L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre XXXI

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 427-441).


CHAPITRE XXXI.

De l’exquise conversation qu’eut Don Quichotte avec Sancho Panza, son écuyer, ainsi que d’autres aventures.



Tandis que ceux-ci s’entretenaient de la sorte, Don Quichotte continuait sa conversation avec Sancho. « Ami Panza, lui dit-il, oublions nos querelles, faisons la paix, et dis-moi maintenant, sans garder ni dépit ni rancune, où, quand et comment tu as trouvé Dulcinée. Que faisait-elle ? que lui as-tu dit ? que t’a-t-elle répondu ? quelle mine a-t-elle faite à la lecture de ma lettre ? qui te l’avait transcrite ? enfin, tout ce qui te semblera digne, en cette aventure, d’être demandé et d’être su, dis-le-moi, sans faire de mensonges, sans rien allonger pour augmenter mon plaisir, mais aussi sans rien accourcir pour me le diminuer. — Seigneur, s’il faut dire la vérité, personne ne m’a transcrit la lettre, car je n’en ai pas porté du tout. — C’est comme tu le dis, reprit Don Quichotte ; car, deux jours après ton départ, j’ai trouvé le livre de poche où je l’avais écrite, ce qui me causa une peine extrême, ne sachant ce que tu allais faire quand tu te verrais sans la lettre ; et je croyais toujours que tu reviendrais la chercher dès que tu te serais aperçu qu’elle te manquait. — C’est bien ce que j’aurais fait, répondit Sancho, si je ne l’avais apprise par cœur quand votre grâce m’en fit la lecture, de manière que je la récitai à un sacristain, qui me la transcrivit de mémoire sur le papier, si bien mot pour mot, qu’il me dit qu’en tous les jours de sa vie, et bien qu’il eût vu force billets d’enterrement, il n’avait jamais lu si gentille lettre que celle-là. — Et la sais-tu encore par cœur, Sancho ? demanda Don Quichotte. — Non, seigneur, répondit Sancho ; car, dès que je l’eus donnée au sacristain, comme je vis qu’il ne me servait plus à rien de la retenir, je me mis à l’oublier. Si quelque chose m’en est resté dans la mémoire, c’est le commencement, la souterraine, je veux dire la souveraine dame, et la fin, à vous jusqu’à la mort, le chevalier de la Triste-Figure. Et, entre ces deux choses, j’ai mis plus de trois cents âmes, vies et beaux yeux.

— Tout ceci ne me déplaît pas, reprit Don Quichotte : continue ton récit. Quand tu es arrivé près d’elle, que faisait cette reine de beauté ? À coup sûr, tu l’auras trouvée enfilant un collier de perles, ou brodant avec du fil d’or quelque devise amoureuse pour ce chevalier, son captif. — Je l’ai trouvée, répondit Sancho, qui vannait deux setiers de blé dans sa basse-cour. — Eh bien ! reprit Don Quichotte, tu peux compter que, touchés par ses mains, les grains de ce blé se convertissaient en grains de perles. Mais as-tu fait attention si c’était du pur froment, bien lourd et bien brun ? — Ce n’était que du seigle blond, répliqua Sancho. — Je t’assure pourtant, reprit Don Quichotte, qu’après avoir été vanné par ses mains, ce seigle aura fait du pain de fine fleur de froment. Mais passons outre. Quand tu lui as donné ma lettre, l’a-t-elle baisée ? l’a-t-elle élevée sur sa tête ? a-t-elle fait quelque cérémonie digne d’une telle épître ? Qu’a-t-elle fait enfin ? — Au moment où j’allais la lui remettre, répondit Sancho, elle était dans toute la fougue de son opération, et secouait une bonne poignée de blé qui remplissait son van ; alors elle me dit : « Mon garçon, mettez cette lettre sur ce sac ; je ne pense pas la lire que je n’aie fini de vanner tout ce qui est là. » — Ô discrète personne ! s’écria Don Quichotte, c’était pour la lire à son aise, et en savourer toutes les expressions. Continue, Sancho. Pendant qu’elle achevait sa tâche, quel entretien eûtes-vous ensemble ? quelles questions te fit-elle à mon sujet ? et que lui répondis-tu ? achève ; enfin, conte-moi tout, sans me faire tort d’une syllabe. — Elle ne m’a rien demandé, répliqua Sancho ; mais moi, je lui ai dit de quelle manière votre grâce était restée à faire pénitence pour son service, que vous étiez nu de la ceinture au cou, perdu au fond des montagnes et des rochers, comme un vrai sauvage, couchant sur la terre, sans manger pain sur table, et sans vous peigner la barbe, mais pleurant, soupirant, et maudissant votre fortune. — En disant que je maudissais ma fortune, tu as mal dit, reprit Don Quichotte ; car, au contraire, je la bénis et la bénirai tous les jours de ma vie, de ce qu’elle m’a rendu digne de mériter d’aimer une aussi grande dame que Dulcinée du Toboso. — Elle est si grande, en effet, répondit Sancho, qu’en bonne conscience elle me passe la tête de quatre doigts. — Mais comment le sais-tu, Sancho ? reprit Don Quichotte ; tu t’es donc mesuré avec elle ? — Je me suis mesuré de cette façon, répondit Sancho, qu’en m’approchant pour l’aider à charger un sac de blé sur un âne, nous nous trouvâmes si près l’un de l’autre que je pus bien voir qu’elle avait la tête de plus que moi. — Mais n’est-il pas vrai, ajouta Don Quichotte, qu’elle accompagne et pare cette grandeur du corps par un million de grâces de l’esprit ? Il est une chose, du moins, que tu ne me nieras pas, Sancho : quand tu t’es approché tout près d’elle, n’as-tu pas senti une odeur exquise, un parfum d’aromates, je ne sais quoi de doux et d’embaumé, une exhalaison délicieuse, comme si tu eusses été dans la boutique d’un élégant parfumeur ? — Tout ce que je puis dire, répondit Sancho, c’est que j’ai senti une petite odeur un peu hommasse, et c’était sans doute parce qu’à force d’exercice elle suait à grosses gouttes. — Ce n’est pas cela, répliqua Don Quichotte ; c’est que tu étais enrhumé du cerveau, ou bien tu te sentais toi-même ; car je sais, Dieu merci, ce que sent cette rose parmi les épines, ce lis des champs, cet ambre délayé. — Ça peut bien être, répondit Sancho, car souvent je sens sortir de moi cette même odeur qui me semblait s’échapper de sa grâce madame Dulcinée. Mais il n’y a pas de quoi s’étonner, un diable et un diable se ressemblent.

— Eh bien, continua Don Quichotte, maintenant qu’elle a fini de nettoyer son blé et qu’elle l’a envoyé au moulin, que fit-elle quand elle lut ma lettre ? — La lettre, répondit Sancho, elle ne l’a pas lue, parce qu’elle dit, dit-elle, qu’elle ne savait ni lire ni écrire ; mais, au contraire, elle la déchira et la mit en petits morceaux, disant qu’elle ne voulait pas que personne pût la lire, afin qu’on ne sût pas ses secrets dans le pays, et que c’était bien assez de ce que je lui avais dit verbalement touchant l’amour que votre grâce a pour elle, et la pénitence exorbitante que vous faites à son intention. Et finalement, elle me dit de dire à votre grâce qu’elle lui baise les mains, et qu’elle a plus envie de vous voir que de vous écrire ; et qu’ainsi elle vous supplie et vous ordonne qu’au reçu de la présente vous quittiez ces broussailles, et que vous cessiez de faire des sottises, et que vous preniez sur-le-champ le chemin du Toboso, si quelque affaire plus importante ne vous en empêche, car elle meurt d’envie de vous voir. Elle a ri de bon cœur quand je lui ai conté comme quoi votre grâce s’appelait le chevalier de la Triste-Figure. Je lui ai demandé si elle avait reçu la visite du Biscayen de l’autre fois ; elle m’a dit que oui, et que c’était un fort galant homme. Je lui ai fait aussi la même question à propos des galériens, mais elle m’a dit qu’aucun d’eux n’avait encore paru. — Tout va bien jusqu’ici, continua Don Quichotte ; mais dis-moi, quand tu pris congé d’elle, de quel bijou te fit-elle présent pour les nouvelles que tu lui portais de son chevalier ? car c’est une ancienne et inviolable coutume parmi les errants et leurs dames de donner aux écuyers, damoisels ou nains, qui portent des nouvelles aux chevaliers de leurs dames et aux dames de leurs chevaliers, quelque riche bijou en étrennes, pour récompense du message. — Cela peut bien être, répondit Sancho, et je tiens, quant à moi, la coutume pour bonne ; mais sans doute elle ne se pratiquait que dans les temps passés, et l’usage doit être aujourd’hui de donner tout bonnement un morceau de pain et de fromage, car c’est cela que m’a donné madame Dulcinée, par-dessus le mur de la basse-cour, quand j’ai pris congé d’elle, à telles enseignes que c’était du fromage de brebis. — Elle est libérale au plus haut degré, dit Don Quichotte, et, si tu n’as pas reçu d’elle quelque joyau d’or, c’est qu’elle n’en avait point là sous la main pour t’en faire cadeau. Mais ce qui est différé n’est pas perdu ; je la verrai et tout s’arrangera. Sais-tu de quoi je suis émerveillé, Sancho ? c’est qu’il me semble que tu as fait par les airs ton voyage d’allée et de venue, car tu n’as mis guère plus de trois jours pour aller et venir de ces montagnes au Toboso, et, d’ici là, il y a trente bonnes lieues au moins. Cela me fait penser que ce sage magicien qui prend soin de mes affaires et qui est mon ami, car il faut bien qu’à toute force j’en aie un, sous peine de ne point être un bon et vrai chevalier errant, ce magicien, dis-je, a dû t’aider à cheminer sans que tu t’en aperçusses. En effet, il y a de ces sages qui vous prennent un chevalier errant au chaud du lit, et, sans savoir comment la chose s’est faite, celui-ci s’éveille le lendemain à mille lieues de l’endroit où il s’était couché. S’il n’en était pas ainsi, jamais les chevaliers errants ne pourraient se secourir les uns les autres dans leurs périls, comme ils se secourent à tout propos. Il arrivera que l’un d’eux est à combattre dans les montagnes de l’Arménie contre quelque vampire ou quelque andriaque, ou bien contre un autre chevalier, et que dans la bataille il court danger de mort, et voilà que tout à coup, quand il y pense le moins, arrive sur un nuage ou sur un char de feu quelque autre chevalier de ses amis, qui se trouvait peu d’heures auparavant en Angleterre ; celui-ci prend sa défense, lui sauve la vie, et, à la nuit venue, se retrouve en son logis, assis à table et soupant tout à son aise ; et pourtant, d’un endroit à l’autre il y a bien deux ou trois mille lieues. Tout cela se fait par la science et l’adresse de ces sages enchanteurs, qui veillent sur ces valeureux chevaliers. Aussi, ami Sancho, ne fais-je aucune difficulté de croire que tu sois réellement allé et venu d’ici au Toboso ; ainsi que je te le disais, quelque sage de mes amis t’aura porté à vol d’oiseau sans que tu t’en sois aperçu.

— C’est bien possible, répondit Sancho, car Rossinante allait, par ma foi, d’un tel train qu’on aurait dit un âne de Bohémien avec du vif-argent dans les oreilles[1]. — Que dis-tu ? du vif-argent ! s’écria Don Quichotte ; c’était bien une légion de diables, gens qui cheminent et font cheminer les autres, sans jamais se lasser, autant qu’ils en ont fantaisie. Mais, laissant cela de côté, dis-moi, qu’est-ce qu’il te semble que je doive faire maintenant touchant l’ordre que m’envoie ma dame d’aller lui rendre visite ? Je vois bien que je suis dans l’obligation d’obéir à son commandement ; mais alors je me vois aussi dans l’impossibilité d’accomplir le don que j’ai octroyé à la princesse qui nous accompagne, et les lois de la chevalerie m’obligent à satisfaire plutôt à ma parole qu’à mon plaisir. D’une part, me presse et me sollicite le désir de revoir ma dame ; d’une autre part, m’excitent et m’appellent la foi promise et la gloire dont cette entreprise doit me combler. Mais voici ce que je pense faire : je vais cheminer en toute hâte et me rendre bien vite où se trouve ce géant ; en arrivant, je lui couperai la tête, et je rétablirai paisiblement la princesse dans ses états ; cela fait, je pars et viens revoir cet astre dont la lumière illumine mes sens. Alors, je lui donnerai de telles excuses que, loin de s’irriter, elle s’applaudira de mon retard, voyant qu’il tourne au profit de sa gloire et de sa renommée, car toute celle que j’ai acquise, que j’acquiers et que j’acquerrai par les armes dans le cours de cette vie, vient de la faveur qu’elle m’accorde et de ce que je lui appartiens. — Sainte Vierge ! s’écria Sancho, que votre grâce est faible de cervelle ! Mais, dites-moi, seigneur, est-ce que vous pensez faire tout ce chemin-là pour prendre l’air ? est-ce que vous laisserez passer et perdre l’occasion d’un si haut mariage, où la dot est un royaume, qui a plus de vingt mille lieues de tour, à ce que je me suis laissé dire, qui regorge de toutes les choses nécessaires au soutien de la vie humaine, et qui est enfin plus grand que le Portugal et la Castille ensemble ? Ah ! taisez-vous, pour l’amour de Dieu, et rougissez de ce que vous avez dit, et suivez mon conseil, et pardonnez-moi, et mariez-vous dans le premier village où nous trouverons un curé ; et sinon, voici notre licencié qui en fera l’office à merveille ; et prenez garde que je suis d’âge à donner des avis, et que celui que je vous donne vous va comme un gant ; car mieux vaut le passereau dans la main que la grue qui vole, et quand on te donne l’anneau, tends le doigt. — Prends garde toi-même, Sancho, répondit Don Quichotte ; si tu me donnes le conseil de me marier, pour que je sois roi dès que j’aurai tué le géant, et que j’aie alors toutes mes aises pour te faire des grâces et te donner ce que je t’ai promis, je t’avertis que, sans me marier, je puis très-facilement accomplir ton souhait. Avant de commencer la bataille, je ferai la clause et condition que, si j’en sors vainqueur, on devra, que je me marie ou non, me donner une partie du royaume, pour que je puisse la donner à qui me conviendra ; et, quand on me l’aura donnée, à qui veux-tu que je la donne, si ce n’est à toi ? — Voilà qui est clair, reprit Sancho ; mais que votre grâce fasse bien attention de choisir ce morceau de royaume du côté de la mer, afin que, si le séjour ne m’en plaît pas, je puisse embarquer mes vaisseaux nègres, et faire d’eux ce que j’ai déjà dit. Et ne prenez pas souci d’aller faire pour le moment visite à madame Dulcinée, mais allez vite tuer le géant, et finissons cette affaire, qui me semble, en bonne foi de Dieu, de grand honneur et de grand profit. — Je te dis, Sancho, répondit Don Quichotte, que tu es dans le vrai de la chose, et je suivrai ton conseil quant à ce qui est d’aller plutôt avec la princesse qu’auprès de Dulcinée ; mais je t’avertis de ne rien dire à personne, pas même à ceux qui viennent avec nous, de ce dont nous venons de jaser et de convenir ; car, puisque Dulcinée a tant de modestie et de réserve qu’elle ne veut pas qu’on sache rien de ses secrets, il serait fort mal qu’on les sût par moi ou par un autre à ma place. — Mais s’il en est ainsi, répliqua Sancho, comment votre grâce s’avise-t-elle d’envoyer tous ceux que son bras a vaincus se présenter devant madame Dulcinée ? N’est-ce pas signer de votre nom que vous l’aimez bien, et que vous êtes son amoureux ? et puisque vous obligez tous ces gens-là à s’aller jeter à deux genoux devant elle, et à lui dire qu’ils viennent de votre part lui prêter obéissance, comment seront gardés vos secrets à tous deux ? — Oh ! que tu es simple et benêt ! s’écria Don Quichotte ; ne vois-tu pas, Sancho, que tout cela tourne à sa gloire, à son élévation ? Sache donc que, dans notre style de chevalerie, c’est un grand honneur pour une dame d’avoir plusieurs chevaliers errants à son service, sans que leurs pensées aillent plus loin que le plaisir de la servir, seulement parce que c’est elle, et sans espérer d’autre récompense de leurs vœux et de leurs bons offices que celle qu’elle veuille bien les admettre pour ses chevaliers. — Mais, reprit Sancho, c’est de cette façon d’amour que j’ai entendu prêcher qu’il fallait aimer Notre Seigneur, pour lui-même, sans que nous y fussions poussés par l’espérance du paradis ou par la crainte de l’enfer, bien que je me contentasse, quant à moi, de l’aimer et de le servir pour quelque raison que ce fût. — Diable soit du vilain ! s’écria Don Quichotte ; quelles heureuses saillies il a parfois ! on dirait vraiment que tu as étudié à Salamanque. — Eh bien, ma foi, je ne sais pas seulement lire, répondit Sancho. »

En ce moment, maître Nicolas leur cria d’attendre un peu, parce que ses compagnons voulaient se désaltérer à une fontaine qui se trouvait sur le bord du chemin. Don Quichotte s’arrêta, au grand plaisir de Sancho, qui se sentait déjà las de tant mentir, et qui avait grand’peur que son maître ne le prît sur le fait ; car, bien qu’il sût que Dulcinée était une paysanne du Toboso, il ne l’avait vue de sa vie. Pendant cet intervalle, Cardénio s’était vêtu des habits que portait Dorothée quand ils la rencontrèrent, lesquels, quoiqu’ils ne fussent pas fort bons, valaient dix fois mieux que ceux qu’il ôtait. Ils mirent tous pied à terre auprès de la fontaine, et des provisions que le curé avait prises à l’hôtellerie, ils apaisèrent quelque peu le grand appétit qui les talonnait.

Pendant leur collation, un jeune garçon vint à passer sur le chemin. Il s’arrêta pour regarder attentivement ceux qui étaient assis à la fontaine, puis accourut tout à coup vers Don Quichotte, et, lui embrassant les jambes, il se mit à pleurer à chaudes larmes : « Ah ! mon bon seigneur, s’écria-t-il, est-ce que votre grâce ne me reconnaît pas ? regardez-moi bien, je suis ce pauvre André que votre grâce délia du chêne où j’étais attaché. »

À ces mots, Don Quichotte le reconnut, et, le prenant par la main, se tourna gravement vers la compagnie : « Afin que vos grâces, leur dit-il, voient clairement de quelle importance il est qu’il y ait au monde des chevaliers errants, pour redresser les torts et les griefs qu’y commettent les hommes insolents et pervers, il faut que vous sachiez qu’il y a quelques jours, passant auprès d’un bois, j’entendis des cris et des accents plaintifs, comme d’une personne affligée et souffrante. J’accourus aussitôt, poussé par mon devoir, vers l’endroit d’où partaient ces plaintes lamentables, et je trouvai, attaché à un chêne, ce jeune garçon qui est maintenant devant nous ; ce dont je me réjouis au fond de l’âme, car c’est un témoin qui ne me laissera pas accuser de mensonge. Je dis donc qu’il était attaché à un chêne, nu de la tête à la ceinture, et qu’un rustre, que je sus, depuis, être son maître, lui déchirait la peau à coups d’étrivière avec les sangles d’une jument. Dès que ce spectacle frappa mes yeux, je demandai au paysan la cause d’un traitement aussi atroce. Le vilain me répondit que c’était son valet, et qu’il le fouettait ainsi parce que certaines négligences qu’il avait à lui reprocher sentaient plus le larron que l’imbécile. À cela cet enfant s’écria : « Seigneur, il ne me fouette que parce que je lui demande mes gages. » Le maître répliqua par je ne sais quelles harangues et quelles excuses, que je voulus bien entendre, mais non pas accepter. À la fin, je fis détacher le pauvre garçon, et jurer par serment au vilain qu’il l’emmènerait chez lui et lui payerait ses gages un réal sur l’autre, même avec intérêts. N’est-ce pas vrai, tout ce que je viens de dire, André, mon enfant ? N’as-tu pas remarqué avec quel empire je commandai à ton maître, avec quelle humilité il me promit de faire tout ce que lui imposait et notifiait ma volonté ? Réponds sans te troubler, sans hésiter en rien ; dis à ces seigneurs comment la chose s’est passée, afin qu’on voie bien s’il n’est pas utile, comme je le dis, qu’il y ait des chevaliers errants sur les grands chemins.

— Tout ce que votre grâce a dit est la pure vérité, répondit le jeune garçon ; mais la fin de l’affaire a tourné bien au rebours de ce que vous imaginez.

— Comment, au rebours ! s’écria Don Quichotte ; est-ce que ce vilain ne t’a pas payé ?

— Non-seulement il ne m’a pas payé, répliqua le jeune homme, mais dès que votre grâce fut sortie du bois, et que nous fûmes restés seuls, il me prit, me rattacha au même chêne, et me donna de nouveau tant de coups d’étrivière, qu’il me laissa écorché comme un saint Barthélemi ; et chaque coup qu’il m’appliquait, il l’assaisonnait d’un badinage ou d’une raillerie, pour se moquer de votre grâce, tellement que, sans la douleur de mes côtes, j’aurais ri de bon cœur de ce qu’il disait. Enfin, il me mit en tel état que, depuis ce temps, je suis resté à l’hôpital pour me guérir du mal que ce méchant homme me fit alors. Et de tout cela, c’est votre grâce qui en a la faute ; car, si vous aviez suivi votre chemin, sans venir où l’on ne vous appelait pas, et sans vous mêler des affaires d’autrui, mon maître se serait contenté de me donner une ou deux douzaines de coups de fouet, puis il m’aurait lâché et m’aurait payé tout ce qu’il me devait. Mais votre grâce vint l’insulter si mal à propos, et lui dire tant d’impertinences, que la colère lui monta au nez, et, comme il ne put se venger sur vous, c’est sur moi que le nuage a crevé, si bien qu’à ce que je crois je ne deviendrai homme en toute ma vie. — Le mal fut, dit Don Quichotte, que je m’éloignai trop tôt, et que je ne restai pas jusqu’à ce que tu fusses payé. J’aurais dû savoir, en effet, par longue expérience, que jamais vilain ne garde sa promesse, à moins qu’il ne trouve son compte à la garder. Mais tu te rappelles bien, André, que j’ai juré, s’il ne te payait pas, de revenir le chercher, et que je le trouverais, se fût-il caché dans le ventre de la baleine. — Oui, c’est vrai, répondit André, mais ça n’a servi de rien. — Maintenant tu vas voir si ça sert à quelque chose, s’écria Don Quichotte ; » et, disant cela, il se leva brusquement, appela Sancho, et lui commanda de seller Rossinante, qui s’était mis à paître pendant que les autres mangeaient. Dorothée demanda alors à Don Quichotte ce qu’il pensait faire. Celui-ci répondit qu’il pensait aller chercher le vilain, le châtier de sa brutalité, et faire payer André jusqu’au dernier maravédi, en dépit de tous les vilains du monde qui voudraient y trouver à redire. Mais elle lui répliqua qu’il prît garde que, d’après le don promis, il ne pouvait s’entremettre en aucune entreprise avant qu’il eût mis la sienne à fin, et que, sachant cela mieux que personne, il devait calmer cette juste indignation jusqu’au retour de son royaume. « J’en conviens, répondit Don Quichotte ; il faut bien qu’André prenne patience jusqu’à mon retour, comme vous dites, madame ; mais je jure de nouveau, et promets par serment de ne plus reposer alors qu’il ne soit dûment vengé et payé.

— Je me soucie peu de ces jurements, reprit André, et j’aimerais mieux tenir maintenant de quoi me rendre à Séville que toutes les vengeances du monde. Donnez-moi, si vous en avez là, quelque chose à manger ou à mettre dans ma poche, et que Dieu vous conserve, ainsi que tous les chevaliers errants, auxquels je souhaite aussi bonne chance pour eux-mêmes qu’ils l’ont eue pour moi. » Sancho tira de son bissac un quartier de pain et un morceau de fromage, et les présentant au jeune homme : « Tenez, lui dit-il, mon frère André ; de cette manière chacun de nous attrapera une part de votre disgrâce. — Et quelle part attrapez-vous ? demanda André. — Cette part de fromage et de pain que je vous donne, répondit Sancho ; Dieu sait si elle doit ou non me faire faute, car il faut que vous sachiez, mon ami, que nous autres écuyers de chevaliers errants nous sommes sujets à endurer la faim et la misère, et d’autres choses encore qui se sentent mieux qu’elles ne se disent. » André prit le pain et le fromage, et, voyant que personne ne se disposait à lui donner autre chose, il baissa la tête, tourna le dos, et, comme on dit, pendit ses jambes à son cou. Toutefois il se retourna en partant, et dit à Don Quichotte : « Pour l’amour de Dieu, seigneur chevalier errant, si vous me rencontrez une autre fois, bien que vous me voyiez mettre en morceaux, ne prenez pas l’envie de me secourir, mais laissez-moi dans ma disgrâce, qui ne pourra jamais être pire que celle qui me viendrait du secours de votre seigneurie, que je prie Dieu de confondre et de maudire avec tous les chevaliers errants que le monde ait vu naître. » Don Quichotte se levait pour châtier ce petit insolent ; mais l’autre se mit à courir de façon que personne n’eût l’idée de le suivre. Notre chevalier resta donc sur la place, fort courroucé de l’histoire d’André, et les autres eurent besoin de faire grande attention à ne point éclater de rire, pour ne pas achever de l’irriter tout de bon.


  1. Allusion à l’un des tours de maquignonnage des Bohémiens, qui, pour donner du train au mulet le plus lourd ou à l’âne le plus paresseux, leur versaient un peu de vif-argent dans les oreilles.