux et aquarelles, statues et bas-reliefs, dessins et eaux-fortes, émaux, camées et bijoux, opéras, opérettes et poèmes, tout ce que les maîtres voudront.

Par dizaines de mille, cartons et toiles, plâtres, marbres et bronzes s’alignent chaque année dans des Expositions d’art, dans des « Salons » qui montrent si bien l’incohérence des œuvres en gestation ; chacune heurte sa voisine par une impression différente, et l’on ne peut les regarder avec attention pendant une heure sans de véritables souffrances. Tout cela n’est que travail servile ; néanmoins, on comprend quelle puissante réserve de force, d’adresse, d’habileté, de ressources pour l’avenir se trouve dans ce chaos. Que l’harmonie ajuste toutes ces volontés, que l’accord se fasse entre tous ces ouvriers pour une besogne commune, digne de la grandeur humaine, et d’incomparables merveilles se dresseront aussitôt sur les ruines de nos baraques et même de nos prétendus palais. Pour voir naître de grandes choses, il suffira de faire appel à ceux desquels on les attend, mais il faut que, d’avance, ils soient placés dans les conditions de liberté personnelle, de fière égalité et de parfaite sérénité à propos du gagne-pain, que nulle préoccupation ne les détourne de poursuivre la beauté, que rien de vulgaire ne puisse sortir de leurs doigts !

« L’Art c’est la vie », dit Jean Baffier, l’ouvrier sculpteur qui a mis tant de passion et de joie à tailler dans le marbre la noble et pure figure de la paysanne sa mère et celle des vaillants laboureurs, des jardiniers avisés. L’Art c’est la vie. Dès que le travail passionne, dès qu’il se transforme en bonheur, le façonnier devient artiste, il veut que l’œuvre se fasse parfaite en beauté, qu’elle prenne un caractère de durée et d’universalité par l’admiration de tous. Même le paysan silencieux aime qu’on vienne de loin contempler le sillon droit et d’une profondeur égale que, d’une main solide, il a fait tracer à ses bœufs ; le muletier met sa gloire à bien mesurer l’équilibre de la charge sur l’animal, à le fleurir de belles floches et de pompons éclatants ; tout ouvrier cherche à se donner un outil non seulement parfait pour le travail, mais, en même temps, agréable à regarder ; il en choisit lui-même le bois ou le métal ; il l’emmanche et l’ajuste, le décore d’ornements et de dessins : tel peuple dont le nom s’est perdu, qui vécut à une époque tellement lointaine que l’on peut se tromper de quelques milliers d’années sur la période de son existence, ce peuple ne vit pour nous que par les ornements que tracèrent ses artistes sur l’os ou sur la pierre.

Cl. J. Kuhn, Paris.
marat, par jean baffier

Bien plus, ceux des travailleurs dont l’œuvre disparaît aussitôt après avoir été faite, faucheurs, moissonneurs et vendangeurs, n’en sont pas moins artistes dans leur façon de manier les outils et d’abattre la besogne : après des années, on raconte leurs prouesses de rapidité et d’endurance dans l’immense effort. Le « premier » garçon de ferme ne partage pas les bénéfices des belles récoltes, mais il met son point d’honneur à mieux mériter chaque année son titre et à savoir son habileté reconnue aux alentours. Chaque profession a ses héros, même dans toute ville ou village qui constituent à eux seuls un monde complet, et chacun de ces héros trouve des poètes qui perpétuent sa renommée, surtout pendant les longues soirées d’hiver, quand les flammes dansantes et les éclats soudains de la braise font osciller les figures, les rapprochent et les éloignent tour à tour, donnant à toutes choses l’impression du mystère et de l’intimité. Ces humbles foyers de l’art primitif, c’est d’eux que sont sorties nos épopées et nos architectures ! Et tant qu’il restera de ces lieux pacifiques pour le travail heureux, nous avons bon espoir.

D’autant plus avons-nous le droit d’espérer que de toutes parts la convergence se fait vers un état social où l’on comprendra l’union de tous les éléments de la vie humaine, jeux et études, arts et sciences, jouissances du bien-être matériel et de la pensée, progrès intellectuels et moraux. Quel prodigieux ensemble voyait déjà surgir devant soi le grand rénovateur Fourier lorsqu’il imaginait son « Phalanstère », et que de belles tentatives ont déjà été faites en cet ordre d’idées ! Dans un avenir prochain, la « Maison du Peuple » sera tout autrement belle que ne le fut un palais du roi à Persepolis, Fontainebleau, Versailles ou Sans-Souci, car elle devra satisfaire à tous les intérêts, à toutes les joies à toutes les pensées de ceux qui jadis étaient la foule, la cohue, la multitude, et que la conscience de leur liberté a transformés en assemblée de compagnons.

D’abord le palais sera de très vastes proportions, puisqu’un peuple se promènera dans ses cours, se pressera dans ses galeries et dans les allées de ses jardins ; d’immenses dépôts y recevront les provisions de toute espèce nécessaires aux milliers de citoyens qui s’y trouveront réunis les jours de travail et de fête ; le « pain de l’âme » sous forme de livres, de tableaux, de collections diverses ne sera pas moins abondant que le pain du corps dans les salles de la maison commune, et toutes prévisions pour bals, concerts, représentations théâtrales devront être ment réalisées. La variété infinie des formes architecturales répondra aux mille exigences de la vie ; mais cette variété ne devra point nuire à la majesté et au bel exemple des édifices. C’est ici le lieu sacré où le peuple entier, se sentant exalté au-dessus de lui-même, tentera de diviniser son idéal collectif par toutes les magnificences de l’art et de l’art complet qui suscitera tout le groupe des Muses, aussi bien les plus graves, présidant à l’harmonie des astres, que les plus légères et les plus aimables, enguirlandant la vie de danses et de fleurs.

Musée du Louvre.Cl. J. Kuhn, Paris.
danse de bergers de sorrente, par corot (fragment)

Tout cela, science et art, fut désigné jadis sous le nom de « musique », et, dans le haut sens du mot, c’est bien la musique en son ensemble telle que la comprirent les peuples primitifs qui précédèrent les Hindous, les Thraces et les Grecs. Avant d’avoir été convertis par les Maristes et disciplinés par les gardes-chiourme, les Kanakes de la Nouvelle-Calédonie jouaient de la flûte au milieu des champs « pour encourager les plantes à germer et les fruits à mûrir »[21].

N’est-ce pas là, sous une autre forme, et peut-être plus gracieuse encore, la légende d’Orphée, dont la lyre entraîne les hommes, apprivoise les animaux, émeut jusqu’aux pierres et les force à s’ériger en murailles, pour construire la cité des hommes libres ?

Le peuple dont nous sommes tous se meut en un rythme constant : en chacun de nous, la musique intérieure du corps, dont la cadence résonne dans la poitrine, règle les vibrations de la chair, les mouvements du pas, les élans de la passion, même les allures de la pensée, et quand tous ces battements s’accordent, s’unissent en une même harmonie, un organisme multiple se constitue, embrassant toute une foule et lui donnant une seule âme.

Déjà la simple mesure marquée par le fifre et le tambour suffit à faire mouvoir toute la population d’une rue, emboîtant le pas derrière une compagnie d’histrions ou de montreurs d’ours. Et que ne peut la musique vraie, avec ses expressions d’infinie tendresse, d’enthousiasme tout-puissant ! Alors la vie, devenue commune à tous, inspire une même passion à l’être collectif et lui donne aussi le même sentiment moral, le prédispose à la même volonté d’action ; ce que fait la parole éloquente, la musique peut l’accomplir aussi, d’une manière plus vague en apparence, mais plus profonde en réalité puisque, si elle ne sollicite pas les foules à une œuvre déterminée, elle s’empare de l’être intime et le prédispose à un état général contenant en puissance tous les actes d’héroïsme. Tous ceux que la musique unit en une émotion collective comprennent mieux l’œuvre dans son ensemble que ne pourrait le faire à la lecture ou à l’audition solitaire le musicien le plus savant : il arrive parfois que le public révèle aux exécutants eux-mêmes telle finesse qui leur avait échappé. Ainsi la musique, même sous sa forme étroite d’harmonie des sons, est l’art humanitaire par excellence, qui rend la conscience de leur solidarité à ceux que la lutte pour l’existence désunit[22].

Et que dire de la musique telle que la connurent les Hellènes, de la musique dans toute son ampleur où les manifestations humaines se marient à chaque découverte de la science, à chaque forme de l’art ? Qui fixera des limites à la puissance de l’homme, alors qu’il disposera d’un accord parfait avec le mécanisme immense de la nature, et que chacune de ses vibrations sera réglée par la marche des étoiles, par le « rythme[23] sacré des saisons et des heures ». C’est jusqu’à ce haut degré de perfection que l’homme peut espérer d’atteindre si les bourgeons entrevus s’épanouissent en fleurs, si les forces en germe ne se trouvent point paralysées par quelque maladie soudaine, si l’éducation de l’humanité continue de se faire comme autrefois suivant une série de secousses qui comportent le progrès.



  1. Herbert Spencer.
  2. Karl Groos, Die Spiele der Thiere.
  3. Exode, chapitre XX, verset 12.
  4. Samsonov, Jizn, déc. 1899.
  5. De l’Education Religieuse, Revue Blanche, 15 sept. 1900, pp. 102 et suivantes.
  6. Revue Scientifique, 13 févr. 1899, p 128.
  7. Léopold Bresson, Les Trois Evolutions, p. 57.
  8. A. S. Bickmore, American Journal of Science, may 1868, p. 12.
  9. K. Tarassof. La Société Nouvelle, sept. 1895, p. 330.
  10. Emile Forgue, Revue Scientifique, déc. 1901, p. 776.
  11. Deutéronome, chap. XIV, vers. 21.
  12. Patrick Geddes, Summer Meeting at Edinburgh, 4 août 1896.
  13. Ch. Lenormant, cité par Fr. Lenormant, Les Premières Civilisations.
  14. R. L. Stevenson In the South Seas, I, p. 97.
  15. Guillaume de Greef, Introduction à la Sociologie, 2e Partie, p. 173.
  16. Kronecker et Marti, Archives italiennes de biologie, t. xxvii, p. 333.
  17. Alonzo de Ovalle, Account of the Kingdom of Chile, cité par Ed. Carpenter, Civilization, its causes and cure.
  18. Ernst Grosse, Die Anfänge der Kunst, p. 110.
  19. William Morris, Lecture to the Society of Art at Birmingham.
  20. Edward Carpenter, La Société Nouvelle, fév. 1896.
  21. Moncelon, Mélanésie française.
  22. Gevaert, Musique, l’art du xixe siècle, 1895.
  23. Louis Ménard, Symbolisme des religions.