L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre XXXVI

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 512-524).


CHAPITRE XXXVI.

Qui traite d’autres étranges aventures, arrivées dans l’hôtellerie.



En ce moment, l’hôtelier qui était sur le seuil de sa porte, s’écria : « Vive Dieu ! voici venir une belle troupe d’hôtes ; s’ils s’arrêtent ici, nous aurons du gaudeamus. — Quels sont ces voyageurs ? demanda Cardénio ? — Ce sont, répondit l’hôtelier, quatre hommes montés à cheval à l’écuyère, avec des lances et des boucliers, et portant tous quatre des masques noirs[1] ; au milieu d’eux, se trouve une dame vêtue de blanc, assise sur une selle en fauteuil, et le visage pareillement masqué ; puis, deux valets de pied par derrière. — Et sont-ils bien près ? demanda le curé.

— Si près, répondit l’hôtelier, qu’ils arrivent à la porte. » Quand Dorothée entendit cela, elle se couvrit aussitôt le visage, et Cardénio s’empressa d’entrer dans la chambre où dormait Don Quichotte. À peine avaient-ils eu le temps de prendre l’un et l’autre ces précautions, que toute la troupe qu’avait annoncée l’hôtelier entra dans l’hôtellerie. Les quatre cavaliers, gens de bonne mine et de riche apparence, ayant mis pied à terre, allèrent descendre la dame de la selle où elle était assise, et l’un d’eux, la prenant dans ses bras, la porta sur une chaise qui se trouvait à l’entrée de la chambre où Cardénio s’était caché. Pendant tout ce temps, ni elle ni eux n’avaient quitté leurs masques, ni prononcé le moindre mot ; seulement, lorsqu’on la posa sur sa chaise, la dame, poussant un profond soupir, laissa tomber ses bras, comme une personne malade et défaillante. Les valets de pied menèrent les chevaux à l’écurie. À la vue de ce qui se passait, le curé, désireux de savoir quels étaient ces gens qui gardaient si soigneusement le silence et l’incognito, s’en alla trouver les valets de pied, et questionna l’un d’eux sur ce qu’il avait envie de savoir. « Pardine, seigneur, répondit celui-ci, je serais bien embarrassé de vous dire qui sont ces cavaliers ; seulement ça m’a l’air de gens de distinction, principalement celui qui est venu prendre dans ses bras cette dame que vous avez vue, et si je le dis, c’est parce que tous les autres lui portent respect, et ne font rien que ce qu’il ordonne. — Et la dame, qui est-elle ? demanda le curé. — Je ne vous le dirai pas davantage, répondit le valet ; car, en toute la route, je ne lui ai pas vu un coin de la figure. Pour ce qui est de soupirer, oh ! ça, je l’ai entendue bien des fois, et pousser des gémissements si tristes qu’on dirait qu’avec chacun d’eux elle veut rendre l’âme. Mais il n’est pas étonnant que nous n’en sachions, mon camarade et moi, pas plus long que je ne vous en dis, car il n’y a pas plus de deux jours que nous les accompagnons. Ils nous ont rencontrés sur le chemin, et nous ont priés et persuadés de les suivre jusqu’en Andalousie, en nous promettant de nous bien payer. — Avez-vous entendu nommer quelqu’un d’entre eux ? demanda le curé. — Non, par ma foi, répondit l’autre ; ils cheminent tous en si grand silence qu’on dirait qu’ils en ont fait vœu. On n’entend rien autre chose que les soupirs et les sanglots de cette pauvre dame, que c’est à vous fendre le cœur, et nous croyons sans aucun doute qu’elle va contre son gré et par violence, en quelque part qu’on la mène. Autant qu’on en peut juger par sa robe noire, elle est religieuse, ou va bientôt le devenir, ce qui est le plus probable, et peut-être est-elle si triste parce qu’elle n’a pas de goût pour le couvent. — Tout cela peut bien être, reprit le curé. » et, quittant l’écurie, il revint trouver Dorothée. Celle-ci, dès qu’elle eut entendu soupirer la dame voilée, émue de la compassion naturelle à son sexe, s’approcha d’elle, et lui dit : « Qu’avez-vous, madame, quel mal sentez-vous ? si c’était quelqu’un de ceux que les femmes ont l’habitude et l’expérience de soigner, je me mets de bien grand cœur à votre service. » À tout cela, la plaintive dame se taisait et ne répondait mot, et, bien que Dorothée renouvelât ses offres avec plus d’empressement, elle continuait à garder le silence. Enfin, le cavalier masqué, auquel, d’après le dire du valet de pied, obéissaient tous les autres, revint auprès d’elle, et dit à Dorothée : « Ne perdez pas votre temps, madame, à faire des offres de service à cette femme ; elle est habituée à n’avoir nulle reconnaissance de ce qu’on fait pour elle, et n’essayez pas davantage d’obtenir d’elle une réponse, à moins que vous ne vouliez entendre sortir de sa bouche un mensonge. — Jamais je n’en ai dit, s’écria vivement celle qui s’était tue jusqu’alors ; au contraire, c’est pour avoir été trop sincère, trop ennemie de tout artifice, que je me vois aujourd’hui si cruellement malheureuse ; et s’il faut en prendre quelqu’un à témoin, je veux vous choisir vous-même, puisque c’est mon pur amour de la vérité qui vous a rendu, vous, faux et menteur. »

Cardénio entendit clairement et distinctement ces propos, car il était si près de celle qui venait de parler que la seule porte de la chambre de Don Quichotte les séparait. Aussitôt, jetant un cri perçant : « Ô mon Dieu ! s’écria-t-il, que viens-je d’entendre ? quelle est cette voix qui a frappé mon oreille ! » À ces cris, la dame tourna la tête, pleine de surprise et de trouble ; et, ne voyant personne, elle se leva pour entrer dans la chambre voisine ; mais le cavalier, qui épiait ses mouvements, l’arrêta, sans lui laisser faire un pas de plus. Dans son agitation, elle fit tomber le masque de taffetas qui lui cachait la figure, et découvrit une incomparable beauté, un visage céleste, bien que décoloré et presque hagard, car ses yeux se portaient tour à tour et sans relâche sur tous les endroits où sa vue pouvait atteindre. Elle avait le regard si inquiet, si troublé, qu’elle semblait privée de raison, et ces signes de folie, quoiqu’on en ignorât la cause, excitèrent la pitié dans l’âme de Dorothée et de tous ceux qui la regardaient. Le cavalier la tenait fortement des deux mains par les épaules, et, tout occupé de la retenir, il ne put relever son masque, qui se détachait et finit par tomber entièrement. Levant alors les yeux, Dorothée, qui soutenait la dame dans ses bras, vit que celui qui la tenait également embrassée était son époux Don Fernand. Dès qu’elle l’eut reconnu, poussant du fond de ses entrailles un long et douloureux soupir, elle se laissa tomber à la renverse, complètement évanouie ; et, si le barbier ne se fût trouvé près d’elle, pour la retenir dans ses bras, elle aurait frappé la terre. Le curé, accourant aussitôt, lui ôta son voile pour lui jeter de l’eau sur le visage ; Don Fernand la reconnut alors, car c’était bien lui qui tenait l’autre femme embrassée, et il resta comme mort à cette vue. Cependant il ne lâchait point prise, et continuait à retenir Luscinde (c’était elle qui s’efforçait de s’échapper de ses bras), laquelle avait reconnu Cardénio à ses cris, lorsqu’il la reconnaissait lui-même. Cardénio entendit aussi le gémissement que poussa Dorothée en tombant évanouie, et, croyant que c’était sa Luscinde, il s’élança de la chambre tout hors de lui. La première chose qu’il vit fut Don Fernand, qui tenait encore Luscinde embrassée. Don Fernand reconnut aussi sur-le-champ Cardénio, et tous quatre restèrent muets de surprise, ne pouvant comprendre ce qui leur arrivait. Tous se taisaient, et tous se regardaient ; Dorothée avait les yeux sur Don Fernand, Don Fernand sur Cardénio, Cardénio sur Luscinde, et Luscinde sur Cardénio. La première personne qui rompit le silence fut Luscinde, qui, s’adressant à Don Fernand, lui parla de la sorte : « Laissez-moi, seigneur Don Fernand, au nom de ce que vous devez à ce que vous êtes, si nul autre motif ne vous y décide ; laissez-moi retourner au chêne dont je suis le lierre, à celui duquel n’ont pu me séparer vos importunités, vos menaces, vos promesses et vos dons. Voyez par quels chemins étranges, et pour nous inconnus, le Ciel m’a ramenée devant mon véritable époux. Vous savez déjà, par mille épreuves pénibles, que la mort seule aurait la puissance de l’effacer de ma mémoire. Eh bien ! que vos illusions si clairement détruites changent votre amour en haine, votre bienveillance en fureur. Ôtez-moi la vie ; pourvu que je rende le dernier soupir aux yeux de mon époux bien-aimé, je tiendrai ma mort pour heureuse et bien employée. Peut-être y verra-t-il la preuve de la fidélité que je lui ai gardée jusqu’au dernier souffle de ma vie. »

Dorothée, cependant, ayant repris connaissance, avait entendu ces paroles de Luscinde dont le sens lui avait fait deviner qui elle était. Voyant que Don Fernand ne la laissait pas échapper de ses bras, et ne répondait rien à de si touchantes prières, elle fit un effort, se leva, alla se jeter à genoux devant les pieds de son séducteur, et, versant de ses beaux yeux deux ruisseaux de larmes, elle lui dit d’une voix entrecoupée : « Si les rayons de ce soleil, que tu tiens éclipsé dans tes bras, ne t’ôtent plus, ô mon seigneur, la lumière des yeux, tu auras reconnu que celle qui s’agenouille à tes pieds est l’infortunée, tant qu’il te plaira qu’elle le soit, et la triste Dorothée. Oui, c’est moi qui suis cette humble paysanne que, par ta bonté, ou pour ton plaisir, tu as voulu élever assez haut pour pouvoir se dire à toi ; je suis cette jeune fille qui passait, dans les limites de l’innocence, une vie heureuse et paisible, jusqu’au moment où, à la voix de tes importunités, de tes propos d’amour, si sincères en apparence, elle ouvrit les portes à toute retenue et te livra les clefs de sa liberté : présent bien mal agréé par toi, puisque tu m’as réduite à me trouver en ce lieu où tu me trouves à présent, et à t’y revoir dans l’état où je te vois. Mais avant tout, je ne voudrais pas qu’il te vînt à l’imagination que je suis venue ici sur les pas de mon déshonneur, tandis que je n’y ai été conduite que par ma douleur et le regret de me voir oubliée de toi. Tu as voulu que je fusse à toi, et tu l’as voulu de telle sorte, qu’en dépit du désir que tu peux en avoir à présent, il ne t’est plus possible de cesser d’être à moi. Prends garde, mon seigneur, que l’incomparable affection que je te porte peut bien compenser la beauté et la noblesse pour lesquelles tu m’abandonnes. Tu ne peux être à la belle Luscinde, puisque tu es à moi, ni elle à toi, puisqu’elle est à Cardénio. Fais-y bien attention ; il te sera plus facile de te réduire à aimer celle qui t’adore, que de réduire à t’aimer celle qui te déteste. Tu as surpris mon innocence, tu as triomphé de ma vertu ; ma naissance t’était connue, et tu sais bien à quelles conditions je me suis livrée à tes vœux ; il ne te reste donc aucune issue, aucun moyen d’invoquer l’erreur et de te prétendre abusé. S’il en est ainsi, et si tu n’es pas moins chrétien que gentilhomme, pourquoi cherches-tu tant de détours pour éviter de me rendre aussi heureuse à la fin que tu l’avais fait au commencement ? Si tu ne veux pas de moi pour ce que je suis, ta véritable et légitime épouse, prends-moi du moins, prends-moi pour ton esclave ; pourvu que je sois en ton pouvoir, je me tiendrai pour heureuse et bien récompensée. Ne permets pas, en m’abandonnant, que mon honneur périsse sous d’injurieux caquets ; ne donne pas une si triste vieillesse à mes parents, car ce n’est pas ce que méritent les loyaux services qu’en bons vassaux ils ont toujours rendus aux tiens. S’il te semble que tu vas avilir ton sang en le mêlant au mien, considère qu’il y a peu de noblesses au monde qui n’aient passé par ce chemin, et que ce n’est pas celle des femmes qui sert à relever les illustres races. Et d’ailleurs, c’est dans la vertu que consiste la vraie noblesse ; si celle-là vient à te manquer, par ton refus de me rendre ce qui m’appartient, je resterai plus noble que toi. Enfin, seigneur, ce qu’il me reste à te dire, c’est que, bon gré mal gré, je suis ton épouse. J’en ai pour garants tes paroles, qui ne peuvent être menteuses, si tu te vantes encore de ce pourquoi tu me méprises, la signature que tu m’as donnée, le Ciel que tu as pris à témoin de tes promesses ; et quand même tout cela me manquerait, ce qui ne me manquera pas, c’est ta propre conscience, qui élèvera ses cris silencieux au milieu de tes coupables joies, qui prendra la défense de cette vérité que je proclame, et troublera tes plus douces jouissances. »

Ces paroles, et d’autres encore, la plaintive Dorothée les prononça d’un ton si touchant, et en versant tant de larmes, que tous ceux qui étaient présents à cette scène, même les cavaliers de la suite de Fernand, sentirent aussi se mouiller leurs yeux. Don Fernand l’écouta, sans répondre un seul mot, jusqu’à ce qu’elle eût fini de parler et que sa voix fût étouffée par tant de soupirs et de sanglots, qu’il aurait fallu un cœur de bronze pour n’être point attendri des témoignages d’une si profonde douleur. Luscinde aussi la regardait, non moins touchée de son affliction, qu’étonnée de son esprit et de sa beauté. Elle aurait voulu s’approcher d’elle et lui dire quelques paroles de consolation ; mais les bras de Don Fernand la retenaient encore. Celui-ci, plein de trouble et de confusion, après avoir quelque temps fixé ses regards en silence sur Dorothée, ouvrit enfin les bras, et rendant la liberté à Luscinde : « Tu as vaincu, s’écria-t-il, belle Dorothée, tu as vaincu ! Comment aurait-on le courage de résister à tant de vérités réunies ? » Encore mal remise de son évanouissement, Luscinde ne se fut pas plus tôt dégagée, qu’elle défaillit et se laissa tomber à terre ; mais près d’elle était Cardénio, qui se tenait derrière Don Fernand pour n’être pas reconnu de lui. Oubliant toute crainte, et se hasardant à tout risque, il s’élança pour soutenir Luscinde ; et, la recevant dans ses bras : « Si le Ciel miséricordieux, lui dit-il, permet que tu trouves quelque repos, belle, constante et loyale dame, nulle part tu ne l’auras plus sûr et plus tranquille que dans les bras qui te reçoivent aujourd’hui et qui te reçurent dans un autre temps, alors que la fortune me permettait de te regarder comme à moi. » À ces mots, Luscinde jeta les yeux sur Cardénio ; elle avait commencé à le reconnaître par la voix ; par la vue elle s’assura que c’était bien lui. Hors d’elle-même, et foulant aux pieds toute convenance, elle jeta ses deux bras au cou de Cardénio ; et collant son visage au sien : « C’est vous, mon seigneur, s’écria-t-elle ; oh ! oui, c’est bien vous qui êtes le véritable maître de cette esclave qui vous appartient, en dépit du destin contraire, en dépit des menaces faites à une vie qui dépend de la vôtre. » Ce fut un étrange spectacle pour Don Fernand, et pour tous les spectateurs, étonnés d’un événement si nouveau. Dorothée s’aperçut que Don Fernand changeait de couleur, et qu’il semblait vouloir tirer vengeance de Cardénio, car elle lui vit avancer la main vers la garde de son épée. Aussitôt, rapide comme l’éclair, elle se jeta à ses genoux, les embrassa, les couvrit de baisers et de pleurs, et, le tenant si étroitement serré qu’elle ne le laissait pas mouvoir : « Que penses-tu faire, lui disait-elle, ô mon unique refuge, dans cette rencontre inattendue ! tu as à tes pieds ton épouse, et celle que tu veux qui le soit est dans les bras de son mari. Vois : te sera-t-il possible de défaire ce que le ciel a fait ? Ne vaut-il pas mieux que tu consentes à élever jusqu’à la rendre ton égale celle qui, malgré tant d’obstacles, et soutenue par sa constance, a les yeux sur tes yeux, et baigne de larmes amoureuses le visage de son véritable époux ? Je t’en conjure, au nom de ce qu’est Dieu, au nom de ce que tu es toi-même ; que cette vue, qui te désabuse, n’excite point ta colère ; qu’elle la calme au contraire à tel point, que tu laisses ces deux amants jouir en paix de leur bonheur, tout le temps que leur en accordera le Ciel. Tu montreras ainsi la générosité de ton noble cœur, et le monde verra que la raison a sur toi plus d’empire que tes passions. »

Tandis que Dorothée parlait ainsi, Cardénio, sans cesser de tenir Luscinde étroitement embrassée, ne quittait par Fernand des yeux, bien résolu, s’il lui voyait faire quelque geste menaçant, à se défendre de son mieux contre lui et contre tous ceux qui voudraient l’attaquer, dût-il lui en coûter la vie. Mais, en ce même instant, les amis de Don Fernand accoururent d’un côté ; de l’autre, le curé et le barbier qui s’étaient trouvés présents à toute la scène, sans qu’il y manquât le bon Sancho Panza ; tous entouraient Don Fernand, le suppliant de prendre pitié des larmes de Dorothée, et de ne point permettre, si, comme ils en étaient convaincus, elle avait dit la vérité, que ses justes espérances fussent déçues. « Considérez, seigneur, ajouta le curé, que ce n’est point le hasard, ainsi que cela paraît être, mais une disposition particulière de la Providence, qui vous a tous réunis dans un endroit où, certes, chacun de vous y pensait le moins ; considérez que la mort seule peut enlever Luscinde à Cardénio, et que, dût-on les séparer avec le tranchant d’une épée, la mort leur semblerait douce en mourant ensemble. Dans les cas désespérés, irrémédiables, c’est le comble de la raison de se vaincre soi-même et de montrer un cœur généreux. Permettez donc, par votre propre volonté, que ces deux époux jouissent d’un bonheur que le ciel leur accorde déjà. D’ailleurs, jetez aussi les yeux sur la beauté de Dorothée ; voyez-vous beaucoup de femmes qui puissent, non la surpasser en attraits, mais seulement l’égaler ? À sa beauté se joignent encore son humilité touchante et l’extrême amour qu’elle vous porte. Enfin, considérez surtout que, si vous vous piquez d’être gentilhomme et chrétien, vous ne pouvez faire autre chose que tenir la parole engagée. C’est ainsi que vous apaiserez Dieu, et que vous satisferez les gens éclairés qui savent très-bien reconnaître que c’est une prérogative de la beauté, lorsque la vertu l’accompagne, de pouvoir s’élever au niveau de toute noblesse, sans faire déroger celui qui l’élève à sa hauteur, et qui savent aussi qu’en cédant à l’empire de la passion, lorsqu’on ne pèche point pour la satisfaire, on demeure à l’abri de tout reproche. » À ces raisons, chacun ajouta la sienne, si bien que le noble cœur de Don Fernand, où battait enfin un sang illustre, se calma, s’attendrit, et se laissa vaincre par la puissance de la vérité. Pour témoigner qu’il s’était rendu, et qu’il cédait aux bons avis, il se baissa, prit Dorothée dans ses bras, et lui dit : « Levez-vous, madame ; il n’est pas juste que je laisse agenouiller à mes pieds celle que je porte en mon âme ; et si, jusqu’à présent, je ne vous ai pas prouvé ce que je viens de dire, c’est peut-être par un ordre exprès du ciel, qui a voulu qu’en voyant avec quelle constance vous m’aimez, je susse vous estimer autant que vous en êtes digne. Je vous demande une chose, c’est de ne pas me reprocher l’abandon et l’oubli dont vous avez été victime, car la même force qui me contraignit à faire en sorte que vous fussiez à moi, m’a poussé ensuite à tâcher de n’être plus à vous. Si vous en doutez, tournez les yeux et regardez ceux de Luscinde, maintenant satisfaite ; vous y trouverez l’excuse de toutes mes fautes. Puisqu’elle a trouvé ce qu’elle désirait, et moi ce qui m’appartient, qu’elle vive, tranquille et contente, de longues années avec son Cardénio ; moi, je prierai le ciel à genoux qu’il m’en laisse vivre autant avec ma Dorothée. » En disant ces mots, il la serra de nouveau dans ses bras, et joignit son visage au sien, avec un si tendre transport qu’il lui fallut se faire violence pour que les larmes ne vinssent pas aussi donner leur témoignage de son amour et de son repentir. Luscinde et Cardénio ne retinrent point les leurs, non plus que ceux qui se trouvaient présents, et tout le monde se mit si bien à pleurer, les uns de leur propre joie, les autres de la joie d’autrui, qu’on aurait dit que quelque grave et subit accident les avait tous frappés. Sancho lui-même fondait en larmes, mais il avoua depuis qu’il n’avait pleuré que parce que Dorothée n’était pas, comme il l’avait cru, la reine Micomicona, de laquelle il attendait tant de faveurs.

Pendant quelque temps, les pleurs durèrent, ainsi que la surprise et l’admiration. Enfin Luscinde et Cardénio allèrent se jeter aux genoux de Don Fernand, et lui rendirent grâce de la faveur qu’il leur accordait, en termes si touchants que Don Fernand ne savait que répondre, et que, les ayant fait relever, il les embrassa avec les plus vifs témoignages de courtoisie et d’affection. Ensuite il pria Dorothée de lui dire comment elle était venue à un endroit si éloigné de son pays natal. Dorothée lui conta, en termes succincts et élégants, tout ce qu’elle avait précédemment raconté à Cardénio ; et Don Fernand, ainsi que les cavaliers qui l’accompagnaient, furent si charmés de son récit qu’ils auraient voulu qu’il durât davantage, tant la belle paysanne avait de grâce à conter ses infortunes. Dès qu’elle eut fini, Don Fernand raconta à son tour ce qui lui était arrivé dans la ville, après avoir trouvé sur le sein de Luscinde le papier où elle déclarait qu’elle était l’épouse de Cardénio et ne pouvait être la sienne. « Je voulus la tuer, dit-il, et je l’aurais fait si ses parents ne m’eussent retenu ; alors je quittai sa maison, confus et courroucé, avec le dessein de me venger d’une manière éclatante. Le lendemain, j’appris que Luscinde s’était échappée de chez ses parents, sans que personne pût dire où elle était allée. Enfin, au bout de plusieurs mois, je sus qu’elle s’était retirée dans un couvent, témoignant la volonté d’y rester toute sa vie, si elle ne pouvait la passer avec Cardénio. Dès que je sus cela, je choisis pour m’accompagner ces trois gentilshommes, et je me rendis au monastère où elle s’était réfugiée. Sans vouloir lui parler, dans la crainte que, sachant mon arrivée, on ne fît bonne garde au couvent, j’attendis qu’un jour le parloir fût ouvert ; alors, laissant deux de mes compagnons garder la porte, j’entrai avec l’autre pour chercher Luscinde dans la maison. Nous la trouvâmes au cloître, causant avec une religieuse, et, l’enlevant par force, sans lui donner le temps d’appeler au secours, nous la conduisîmes au premier village où nous pûmes nous munir de ce qui était nécessaire pour l’emmener. Tout cela s’était fait aisément, le couvent étant isolé au milieu de la campagne, et loin des habitations. Quand Luscinde se vit en mon pouvoir, elle perdit d’abord connaissance ; et, depuis qu’elle fut revenue de cet évanouissement, elle n’a fait autre chose que verser des larmes et pousser des soupirs, sans vouloir prononcer un mot. C’est ainsi, dans le silence et les larmes, que nous sommes arrivés à cette hôtellerie, qui est pour moi comme si je fusse arrivé au ciel, où se terminent et s’oublient toutes les disgrâces de la terre. »


  1. On portait alors, surtout en voyage, des masques (antifaces) faits d’étoffe légère, et le plus souvent noirs.