L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre L

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 519-530).


CHAPITRE L.

Où l’on déclare quels étaient les enchanteurs et les bourreaux qui avaient fouetté la duègne, pincé et égratigné Don Quichotte ; et où l’on raconte l’aventure du page qui porta la lettre à Thérèse Panza, femme de Sancho Panza.



Cid Hamet, ponctuel investigateur des atomes de cette véridique histoire, dit qu’au moment où Doña Rodriguez sortit de sa chambre pour gagner l’appartement de Don Quichotte, une autre duègne, qui couchait à son côté, l’entendit partir, et, comme toutes les duègnes sont curieuses de savoir, d’entendre et de flairer, celle-là se mit à ses trousses, avec tant de silence que la bonne Rodriguez ne s’en aperçut point. Dès que l’autre duègne la vit entrer dans l’appartement de Don Quichotte, pour ne point manquer à la coutume générale qu’ont toutes les duègnes d’être bavardes et rapporteuses, elle alla sur-le-champ conter à sa maîtresse comment Doña Rodriguez s’était introduite chez Don Quichotte. La duchesse le dit au duc, et lui demanda la permission d’aller avec Altisidore voir ce que sa duègne voulait au chevalier. Le duc y consentit, et les deux curieuses s’avancèrent sans bruit, sur la pointe du pied, jusqu’à la porte de sa chambre, si près qu’elles entendaient distinctement tout ce qui s’y disait. Mais quand la duchesse entendit la Rodriguez jeter, comme on dit, dans la rue le secret de ses fontaines, elle ne put se contenir, ni Altisidore non plus. Toutes deux, pleines de colère et altérées de vengeance, se précipitèrent brusquement dans la chambre de Don Quichotte, où elles le criblèrent de blessures d’ongles, et fustigèrent la duègne, comme on l’a raconté : tant les outrages qui s’adressent directement à la beauté et à l’orgueil des femmes éveillent en elles la fureur, et allument dans leur cœur le désir de la vengeance ! La duchesse conta au duc ce qui s’était passé, ce dont il s’amusa beaucoup ; puis, persistant dans l’intention de se divertir et de prendre ses ébats à l’occasion de Don Quichotte, elle dépêcha le page qui avait représenté Dulcinée dans la cérémonie de son désenchantement (chose que Sancho Panza oubliait de reste au milieu des occupations de son gouvernement), à Thérèse Panza, femme de celui-ci, avec la lettre du mari et une autre de sa propre main, ainsi qu’un grand collier de corail en présent.

Or, l’histoire dit que le page était fort éveillé, fort égrillard ; et, dans le désir de plaire à ses maîtres, il partit de bon cœur pour le village de Sancho. Quand il fut près d’y entrer, il vit une quantité de femmes qui lavaient dans un ruisseau, et il les pria de lui dire si dans ce village demeurait une femme appelée Thérèse Panza, femme d’un certain Sancho Panza, écuyer d’un chevalier qu’on appelait Don Quichotte de la Manche. À cette question, une jeune fille qui lavait se leva tout debout, et dit : « Cette Thérèse Panza, c’est ma mère, et ce Sancho, c’est mon seigneur père, et ce chevalier, c’est notre maître. — Eh bien, venez, mademoiselle, dit le page, et conduisez-moi près de votre mère, car je lui apporte une lettre et un cadeau de ce seigneur votre père. — Bien volontiers, mon bon seigneur, » répondit la jeune fille, qui paraissait avoir environ quatorze ans ; puis, laissant à l’une de ses compagnes le linge qu’elle lavait, sans se coiffer ni se chausser, car elle était jambes nues et les cheveux au vent, elle se mit à sauter devant la monture du page. « Venez, venez, dit-elle, notre maison est tout à l’entrée du pays, et ma mère y est, bien triste de n’avoir pas appris depuis longtemps des nouvelles de mon seigneur père. — Oh bien ! je lui en apporte de si bonnes, reprit le page, qu’elle peut en rendre grâce à Dieu. »

À la fin, en sautant, courant et gambadant, la jeune fille arriva dans le village, et, avant d’entrer à la maison, elle se mit à crier de la porte : « Sortez, mère Thérèse, sortez, sortez vite ; voici un seigneur qui apporte des lettres de mon bon père, et d’autres choses encore. » À ces cris parut Thérèse Panza, filant une quenouille d’étoupe, et vêtue d’un jupon de serge brune, qui paraissait, tant il était court, avoir été coupé sous le bas des reins, avec un petit corsage également brun, et une chemise à bavette. Elle n’était pas très-vieille, bien qu’elle parût passer la quarantaine ; mais forte, droite, nerveuse et hâlée. Quand elle vit sa fille et le page à cheval : « Qu’est-ce que cela, fille ? s’écria-t-elle, et quel est ce seigneur ? — C’est un serviteur de madame Doña Teresa Panza, » répondit le page. Et tout en parlant, il se jeta à bas de sa monture, et s’en alla très-humblement se mettre à deux genoux devant dame Thérèse, en lui disant : « Que votre grâce veuille bien me donner ses mains à baiser, madame Doña Teresa, en qualité de femme légitime et particulière du seigneur Don Sancho Panza, propre gouverneur de l’île Barataria. — Ah ! seigneur mon Dieu ! s’écria Thérèse, ôtez-vous de là, et n’en faites rien. Je ne suis pas dame le moins du monde, mais une pauvre paysanne, fille d’un piocheur de terre, et femme d’un écuyer errant, mais non d’aucun gouverneur. — Votre grâce, répondit le page, est la très-digne femme d’un gouverneur archi-dignissime ; et, pour preuve de cette vérité, veuillez recevoir cette lettre et ce présent. » À l’instant il tira de sa poche un collier de corail avec des agrafes d’or ; et le lui passant au cou : « Cette lettre, dit-il, est du seigneur gouverneur ; cette autre-ci et ce collier de corail viennent de madame la duchesse, qui m’envoie auprès de votre grâce. » Thérèse resta pétrifiée, et sa fille ni plus ni moins. La petite dit alors : « Qu’on me tue si notre seigneur et maître Don Quichotte n’est pas là au travers. C’est lui qui aura donné à papa le gouvernement ou le comté qu’il lui avait tant de fois promis. — Justement, reprit le page, c’est à la faveur du seigneur Don Quichotte que le seigneur Sancho est maintenant gouverneur de l’île Barataria, comme vous le verrez par cette lettre. — Faites-moi le plaisir de la lire, seigneur gentilhomme, dit Thérèse ; car, bien que je sache filer, je ne sais pas lire un brin. — Ni moi non plus, ajouta Sanchica ; mais, attendez un peu, je vais aller chercher quelqu’un qui puisse la lire, soit le curé lui-même, soit le bachelier Samson Carrasco ; ils viendront bien volontiers pour savoir des nouvelles de mon père. — Il n’est besoin d’aller chercher personne, reprit le page ; je ne sais pas filer, mais je sais lire, et je la lirai bien. »

En effet, il la lut toute entière, et, comme elle est rapportée plus haut, on ne la répète point ici. Ensuite il en prit une autre, celle de la duchesse, qui était conçue en ces termes :


« Amie Thérèse, les belles qualités de cœur et d’esprit de votre mari Sancho m’ont engagée et obligée même à prier le duc, mon mari, qu’il lui donnât le gouvernement d’une île, parmi toutes celles qu’il possède. J’ai appris qu’il gouverne comme un aigle, ce qui me réjouit fort, et le duc, mon seigneur, par conséquent ; je rends mille grâces au Ciel de ne m’être pas trompée quand je l’ai choisi pour ce gouvernement ; car je veux que madame Thérèse sache bien qu’il est très-difficile de trouver un bon gouverneur dans le monde, et que Dieu me fasse aussi bonne que Sancho gouverne bien. Je vous envoie, ma chère, un collier de corail avec des agrafes d’or. J’aurais désiré qu’il fût de perles orientales ; mais, comme dit le proverbe, qui te donne un os ne veut pas ta mort. Un temps viendra pour nous connaître, pour nous visiter, et Dieu sait alors ce qui arrivera. Faites mes compliments à Sanchica votre fille, et dites-lui de ma part qu’elle se tienne prête ; je veux la marier hautement quand elle y pensera le moins. On dit que, dans votre village, il y a de gros glands doux. Envoyez-m’en jusqu’à deux douzaines ; j’en ferai grand cas, venant de votre main. Écrivez-moi longuement, pour me donner des nouvelles de votre santé, de votre bien-être ; si vous avez besoin de quelque chose, vous n’avez qu’à parler, et vous serez servie à bouche que veux-tu. Que Dieu vous garde ! De cet endroit, votre amie qui vous aime bien,


« La Duchesse. »

« Ah, bon Dieu ! s’écria Thérèse, quand elle eut entendu la lettre ; quelle bonne dame ! qu’elle est humble et sans façon ! Ah ! c’est avec de telles dames que je veux qu’on m’enterre, et non avec les femmes d’hidalgos qu’on voit dans ce village, qui s’imaginent, parce qu’elles sont nobles, que le vent ne doit point les toucher, et qui vont à l’église avec autant de morgue et d’orgueil que si c’étaient des reines, si bien qu’elles se croiraient déshonorées de regarder une paysanne en face. Voyez un peu comme cette bonne dame, toute duchesse qu’elle est, m’appelle son amie, et me traite comme si j’étais son égale : Dieu veuille que je la voie égale au plus haut clocher qu’il y ait dans toute la Manche ! Et quant aux glands doux, mon bon seigneur, j’en enverrai un boisseau à sa seigneurie, et de si gros qu’on pourra les venir voir par curiosité. Pour à présent, Sanchica, veille à bien régaler ce seigneur. Prends soin de ce cheval, va chercher des œufs à l’écurie, coupe du lard à foison, et faisons-le dîner comme un prince, car les bonnes nouvelles qu’il apporte et la bonne mine qu’il a méritent bien tout ce que nous ferons. En attendant, je sortirai pour apprendre aux voisines notre bonne aventure, ainsi qu’à monsieur le curé et au barbier maître Nicolas, qui étaient et qui sont encore si bons amis de ton père. — Oui, mère, oui, je le ferai, répondit Sanchica ; mais faites bien attention que vous me donnerez la moitié de ce collier, car je ne crois pas madame la duchesse assez niaise pour vous l’envoyer tout entier à vous seule. — Il est tout pour toi, fille, répliqua Thérèse, mais laisse-moi le porter quelques jours à mon cou ; car, en vérité, il me semble qu’il me réjouit le cœur. — Vous allez encore vous réjouir, reprit le page, quand vous verrez le paquet qui vient dans ce porte-manteau. C’est un habillement de drap fin que le gouverneur n’a porté qu’un jour à la chasse, et qu’il envoie tout complet pour mademoiselle Sanchica. — Qu’il vive mille années ! s’écria Sanchica, et celui qui l’apporte aussi bien, et même deux mille si c’est nécessaire ! »

En ce moment, Thérèse sortit de sa maison, les lettres à la main et le collier au cou. Elle s’en allait, frappant les lettres du revers des doigts, comme si c’eût été un tambour de basque. Ayant, par hasard, rencontré le curé et Samson Carrasco, elle se mit à danser et à dire : « Par ma foi, maintenant qu’il n’y a plus de parent pauvre, nous tenons un petit gouvernement. Que la plus huppée des femmes d’hidalgos vienne se frotter à moi, je la relancerai de la bonne façon. — Qu’est-ce que cela, Thérèse Panza ? dit le curé ; quelles sont ces folies, et quels papiers sont-ce là ? — La folie n’est autre, répondit-elle, sinon que ces lettres sont de duchesses et de gouverneurs, et que ce collier que je porte au cou est de fin corail, que les Ave Maria et les Pater noster sont en or battu, et que je suis gouvernante. — Que Dieu vous entende ! Thérèse, dit le bachelier, car nous ne vous entendons pas, et nous ne savons ce que vous dites. — C’est là que vous pourrez le voir, répliqua Thérèse », en leur remettant les lettres. Le curé les lut de manière que Samson Carrasco les entendît, puis Samson et le curé se regardèrent l’un l’autre, comme fort étonnés de ce qu’ils avaient lu. Enfin le bachelier demanda qui avait apporté ces lettres. Thérèse répondit qu’ils n’avaient qu’à venir à sa maison, qu’ils y verraient le messager, qui était un jeune garçon beau comme un archange, et qui lui apportait un autre présent plus riche encore que celui-là. Le curé lui ôta le collier du cou, mania et regarda les grains de corail, et, s’assurant qu’ils étaient fins, il s’étonna de nouveau. « Par la soutane que je porte ! s’écria-t-il, je ne sais que dire ni que penser de ces lettres et de ces présents. D’un côté, je vois et je touche la finesse de ce corail ; et, de l’autre, je lis qu’une duchesse envoie demander deux douzaines de glands. — Arrangez cela comme vous pourrez, dit alors Carrasco. Mais allons un peu voir le porteur de ces dépêches ; nous le questionnerons pour tirer au clair les difficultés qui nous embarrassent. »

Tous deux se mirent en marche, et Thérèse revint avec eux. Ils trouvèrent le page criblant un peu d’orge pour sa monture, et Sanchica coupant une tranche de lard pour la flanquer d’œufs dans la poêle, et donner de quoi dîner au page, dont la bonne mine et l’équipage galant plurent beaucoup aux deux amis. Après qu’ils l’eurent poliment salué, et qu’il les eut salués à son tour, Samson le pria de leur donner des nouvelles aussi bien de Don Quichotte que de Sancho Panza ; « Car, ajouta-t-il, quoique nous ayons lu les lettres de Sancho et de madame la duchesse, nous sommes toujours dans le même embarras, et nous ne pouvons parvenir à deviner ce que peut être cette histoire du gouvernement de Sancho, et surtout d’une île, puisque toutes ou presque toutes les îles qui sont dans la mer Méditerranée appartiennent à sa majesté. » Le page répondit : « Que le seigneur Sancho Panza soit gouverneur, il n’y a pas à en douter. Que ce soit une île ou non qu’il gouverne, je ne me mêle point de cela. Il suffit que ce soit un bourg de plus de mille habitants. Quant à l’affaire des glands doux, je dis que madame la duchesse est si simple et si humble, qu’elle n’envoie pas seulement demander des glands à une paysanne, mais qu’il lui arrive d’envoyer demander à une voisine de lui prêter un peigne. Car il faut que vos grâces se persuadent que nos dames d’Aragon, bien que si nobles et de si haut rang, ne sont pas aussi fières et aussi pointilleuses que les dames de Castille ; elles traitent les gens avec moins de façon. »

Au milieu de cette conversation, Sanchica accourut avec un panier d’œufs, et demanda au page : « Dites-moi, seigneur, est-ce que mon seigneur père porte des hauts-de-chausses depuis qu’il est gouverneur ? — Je n’y ai pas fait attention, répondit le page ; mais, en effet, il doit en porter. — Ah, bon Dieu ! repartit Sanchica, qu’il fera bon voir mon père en pet-en-l’air[1] ! N’est-il pas drôle que, depuis que je suis née, j’aie envie de voir mon père avec des hauts-de-chausses ? — Comment donc, si votre grâce le verra culotté de la sorte ! répondit le page. Pardieu ! il est en passe de voyager bientôt avec un masque sur le nez[2], pour peu que le gouvernement lui dure seulement deux mois. »

Le curé et le bachelier virent bien que le page parlait en se gaussant. Mais la finesse du corail, et l’habit de chasse qu’envoyait Sancho (car Thérèse le leur avait déjà montré), renversaient toutes leurs idées. Ils n’en rirent pas moins de l’envie de Sanchica, et plus encore, quand Thérèse se mit à dire : « Monsieur le curé, tâchez de savoir par ici quelqu’un qui aille à Madrid ou à Tolède, pour que je fasse acheter un vertugadin rond, fait et parfait, qui soit à la mode, et des meilleurs qu’il y ait. En vérité, en vérité, il faut que je fasse honneur au gouvernement de mon mari, en tout ce qui me sera possible ; et même, si je me fâche, j’irai tomber à la cour, et me planter en carrosse comme toutes les autres, car enfin, celle qui a un mari gouverneur peut bien se donner un carrosse et en faire la dépense. — Comment donc, mère ! s’écria Sanchica. Plût à Dieu que ce fût aujourd’hui plutôt que demain, quand même on dirait en me voyant assise dans ce carrosse, à côté de madame ma mère : « Tiens ! voyez donc cette péronnelle, cette fille de mangeur d’ail, comme elle s’étale dans son carrosse, tout de même que si c’était une papesse ! » Mais ça m’est égal ; qu’ils pataugent dans la boue, et que j’aille en mon carrosse les pieds levés de terre. Maudites soient dans cette vie et dans l’autre autant de mauvaises langues qu’il y en a dans le monde ; pourvu que j’aille pieds chauds, je laisse rire les badauds. Est-ce que je dis bien, ma mère ? — Comment, si tu dis bien, ma fille ! répondit Thérèse. Tous ces bonheurs et de plus grands encore, mon bon Sancho me les a prophétisés ; et tu verras, fille, qu’il ne s’arrêtera pas avant de me faire comtesse. Tout est de commencer à ce que le bonheur nous vienne ; et j’ai ouï dire bien des fois à ton père, qui est aussi bien celui des proverbes que le tien : Quand on te donnera la génisse, mets-lui la corde au cou ; quand on te donnera un gouvernement, prends-le ; un comté, attrape-le ; et quand on te dira tiens, tiens, avec un beau cadeau, saute dessus. Sinon, endormez-vous, et ne répondez pas aux bonheurs et aux bonnes fortunes qui viennent frapper à la porte de votre maison ! — Eh ! qu’est-ce que ça me fait, à moi, reprit Sanchica, que le premier venu dise en me voyant hautaine et dédaigneuse : Le chien s’est vu en culottes de lin, et il n’a plus connu son compagnon. » Quand le curé entendit cela : « Je ne puis, s’écria-t-il, m’empêcher de croire que tous les gens de cette famille des Panza sont nés chacun avec un sac de proverbes dans le corps ; je n’en ai pas vu un seul qui ne les verse et ne les répande à toute heure et à tous propos. — Cela est bien vrai, ajouta le page, car le seigneur gouverneur Sancho en dit à chaque pas, et, quoiqu’un bon nombre ne viennent pas fort à point, cependant ils plaisent, et madame la duchesse, ainsi que son mari, en font le plus grand cas. — Comment, seigneur, reprit le bachelier, votre grâce persiste à nous donner comme vrai le gouvernement de Sancho, et à soutenir qu’il y a duchesse au monde qui lui écrive et lui envoie des présents ? Pour nous, bien que nous touchions les présents et que nous ayons lu les lettres, nous n’en croyons rien, et nous pensons qu’il y a là quelque histoire de Don Quichotte, notre compatriote, qui s’imagine que tout se fait par voie d’enchantement. Aussi dirais-je volontiers que je veux toucher et palper votre grâce pour voir si c’est un ambassadeur fantastique, ou bien un homme de chair et d’os. — Tout ce que je sais de moi, seigneur, répondit le page, c’est que je suis ambassadeur véritable, que le seigneur Sancho Panza est gouverneur effectif, et que messeigneurs le duc et la duchesse peuvent donner, et ont en effet donné le gouvernement en question, et de plus, à ce que j’ai ouï dire, que le susdit Sancho Panza s’y conduit miraculeusement. S’il y a enchantement ou non dans tout cela, vos grâces peuvent en disputer entre elles. Pour moi, je ne sais rien autre chose, et j’en jure par la vie de mes père et mère que j’ai encore en bonne santé, et que je chéris tendrement[3]. — Allons, cela pourra bien être ainsi, répliqua le bachelier ; cependant dubitat Augustinus. — Doutez tout à votre aise, répondit le page ; mais la vérité est ce que j’ai dit ; c’est elle qui doit toujours surnager au-dessus du mensonge, comme l’huile au-dessus de l’eau. Sinon, operibus credite, et non verbis ; quelqu’un de vous n’a qu’à s’en venir avec moi, il verra par les yeux ce qu’il ne veut pas croire par les oreilles. — C’est moi que regarde ce voyage, s’écria Sanchica. Emmenez-moi, seigneur, sur la croupe de votre bidet, j’irai bien volontiers faire visite à mon seigneur père. — Les filles des gouverneurs, répondit le page, ne doivent pas aller toutes seules par les grandes routes, mais accompagnées de carrosses, de litières et d’un grand nombre de serviteurs. — Pardieu ! repartit Sanchica, je m’en irai aussi bien sur une bourrique que dans un coche. Ah ! vous avez joliment trouvé la mijaurée et la sainte nitouche ! — Tais-toi, petite fille, s’écria Thérèse ; tu ne sais ce que tu dis, et ce seigneur est dans le vrai de la chose. Tel le temps, tel le traitement ; quand c’était Sancho, Sancha ; et quand c’est le gouverneur, grande dame ; et je ne sais si je dis chose qui vaille. — Plus dit dame Thérèse qu’elle ne pense, reprit le page ; mais qu’on me donne à dîner, et qu’on me dépêche vite, car je compte m’en retourner dès ce soir. — Votre grâce, dit aussitôt le curé, viendra faire pénitence avec moi, car dame Thérèse a plus de bonne volonté que de bonnes nippes pour servir un si digne hôte. »

Le page refusa d’abord ; mais enfin il dut céder pour se trouver mieux, et le curé l’emmena de fort bon cœur, satisfait d’avoir le temps de le questionner à son aise sur Don Quichotte et ses prouesses. Le bachelier s’offrit à écrire les réponses de Thérèse ; mais elle ne voulut pas qu’il se mêlât de ses affaires, car elle le tenait pour un peu goguenard. Elle aima mieux donner une galette et deux œufs à un moinillon, qui savait écrire, et qui lui écrivit deux lettres, l’une pour son mari, l’autre pour la duchesse, toutes deux sorties de sa propre cervelle, et qui ne sont pas les plus mauvaises que contienne cette grande histoire, comme on le verra dans la suite.


  1. Les hauts-de-chausses appelés calzas atacadas, serrés et collant tout le long de la jambe, arrondis et très-amples depuis le milieu de la cuisse, avaient le nom populaire de pedorreras, auquel je n’ai trouvé d’autre équivalent supportable en français que pet-en-l’air. Ces hauts-de-chausses furent prohibés par une pragmatique royale, peu après l’époque où parut la seconde partie du Don Quichotte. Ambrosio de Salazar raconte qu’un hidalgo ayant été pris vêtu de calzas atacadas, malgré la prohibition, fut conduit devant le juge, et qu’il allégua pour sa défense que ses chausses étaient la seule armoire qu’il eût pour serrer ses hardes. Il en tira effectivement un peigne, une chemise, une paire de nappes, deux serviettes et un drap de lit. (Las Clavileñas de recreacion, Bruxelles, 1625, f. 99.)
  2. Les gens de qualité portaient en voyage une espèce de voile ou masque fort léger pour se garantir la figure de l’air et du soleil. Le peuple appelait ces masques papa-higos, gobe-figues.
  3. Jurer par la vie de ses père et mère était une formule de serment très-usitée du temps de Cervantès.