L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre XLVI

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 651-660).


CHAPITRE XLVI.

De la notable aventure des archers de la sainte-hermandad, et de la grande férocité de notre bon chevalier Don Quichotte[1].



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andis que Don Quichotte débitait cette harangue, le curé s’occupait à faire entendre aux archers que Don Quichotte avait l’esprit à l’envers, comme ils le voyaient bien à ses paroles et à ses œuvres, et qu’ainsi rien ne les obligeait à pousser plus loin l’affaire, puisque, parvinssent-ils à le prendre et à l’emmener, il faudrait bien incontinent le relâcher en qualité de fou. Mais l’homme au mandat répondit que ce n’était point à lui à juger de la folie de Don Quichotte ; qu’il devait seulement exécuter ce que lui commandaient ses supérieurs, et que, le fou une fois arrêté, on pourrait le relâcher trois cents autres fois. « Néanmoins, reprit le curé, ce n’est pas cette fois-ci que vous devez l’emmener, et, si je ne me

trompe, il n’est pas d’humeur à se laisser faire. » Finalement, le curé sut leur parler et les persuader si bien, et Don Quichotte sut faire tant d’extravagances, que les archers auraient été plus fous que lui s’ils n’eussent reconnu sa folie. Ils prirent donc le parti de s’apaiser, et se firent même médiateurs entre le barbier et Sancho Panza, qui continuaient encore leur querelle avec une implacable rancune. À la fin, comme membres de la justice, ils arrangèrent le procès en amiables compositeurs, de telle façon que les deux parties restèrent satisfaites, sinon complètement, du moins en quelque chose, car il fut décidé que l’échange des bâts aurait lieu, mais non celui des sangles et des licous. Quant à l’affaire de l’armet de Mambrin, le curé, en grande cachette et sans que Don Quichotte s’en aperçût, donna huit réaux du plat à barbe, et le barbier lui en fit un récépissé en bonne forme, par lequel il promettait de renoncer à toute réclamation, pour le présent et dans les siècles des siècles, amen.

Une fois ces deux querelles apaisées (c’étaient les plus envenimées et les plus importantes), il ne restait plus qu’à obtenir des valets de Don Luis que trois d’entre eux s’en retournassent, et que l’autre demeurât pour accompagner leur maître où Don Fernand voudrait l’emmener. Mais le destin moins rigoureux et la fortune plus propice, ayant commencé de prendre parti pour les amants et les braves de l’hôtellerie, voulurent mener la chose à bonne fin. Les valets de Don Luis se résignèrent à tout ce qu’il voulut, ce qui donna tant de joie à Doña Clara, que personne ne l’aurait alors regardée au visage sans y lire l’allégresse de son âme. Zoraïde, sans comprendre parfaitement tous les événements qui se passaient sous ses yeux, s’attristait ou se réjouissait suivant ce qu’elle observait sur les traits de chacun, et notamment de son capitaine espagnol, sur qui elle avait les yeux fixés et l’âme attachée. Pour l’hôtelier, auquel n’avaient point échappé le cadeau et la récompense qu’avait reçus le barbier, il réclama l’écot de Don Quichotte, ainsi que le dommage de ses outres et la perte de son vin, jurant que ni Rossinante ni l’âne de Sancho ne sortiraient de l’hôtellerie qu’on ne lui eût tout payé, jusqu’à la dernière obole. Tout cela fut encore arrangé par le curé, et payé par Don Fernand, bien que l’auditeur en eût aussi offert le paiement de fort bonne grâce. Enfin, la paix et la tranquillité furent si complètement rétablies, que l’hôtellerie ne ressemblait plus, comme l’avait dit Don Quichotte, à la discorde du camp d’Agramant, mais à la paix universelle du règne d’Octavien ; et la commune opinion fut qu’il fallait en rendre grâces aux bonnes intentions du curé, secondées par sa haute éloquence, ainsi qu’à l’incomparable libéralité de Don Fernand.

Quand Don Quichotte se vit ainsi libre et débarrassé de toutes ces querelles, tant de celles de son écuyer que des siennes propres, il lui sembla qu’il était temps de poursuivre son voyage et de mettre à fin cette grande aventure pour laquelle il était appelé et élu. Il alla donc, avec une énergique résolution, plier les genoux devant Dorothée, qui ne voulut pas lui laisser dire un mot jusqu’à ce qu’il se fût relevé. Pour lui obéir, il se tint debout, et lui dit : « C’est un commun adage, ô belle princesse, que la diligence est mère de la bonne fortune ; et l’expérience a montré, en des cas nombreux et graves, que l’empressement du plaideur mène à bonne fin le procès douteux. Mais, en aucune chose cette vérité n’éclate mieux que dans celles de la guerre, où la célérité et la promptitude, prévenant les desseins de l’ennemi, remportent la victoire, avant même qu’il se soit mis en défense. Tout ce que je dis là, haute et précieuse dame, c’est parce qu’il me semble que notre séjour dans ce château n’est plus d’aucune utilité, tandis qu’il pourrait nous devenir si nuisible, que nous eussions quelque jour à nous en repentir ; car, enfin, qui sait si, par le moyen d’habiles espions, votre ennemi le géant n’aura point appris que je vais l’exterminer, et s’il n’aura pu, favorisé par le temps que nous lui laissons, se fortifier dans quelque citadelle inexpugnable, contre laquelle ne prévaudront, ni mes poursuites, ni la force de mon infatigable bras ? Ainsi donc, princesse, prévenons, comme je l’ai dit, ses desseins par notre diligence, et partons incontinent à la bonne aventure, car votre grandeur ne tardera pas plus à l’avoir telle qu’elle la désire, que je ne tarderai à me trouver en face de votre ennemi. »

Don Quichotte se tut à ces mots, et attendit gravement la réponse de la belle infante. Celle-ci, prenant des airs de princesse, accommodés au style de Don Quichotte, lui répondit en ces termes : « Je vous rends grâces, seigneur chevalier, du désir que vous montrez de me prêter faveur en ma grande affliction ; c’est agir en chevalier auquel il appartient de protéger les orphelins, et de secourir les nécessiteux. Et plaise au Ciel que notre commun souhait s’accomplisse, pour que vous confessiez qu’il y a dans le monde des femmes reconnaissantes. Quant à mon départ, qu’il ait lieu sur-le-champ, car je n’ai de volonté que la vôtre. Disposez de moi selon votre bon plaisir ; celle qui vous a remis une fois la défense de sa personne, et qui a confié à votre bras la restauration de ses droits royaux, ne peut vouloir aller contre ce qu’ordonne votre prudence. — À la main de Dieu ! s’écria Don Quichotte ; puisqu’une princesse s’humilie devant moi, je ne veux pas perdre l’occasion de la relever, et de la remettre sur son trône héréditaire. Partons sur-le-champ, car le désir et l’éloignement m’éperonnent, et, comme on dit, le péril est dans le retard. Et puisque le Ciel n’a pu créer, ni l’enfer vomir aucun être qui m’épouvante ou m’intimide, selle vite, Sancho, selle Rossinante, ton âne et le palefroi de la reine, prenons congé du châtelain et de ces seigneurs, et quittons ces lieux au plus vite. »

Sancho, qui était présent à toute la scène, s’écria, en hochant la tête de droite et de gauche : « Ah ! seigneur, seigneur, il y a plus de mal au hameau que n’en imagine le bedeau, soit dit sans offenser les honnêtes coiffes. — Quel mal, interrompit Don Quichotte, peut-il y avoir en aucun hameau et dans toutes les villes du monde réunies, qui puisse atteindre ma réputation, manant que tu es ? — Si votre grâce se fâche, dit Sancho, je me tairai et me dispenserai de dire ce que je dois lui révéler en bon écuyer, ce que tout bon serviteur doit dire à son maître. — Dis ce que tu voudras, répondit Don Quichotte, pourvu que tes paroles n’aient point pour objet de m’intimider ; si tu as peur fais comme qui tu es : moi, qui suis sans crainte, je ferai comme qui je suis. — Ce n’est pas cela, par les péchés que j’ai commis devant Dieu ! repartit Sancho ; ce qu’il y a, c’est que je tiens pour certain et pour dûment vérifié que cette dame, qui se dit être reine du grand royaume Micomicon, ne l’est pas plus que ma mère. Car, si elle était ce qu’elle dit, elle n’irait pas se becquetant avec quelqu’un de la compagnie, dès qu’on tourne la tête et à chaque coin de mur. » À ce propos de Sancho, Dorothée rougit jusqu’au blanc des yeux, car il était bien vrai que, maintes fois et en cachette, son époux Don Fernand avait touché avec les lèvres un acompte sur le prix que méritaient ses désirs. Sancho l’avait surprise, et il lui avait paru qu’une telle familiarité était plutôt d’une courtisane que de la reine d’un si grand royaume. Dorothée ne trouva pas un mot à lui répondre, et le laissa continuer : « Je vous dis cela, seigneur, ajouta-t-il, parce que, à la fin des fins, quand nous aurons fait tant de voyages, quand nous aurons passé de mauvaises nuits et de pires journées, si ce gaillard qui se divertit dans cette hôtellerie vient cueillir le fruit de nos travaux, pourquoi faire, ma foi, me tant dépêcher à seller Rossinante, à bâter le grison et à brider le palefroi ? Il vaut mieux rester tranquilles, et que chaque femelle file sa quenouille, et allons-nous-en dîner. »

Miséricorde ! quelle effroyable colère ressentit Don Quichotte quand il entendit les insolentes paroles de son écuyer ! elle fut telle que, lançant des flammes par les yeux, il s’écria d’une voix précipitée et d’une langue que faisait bégayer la rage : « Ô manant ! ô brutal, effronté, impudent, téméraire, calomniateur et blasphémateur ! Comment oses-tu prononcer de telles paroles en ma présence et devant ces illustres dames ? Comment oses-tu mettre de telles infamies dans ta stupide imagination ? Va-t’en loin de moi, monstre de nature, dépositaire de mensonges, réceptacle de fourberies, inventeur de méchancetés, publicateur de sottises, ennemi du respect qu’on doit aux royales personnes ; va-t’en, ne parais plus devant moi, sous peine de ma colère. » En disant cela, il fronça les sourcils, enfla les joues, regarda de travers, frappa la terre du pied droit, signes évidents de la rage qui lui rongeait les entrailles. À ces paroles, à ces gestes furieux, Sancho demeura si atterré, si tremblant, qu’il aurait voulu qu’en cet instant même la terre se fût ouverte sous ses pieds pour l’engloutir. Il ne sut faire autre chose que se retourner bien vite, et s’éloigner de la présence de son courroucé seigneur. Mais la discrète Dorothée, qui connaissait si bien maintenant l’humeur de Don Quichotte, dit aussitôt pour calmer sa colère : « Ne vous fâchez point, seigneur chevalier de la Triste-Figure, des impertinences qu’a dites votre bon écuyer ; peut-être ne les a-t-il pas dites sans motif, et l’on ne peut soupçonner sa conscience chrétienne d’avoir porté faux témoignage contre personne. Il faut donc croire, sans conserver le moindre doute à ce sujet, que puisque en ce château, comme vous le dites, seigneur chevalier, toutes choses vont et se passent à la façon des enchantements, il peut bien arriver que Sancho ait vu par cette voie diabolique ce qu’il dit avoir vu de si contraire et de si offensant à ma vertu. — Par le Dieu tout-puissant ! s’écria Don Quichotte, je jure que votre grandeur a touché le but. Oui, c’est quelque mauvaise vision qui est apparue à ce pécheur de Sancho, pour lui faire voir ce qu’il était impossible qu’il vît autrement que par des sortilèges. Je connais trop bien la bonté et l’innocence de ce malheureux, pour croire qu’il sache porter faux témoignage contre personne. — Voilà ce qui est et ce qui sera, reprit Don Fernand ; dès-lors, seigneur Don Quichotte, vous devez lui pardonner et le rappeler au giron de votre grâce, sicut erat in principio, avant que ces maudites visions lui eussent tourné l’esprit. » Don Quichotte ayant répondu qu’il lui pardonnait, le curé alla quérir Sancho, lequel vint humblement se mettre à genoux devant son maître et lui demander sa main. L’autre se la laissa prendre et baiser,

puis il lui donna sa bénédiction, et lui dit : « Maintenant, mon fils Sancho, tu achèveras de reconnaître à quel point était vrai ce que je t’ai dit mainte et mainte fois, que toutes les choses de ce château arrivent par voie d’enchantement. — Je le crois sans peine, répondit Sancho, excepté toutefois l’histoire de la couverture, qui est réellement arrivée par voie ordinaire. — N’en crois rien, répliqua Don Quichotte ; s’il en était ainsi,

je t’aurais alors vengé et je te vengerais encore à présent. Mais, ni alors ni à présent, je n’ai pu voir sur qui tirer vengeance de ton outrage. » Tous les assistants voulurent savoir ce que c’était que cette histoire de la couverture, et l’hôtelier leur conta de point en point les voyages aériens de Sancho Panza, ce qui les fit beaucoup rire, et ce qui n’aurait pas moins courroucé Sancho, si son maître ne lui eût affirmé de nouveau que c’était un pur enchantement. Toutefois la simplicité de Sancho n’alla jamais jusqu’au point de douter que ce ne fût une vérité démontrée, sans mélange d’aucune supercherie, qu’il avait été bien et dûment berné par des personnages de chair et d’os, et non par des fantômes de rêve et d’imagination, comme le croyait et l’affirmait son seigneur. Il y avait déjà deux jours que tous les membres de cette illustre société habitaient l’hôtellerie, et comme il leur parut qu’il était bien temps de partir, ils cherchèrent un moyen pour que, sans que Dorothée et Don Fernand prissent la peine d’accompagner Don Quichotte jusqu’à son village en continuant la comédie de la délivrance de la reine Micomicona, le curé et le barbier pussent l’y conduire, comme ils le désiraient, et tenter la guérison de sa folie. Ce qu’on arrêta d’un commun accord, ce fut de faire prix avec le charretier d’une charrette à bœufs, que le hasard fit

passer par là, pour qu’il l’emmenât de la manière suivante : on fit une espèce de cage avec des bâtons entrelacés, où Don Quichotte pût tenir à l’aise ; puis, aussitôt, sur l’avis du curé, Don Fernand avec ses compagnons, les valets de Don Luis, et les archers réunis à l’hôte se couvrirent tous le visage, et se déguisèrent, celui-ci d’une façon, celui-là d’une

autre, de manière qu’ils parussent à Don Quichotte d’autres gens que ceux qu’il avait vus dans ce château. Cela fait, ils entrèrent en grand silence dans la chambre où il était couché, se reposant des alertes passées. Ils s’approchèrent du pauvre chevalier, qui dormait paisiblement, sans méfiance d’une telle aventure, et, le saisissant tous ensemble, ils lui lièrent si bien les mains et les pieds, que, lorsqu’il s’éveilla en sursaut, il ne put ni remuer, ni faire autre chose que de s’étonner et de s’extasier en voyant devant lui de si étranges figures. Il tomba sur-le-champ dans la croyance que son extravagante imagination lui rappelait sans cesse ; il se persuada que tous ces personnages étaient des fantômes de ce château enchanté,

et que, sans nul doute, il était enchanté lui-même, puisqu’il ne pouvait ni bouger, ni se défendre. C’était justement ainsi que le curé, inventeur de la ruse et de la machination, avait pensé que la chose arriverait.

De tous les assistants, le seul Sancho avait conservé son même bon sens et sa même figure ; et, quoiqu’il s’en fallût de fort peu qu’il ne partageât la maladie de son maître, il ne laissa pourtant pas de reconnaître qui étaient tous ces personnages contrefaits. Mais il n’osa pas découdre les lèvres avant d’avoir vu comment se termineraient cet assaut et cette arrestation de son seigneur, lequel n’avait pas plus envie de dire mot, dans l’attente du résultat qu’aurait sa disgrâce. Ce résultat fut qu’on apporta la cage auprès de son lit, qu’on l’enferma dedans, et qu’on cloua les madriers si solidement qu’il aurait fallu plus de deux secousses pour les briser. On le prit ensuite à dos d’hommes, et, lorsqu’il sortait de l’appartement, on entendit une voix effroyable, autant du moins que put la faire le barbier, non celui du bât, mais l’autre, qui parlait de la sorte :

« Ô chevalier de la Triste-Figure, n’éprouve aucun déconfort de la prison où l’on t’emporte ; il doit en être ainsi pour que tu achèves plus promptement l’aventure que ton grand cœur t’a fait entreprendre, laquelle aventure se terminera quand le terrible lion manchois et la blanche colombe tobosine gîteront dans le même nid, après avoir courbé leurs fronts superbes sous le joug léger d’un doux hyménée. De cette union inouïe sortiront, aux regards du monde étonné, les vaillants lionceaux qui hériteront des griffes rapaces d’un père valeureux. Cela doit arriver avant que le Dieu qui poursuit la nymphe fugitive ait, dans son cours rapide et naturel, rendu deux fois visite aux brillantes images du zodiaque. Et toi, ô le plus noble et le plus obéissant écuyer qui eut jamais l’épée à la ceinture, la barbe au menton et l’odorat aux narines, ne te laisse pas troubler et évanouir en voyant enlever sous tes yeux mêmes la fleur de la chevalerie errante. Bientôt, s’il plaît au grand harmonisateur des mondes, tu te verras emporté si haut que tu ne pourras plus te reconnaître, et qu’ainsi seront accomplies les promesses de ton bon seigneur. Je t’assure même, au nom de la sage Mentironiana, que tes gages te seront payés, comme tu le verras à l’œuvre. Suis donc les traces du vaillant et enchanté chevalier, car il convient que tu ailles jusqu’à l’endroit où vous ferez halte ensemble ; et, puisqu’il ne m’est pas permis d’en dire davantage, que la grâce de Dieu reste avec vous ; je m’en retourne où seul je le sais. » À la fin de la prédiction, le prophète éleva la voix en fausset, puis la baissa peu à peu avec une si touchante modulation, que ceux même qui étaient au fait de la plaisanterie furent sur le point de croire à ce qu’ils avaient entendu.

Don Quichotte se sentit consolé en écoutant la prophétie, car il en démêla de point en point le sens et la portée. Il comprit qu’on lui promettait de se voir engagé dans les liens d’un saint et légitime mariage avec sa bien-aimée Dulcinée du Toboso, dont les flancs heureux mettraient bas les lionceaux, ses fils, pour l’éternelle gloire de la Manche. Plein d’une ferme croyance à ce qu’il venait d’entendre, il s’écria en poussant un profond soupir : « Ô toi, qui que tu sois, qui m’as prédit tant de bonheur, je t’en supplie, demande de ma part au sage enchanteur qui s’est chargé du soin de mes affaires qu’il ne me laisse point périr en cette prison où l’on m’emporte à présent, jusqu’à ce que je voie s’accomplir d’aussi joyeuses, d’aussi incomparables promesses. Qu’il en soit ainsi, et je tiendrai pour célestes jouissances les peines de ma prison, pour soulagement les chaînes qui m’enveloppent, et ce lit de planches sur lequel on m’étend, loin de me sembler un dur champ de bataille, sera pour moi la plus douce et la plus heureuse couche nuptiale. Quant à la consolation que doit m’offrir la compagnie de Sancho Panza, mon écuyer, j’ai trop confiance en sa droiture et en sa bonté pour craindre qu’il m’abandonne en la bonne ou en la mauvaise fortune ; car, s’il arrivait, par la faute de son étoile ou de la mienne, que je ne pusse lui donner cette île tant promise, ou autre chose équivalente, ses gages, du moins, ne seront pas perdus, puisque, dans mon testament, qui est déjà fait, j’ai déclaré par écrit ce qu’on doit lui donner, non suivant ses nombreux et loyaux services, mais suivant mes faibles moyens. » À ces mots, Sancho Panza lui fit une révérence fort courtoise, et lui baisa les deux mains, car lui en baiser une n’était pas possible, puisqu’elles étaient attachées ensemble. Ensuite les fantômes prirent la cage sur leurs épaules, et la chargèrent sur la charrette à bœufs[2].


  1. L’aventure des archers s’est passée dans le chapitre précédent, et le chapitre suivant porte le titre qui conviendrait à celui-ci : De l’étrange manière dont fut enchanté Don Quichotte, etc. Cette coupe des chapitres, très-souvent inexacte et fautive, et ces interversions de titres que l’Académie espagnole a corrigées quelquefois, proviennent sans doute de ce que la première édition de la première partie du Don Quichotte se fit en l’absence de l’auteur, et sur des manuscrits en désordre.
  2. La comédie que composa Don Guillen de Castro, l’auteur original du Cid, sur les aventures de Don Quichotte, et qui parut entre la première et la seconde partie du roman de Cervantès, se termine par cet enchantement et cette prophétie. Dans sa comédie, Guillen de Castro introduisait les principaux épisodes du roman, mais avec une légère altération. Don Fernand était fils aîné du duc, et Cardénio un simple paysan ; puis, à la fin, on découvrait qu’ils avaient été changés en nourrice, ce qui rendait le dénoûment plus vraisemblable, car Don Fernand, devenu paysan, épousait la paysanne Dorothée, et la grande dame Luscinde épousait Cardénio, devenu grand seigneur.