Poésies de Schiller/L’Image voilée de Saïs

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Poésies de Schiller
Traduction par Xavier Marmier.
Poésies de SchillerCharpentier (p. 128-130).
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L’IMAGE VOILÉE DE SAÏS.

Un jeune homme que la soif de la science entraînait à Saïs en Égypte, pour apprendre la sagesse secrète des prêtres, avait parcouru rapidement plusieurs degrés du savoir ; son esprit inquiet le poussait toujours plus loin et l’hiérophante pouvait à peine modérer l’ardeur de l’impatient disciple.

— Qu’ai-je donc, s’écriait-il, si je n’ai pas tout ? la science souffre-t-elle le plus et le moins ? ta vérité est-elle comme la fortune qui se distribue en parts inégales, et que l’on possède en grandes ou petites parcelles ? Ta vérité n’est-elle pas une et indivisible ? Prends un accord dans une harmonie ! prends une couleur dans l’arc-en-ciel ! ce qui te reste n’est rien tant que tu ne réunis pas l’ensemble des sons et l’ensemble des nuances.

Ils s’entretenaient ainsi dans une enceinte silencieuse et solitaire, où une image voilée et gigantesque frappa les regards du jeune homme ; il la contemple stupéfait et s’écrie : — Qu’y a-t-il donc derrière ce voile ? — La vérité. — Quoi ! dit-il, c’est la vérité seule que je cherche et c’est elle que l’on me cache. ― Soulève ce voile avec l’aide de la divinité, répond le hiérophante. Nul homme, a-t-elle dit, ne l’enlèvera, si je ne le seconde moi-même. Et celui qui d’une main profane et coupable osera arracher ce voile sacré, ce voile interdit ; ― Eh bien ? ― Celui-là verra la vérité.

― Étrange oracle ! toi-même tu ne l’as donc jamais soulevé ? ― Moi ! Oh non ! jamais, et je n’en ai pas été tenté. ― Je ne te comprends pas. S’il n’y a entre la vérité et moi que ce léger rideau ? … ― Et une loi, mon fils, reprend le prêtre, une loi plus imposante que tu ne peux le croire. Ce voile, léger pour ta main, serait lourd pour ta conscience. ―

Le jeune homme s’en retourne pensif dans sa demeure, la soif du savoir lui enlève le sommeil. Il se retourne avec une anxiété brûlante sur sa couche et se lève à minuit. D’un pas craintif, il se dirige involontairement vers le temple. Il gravit légèrement le mur extérieur et d’un bond hardi s’élance dans l’enceinte.

Là il s’arrête dans le silence terrible, interrompu seulement par le bruit de ses pas. Du haut de la coupole la lune projette sa lueur argentine, et dans les ténèbres de l’enceinte, l’image voilée apparaît à la lueur de cet astre nocturne, comme un Dieu visible. Le jeune homme s’avance d’un pas incertain, sa main téméraire va toucher le voile sacré ; mais un frisson subit agite tous ses membres et un bras invisible le repousse au loin. ― Malheureux ! lui cria une voix intérieure, que vas-tu faire ? Veux-tu porter atteinte à la divinité ? Nul homme, a dit l’oracle, ne soulèvera ce voile, si je ne le seconde moi-même. Mais ce même oracle n’a-t-il pas ajouté : Celui qui arrachera ce voile verra la vérité ? ― Qu’importe ce qu’il y a là derrière ? s’écrie le jeune homme, je veux le soulever, je veux la voir. ― La voir ! répète l’écho railleur.

Il dit et enlève le voile. Demandez maintenant ce qu’il a vu. Je ne le sais ; le lendemain les prêtres le trouvèrent pâle et inanimé, étendu aux pieds de la statue d’Isis. Ce qu’il a vu et éprouvé, sa langue ne l’a jamais dit. La gaieté de sa vie disparut pour toujours. Une douleur profonde le conduisit promptement au tombeau, et lorsqu’un curieux importun l’interrogeait : Malheur, répondait-il, malheur à celui qui arrive à la vérité par une faute ! Jamais elle ne le réjouira.