L’Individualiste et la Société

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L’Individualiste et la Société



Le mot société est synonyme de groupement. Aujourd’hui la plupart des hommes constituent un immense groupement, qui, quoiqu’il se subdivise en un nombre infini de sous-groupements (races, nationalités, classes sociales, groupes idéologiques), peut néanmoins être considéré comme un tout. C’est cet ensemble, cette formidable collectivité que nous désignons par ces mots : la société.

Considérer la société comme un assemblage d’individus et lui dénier toute importance, toute vie propre, ainsi que l’ont fait certains théoriciens, est simpliste, trop simpliste. C’est méconnaître la psychologie sociale, la psychologie des foules, et ce qui est plus étonnant, les résultats des observations les plus élémentaires. À la vérité, l’observation nous montre, et l’étude nous confirme que du fait qu’ils se trouvent rassemblés par des intérêts, des aspirations, ou des hérédités semblables, les hommes se modifient. Une psychologie nouvelle se crée, commune à tous les membres de l’association. Ils constituent désormais une foule ; et cette foule a une mentalité, une vie, une destinée distincte de celles des individus dont elle est composée.

L’existence d’une société est donc régie par des lois aussi immuables que les lois biologiques régissant l’existence de l’individu.

Maintenant posons la question : ces lois sont-elles favorables à l’individu ? Sont-elles en harmonie avec ses intérêts ?



Dans un excellent petit « Précis de Sociologie, » M. G. Palante a écrit :

« Une société, une fois formée, tend à se maintenir », en vertu de quoi « toutes les énergies individuelles seront sur tous les domaines — économique, politique, juridique, moral — étroitement subordonnées à l’utilité commune. Malheur aux énergies qui ne se plient pas à cette discipline. La société les brise, ou les élimine sans hâte comme sans pitié. Elle apporte dans cette exécution le mépris le plus absolu de l’individu. Elle agit comme un instinct aveugle, irrésistible, et implacable. Elle représente sous une forme terriblement concrète cette force brutale que Schopenhauer a décrite : « la volonté de vie séparée de l’intellect ».

« En dépit des utopies optimistes, toute société est et sera exploiteuse, usurpatrice, dominatrice et tyrannique. Elle l’est non par accident mais par essence. »

Cela suffit — d’autant plus que cette « loi générale de conservation sociale » admise par presque tous les sociologues contemporains, nous la sentons tous les jours peser douloureusement sur nos épaules.

Et si l’on y ajoute la « loi de conformisme social » consistant « en ce que toute société organisée exige de ses membres une certaine similitude de conduite, d’allures et même d’opinions et d’idées » et qui « entraîne comme conséquence une loi d’élimination des individus rebelles à ce conformisme » le conflit entre l’Individu et la Société nous apparaît dans toute son ampleur.




Un coup d’œil jeté autour de nous confirmera d’une façon éclatante, la conclusion à laquelle nous sommes arrivés par des voies théoriques.

Quoi de plus inique en effet que le prétendu contrat social, au nom duquel chacun est écrasé par tous ! Tu seras ouvrier, tu seras soldat, tu seras prostituée, car les nécessités sociales l’exigent, et car un contrat que nul ne te demandera jamais d’accepter t’y oblige. Tu obéiras à la loi ; tu seras le serviteur de la tradition ; tu vivras selon l’usage et la coutume… Pourtant tradition, loi, usage te gênent, entravent ton développement, te font souffrir. Obéis, plie, abdique ! sinon tes voisins te blâmeront et te tracasseront : l’opinion publique se gaussera de toi et réclamera contre ton insolence les pires châtiments, la loi te frappera. Affamé, diffamé, honni, déshonoré, tu seras le réfractaire que l’on étrangle implacablement.

Telle est la réalité. « Moi », je n’ai ni patrie, ni argent, ni propriété à défendre. Qu’importent mes intérêts à la société ? Elle a besoin de soldats ; donc, elle m’impose patrie, caserne, uniforme…

« Moi », je ne suis plus dupe des morales surannées régissant la vie des foules ; j’aspire à aimer librement… Mais il faut au corps social des amours respectueuses de la loi et si je ne me marie, par devant le maire, la loi et l’opinion me réserveront leurs rigueurs…

J’aime le travail. Mais je veux l’accomplir librement… Le salariat me met dans l’alternative d’être esclave, voleur, — ou de crever de faim…

Et que l’on n’incrimine pas une forme d’organisation sociale — capitaliste autoritaire — plutôt que toute autre. Certes, il ne nous est pas difficile de concevoir une société incomparablement moins mauvaise, plus logique, plus intelligemment organisée. Mais en outre de ce que sa réalisation plus ou moins lointaine est une hypothèse des plus controversables, il ne faut pas nous dissimuler qu’elle présenterait toujours des graves obstacles au développement de l’individu.

L’hypothèse d’un lendemain collectiviste nous présage une lutte féroce entre l’État et les quelques individualités désireuses de conserver leur autonomie. Même compris dans le sens le plus large — celui de nos camarades anarchistes-communistes — un groupement social tendra inévitablement à imposer à ses membres un seul et même credo idéologique… Ce sera encore la lutte entre l’Individu et la Société. Au lieu de lui disputer sa liberté et sa vie matérielle, il lui disputera son indépendance intellectuelle et morale. Et rien ne nous dit qu’aux Hommes de l’avenir — si cet avenir doit se réaliser — les péripéties de cette lutte ne seront aussi douloureuses que ne l’est aux hommes de ces jours la bataille pour le pain, pour l’amour, pour l’air libre !

Dans tout groupement social l’individualiste restera un rebelle.




Parce que nous constatons l’antagonisme existant entre l’individu et la société, il ne faudrait pas nous croire insociables. À plusieurs reprises cependant, des adversaires ont cherché à créer cette confusion.

La vie en société a des avantages, que nul d’entre nous ne songera jamais à contester. Fort bien. Mais égoïstes, désireux de vivre selon notre pensée, nous ne voulons pas accepter ses inconvénients même inéluctables. C’est un des traits caractéristiques de l’individualiste : « il ne se résigne pas, même devant ce qui est fatal. »

Si l’on entend par individu sociable celui qui ne gêne pas, ou gêne le moins possible son voisin, l’individualiste est sociable au premier chef. Par intérêt d’abord ; gêner c’est le plus souvent s’exposer à être gêné. Il laisse donc les autres vivre à leur guise, à condition toutefois qu’ils lui rendent la pareille. Il n’ignore pas les avantages de « l’association librement consentie », association temporaire de bonnes volontés, dans un but d’utilité pratique ; mais il ne veut pas non plus être dupe de l’idole Solidarité et se laisser absorber par une coterie, une chapelle ou une secte…

S’il est fort — et nous pensons qu’il n’est pas possible de s’affirmer soi sans être fort — il est d’autant plus sociable.

Les forts sont généreux, étant assez riches pour être prodigues : les révoltés les plus énergiques, les plus indomptables ennemis de la société, ont toujours été de grands cœurs.

LE RÉTIF