L’Idiot/III/Chapitre 2

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Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 2p. 47-62).

II

Le prince s’approcha tout à coup de Radomsky.

— Eugène Pavlitch, dit-il avec une chaleur étrange en lui saisissant la main, — soyez sûr que je vous considère, malgré tout, comme l’homme le plus noble et le meilleur ; soyez-en persuadé…

L’étonnement d’Eugène Pavlovitch fut tel qu’il recula d’un pas. Durant un instant il lutta contre une violente envie de rire, mais, en examinant mieux le prince, il remarqua que celui-ci ne paraissait pas avoir conscience de ses actes, ou, du moins, se trouvait dans un état particulier.

— Je parie, prince, s’écria-t-il, — que vous ne vouliez pas du tout me dire cela, ni même peut-être m’adresser la parole… Mais qu’avez-vous ? Ne vous sentez-vous pas mal ?

— Peut-être, c’est fort possible, et vous avez très-finement observé que je ne voulais peut-être pas vous parler !

En prononçant ces mots, le prince avait sur les lèvres un sourire étrange et même ridicule, mais soudain il poursuivit avec véhémence :

— Ne me rappelez pas la conduite que j’ai tenue avant-hier ! J’en suis profondément honteux… Je sais que je suis coupable…

— Mais… mais quel crime si affreux avez-vous donc commis ?

— Je vois que vous en êtes peut-être plus honteux pour moi que personne, Eugène Pavlovitch ; vous rougissez, c’est la marque d’un excellent cœur. Je vais partir tout de suite, soyez-en sûr.

— Mais qu’est-ce qu’il a ? C’est ainsi que commencent ses accès, n’est-ce pas ? demanda à Kolia la générale effrayée.

— Ne faites pas attention, Élisabeth Prokofievna, je n’ai pas d’accès ; je vais m’en aller tout de suite. Je sais que je… suis disgracié de la nature. Pendant vingt-quatre ans j’ai été malade : depuis ma naissance jusqu’à ma vingt-quatrième année. Prenez donc encore cela comme le fait d’un malade. Je vais partir tout de suite, tout de suite, soyez-en sûrs. Je ne rougis pas, — car il serait étrange de rougir de cela, n’est-il pas vrai ? — mais je suis de trop dans la société… Ce n’est pas l’amour-propre qui me fait parler ainsi… J’ai beaucoup réfléchi durant ces trois jours et j’ai jugé que je devais à la première occasion vous dire franchement et noblement les choses. Il y a des idées, des idées élevées dont il ne m’est pas permis de parler parce que je fais nécessairement rire tout le monde ; le prince Chtch… me l’a rappelé tout à l’heure… Je n’ai ni le geste convenable, ni le sentiment de la mesure ; mon langage ne répond pas à ma pensée, de sorte qu’en me faisant l’organe de ces idées je les ridiculise. Aussi je n’ai pas le droit… de plus je suis soupçonneux, je… je suis convaincu qu’on ne peut m’offenser dans cette maison et qu’on m’aime plus que je ne le mérite, mais je sais (voyez-vous, je sais de la façon la plus positive) qu’une maladie de vingt-quatre ans a dû forcément laisser des traces, et qu’il est impossible de ne pas rire de moi… quelquefois… n’est-ce pas ?

Il promena ses regards autour de lui, ayant l’air d’attendre une réponse. Ses auditeurs, péniblement surpris, ne savaient que penser de ce langage imprévu, maladif, et que rien ne semblait motiver. Mais la brusque sortie du prince donna lieu à un épisode étrange.

— Pourquoi dites-vous cela ici ? cria tout à coup Aglaé : — pourquoi leur dites-vous cela ? À eux ! à eux !

La jeune fille paraissait indignée au plus haut point : ses yeux lançaient des flammes. Le prince resta muet devant elle, et soudain pâlit.

— Ici il n’y a personne qui mérite de telles paroles ! éclata Aglaé, — ici pas un ne vaut votre petit doigt, pas un n’a ni votre esprit ni votre cœur ! Vous êtes plus honnête que tous, plus noble que tous, meilleur que tous, plus intelligent que tous ! Ici il n’y a que des gens indignes de ramasser le mouchoir que vous venez de laisser tomber… Pourquoi donc vous humiliez-vous et vous mettez-vous au-dessous de tous ? Pourquoi avez-vous tout détruit en vous, pourquoi n’avez-vous pas d’orgueil ?

— Seigneur, pouvait-on s’attendre à cela ? fit Élisabeth Prokofievna en frappant ses mains l’une contre l’autre.

— Le chevalier pauvre ! Hurrah ! cria Kolia enthousiasmé.

— Taisez-vous !… Comment ose-t-on m’offenser ici dans votre maison ? dit violemment à sa mère Aglaé qui était déjà dans cet état hystérique où l’on ne calcule plus la portée de ses paroles. — Pourquoi tous, tous jusqu’au dernier me persécutent-ils ? Pourquoi depuis trois jours, prince, tous ne cessent-ils de me faire la guerre à votre sujet ? Pour rien au monde je ne vous épouserai ! Sachez qu’à aucun prix je ne deviendrai votre femme ! Sachez cela ! Est-ce qu’on peut épouser un homme aussi ridicule que vous ? Regardez-vous maintenant dans une glace et voyez comme vous êtes en ce moment !… Pourquoi, pourquoi me taquine-t-on en me répétant sans relâche que je vais vous épouser ? Vous devez le savoir ? Vous êtes d’intelligence avec eux !

— Personne ne l’a jamais taquinée ! murmura Adélaïde inquiète.

— On n’y a jamais pensé, personne n’a parlé de cela ! s’écria Alexandra Ivanovna.

— Qui est-ce qui l’a taquinée ? Quand l’a-t-on taquinée ? Qui a pu lui dire cela ? Est-ce qu’elle a le délire ? demanda en s’adressant à tout le monde Élisabeth Prokofievna tremblante de colère.

— Tous l’ont dit, tous jusqu’au dernier ne cessent de me corner cela aux oreilles depuis trois jours ! Jamais, jamais je ne me marierai avec lui !

Après avoir proféré cette exclamation, Aglaé fondit en larmes. Elle cacha son visage avec son mouchoir et se laissa tomber sur une chaise. — Mais il ne t’a pas encore dem…

— Je ne vous ai pas demandée en mariage, Aglaé Ivanovna, s’échappa à dire le prince.

— Quo-oi ? Qu’est-ce que c’est ? fit d’une voix traînante Élisabeth Prokofievna surprise, indignée, épouvantée.

Elle ne voulait pas en croire ses oreilles.

— J’ai voulu dire… j’ai voulu dire, reprit en tremblant le prince, — je voulais seulement déclarer à Aglaé Ivanovna… avoir l’honneur d’expliquer, que je n’avais nullement l’intention… d’avoir l’honneur de demander sa main… en aucun temps même… Ici je ne suis coupable de rien ; je vous assure, Aglaé Ivanovna, que ce n’est pas ma faute ! Jamais je n’ai voulu cela, jamais cette idée ne m’est venue et ne me viendra, vous le verrez vous-même : vous pouvez en être sûre ! Quelque méchant homme m’aura calomnié auprès de vous ! Soyez tranquille !

En prononçant ces mots, il s’était approché d’Aglaé. Elle ôta le mouchoir qui couvrait son visage, regarda rapidement le prince dont la contenance était celle d’un homme profondément effrayé, se rappela les paroles qu’il venait de lui adresser et tout d’un coup partit d’un franc éclat de rire. La contagion de cette hilarité gagna d’abord Adélaïde : après avoir aussi jeté les yeux sur le prince, la jeune fille s’élança vers sa sœur, l’embrassa, et, à son tour, se mit à rire non moins gaiement qu’Aglaé. En les regardant, Muichkine lui-même sourit et répéta d’un ton joyeux :

— Allons, Dieu soit loué. Dieu soit loué !

Cette fois Alexandra n’y put tenir et s’esclaffa comme ses sœurs. Il semblait que le rire des trois jeunes filles ne dût pas avoir de fin.

— Eh bien, elles sont folles ! grommela Élisabeth Prokofievna : — elles vous effrayent, et l’instant d’après…

Mais déjà tout le monde riait : et le prince Chtch…, et Eugène Pavlovitch, et Kolia, et le prince Léon Nikolaïévitch lui-même.

— Allons nous promener, partons ! cria Adélaïde : — tous ensemble, et que le prince vienne avec nous ; vous n’avez pas de raison pour nous fausser compagnie, cher homme ! Il est bien gentil, n’est-ce pas, Aglaé ? N’est-ce pas, maman ? Et puis il faut absolument que je l’embrasse pour… pour son explication de tout à l’heure avec Aglaé. Maman, chère, vous me permettez de l’embrasser ? Aglaé ! permets-moi d’embrasser ton prince !

Sur ce, elle s’approcha vivement de Muichkine et le baisa au front. Il lui saisit la main, la serra presque à faire crier la jeune fille et contempla celle-ci avec une joie infinie ; ensuite par un mouvement rapide il porta cette main à ses lèvres et la baisa trois fois.

— Partons donc ! fit Aglaé. — Prince, vous serez mon cavalier. Cela se peut, maman ? Un cavalier qui ne veut pas de moi ? Vous avez, n’est-ce pas, refusé définitivement ma main, prince ? Mais ce n’est pas ainsi qu’on donne le bras à une dame, est-ce que vous ne savez pas comment on fait ? Là, c’est bien, partons, nous ouvrirons la marche, voulez-vous que nous marchions en avant de tous, tête à tête ?

Elle parlait sans discontinuer, riant encore par saccades.

— Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! répéta Élisabeth Prokofievna qui ne savait pas elle-même de quoi elle se réjouissait.

« Ce sont des gens excessivement étranges ! » pensait le prince Chtch…, peut-être pour la centième fois depuis qu’il connaissait les Épantchine, mais… ces gens étranges lui plaisaient. À l’égard du prince Léon Nikolaïévitch, nous n’oserions affirmer qu’il éprouvât le même sentiment ; Chtch… était un peu sombre et paraissait préoccupé lorsqu’on partit pour la promenade.

Eugène Pavlovitch semblait de très-bonne humeur ; pendant toute la route, jusqu’au Waux-Hall, il causa de la façon la plus enjouée avec Alexandra et Adélaïde ; elles riaient si complaisamment de ses bons mots qu’il finit par soupçonner que peut-être elles ne l’écoutaient pas du tout. Cette pensée, sans qu’il s’expliquât pourquoi, le fit soudain rire lui-même de très-bon cœur (tel était son caractère !). Les deux jeunes filles, très-gaies, du reste, avaient toujours les yeux fixés sur Aglaé et le prince qui marchaient en avant d’elles. Évidemment, la manière d’être de leur cadette les intriguait fort. Le prince Chtch…, peut-être pour changer le cours des idées de la générale, s’ingéniait à lui parler de choses indifférentes, mais il ne réussissait qu’à l’ennuyer énormément. Élisabeth Prokofievna paraissait toute déroutée ; elle répondait de travers, et parfois même laissait les questions sans réponse. Aglaé Ivanovna posa encore plus d’une énigme durant cette soirée. La dernière fut réservée au prince seul. Quand ils se trouvèrent à cent pas de la maison, la jeune fille s’adressant à demi-voix à son cavalier qui ne soufflait mot, lui dit rapidement :

— Regardez à droite.

Il tourna les yeux dans la direction indiquée.

— Regardez plus attentivement. Voyez-vous ce petit banc, dans le parc, là où sont ces trois grands arbres… un banc vert ?

Le prince répondit qu’il le voyait.

— Est-ce que ce site vous plaît ? Parfois, à sept heures du matin, lorsque tout le monde dort encore, je vais là m’asseoir seule.

Le prince balbutia que l’endroit était ravissant.

— Maintenant laissez-moi, je ne veux plus marcher bras dessus bras dessous avec vous. Ou plutôt, donnez-moi toujours le bras, mais ne me dites pas un mot. Je ne veux pas être troublée dans mes réflexions…

Cette injonction, en tout cas, était superflue : pour garder le silence pendant toute la promenade, le prince n’avait certes pas besoin qu’on le lui ordonnât. Son cœur s’était mis à battre avec violence quand Aglaé avait parlé du banc. Au bout d’une minute, il eut honte de l’idée absurde qui lui était venue à l’esprit…

Les jours ouvrables, comme on sait, le Waux-Hall de Pavlovsk est mieux fréquenté que les jours fériés où Pétersbourg lui envoie des visiteurs « de toute espèce ». Pour n’être pas endimanché, le public ne laisse pas d’être élégant. Il est reçu d’aller entendre la musique. L’orchestre tient peut-être le premier rang parmi tous ceux de ce genre, et il joue des choses nouvelles. Les lois du décorum sont strictement observées, bien qu’on soit là un peu comme en famille. Parmi les gens en villégiature à Pavlovsk, beaucoup vont au Waux-Hall pour y rencontrer leurs connaissances, il en est toutefois qui n’y sont attirés que par la musique. Les scandales sont extrêmement rares, quoiqu’il s’en produise pourtant, même pendant la semaine. Mais il est impossible d’empêcher cela.

Cette fois, la soirée était charmante, et il y avait assez de monde. Toutes les places autour de l’orchestre étant occupées, notre société s’assit un peu à l’écart, à gauche, tout près d’une sortie. La foule, la musique procurèrent quelque distraction à Élisabeth Prokofievna et à ses filles : elles échangeaient des coups d’œil avec diverses personnes de leur connaissance, ou leur adressaient de loin des saluts aimables ; elles examinaient les toilettes, notaient certaines étrangetés et s’en entretenaient avec un sourire moqueur. Eugène Pavlovitch saluait aussi très-souvent. Plusieurs remarquèrent Aglaé et le prince qui étaient encore ensemble. Bientôt les dames Épantchine virent s’approcher d’elles quelques jeunes gens qu’elles connaissaient ; deux ou trois restèrent pour faire un bout de conversation ; tous étaient des amis d’Eugène Pavlovitch. Parmi eux se trouvait un jeune officier très-bien de sa personne, très-gai, très-causeur ; il s’empressa d’adresser la parole à Aglaé et ne négligea rien pour captiver l’attention de la jeune fille, qui lui donna la réplique avec beaucoup d’amabilité et d’enjouement. Eugène Pavlovitch demanda au prince la permission de lui présenter cet ami ; Muichkine comprit à peine ce qu’on lui voulait, néanmoins la présentation eut lieu ; les deux hommes se saluèrent et se tendirent la main. L’ami de Radomsky fit une question au prince, mais ce dernier n’y répondit pas ou mâchonna quelques mots d’une façon si étrange que l’officier l’examina fort attentivement ; il regarda ensuite Eugène Pavlovitch et comprit aussitôt pourquoi celui-ci avait imaginé de les présenter l’un à l’autre. Le jeune homme sourit légèrement et se remit à causer avec Aglaé. Seul, Eugène Pavlovitch remarqua qu’elle avait rougi pendant cette courte scène.

Le prince ne s’apercevait même pas que d’autres conversaient avec Aglaé et se mettaient en frais de galanterie pour elle ; bien plus, par moments il semblait oublier que lui-même était assis à côté de la jeune fille. Parfois, il avait envie de s’en aller quelque part, de disparaître définitivement ; un lieu sombre, désert, ne lui aurait pas déplu, s’il avait pu trouver là une retraite ignorée de tout le monde, et y demeurer seul avec ses pensées. Ou, du moins, il aurait voulu être chez lui, sur sa terrasse, mais sans avoir personne à ses côtés, ni Lébédeff, ni les enfants ; volontiers, il aurait passé trente-six heures couché sur son divan, le visage enfoui dans un coussin. Par instants aussi il rêvait aux montagnes, notamment à certain sommet, son lieu de promenade favori quand il était en Suisse : de cette cime, il voyait au-dessous de lui les nuages blancs, le village, les ruines d’un vieux château, la cascade semblable à un fil blanc à peine visible. Oh ! combien il aurait voulu maintenant se retrouver là et penser à une chose, — oh ! toute sa vie à cela seulement, dût-il vivre mille années ! Ici, peu lui importait qu’on l’oubliât complètement. Cela serait préférable, et même il aurait mieux valu qu’on ne l’eût jamais connu, et que toute cette vision n’eût été qu’un rêve. D’ailleurs, n’en était-ce pas un ? Parfois il se mettait brusquement à considérer Aglaé et ne la quittait pas des yeux durant cinq minutes, mais son regard était étrange : on aurait dit qu’il contemplait la jeune fille comme un objet situé à deux verstes de lui, ou comme un portrait et non une personne réelle.

— Pourquoi me regardez-vous ainsi, prince ? demanda-t-elle soudain, cessant de causer et de rire avec son entourage. — J’ai peur de vous ; il me semble toujours que vous voulez étendre le bras et toucher du doigt mon visage pour en constater la réalité. N’est-ce pas, Eugène Pavlitch, qu’on dirait cela à le voir ?

Le prince parut surpris qu’on lui adressât la parole, il écouta, essaya de comprendre et peut-être n’y réussit pas très-bien, car il ne répondit pas. Mais voyant qu’Aglaé et les autres riaient, il ouvrit tout à coup la bouche et se mit lui-même à rire. À cette vue, l’hilarité redoubla autour de lui ; l’officier, qui devait être un homme fort gai, se tordit. Soudain Aglaé irritée murmura en aparté :

— Idiot !

— Seigneur ! Mais est-il possible qu’elle aime un pareil… se peut-il donc qu’elle soit tout à fait folle ! grommela en grinçant des dents Élisabeth Prokofievna.

Alexandra se pencha à l’oreille de sa mère.

— C’est une plaisanterie. C’est la même plaisanterie que l’autre jour avec le « chevalier pauvre », rien de plus, assura la jeune fille. — Elle a encore voulu lui faire une charge aujourd’hui. Seulement elle est allée trop loin ; il faut mettre fin à cela, maman ! Tantôt elle a joué une comédie pour nous faire peur…

— C’est encore bien heureux qu’elle se soit attaquée à un pareil idiot, répondit à voix basse la générale, à qui, d’ailleurs, les paroles de sa fille avaient apporté quelque soulagement.

Cependant le prince entendit qu’on le traitait d’idiot ; il tressaillit, non à cause de cette épithète (il l’oublia immédiatement), mais parce que, non loin de l’endroit où il était assis, il venait d’apercevoir dans la foule un visage pâle, avec des cheveux bruns et crépus, avec un sourire et un regard qu’il connaissait bien. Cette vision n’eut que la durée d’un éclair. Ce pouvait n’être qu’une imagination. Le prince distingua seulement un sourire grimaçant, deux yeux, et une prétentieuse cravate verte. Où avait passé le monsieur à qui appartenait cette cravate ? S’était-il perdu dans la foule ou glissé dans le Waux-Hall ? Muichkine n’aurait pas pu le dire.

Mais, au bout d’une minute, il commença à jeter des regards inquiets autour de lui ; cette première apparition en présageait peut-être une seconde. Comment n’avait-il pas songé à la possibilité de certaine rencontre quand on était parti pour le Waux-Hall ? À vrai dire, il s’y était rendu sans savoir où il allait, tant il était troublé en sortant de la villa. S’il avait été plus en état de faire des observations, il aurait remarqué depuis un quart d’heure l’inquiétude d’Aglaé qui, de temps à autre, parcourait des yeux la foule, comme pour y chercher quelque chose. À mesure que l’agitation du prince devenait plus visible, celle de la jeune fille se manifestait davantage aussi. Ce qu’ils attendaient avec cette anxiété ne tarda pas à se produire.

Nous avons dit que le prince et toute la société des Épantchine avaient pris place auprès d’une sortie, à gauche ; tout à coup déboucha par cette issue un groupe composé d’au moins dix personnes. En avant marchaient trois dames ; deux d’entre elles étaient d’une beauté remarquable et il n’y avait pas à s’étonner qu’elles traînassent tant d’adorateurs à leur suite. Mais hommes et femmes tranchaient singulièrement sur le reste du public. Presque tout le monde les remarqua aussitôt, toutefois la plupart feignirent de ne pas les apercevoir ; seuls certains jeunes gens sourirent à leur vue et se dirent quelques mots à demi-voix. Vainement on aurait voulu ignorer la présence des nouveaux venus ; ils parlaient trop bruyamment pour ne pas attirer l’attention. Il était à supposer que parmi eux se trouvaient des hommes ivres. Si plusieurs des individus composant ce groupe étaient vêtus avec élégance, d’autres avaient des vêtements fort hétéroclites et des visages étrangement enflammés. Il y avait là des militaires et aussi des gens qui n’étaient plus jeunes ; quelques-uns de ces messieurs, mis comme de véritables dandies, avaient des bagues et des boutons de manchettes superbes, des cheveux et des favoris d’un noir de jais, leur physionomie respirait la morgue, mais c’étaient de ces êtres que, dans le monde, on évite comme la peste. Parmi nos réunions suburbaines, il en est sans doute qui brillent par la respectabilité et qui ont une réputation de bon ton parfaitement justifiée ; mais l’homme le plus circonspect ne peut pas répondre qu’à un moment donné une brique ne se détachera pas de la maison voisine pour lui tomber sur la tête. Cette brique allait maintenant tomber sur le public comme il faut, qui était en train d’écouter la musique.

Pour se rendre du Waux-Hall à la petite place où est installé l’orchestre, il faut descendre trois marches. Arrivée près de cet escalier, la bande s’arrêta ; tandis que les autres hésitaient à pousser plus avant, une des femmes se mit en devoir de descendre ; dans son entourage deux hommes seuls osèrent la suivre. L’un était un monsieur entre deux âges, qui avait l’air assez modeste ; son extérieur était convenable sous tous les rapports, mais il paraissait être de ces gens qui ne connaissent jamais personne et que personne ne connaît. L’autre fidèle était tout déguenillé et avait une mine fort équivoque. À l’exception de ces deux-là, nul n’accompagna la dame excentrique ; néanmoins elle descendit les marches sans même jeter un regard derrière elle : qu’on la suivit ou non, cela semblait lui être parfaitement égal. Comme tout à l’heure, elle riait et parlait bruyamment. Sa toilette était fort riche, mais d’une élégance un peu trop tapageuse. Elle passa devant l’orchestre, se dirigeant vers l’autre côté de la place où une calèche attendait au bord du chemin.

Il y avait déjà plus de trois mois que le prince ne l’avait vue. Depuis son arrivée à Pétersbourg, il se proposait chaque jour de lui faire visite ; mais, peut-être, un secret pressentiment l’en empêchait. Du moins, il ne pouvait deviner ce qu’il éprouverait en se retrouvant avec elle, et parfois il essayait, non sans appréhension, de se le représenter. Une seule chose était claire pour lui, c’est que cette rencontre serait pénible. Plusieurs fois durant ces six mois il s’était rappelé ce qu’il avait ressenti tout d’abord, non pas même en présence de cette femme, mais devant son portrait, et cette impression, il s’en souvenait, avait été très-douloureuse. Le mois qu’il avait passé en province dans des rapports presque journaliers avec Nastasia Philippovna avait été rempli pour lui de tels tourments, que parfois même le prince aurait voulu oublier tout à fait ce temps-là. Il y avait toujours eu dans le visage de cette femme quelque chose de déchirant pour Muichkine : en causant avec Parfène Séménitch, il avait traduit cette sensation par les mots de « compassion infinie », et c’était la vérité : rien qu’à voir le portrait de Nastasia Philippovna, il avait eu le cœur pris d’une pitié allant jusqu’à la souffrance. Cette sympathie douloureuse, poignante, persistait maintenant encore ; elle était même plus forte qu’autrefois. Pourtant, dans les paroles qu’il avait dites à Rogojine, le prince constatait une lacune : maintenant seulement, dans cette minute où Nastasia Philippovna apparaissait à l’improviste devant lui, il comprenait, peut-être par une intuition immédiate, qu’il n’avait pas tout dit à Rogojine. Il aurait dû ajouter qu’à la compassion se joignait l’effroi ; oui, l’effroi ! À présent, dans cette minute, il le ressentait pleinement ; il était convaincu, positivement convaincu, pour certaines raisons à lui connues, que Nastasia Philippovna était folle. Supposez que, aimant une femme plus que tout au monde, ou pressentant la possibilité de cet amour, vous la voyiez soudain couverte de chaînes, derrière une grille de fer, sous le bâton d’un surveillant, — vous aurez une idée des sensations qui agitaient le prince en ce moment.

Aglaé l’examina, puis d’une voix basse et rapide :

— Qu’avez-vous ? lui demanda-t-elle en le tirant naïvement par le bras.

Le prince tourna la tête vers elle, la regarda et vit alors dans ses yeux noirs une flamme incompréhensible pour lui, il essaya de sourire à Aglaé, mais tout à coup, comme s’il eût soudain oublié la présence de la jeune fille, il reporta ses yeux à droite vers l’extraordinaire vision qui depuis un moment le fascinait. Au même instant Nastasia Philippovna passa devant les chaises occupées par les demoiselles. Eugène Pavlovitch continuait à parler avec beaucoup de volubilité et d’entrain : il racontait à Alexandra Ivanovna quelque chose qui devait être fort drôle. Le prince se rappela plus tard qu’Aglaé dit soudain à demi-voix : « Quelle… »

Elle n’acheva point sa phrase, mais le mot qu’elle venait de prononcer était suffisant. Nastasia Philippovna qui marchait sans avoir l’air de faire attention à personne se tourna brusquement du côté des Épantchine et alors seulement parut remarquer la présence d’Eugène Pavlovitch.

— B-bah ! Mais le voilà ! s’écria-t-elle en s’arrêtant tout à coup : — l’autre jour on a eu beau lui envoyer un tas de courriers, pas moyen de le dénicher ; et aujourd’hui on le trouve là où on ne se serait pas attendu à le voir… Je te croyais là-bas… chez ton oncle !

Eugène Pavlovitch rougit ; il lança à Nastasia Philippovna un regard plein de rage, mais aussitôt après détourna les yeux.

— Quoi ? Est-ce que tu ne le sais pas ? Il ne sait rien encore, figurez-vous ! Il s’est tué ! Ce matin ton oncle s’est brûlé la cervelle ! Je ne l’ai appris que tantôt, à deux heures, mais maintenant la moitié de la ville le sait ; suivant les uns, le déficit qu’il laisse serait de trois cent cinquante mille roubles, mais d’autres parlent de cinq cent mille. Et moi j’avais toujours compté qu’après lui tu hériterais encore d’une fortune ; il a tout mangé. C’était un vieux libertin… Allons, adieu, bonne chance ! Ainsi, tu ne vas pas en voyage ? Tout de même tu as eu bon nez de quitter le service avant cette affaire ! Mais ce n’est pas possible, tu savais cela, tu l’avais déjà appris, peut-être le savais-tu depuis hier…

En s’affichant ainsi comme la maîtresse d’un homme qui n’avait jamais été son amant, Nastasia Philippovna avait certainement un but ; à présent la chose ne pouvait plus faire doute. Néanmoins Eugène Pavlovitch ne voulait d’abord répondre à cette nouvelle avanie que par le mépris. Mais les paroles de la jeune femme furent pour lui un coup de foudre. Lorsqu’elle lui eut appris que son oncle était mort, il devint pâle comme un mouchoir et se tourna vers sa persécutrice. En ce moment la générale se leva avec vivacité et se retira précipitamment, accompagnée de tout son monde. Seuls, le prince Léon Nikolaïévitch et Eugène Pavlovitch ne se décidèrent pas à s’en aller tout de suite : le premier semblait irrésolu, le second n’avait pas encore recouvré sa présence d’esprit. Mais avant que les Épantchine eussent fait vingt pas, se produisit un scandale terrible.

L’officier qui causait tout à l’heure avec Aglaé et qui se trouvait être un intime d’Eugène Pavlovitch était indigné au plus haut degré :

— Ici, il faut tout bonnement user de la cravache, sans cela on ne viendra jamais à bout de cette créature ! dit-il d’une voix assez forte. (Apparemment il avait déjà reçu les confidences d’Eugène Pavlovitch.)

Nastasia Philippovna se tourna aussitôt vers lui, les yeux flamboyants de colère. À deux pas d’elle se trouvait un jeune homme qu’elle ne connaissait pas du tout et qui tenait à la main une mince canne de jonc. Elle la lui arracha et de toute sa force en cingla le visage de son insulteur. Tout cela fut l’affaire d’un instant… Hors de lui, l’officier se rua sur la jeune femme qui n’avait plus alors autour d’elle aucun de ses gardes du corps ; le monsieur entre deux âges avait déjà réussi à s’éclipser complètement, l’autre s’était écarté et riait de tout son cœur. Au bout d’une minute sans doute la police serait intervenue, trop tard toutefois pour soustraire Nastasia Philippovna à un châtiment sévère, s’il n’était arrivé à celle-ci un secours inattendu : le prince qui se tenait aussi à deux pas d’elle eut le temps de saisir par derrière les bras de l’officier. En se dégageant, ce dernier lui donna dans la poitrine une poussée qui le fit reculer de trois pas et l’envoya tomber sur une chaise. Mais déjà Nastasia Philippovna avait trouvé deux nouveaux défenseurs. Au moment où l’officier allait fondre sur elle, devant lui surgit le boxeur qui avait fait partie de la bande de Rogojine et rédigé l’article sur l’affaire Bourdovsky.

— Keller ! Ancien lieutenant, dit-il avec assurance. — S’il vous plaît, capitaine, de m’accepter comme champion du sexe faible, je suis à votre disposition ; la boxe anglaise n’a pas de secrets pour moi. Ne poussez pas, capitaine ; je sympathise à un affront sanglant, mais je ne puis permettre qu’on lutte à coups de poing avec une femme sous les yeux du public. Si, comme il sied à un noble personnage, vous voulez procéder d’une autre manière, eh bien, naturellement vous devez me comprendre, capitaine…

Mais le capitaine avait déjà repris possession de lui-même et n’écoutait plus Keller. En ce moment Rogojine sortit de la foule, saisit vivement le bras de Nastasia Philippovna et s’éloigna avec elle. Parfène Séménitch semblait fort ému ; il était pâle et tremblait. Toutefois, en emmenant Nastasia Philippovna, il rit méchamment au nez de l’officier et murmura avec la mine d’un marchand qui jubile :

— Tiou ! Qu’est-ce qu’il a attrapé ! Il a la trogne en sang ! Tiou !

L’officier s’était couvert le visage avec un mouchoir. Ayant recouvré son sang-froid et devinant fort bien à qui il avait affaire, il s’adressa poliment au prince qui venait de quitter son siège.

— Le prince Muichkine, dont j’ai eu le plaisir de faire la connaissance ?

— Elle est folle ! aliénée ! je vous l’assure ! répondit le prince d’une voix agitée, et, par un geste machinal sans doute, il tendit à l’officier ses mains tremblantes.

— Assurément je ne puis me vanter de telles connaissances ; mais j’ai besoin de savoir votre nom.

Il salua d’un signe de tête et s’éloigna. La police se montra juste cinq secondes après que les derniers acteurs de la scène précédente eurent disparu. Du reste, cet esclandre ne dura pas plus de deux minutes. Quelques-uns des assistants se levèrent et sortirent, d’autres se bornèrent à changer de place ; il y eut même une partie du public à qui l’incident fit plaisir ; du moins il fournit à plusieurs la matière de conversations vives et animées. En un mot, tout se termina comme à l’ordinaire. L’orchestre recommença à jouer. Le prince se mit en devoir de rejoindre la famille Épantchine. Si, lorsqu’il s’était assis sur une chaise après avoir été repoussé par l’officier, il avait eu l’idée de regarder à gauche, il aurait aperçu, à vingt pas de lui, Aglaé qui, sourde aux appels de sa mère et de ses sœurs, s’était arrêtée pour contempler la scène scandaleuse. Le prince Chtch… courut à elle et la décida enfin à quitter la place. Quand la jeune fille revint auprès des siens, Élisabeth Prokofievna, en voyant son agitation, présuma qu’elle n’avait pas même entendu qu’on criait après elle. Mais deux minutes plus tard, au moment où on entrait dans le parc, Aglaé dit du ton indifférent et capricieux qui lui était habituel :

— Je voulais voir comment finirait la comédie.