L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XLV

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 463-473).


CHAPITRE XLV.

Comment le grand Sancho Panza prit possession de son île, et de quelle manière il commença à gouverner.



Ô toi, qui découvres perpétuellement les antipodes, flambeau du monde, œil du ciel, doux auteur du balancement des cruches à rafraîchir[1], Phœbus par ici, Thymbrius par là, archer d’un côté, médecin de l’autre, père de la poésie, inventeur de la musique, toi, qui toujours te lèves et ne te couches jamais ; c’est à toi que je m’adresse, ô soleil, avec l’aide de qui l’homme engendre l’homme, pour que tu me prêtes secours, et que tu illumines l’obscurité de mon esprit, afin que je puisse narrer de point en point le gouvernement du grand Sancho Panza ; sans toi, je me sens faible, abattu, troublé.

Or donc, Sancho arriva bientôt avec tout son cortège dans un bourg d’environ mille habitants, qui était l’un des plus riches que possédât le duc. On lui fit entendre qu’il s’appelait l’île de Barataria, soit qu’en effet le bourg s’appelât Baratario, soit pour exprimer à quel bon marché on lui avait donné le gouvernement[2]. Quand il arriva aux portes du bourg, qui était entouré de murailles, le corps municipal sortit à sa rencontre. On sonna les cloches, et, au milieu de l’allégresse générale que faisaient éclater les habitants, on le conduisit en grande pompe à la cathédrale rendre grâces à Dieu. Ensuite, avec de risibles cérémonies, on lui remit les clefs du bourg, et on l’installa pour perpétuel gouverneur de l’île Barataria. Le costume, la barbe, la grosseur et la petitesse du nouveau gouverneur jetaient dans la surprise tous les gens qui ne savaient pas le mot de l’énigme, et même tous ceux qui le savaient, dont le nombre était grand. Finalement, au sortir de l’église, on le mena dans la salle d’audience, et on l’assit sur le siége du juge. Là, le majordome du duc lui dit : « C’est une ancienne coutume dans cette île, seigneur gouverneur, que celui qui vient en prendre possession soit obligé de répondre à une question qu’on lui adresse, et qui est quelque peu embrouillée et embarrassante. Par la réponse à cette question, le peuple tâte le pouls à l’esprit de son nouveau gouverneur, et y trouve sujet de se réjouir ou de s’attrister de sa venue. »

Pendant que le majordome tenait ce langage à Sancho, celui-ci s’était mis à regarder plusieurs grandes lettres écrites sur le mur en face de son siège, et, comme il ne savait pas lire, il demanda ce que c’était que ces peintures qu’on voyait sur la muraille. On lui répondit : « Seigneur, c’est là qu’est écrit et enregistré le jour où votre seigneurie a pris possession de cette île. L’épitaphe est ainsi conçue : Aujourd’hui, tel quantième de tel mois et de telle année, il a été pris possession de cette île par le seigneur Don Sancho Panza. Puisse-t-il en jouir longues années ! — Et qui appelle-t-on Don Sancho Panza ? demanda Sancho. — Votre seigneurie, répondit le majordome ; car il n’est pas entré dans cette île d’autre Panza que celui qui est assis sur ce fauteuil. — Eh bien ! sachez, frère, reprit Sancho, que je ne porte pas le Don, et que personne ne l’a porté dans toute ma famille. Sancho Panza tout court, voilà comme je m’appelle ; Sancho s’appelait mon père, et Sancho mon grand-père, et tous furent des Panzas, sans ajoutage de don ni d’autres allonges. Je m’imagine qu’il doit y avoir dans cette île plus de don que de pierres. Mais suffit, Dieu m’entend, et il pourra bien se faire, si le gouvernement me dure quatre jours, que j’échardonne ces don qui doivent, par leur multitude, importuner comme les mosquites et les cousins[3]. Maintenant, que le seigneur majordome expose sa question ; j’y répondrai du mieux qu’il me sera possible, soit que le peuple s’afflige, soit qu’il se réjouisse. »

En ce moment, deux hommes entrèrent dans la salle d’audience, l’un vêtu en paysan, l’autre en tailleur, car il portait des ciseaux à la main ; et le tailleur dit : « Seigneur gouverneur, ce paysan et moi nous comparaissons devant votre grâce, en raison de ce que ce brave homme vint hier dans ma boutique (sous votre respect et celui de la compagnie, je suis, béni soit Dieu, maître tailleur juré), et, me mettant une pièce de drap dans les mains, il me demanda : « Seigneur, y aurait-il dans ce drap de quoi me faire un chaperon ? » Moi, mesurant la pièce, je lui répondis oui. Lui, alors, dut s’imaginer, à ce que j’imagine, que je voulais sans doute lui voler un morceau du drap, se fondant sur sa propre malice et sur la mauvaise opinion qu’on a des tailleurs, et il me dit de regarder s’il n’y aurait pas de quoi faire deux chaperons. Je devinai sa pensée, et lui répondis encore oui. Alors, toujours à cheval sur sa méchante intention, il se mit à ajouter des chaperons, et moi des oui, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à cinq chaperons. Tout à l’heure, il est venu les chercher. Je les lui donne ; mais il ne veut pas me payer la façon : au contraire, il veut que je lui paie ou que je lui rende le drap. — Tout cela est-il ainsi, frère ? demanda Sancho au paysan. — Oui, seigneur, répondit le bon homme ; mais que votre grâce lui fasse montrer les cinq chaperons qu’il m’a faits. — Très-volontiers, repartit le tailleur ; » et, tirant aussitôt la main de dessous son manteau, il montra cinq chaperons posés sur le bout des cinq doigts de la main. « Voici, dit-il, les cinq chaperons que ce brave homme me réclame. Je jure en mon âme et conscience qu’il ne m’est pas resté un pouce du drap, et je donne l’ouvrage à examiner aux examinateurs du métier. » Tous les assistants se mirent à rire de la multitude des chaperons et de la nouveauté du procès. Pour Sancho, il resta quelques moments à réfléchir, et dit : « Ce procès, à ce qu’il me semble, n’exige pas de longs délais, et doit se juger à jugement de prud’homme. Voici donc ma sentence : Que le tailleur perde sa façon et le paysan son drap, et qu’on porte les chaperons aux prisonniers ; et que tout soit dit. »

Si la sentence qu’il rendit ensuite à propos de la bourse du berger excita l’admiration des assistants, celle-ci les fit éclater de rire[4]. Mais enfin l’on fit ce qu’avait ordonné le gouverneur, devant lequel se présentèrent deux hommes d’âge. L’un portait pour canne une tige de roseau creux ; l’autre vieillard, qui était sans canne, dit à Sancho : « Seigneur, j’ai prêté à ce brave homme, il y a déjà longtemps, dix écus d’or en or, pour lui faire plaisir et lui rendre service, à condition qu’il me les rendrait dès que je lui en ferais la demande. Bien des jours se passèrent sans que je les lui demandasse, car je ne voulais pas, pour les lui faire rendre, le mettre dans un plus grand besoin que celui qu’il avait quand je les lui prêtai. Enfin, voyant qu’il oubliait de s’acquitter, je lui ai demandé mes dix écus une et bien des fois ; mais non-seulement il ne me les rend pas, il me les refuse, disant que jamais je ne lui ai prêté ces dix écus, et que, si je les lui ai prêtés, il me les a rendus depuis longtemps. Je n’ai aucun témoin, ni du prêté, ni du rendu, puisqu’il n’a pas fait de restitution. Je voudrais que votre grâce lui demandât le serment. S’il jure qu’il me les a rendus, je l’en tiens quitte pour ici et pour devant Dieu. — Que dites-vous à cela, bon vieillard au bâton ? » demanda Sancho. Le vieillard répondit : « Je confesse, seigneur, qu’il me les a prêtés ; mais que votre grâce abaisse sa verge, et, puisqu’il s’en remet à mon serment, je jurerai que je les lui ai rendus et payés en bonne et due forme. »

Le gouverneur baissa sa verge, et, cependant, le vieillard au roseau donna sa canne à l’autre vieillard, en le priant, comme si elle l’eût beaucoup embarrassé, de la tenir tandis qu’il prêterait serment. Il étendit ensuite la main sur la croix de la verge, et dit : « Il est vrai que le comparant m’a prêté les dix écus qu’il me réclame, mais je les lui ai rendus de la main à la main, et c’est faute d’y avoir pris garde qu’il me les redemande à chaque instant. » Alors, l’illustre gouverneur demanda au créancier ce qu’il avait à répondre à ce que disait son adversaire. L’autre repartit que son débiteur avait sans doute dit vrai, car il le tenait pour homme de bien et pour bon chrétien ; qu’il devait lui-même avoir oublié quand et comment la restitution lui avait été faite, mais que désormais il ne lui demanderait plus rien. Le débiteur reprit sa canne, baissa la tête, et sortit de l’audience.

Lorsque Sancho le vit partir ainsi sans plus de façon, considérant aussi la résignation du demandeur, il inclina sa tête sur sa poitrine, et, plaçant l’index de la main droite le long de son nez et de ses sourcils, il resta quelques moments à rêver ; puis il releva la tête et ordonna d’appeler le vieillard à la canne, qui avait déjà disparu. On le ramena, et dès que Sancho le vit : « Donnez-moi cette canne, brave homme, lui dit-il ; j’en ai besoin. — Très-volontiers, seigneur, répondit le vieillard, la voici ; » et il la lui mit dans les mains. Sancho la prit, et, la tendant à l’autre vieillard : « Allez avec Dieu, lui dit-il, vous voilà payé. — Qui, moi, seigneur ? répondit le vieillard ; est-ce que ce roseau vaut dix écus d’or ? — Oui, reprit le gouverneur, ou sinon je suis la plus grosse bête du monde, et l’on va voir si j’ai de la cervelle pour gouverner tout un royaume. » Alors il ordonna qu’on ouvrît et qu’on brisât la canne en présence de tout le public ; ce qui fut fait, et, dans l’intérieur du roseau, on trouva dix écus d’or. Tous les assistants restèrent émerveillés, et tinrent leur gouverneur pour un nouveau Salomon. On lui demanda d’où il avait conjecturé que dans ce roseau devaient se trouver les dix écus d’or. Il répondit qu’ayant vu le vieillard donner sa canne à sa partie adverse pendant qu’il prêtait serment, et jurer qu’il lui avait dûment et véritablement donné les dix écus, puis, après avoir juré, lui reprendre sa canne, il lui était venu à l’esprit que dans ce roseau devait se trouver le remboursement qu’on lui demandait. « De là, ajouta-t-il, on peut tirer cette conclusion, qu’à ceux qui gouvernent, ne fussent-ils que des sots, Dieu fait quelquefois la grâce de les diriger dans leurs jugements. D’ailleurs, j’ai entendu jadis conter une histoire semblable au curé de mon village[5], et j’ai la mémoire si bonne, si parfaite, que, si je n’oubliais la plupart du temps justement ce que je veux me rappeler, il n’y aurait pas en toute l’île une meilleure mémoire. » Finalement, les deux vieillards s’en allèrent, l’un confus, l’autre remboursé, et tous les assistants restèrent dans l’admiration. Et celui qui était chargé d’écrire les paroles, les actions et jusqu’aux mouvements de Sancho, ne parvenait point à se décider s’il le tiendrait et le ferait tenir pour sot ou pour sage.

Aussitôt que ce procès fut terminé, une femme entra dans l’audience, tenant à deux mains un homme vêtu en riche propriétaire de troupeaux. Elle accourait en jetant de grands cris : « Justice, disait-elle, seigneur gouverneur, justice ! Si je ne la trouve pas sur la terre, j’irai la chercher dans le ciel. Seigneur gouverneur de mon âme, ce méchant homme m’a surprise au milieu des champs, et s’est servi de mon corps comme si c’eût été une guenille mal lavée. Ah ! malheureuse que je suis ! il m’a emporté le trésor que je gardais depuis plus de vingt-trois ans, le défendant de Mores et de chrétiens, de naturels et d’étrangers. C’était bien la peine que, toujours aussi dure qu’un tronc de liége, je me fusse conservée intacte comme la salamandre dans le feu, ou comme la laine parmi les broussailles, pour que ce malotru vînt maintenant me manier de ses deux mains propres. — C’est encore à vérifier, dit Sancho, si ce galant a les mains propres ou sales » ; et, se tournant vers l’homme, il lui demanda ce qu’il avait à répondre à la plainte de cette femme. L’autre répondit tout troublé : « Mes bons seigneurs, je suis un pauvre berger de bêtes à soies, et, ce matin, je quittais ce pays, après y avoir vendu, sous votre respect, quatre cochons, si bien qu’on m’a pris en octrois, gabelle et autres tromperies, bien peu moins qu’ils ne valaient. En retournant à mon village, je rencontrai cette duègne en chemin, et le diable, qui se fourre partout pour tout embrouiller, nous fit badiner ensemble. Je lui payai ce qui était raisonnable ; mais elle, mécontente de moi, m’a pris à la gorge, et ne m’a plus laissé qu’elle ne m’eût amené jusqu’en cet endroit. Elle dit que je lui ai fait violence ; mais elle ment, par le serment que je fais ou suis prêt à faire. Et voilà toute la vérité, sans qu’il y manque un fil. » Alors le gouverneur lui demanda s’il portait sur lui quelque argent en grosses pièces. L’homme répondit qu’il avait jusqu’à vingt ducats dans le fond d’une bourse en cuir. Sancho lui ordonna de la tirer de sa poche et de la remettre telle qu’elle était à la plaignante. Il obéit en tremblant ; la femme prit la bourse, puis, faisant mille révérences à tout le monde, et priant Dieu pour la vie et la santé du seigneur gouverneur, qui prenait ainsi la défense des orphelines jeunes et nécessiteuses, elle sortit de l’audience, emportant la bourse à deux mains, après s’être assurée, toutefois, que c’était bien de la monnaie d’argent qu’elle contenait.

Dès qu’elle fut dehors, Sancho dit au berger, qui déjà fondait en larmes, et dont le cœur et les yeux s’en allaient après sa bourse : « Bon homme, courez après cette femme et reprenez-lui la bourse, qu’elle veuille ou ne veuille pas, puis revenez avec elle ici. » Sancho ne parlait ni à sot ni à sourd, car l’homme partit comme la foudre pour faire ce qu’on lui commandait. Tous les spectateurs restaient en suspens, attendant la fin de ce procès. Au bout de quelques instants, l’homme et la femme revinrent, plus fortement accrochés et cramponnés l’un à l’autre que la première fois. La femme avait son jupon retroussé, et la bourse enfoncée dans son giron ; l’homme faisait rage pour la lui reprendre, mais ce n’était pas possible, tant elle la défendait bien. « Justice de Dieu et du monde ! disait-elle à grands cris ; voyez, seigneur gouverneur, le peu de honte et le peu de crainte de ce vaurien dénaturé, qui a voulu, au milieu de la ville, au milieu de la rue, me reprendre la bourse que votre grâce m’a fait donner. — Est-ce qu’il vous l’a reprise ? demanda le gouverneur. — Reprise ! ah bien oui ! répondit la femme, je me laisserais plutôt enlever la vie qu’enlever la bourse. Elle est bonne pour ça, l’enfant. Oh ! il faudrait me jeter d’autres chats à la gorge que ce répugnant nigaud. Des tenailles et des marteaux, des ciseaux et des maillets ne suffiraient pas pour me l’arracher d’entre les ongles, pas même des griffes de lion. On m’arracherait plutôt l’âme du milieu des chairs. — Elle a raison, dit l’homme ; je me donne pour vaincu et rendu, et je confesse que mes forces ne sont pas capables de la lui arracher. » Cela dit, il la laissa. Alors le gouverneur dit à la femme : « Montrez-moi cette bourse, chaste et vaillante héroïne. » Elle la lui donna sur-le-champ, et le gouverneur, la rendant à l’homme, dit à la violente non violentée : « Ma sœur, si le même courage et la même vigueur que vous venez de déployer pour défendre cette bourse, vous les aviez employés, et même moitié moins, pour défendre votre corps, les forces d’Hercule n’auraient pu vous forcer. Allez avec Dieu, et à la mal-heure, et ne vous arrêtez pas en toute l’île, ni à six lieues à la ronde, sous peine de deux cents coups de fouet. Allons, décampez, dis-je, enjôleuse, dévergondée et larronnesse. » La femme, tout épouvantée, s’en alla, tête basse et maugréant ; et le gouverneur dit à l’homme : « Allez avec Dieu, brave homme, à votre village et avec votre argent, et désormais, si vous ne voulez pas le perdre, faites en sorte qu’il ne vous prenne plus fantaisie de badiner avec personne. »

L’homme lui rendit grâce aussi gauchement qu’il put, et s’en alla[6]. Les assistants demeurèrent encore une fois dans l’admiration des jugements et des arrêts de leur nouveau gouverneur, et tous ces détails, recueillis par son historiographe, furent aussitôt envoyés au duc, qui les attendait avec grande impatience. Mais laissons ici le bon Sancho, car nous avons hâte de retourner à son maître, tout agité par la sérénade d’Altisidore.


  1. On appelle en Espagne cantimploras des carafes de verre ou des cruches de terre très-mince, que, pour rafraîchir l’eau pendant l’été, l’on agite à un courant d’air. De là vient la bizarre épithète que Cervantès donne au soleil.
  2. Barato est, en espagnol, l’adjectif opposé à caro, cher ; ce que nous appelons, dans notre pauvreté des mots les plus usuels, bon marché.
  3. Au temps de Cervantès, beaucoup de roturiers s’arrogeaient déjà le don, jusqu’alors réservé à la noblesse. Aujourd’hui tout le monde prend ce titre, devenu sans conséquence, et qui est comme le esquire des Anglais.
  4. Il y a dans l’original : si la précédente sentence. Cervantès changea sans doute après coup l’ordre des trois jugements rendus par Sancho ; mais il oublia de corriger l’observation qui suivait celui-ci.
  5. Elle est prise, en effet, de la Lombardica historia de Fra Giacobo di Voragine, dans la Vie de saint Nicolas de Bari (chap. III).
  6. Cette histoire, vraie ou supposée, était déjà recueillie dans le livre de Francisco de Osuna, intitulé Norte de los Estados, et qui fut imprimé en 1550. Mais Cervantès, qui pouvait l’avoir apprise, ou dans cet ouvrage, ou par tradition, la raconte d’une tout autre manière.