L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre LI

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 712-721).


CHAPITRE LI.

Qui traite de ce que raconta le chevrier à tous ceux qui emmenaient Don Quichotte.



« À trois lieues de ce vallon est un hameau, qui, tout petit qu’il soit, est un des plus riches qu’il y ait dans tous ces environs. Là demeurait un laboureur, homme très-honorable, et tellement que, bien qu’il soit comme inhérent au riche d’être honoré, celui-là l’était plus encore pour sa vertu que pour ses richesses. Mais ce qui le rendait surtout heureux, à ce qu’il disait lui-même, c’était d’avoir une fille de beauté si parfaite,

de si rare intelligence, de tant de grâce et de vertu, que tous ceux qui la voyaient s’étonnaient de voir de quelles merveilleuses qualités le ciel et la nature l’avaient enrichie. Toute petite, elle était belle, et, grandissant toujours en attraits, à seize ans c’était un prodige de beauté. La renommée de ses charmes commença à s’étendre dans les villages voisins ; que dis-je, dans les villages ? elle arriva jusqu’aux villes éloignées ; elle pénétra jusque dans le palais des rois, et frappa l’oreille de toutes sortes de gens, qui venaient de tous côtés la voir comme une chose surprenante,

ou comme une image miraculeuse. Son père la gardait soigneusement, et elle se gardait elle-même, car il n’y a ni serrures, ni cadenas, ni verrous, qui puissent garder une jeune fille mieux que sa propre sagesse. La richesse du père et la beauté de la fille engagèrent bien des jeunes gens, tant du village que d’autres pays, à la lui demander pour femme. Mais lui, auquel il appartenait de disposer d’un si riche bijou, demeurait irrésolu, sans pouvoir décider à qui des nombreux prétendants qui la sollicitaient, il en ferait le cadeau. J’étais du nombre, et vraiment, pour avoir de grandes espérances d’un bon succès, il me suffisait de savoir que le père savait qui j’étais, né dans le même pays, de pur sang chrétien, à la fleur de l’âge, riche en patrimoine, et non moins bien partagé du côté de l’esprit.

» Un autre jeune homme du même village, et doué des mêmes qualités, fit aussi la demande de sa main, ce qui tint en suspens la volonté du père, auquel il semblait qu’avec l’un ou l’autre de nous deux sa fille serait également bien établie. Pour sortir de cette incertitude, il résolut de tout confier à Léandra (c’est ainsi que s’appelle la riche prétendue qui m’a réduit à la misère), faisant réflexion que, puisque nous étions égaux, il ferait bien de laisser à sa fille chérie le droit de choisir à son goût : chose digne d’être imitée de tous les parents qui ont des enfants à marier. Je ne dis pas qu’ils doivent les laisser choisir entre de mauvais partis, mais leur en proposer de bons et de sortables, et les laisser ensuite prendre à leur gré. Je ne sais quel choix fit Léandra ; je sais seulement que le père nous amusa tous les deux avec la grande jeunesse de sa fille, et d’autres paroles générales qui, sans l’obliger, ne nous désobligeaient pas non plus. Mon rival se nomme Anselme, et moi je m’appelle Eugénio, afin que vous preniez connaissance des noms des personnages qui figurent dans cette tragédie, dont le dénoûment n’est pas encore venu, mais qui ne peut manquer d’être sanglant et désastreux.

» À cette époque, il arriva dans notre village un certain Vincent de la Roca, fils d’un pauvre paysan de l’endroit, lequel Vincent revenait des Italies et d’autres pays où il avait servi à la guerre. Il n’avait pas plus d’une douzaine d’années quand il fut emmené du village par un capitaine qui vint à passer avec sa compagnie, et, douze ans plus tard, le jeune homme revint au pays, habillé à la militaire, chamarré de mille couleurs, et tout historié de joyaux, de verroteries et de chaînettes d’acier. Aujourd’hui il mettait une parure, demain une autre, mais c’étaient toujours des fanfreluches de faible poids et de moindre valeur. Les gens de la campagne, qui sont naturellement malicieux, et plus que la malice même quand le loisir ne leur manque pas, notèrent et comptèrent point à point ses hardes et ses bijoux ; ils trouvèrent que, de compte fait, il avait trois habillements de différentes couleurs, avec les bas et les jarretières ; mais il en faisant tant de mélanges et de combinaisons, que, si on ne les eût pas comptés, on aurait bien juré qu’il avait étalé à la file au moins dix paires d’habits et plus de vingt panaches. Et n’allez pas croire qu’il y ait de l’indiscrétion et du bavardage en ce que je vous conte de ses habits, car ils jouent un grand rôle dans cette histoire. Il s’asseyait sur un banc de pierre qui est sous le grand peuplier de la place, et il nous tenait tous la bouche ouverte, au récit des exploits qu’il se mettait à nous raconter. Il n’y avait pas de pays sur la terre entière qu’il n’eût vu, pas de bataille où il ne se fût trouvé. Il avait tué plus de Mores, à ce qu’il disait, que n’en contiennent Maroc et Tunis, et livré plus de combats singuliers que Gante et Luna, plus que Diégo Garcia de Parédès, plus que mille autres guerriers qu’il nommait ; et de tous ces combats il était sorti victorieux, sans qu’on lui eût tiré une seule goutte de sang. D’un autre côté, il nous montrait des marques de blessures auxquelles personne ne voyait rien,

mais qu’il disait être des coups d’arquebuse reçus en diverses rencontres. Finalement, avec une arrogance inouïe, il tutoyait ses égaux et ceux même qui le connaissaient ; il disait que son bras était son père, et ses œuvres sa noblesse, et qu’en qualité de soldat il ne devait rien au roi lui-même. Il faut ajouter à ces impertinences qu’il était un peu musicien, et qu’il jouait d’une guitare en arpèges, de façon qu’aucuns disaient qu’il la faisait parler. Mais ce n’est pas encore la fin de ses mérites : il était poëte par-dessus le marché, et de chaque enfantillage qui se passait au pays, il composait une complainte qui avait une lieue et demie d’écriture. Enfin donc, ce soldat que je viens de vous dépeindre, ce Vincent de la Roca, ce brave, ce galant, ce musicien, ce poëte, fut maintes fois aperçu et regardé par Léandra, d’une fenêtre de sa maison qui donnait sur la
place. Voilà que les oripeaux de ses riches uniformes la séduisent, que ses complaintes l’enchantent, et qu’elle donne pleine croyance aux prouesses qu’il rapportait de lui-même. Finalement, puisque le diable, sans doute, l’ordonnait de la sorte, elle s’amouracha de lui avant qu’il eût seulement senti naître la présomptueuse envie de la courtiser. Et comme dans les affaires d’amour il n’en est point qui s’arrange plus facilement que celle où provoque le désir de la dame, Léandra et Vincent se mirent bientôt d’accord. Avant qu’aucun des nombreux prétendants de la belle pût avoir vent de son projet, il était déjà réalisé ; elle avait quitté la maison de son cher et bien-aimé père (sa mère n’existe plus), et s’était enfuie du village avec le soldat, qui sortit plus triomphant de cette entreprise que de toutes celles dont il s’appliquait la réussite.

» L’événement surprit tout le village, et même tous ceux qui en eurent ailleurs connaissance. Je restai stupéfait, Anselme confondu, le père triste, les parents outragés, la justice éveillée, et les archers en campagne. On battit les chemins, on fouilla les bois ; et enfin, au bout de trois jours, on trouva la capricieuse Léandra dans le fond d’une caverne de la montagne, nue en chemise, et dépouillée de la somme d’argent et des

précieux bijoux qu’elle avait emportés de chez elle. On la ramena devant son déplorable père, et là elle fut interrogée sur sa disgrâce. Elle avoua sans contrainte que Vincent de la Roca l’avait trompée ; que, sous le serment d’être son mari, il lui avait persuadé d’abandonner la maison de son père, lui promettant de la conduire à la plus riche et à la plus délicieuse ville de tout l’univers, qui est Naples ; qu’elle alors, imprudente et séduite, crut à ses paroles, et qu’après avoir volé son père, elle se livra au pouvoir du soldat la nuit même où elle avait disparu ; que celui-ci la mena au plus âpre de la montagne, et qu’il l’enferma où on l’avait trouvée. Elle conta alors comment le soldat, sans lui ôter l’honneur, l’avait dépouillée de tout ce qu’elle possédait, et, la laissant dans la
caverne, avait disparu : événement qui redoubla la surprise de tout le monde.

» Certes, seigneurs, il n’était pas facile de croire à la continence du jeune homme ; mais elle affirma et jura si solennellement qu’il ne s’était livré à nulle violence, que cela suffit pour consoler le désolé père, lequel ne regretta plus les richesses qu’on lui emportait, puisqu’on avait laissé à sa fille le bijou qui, une fois perdu, ne se retrouve jamais. Le même jour que Léandra fut ramenée, son père la fit disparaître à tous les regards ; il alla l’enfermer dans un couvent d’une ville qui est près d’ici, espérant que le temps affaiblirait la mauvaise opinion que sa fille avait fait naître sur son compte. La jeunesse de Léandra servit d’excuse à sa faute, du moins aux yeux des gens qui n’ont nul intérêt à la trouver bonne ou mauvaise ; pour ceux qui connaissaient son esprit et son intelligence éveillée, ils n’attribuèrent point son péché à l’ignorance, mais au libertinage et à l’inclination naturelle des femmes, qui est, la plupart du temps, au rebours de la sagesse et du bon sens.

» Léandra une fois enfermée, les yeux d’Anselme devinrent aveugles, ou du moins n’eurent plus rien à voir qui leur causât du plaisir. Les miens restèrent aussi dans les ténèbres, sans aucune lumière qui leur montrât quelque chose d’agréable en l’absence de Léandra. Notre tristesse s’augmentait à mesure que s’épuisait notre patience ; nous maudissions les parures du soldat, nous détestions l’imprudence et l’aveuglement du père. Finalement, Anselme et moi nous tombâmes d’accord de quitter le village et de nous en venir à ce vallon. Il y fait paître une grande quantité de moutons qui sont à lui, et moi, un nombreux troupeau de chèvres qui m’appartient également, et nous passons la vie au milieu de ces arbres, tantôt donnant carrière à notre amoureuse passion, tantôt chantant ensemble les louanges ou le blâme de la belle Léandra, tantôt soupirant dans la solitude, et confiant nos plaintes au ciel insensible.

» À notre imitation, beaucoup d’autres amants de Léandra sont venus se réfugier en ces âpres montagnes, et s’y adonner au même exercice que nous ; ils sont tellement nombreux qu’on dirait que cet endroit est devenu la pastorale Arcadie[1], tant il est rempli de bergers et d’étables, et nulle part on ne cesse d’y entendre le nom de la belle Léandra. Celui-ci la charge de malédictions, l’appelle capricieuse, légère, évaporée ; celui-là lui reproche sa coupable facilité ; tel l’absout et lui pardonne ; tel la blâme et la condamne ; l’un célèbre sa beauté, l’autre maudit son humeur ; en un mot, tous la flétrissent de leurs injures et tous l’adorent, et leur folie s’étend si loin, que tel se plaint de ses dédains, sans lui avoir jamais parlé, et tel autre se lamente en éprouvant la poignante rage de la jalousie, sans que jamais elle en eût donné à personne, puisque son péché, comme je l’ai dit, fut connu avant son désir de le commettre. Il n’y a pas une grotte, pas un trou de rocher, pas un bord de ruisseau, pas une ombre d’arbre, où l’on ne trouve quelque berger qui raconte aux vents ses infortunes. L’écho, partout où il se forme, redit le nom de Léandra ; Léandra, répètent les montagnes ; Léandra, murmurent les ruisseaux[2], et Léandra nous tient tous indécis, tous enchantés, tous espérant sans espérance, et craignant sans savoir ce que nous avons à craindre. Parmi tous ces hommes en démence, celui qui montre à la fois le plus et le moins de jugement, c’est mon rival Anselme, ayant à se plaindre de tant de

choses, il ne se plaint que de l’absence ; et, au son d’une viole dont il joue à ravir, en des vers où se déploient les grâces de son esprit, il se plaint en chantant. Moi, je suis un chemin plus facile, et plus sage, à mon avis, celui de médire hautement de la légèreté des femmes, de leur inconstance, de leur duplicité, de leurs promesses trompeuses, de leur foi violée, enfin du peu de goût et de tact qu’elles montrent en plaçant leurs pensées et leurs affections. Voilà, seigneurs, à quels propos me sont venues à la bouche les paroles que j’ai dites en arrivant à cette chèvre, qu’en sa qualité de femelle j’estime peu, bien que ce soit la meilleure de tout mon troupeau. Voilà l’histoire que j’ai promis de vous raconter. Si j’ai été trop long à la dire, je ne serai pas court à vous offrir mes services. Ici près est ma bergerie, j’y ai du lait frais, du fromage exquis et des fruits divers non moins agréables à la vue que savoureux au goût[3].

  1. Allusion au poëme de Giacobo Sannazaro, qui vivait à Naples vers 1500. L’Arcadia fut célèbre en Espagne, où l’on en fit plusieurs traductions.
  2. On ne s’attendait guère à trouver dans le conte du chevrier une imitation de Virgile :
    Formosam resonare doces Amaryllida silvas.
  3. Autre imitation de Virgile, qui termine ainsi sa première églogue :
    Sunt nobis mitia poma,
    Castaneae molles, et pressi copia lactis.