L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XI

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 108-117).


CHAPITRE XI.

De l’étrange aventure qui arriva au valeureux Don Quichotte avec le char ou la charrette des Cortès de la Mort.



Don Quichotte s’en allait tout pensif le long de son chemin, préoccupé de la mauvaise plaisanterie que lui avaient faite les enchanteurs en transformant sa dame en paysanne de méchante mine, et n’imaginait point quel remède il pourrait trouver pour la remettre en son premier état. Ces pensées le mettaient tellement hors de lui que, sans y prendre garde, il lâcha la bride à Rossinante, lequel, s’apercevant de la liberté qu’on lui laissait, s’arrêtait à chaque pas pour paître l’herbe fraîche qui croissait abondamment en cet endroit.

Sancho tira son maître de cette silencieuse extase : « Seigneur, lui dit-il, les tristesses n’ont pas été faites pour les bêtes, mais pour les hommes, et pourtant, quand les hommes s’y abandonnent outre mesure, ils deviennent des bêtes. Allons, revenez à vous, prenez courage, relevez les rênes à Rossinante, ouvrez les yeux, et montrez cette gaillardise qui convient aux chevaliers errants. Que diable est cela ? Pourquoi cet abattement ? Sommes-nous en France, ou bien ici ? Que Satan emporte plutôt autant de Dulcinées qu’il y en a dans le monde, puisque la santé d’un seul chevalier errant vaut mieux que tous les enchantements et toutes les transformations de la terre. — Tais-toi, Sancho, répondit Don Quichotte, d’une voix qui n’était pas éteinte ; tais-toi, dis-je, et ne prononce point de blasphèmes contre cette dame enchantée dont la disgrâce et le malheur ne peuvent s’attribuer qu’à ma faute. Oui, c’est de l’envie que me portent les méchants qu’est née sa méchante aventure. — C’est ce que je dis également, reprit Sancho ; de qui l’a vue et la voit, le cœur se fend à bon droit. — Ah ! tu peux bien le dire, Sancho, toi qui l’as vue dans tout l’éclat de sa beauté, puisque l’enchantement ne s’étendit point à troubler ta vue et à te voiler ses charmes ; contre moi seul et contre mes yeux s’est dirigée la force de son venin. Cependant, Sancho, il m’est venu un scrupule : c’est que tu as mal dépeint sa beauté ; car, si j’ai bonne mémoire, tu as dit qu’elle avait des yeux de perle, et des yeux de perle ressemblent plutôt à ceux d’un poisson qu’à ceux d’une dame. À ce que je crois, ceux de Dulcinée doivent être de vertes émeraudes, bien fendus, avec des arcs-en-ciel qui lui servent de sourcils. Quant à ces perles, ôte-les des yeux et passe-les aux dents, puisque sans doute tu as confondu, Sancho, prenant les yeux pour les dents. — Cela peut bien être, répondit Sancho, car sa beauté m’avait troublé autant que sa laideur troublait votre grâce. Mais recommandons-nous à Dieu, qui sait seul ce qui doit arriver dans cette vallée de larmes, dans ce méchant monde que nous avons pour séjour, où l’on ne trouve rien qui soit sans mélange de tromperie et de malignité. Une chose me fait de la peine, mon seigneur, plus que les autres : quel moyen prendre, quand votre grâce vaincra quelque géant ou quelque autre chevalier, et lui ordonnera d’aller se présenter devant les charmes de madame Dulcinée ? Où diable la trouvera ce pauvre géant ou ce malheureux chevalier vaincu ? Il me semble que je les vois se promener par le Toboso, comme des badauds, le nez en l’air, cherchant madame Dulcinée, qu’ils pourront bien rencontrer au milieu de la rue sans la reconnaître plus que mon père. — Peut-être, Sancho, répondit Don Quichotte, que l’enchantement ne s’étendra pas jusqu’à ôter la connaissance de Dulcinée aux géants et aux chevaliers vaincus qui se présenteront de ma part. Avec un ou deux des premiers que je vaincrai et que je lui enverrai, nous en ferons l’expérience, et nous saurons s’ils la voient ou non, parce que je leur ordonnerai de venir me rendre compte de ce qu’ils auront éprouvé à ce sujet. — Je vous assure, seigneur, répliqua Sancho, que je trouve fort bon ce que vous venez de dire. Avec cet artifice, en effet, nous parviendrons à connaître ce que nous désirons savoir. Si ce n’est qu’à vous seul qu’elle est cachée, le malheur sera plutôt pour vous que pour elle. Mais, pourvu que madame Dulcinée ait bonne santé et bonne humeur, nous autres, par ici, nous nous arrangerons, et nous vivrons du mieux possible, cherchant nos aventures, et laissant le temps faire des siennes, car c’est le meilleur médecin de ces maladies et de bien d’autres. »

Don Quichotte voulait répondre à Sancho Panza ; mais il en fut empêché par la vue d’une charrette, qui parut tout à coup à un détour du chemin, chargée des plus divers personnages et des plus étranges figures qui se puissent imaginer. Celui qui menait les mules et faisait l’office de charretier était un horrible démon. La charrette était à ciel découvert, sans pavillon de toile ou d’osier. La première figure qui s’offrit aux yeux de Don Quichotte fut celle de la Mort elle-même, ayant un visage humain. Tout près d’elle se tenait un ange, avec de grandes ailes peintes. De l’autre côté était un empereur, portant, à ce qu’il paraissait, une couronne d’or sur la tête. Aux pieds de la Mort était assis le dieu qu’on appelle Cupidon, sans bandeau sur les yeux, mais avec l’arc, les flèches et le carquois. Plus loin venait un chevalier armé de toutes pièces ; seulement il n’avait ni morion, ni salade, mais un chapeau couvert de plumes de diverses couleurs. Derrière ceux-là se trouvaient encore d’autres personnages de différents costumes et aspects. Tout cela, se montrant à l’improviste, troubla quelque peu Don Quichotte, et jeta l’effroi dans le cœur de Sancho. Mais bientôt Don Quichotte se réjouit, croyant qu’enfin la fortune lui offrait quelque nouvelle et périlleuse aventure. Dans cette pensée, et s’animant d’un courage prêt à tout affronter, il alla se camper devant la charrette, et s’écria d’une voix forte et menaçante : « Charretier, cocher ou diable, ou qui que tu sois, dépêche-toi de me dire qui tu es, où tu vas, et quelles sont les gens que tu mènes dans ton char-à-bancs, qui a plus l’air de la barque à Caron que des chariots dont on fait usage. » Le diable, arrêtant sa voiture, répondit avec douceur : « Seigneur, nous sommes des comédiens de la compagnie d’Angulo-le-Mauvais[1]. Ce matin, jour de l’octave de la Fête-Dieu, nous avons joué, dans un village qui est derrière cette colline, la divine comédie des Cortès de la Mort[2], et nous devons la jouer ce tantôt dans cet autre village qu’on voit d’ici. Comme c’est tout proche, et pour éviter la peine de nous déshabiller et de nous rhabiller, nous faisons route avec les habits qui doivent servir à la représentation. Ce jeune homme fait la Mort, cet autre fait un ange, cette femme, qui est celle du directeur[3], est vêtue en reine, celui-ci en soldat, celui-là en empereur, et moi en démon ; et je suis un des principaux personnages de l’acte sacramentel, car je fais les premiers rôles dans cette compagnie. Si votre grâce veut savoir autre chose sur notre compte, elle n’a qu’à parler ; je saurai bien répondre avec toute ponctualité, car, étant démon, rien ne m’échappe, et tout m’est connu.

— Par la foi de chevalier errant, reprit Don Quichotte, quand je vis ce chariot, j’imaginai que quelque grande aventure venait s’offrir à moi, et je dis à présent qu’il faut toucher de la main les apparences pour parvenir à se détromper. Allez avec Dieu, bonnes gens, et faites bien votre fête, et voyez si je peux vous être bon à quelque chose : je vous servirai de grand cœur et de bonne volonté, car, depuis l’enfance, je suis très-amateur du masque de théâtre, et, quand j’étais jeune, la comédie était ma passion[4]. »

Tandis qu’ils discouraient ainsi, le sort voulut qu’un des acteurs de la compagnie, resté en arrière, arrivât près d’eux. Celui-là était vêtu en fou de cour, avec quantité de grelots, et portait au bout d’un bâton trois vessies de bœuf enflées. Quand ce magot s’approcha de Don Quichotte, il se mit à escrimer avec son bâton, à frapper la terre de ses vessies, à sauter de droite et de gauche, en faisant sonner ses grelots, et cette vision fantastique épouvanta tellement Rossinante, que, sans que Don Quichotte fût capable de le retenir, il prit son mors entre les dents, et se sauva à travers la campagne avec plus de légèreté que n’en promirent jamais les os de son anatomie. Sancho, qui vit le péril où était son maître d’être jeté bas, sauta du grison, et courut à toutes jambes lui porter secours. Quand il atteignit Don Quichotte, celui-ci était déjà couché par terre, et auprès de lui Rossinante, qui avait entraîné son maître dans sa chute : fin ordinaire et dernier résultat des vivacités et des hardiesses de Rossinante. Mais à peine Sancho eut-il laissé là sa monture que le diable aux vessies sauta sur le grison, et, le fustigeant avec elles, il le fit, plus de peur que de mal, voler par les champs, du côté du village où la fête allait se passer. Sancho regardait la fuite de son âne et la chute de son maître, et ne savait à laquelle des deux nécessités il fallait d’abord accourir. Mais pourtant, en bon écuyer, en fidèle serviteur, l’amour de son seigneur l’emporta sur celui de son âne ; bien que chaque fois qu’il voyait les vessies se lever et tomber sur la croupe du grison, c’était pour lui des angoisses de mort, et il aurait préféré que ces coups lui fussent donnés sur la prunelle des yeux plutôt que sur le plus petit poil de la queue de son âne. Dans cette cruelle perplexité, il s’approcha de l’endroit où gisait Don Quichotte, beaucoup plus maltraité qu’il ne l’aurait voulu, et tandis qu’il l’aidait à remonter sur Rossinante : « Seigneur, lui dit-il, le diable emporte l’âne. — Quel diable ? demanda Don Quichotte. — Celui des vessies, reprit Sancho. — Eh bien, je le lui reprendrai, répliqua Don Quichotte, allât-il se cacher avec lui dans les plus profonds et les plus obscurs souterrains de l’enfer. Suis-moi, Sancho, la charrette va lentement, et avec les mules qui la traînent, je couvrirai la perte du grison. — Il n’est plus besoin de vous donner cette peine, seigneur, répondit Sancho ; que votre grâce calme sa colère. À ce qu’il me paraît, le diable a laissé le grison, et la pauvre bête revient à son gîte. » Sancho disait vrai, car le diable étant tombé avec l’âne, pour imiter Don Quichotte et Rossinante, le diable s’en alla à pied au village, et l’âne revint à son maître. « Il sera bon toutefois, dit Don Quichotte, de châtier l’impolitesse de ce démon, sur quelqu’un des gens de la charrette, fût-ce l’empereur lui-même. — Ôtez-vous cela de l’esprit, s’écria Sancho, et suivez mon conseil, qui est de ne jamais vous prendre de querelle avec les comédiens, car c’est une classe favorisée. J’ai vu tel d’entre eux arrêté pour deux meurtres, et sortir de prison sans dépens. Sachez, seigneur, que ce sont des gens de plaisir et de gaieté ; tout le monde les protège, les aide et les estime, surtout quand ils sont des compagnies royales et titrées[5], car alors, à leurs habits et à leur tournure, on les prendrait pour des princes. — C’est égal, répondit Don Quichotte, le diable histrion ne s’en ira pas en se moquant de moi, quand il serait protégé de tout le genre humain. » En parlant ainsi, il tourna bride du côté de la charrette, qui était déjà près d’entrer au village, et il criait en courant : « Arrêtez, arrêtez, troupe joyeuse et bouffonne ; je veux vous apprendre comment il faut traiter les ânes et autres animaux qui servent de montures aux écuyers de chevaliers errants. »

Les cris que poussait Don Quichotte étaient si forts, que ceux de la charrette les entendirent, et ils jugèrent par les paroles de l’intention de celui qui les prononçait. En un instant, la Mort sauta par terre, puis l’empereur, puis le démon cocher, puis l’ange, sans que la reine restât, non plus que le dieu Cupidon ; ils ramassèrent tous des pierres, et se mirent en bataille, prêts à recevoir Don Quichotte sur la pointe de leurs cailloux. Le chevalier, qui les vit rangés en vaillant escadron, les bras levés et en posture de lancer puissamment leurs pierres, retint la bride à Rossinante, et se mit à penser de quelle manière il les attaquerait avec le moins de danger pour sa personne. Pendant qu’il s’arrêtait, Sancho arriva, et le voyant disposé à l’attaque de l’escadron : « Ce serait trop de folie, s’écria-t-il, que d’essayer une telle entreprise. Considérez, mon cher seigneur que, contre des amandes de rivière, il n’y a point d’armes défensives au monde, à moins de se blottir sous une cloche de bronze. Considérez aussi, qu’il y aurait plus de témérité que de valeur à ce qu’un homme seul attaquât une armée qui a la Mort à sa tête, où les empereurs combattent en personne, où prennent parti les bons et les mauvais anges. Si cette considération ne suffit pas pour vous faire tenir tranquille, qu’il vous suffise au moins de savoir que, parmi tous ces gens qui sont là, et bien qu’ils paraissent rois, princes et empereurs, il n’y en a pas un qui soit chevalier errant. — À présent, oui, Sancho, s’écria Don Quichotte, tu as touché le point qui peut et doit changer ma résolution. Je ne puis ni ne dois tirer l’épée, comme je te l’ai dit maintes fois, contre gens qui ne soient pas armés chevaliers. C’est toi, Sancho, que l’affaire regarde, si tu veux tirer vengeance de l’outrage fait à ton âne ; d’ici, je t’aiderai par mes encouragements et par des avis salutaires. — Il n’y a pas de quoi, seigneur, tirer vengeance de personne, répondit Sancho. D’ailleurs, ce n’est pas d’un bon chrétien de se venger des outrages, d’autant mieux que je m’arrangerai avec mon âne pour qu’il remette son offense aux mains de ma volonté, laquelle est de vivre pacifiquement les jours qu’il plaira au Ciel de me laisser vivre. — Eh bien, répliqua Don Quichotte, puisque telle est ta décision, bon Sancho, avisé Sancho, chrétien Sancho, laissons-là ces fantômes, et allons chercher des aventures mieux caractérisées : car ce pays me semble de taille à nous en fournir beaucoup, et de miraculeuses. »

Aussitôt il tourna bride, Sancho alla reprendre son âne, la Mort avec tout son escadron volant remonta sur la charrette pour continuer son voyage, et telle fut l’heureuse issue qu’eut la terrible aventure du char de la Mort. Grâces en soient rendues au salutaire conseil que donna Sancho à son maître, auquel arriva, le lendemain, avec un chevalier amoureux et errant, une autre aventure non moins intéressante, non moins curieuse que celle-ci.


  1. Angulo el Malo. Cet Angulo, né à Tolède, vers 1550, fut célèbre parmi ces directeurs de troupes ambulantes qui composaient les farces de leur répertoire, et qu’on appelait autores. Cervantès parle également de lui dans le Dialogue des Chiens : « De porte en porte, dit Berganza, nous arrivâmes chez un auteur de comédies, qui s’appelait, à ce que je me rappelle, Angulo el Malo, pour le distinguer d’un autre Angulo, non point autor, mais comédien, le plus gracieux qu’aient eu les théâtres. »
  2. C’était sans doute une de ces comédies religieuses, appelées autos sacramentales, qu’on jouait principalement pendant la semaine de la Fête-Dieu. On élevait alors dans les rues des espèces de théâtres en planches, et les comédiens, traînés dans des chars avec leurs costumes, allaient jouer de l’un à l’autre. C’est ce qu’ils appelaient, dans le jargon des coulisses du temps, faire les chars (hacer los carros).
  3. Autor. Ce mot ne vient pas du latin auctor, mais de l’espagnol auto, acte, représentation.
  4. Il y a, dans l’original, la Caratula et la Farandula, deux troupes de comédiens du temps de Cervantès.
  5. Philippe III avait ordonné, à cause des excès commis par ces troupes ambulantes, qu’elles eussent à se pourvoir d’une licence délivrée par le conseil de Castille. C’est cette licence qu’elles appelaient leur titre (titulo), comme si c’eût été une charte de noblesse.