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L’Illusion révolutionnaire

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L’Anarchie du 28 avril 1910 (p. 2-22).


L’Illusion Révolutionnaire





« L’humanité marche enveloppée d’un voile d’illusion » a dit un penseur, Marc Guyau. Il semble même que sans ce voile les hommes ne puissent marcher. À peine la réalité leur a-t-elle arraché un bandeau qu’ils s’empressent d’en mettre un autre, comme si leurs yeux trop faibles craignaient de voir les choses telles qu’elles sont. Il faut à leurs intelligences le prisme du mensonge.

Les scandales Panama, Dreyfus, Syveton, Steinhell, etc. — les turpitudes et l’incapacité des politiciens, enfin les coups de fusil de Narbonne, de Draveil et de Villeneuve ont déchiré pour une minorité considérable — le voile de l’illusion parlementaire.

On espérait tout du bulletin de vote. On avait foi en la bonne volonté et le pouvoir des représentants de la nation. Et cette espérance, cette foi, empêchaient de voir l’idiotie fondamentale du système qui consiste à déléguer quelqu’un pour veiller aux besoins de tous. Mais le bulletin de vote s’est révélé un vulgaire chiffon de papier. Les parlementaires se sont montrés ambitieux, cupides, corrompus, médiocres surtout. Des gens apparurent qui s’indignèrent de la farce électorale, de la comédie des réformes, du règne des pitres républicains. Une minorité est née, qui grossit nécessairement tous les jours et sur laquelle la vieille illusion n’a plus de prise.

Cependant pour enthousiasmer des gens habitués à être menés, pour stimuler leur activité, il faut des mirages… Alors remplaçant la défunte illusion parlementaire, l’autre illusion s’est forgée, et incrustée dans les cervelles : l’illusion révolutionnaire.

Oui, les lois sont impuissantes à transformer la société ; et les assemblées parlementaires sont lamentables ; et il n’y a rien à attendre des gouvernements. Mais ce que les législations ne peuvent faire, les manifestations et les grèves le feront ; et les assemblées syndicales tiendront les promesses de leurs piteuses devancières : les Chambres. Enfin il faut tout attendre du prolétariat conscient qui… et qui… et que…

Jadis, les bons gogos crurent qu’il suffisait d’envoyer dans l’hémicycle du Palais Bourbon de bons députés choisis avec soin parmi les candidats les plus phraseurs pour obtenir par la voie tranquille des réformes la réalisation des rêves de liberté et de bonheur. Aujourd’hui que le réformisme légalitaire a fait faillite, le réformisme syndical lui a succédé. C’est désormais le syndicat qui par l’action directe réalisera… tout ce que vous voulez !

Jadis les bons gogos crurent que des discours sonores, des textes officiels rédigés et placardés avec solennité, pouvaient modifier favorablement la vie sociale. Ce temps-là est passé. À présent, on s’imagine qu’il suffit pour cela de démolir des lanternes, de brûler des kiosques, de « descendre » un flic de temps à autre (dans de très graves occasions).

Jadis les espérances populaires se concentraient en les députés. Ces petits messieurs bedonnants pouvaient du haut de la tribune décréter quelque matin des choses merveilleuses. Hélas ! — Maintenant qu’on les a vus patauger dans la boue, le type idéal du transformateur apparaît quelque peu différent. C’est le « camarade secrétaire » membre influent de la C. G. T., dont la voix, lors des meetings, déchaîne des rafales d’enthousiasme. C’est Pataud la face malicieuse et joviale, le verbe impératif… Et c’est encore le révolutionnaire aux longs cheveux, au chapeau batailleur, et qui (les voisins l’affirment) ne sort jamais sans ses deux pistolets automatiques…

Jadis les braves électeurs s’en remettaient au Parlement — incarnation de l’État Providence — pour organiser leur félicité. Seules les « masses arriérées » gardent jusqu’à ce jour, une confiance aussi insensée à leurs élus. Les « avancés », les « conscients », les révolutionnaires, quoi ! savent ce que vaut l’État et ce que valent les Parlements. Aussi nous annoncent-ils d’ores et déjà qu’après la grève générale, ce sera la C. G. T. qui organisera l’universelle félicité, et les comités syndicaux délibéreront des mesures à prendre pour le bien-être commun. Comme vous le voyez, ça ne ressemble en rien, mais en rien, au vieux régime parlementaire.




Ainsi que toutes les erreurs, l’illusion parlementaire fut néfaste à ceux qu’elle grisa. Aux bons citoyens de ce pays elle valut l’admirable régime de Démocratie qu’illustrent si bien l’alliance russe — ô la plus avantageuse des alliances ! —, les affaires grandes et petites, et enfin le règne de Clémenceau et de Briand… en attendant celui d’un Jaurès. M. Viviani — aujourd’hui Son Excellence — disait autrefois à propos de je ne sais trop quelle législature : « Il y a eu la Chambre introuvable, il y a la Chambre infâme ! » et cela pourrait se dire équitablement de toutes les législatures qui se sont succédées, s’efforçant vainement de se surpasser en pitreries. Les illusions coûtent cher.

Eh bien, quoiqu’elle ait été coûteuse aux pauvres bougres qui se firent bénévolement tondre, cravacher et fusiller, l’illusion parlementaire n’a pas fait la moitié du mal que peut faire l’autre illusion.

Oh, soyez tranquilles ! on en reviendra. On finira par s’apercevoir que le petit jeu des chambardements n’avance pas à grand-chose. Et nous ne verrons pas se lever l’aube sanglante que nous annonce M. Méric. Les illusions ne durent qu’un temps. Mais des gens seront morts pour la Cause, morts bêtement, inutilement. Mais une ou deux générations auront gaspillé leurs forces en efforts insensés. On aura perdu la vie — voilà tout.

On en reviendra. Le grand jour n’est pas prêt de luire, et fort probablement ne luira jamais que dans les imaginations enfiévrées de ses prophètes.

Pourtant, puisque ce rêve enivre des foules, voyons un peu ce qu’il nous présage. Voyons vers quoi tendent ces efforts, à quoi ils pourraient aboutir si une impossible victoire venait les couronner.

Une brochure a paru il n’y a pas longtemps, qui nous l’apprend. Notre vieille connaissance, le citoyen Méric, dit Flax, en est l’auteur. Cela s’intitule : Comment on fera la Révolution. Elle est sérieuse cette brochure, comme un programme de futur parti. Elle est passionnante à certains endroits autant que les romans du capitaine Danrit. Et dans son allure générale elle rappelle les écrits de Mark Twain, l’humour flegmatique et impassible des Américains.

Le citoyen Méric — qui s’y connaît — nous y démontre d’abord qu’une insurrection est somme toute chose facile. Nos amis de Russie ne peuvent en douter. Ensuite, deux mots sur le prolétariat organisé. Mais le chapitre le plus intéressant est sans conteste celui qui nous apprend ce que se passera après l’insurrection triomphale. Là, il est possible d’apprécier jusqu’où peuvent s’égarer des intelligences qu’étreint une illusion. Car s’il est possible que le citoyen Méric ne croie pas un mot de ce qu’il écrit, il est certain que beaucoup de gens conçoivent très sincèrement ce qu’il a formulé.

Au lendemain du grand soir le citoyen Méric nous annonce la Dictature Révolutionnaire, appuyée par la Terreur. Malheur aux adversaires du nouvel ordre social (lisez du Comité Confédéral). « Seule la violence aura pu nous donner une victoire momentanée, seule la Terreur pourra nous conserver cette victoire… Il ne faudra pas craindre d’être féroces ! Nous parlerons de justice, de bonté et de liberté après. » Nous voici prévenus chers copains antiautoritaires.

Dès ces lignes on comprendra le peu d’enthousiasme que suscite parmi les individualistes la révolution de M. Méric. L’ordre présent nous écrase, nous traque, nous tue. L’ordre Révolutionnaire nous écrasera, nous traquera, nous tuera. — Le parti peut compter sur notre concours.

Mais le citoyen Méric continue de mieux en mieux. À la page 22 nous constatons l’existence de deux comités, d’une armée et d’une police révolutionnaires. On exécutera les rebelles (sic, sic, sic). N’est-ce pas que c’est intéressant ?

Les syndicats « ordonneront à tous de se mettre au travail »… Sinon gare ! Après quoi on nommera un parlement ouvrier (re-sic) qui « n’aura rien de commun avec le parlementarisme odieux d’aujourd’hui ». J’ te crois ! Au surplus, on l’a constaté déjà, ce charmant petit régime n’aura rien de commun avec l’abominable oppression bourgeoise.

Il y aura aussi un Conseil du Travail, permanent. Et le camarade achève incontinent : « Déjà la C. G. T. actuelle peut donner une idée approximative de l’organisation ouvrière future. » Ça sera beau !

Pour défendre la nouvelle patrie ainsi édifiée, et qui sera certainement la plus douce des patries, ô ineffable Méric ! on formera des milices. Car la guerre est inévitable…

Et après nous avoir causé d’une « morale nouvelle imposant de lourdes obligations et des sacrifices » ; après nous avoir entretenus des prisons et des tribunaux révolutionnaires, bref de ce qu’il appelle lui-même la tyrannie ouvrière, le citoyen Méric termine tranquillement : « Ce n’est d’ailleurs ni pour aujourd’hui, ni pour demain. » Quand je vous disais qu’il possède l’humour impassible des Anglo-Saxons !




Le citoyen Méric est peut-être un farceur, un humoriste raffiné sachant pousser la plaisanterie jusqu’au bout. J’aime à le supposer. Mais le fait est que des âmes simples acceptent ces écrits comme évangile.

L’illusion néfaste c’est la croyance en cette Révolution rédemptrice ; alors qu’il ne peut y avoir d’autre rédemption que celle de la personnalité humaine, alors qu’on ne peut rien construire sans avoir fait des hommes meilleurs et plus forts.

L’illusion mauvaise, c’est attendre la révolte des foules, des masses organisées, disciplinées, embrigadées. Alors qu’il n’est de gestes féconds que ceux commis par des individus sachant clairement ce qu’ils veulent et marchant sans entraves, n’ayant besoin ni de chefs, ni de discipline. Alors qu’il n’est de bonnes rebellions que les rebellions immédiates des individualités renonçant à attendre davantage et décidés à arracher de suite leur part de jouissance.

L’illusion imbécile, c’est de s’imaginer que par la violence seule, par la terreur, à coups de bombes et de fusils on puisse créer une société nouvelle. La violence employée par des brutes sera absurde et malfaisante. Une société fondée avec des échafauds, maintenue par la force des chaînes, sera toujours ignoblement oppressive. La Révolution de la colère et de la haine, la Révolution des énergumènes syndiqués ne pourra que faire couler en vain des torrents de sang et préparer la venue de nouveaux flibustiers.

En 1789 la dictature de Robespierre prépara l’empire. Les guillotinades préludèrent aux carnages napoléoniens ; la Terreur, en dépréciant la vie humaine, permit à la folie sanguinaire du « petit Corse » de se donner libre cours. Telle est, brutale, la réponse de l’histoire aux illusions révolutionnaires.




Certes, la société n’évolue pas sans heurts, sans crises douloureuses, sans chocs sanglants. Souventes fois des révoltes rageuses, dictées par l’indignation sentimentale ou insufflées par la foi en le pouvoir salutaire des violences, éclatent, tôt réprimées dans l’horreur des réactions bourgeoises. Elles ont leur utilité. Elles sont inévitables. Mais il ne faut pas s’illusionner sur leur sort. Il ne faut pas surtout, se leurrer quant à la valeur transformatrice de la force, — de la force aveugle des foules fanatisées.

En certaines circonstances des actes de violence peuvent être précieux ; lorsqu’ils viennent achever une œuvre déjà accomplie par la révolution des mentalités. Enfin c’est un droit — un droit qui parfois devient un devoir — que celui de se rebiffer par la force contre l’écrasement des institutions autoritaires. De cela, déduire la Terreur panacée, c’est commettre une lamentable faute de raisonnement.

Croire que par des chambardements désordonnés, avec l’énergie sauvage des cohortes ouvrières, on peut abolir une puissance, instaurer un peu d’harmonie, est enfantin.

Se figurer l’agisseur idéal sous forme de l’individu prompt au coup de poing — ou de fusil — est naïf.

Pour agir — n’importe comment — avec fruit, il est indispensable de savoir réfléchir, calculer, apprécier une action ; de savoir l’accomplir d’une main vigoureuse. L’agisseur — l’individu dont la révolte violente ou non est facteur de progrès — doit être une personnalité forte, consciente, nette et fière, non embrumée de haine ou d’illusions.

S’imaginer que des foules impulsives, tarées, ignorantes, en finiront avec l’illogisme morbide de la société capitaliste, est une illusion grossière. Parce que ce sont justement les tarés de ces foules qu’il importe de détruire pour que la vie puisse être ample et bonne à tous. La violence bestiale, la haine, l’esprit moutonnier des meneurs, la crédulité des foules, — voilà ce qu’il faut annihiler pour transformer la société. Améliorer les individus, les purifier, les rendre forts, leur faire aimer et désirer ardemment la vie, les rendre capables des révoltes salutaires, telle est l’unique issue. Hors de la rénovation des Hommes il n’est pas de salut !

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