L’Instinct et la vie

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L’Instinct et la vie
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 326-354).


L’INSTINCT ET LA VIE


I. Albert Lemoine, l’Habitude et l’Instinct, Paris 1875. — II. Léon Dumont, Théorie scientifique de la Sensibilité ; le Plaisir et la Peine, Paris 1875. — III. Herbert Spencer, Principes de Psychologie, traduit de l’anglais par Th. Ribot et A. Espinas, Paris 1874-75. — IV. Alexandre Bain, les Sens et l’Intelligence, traduit de l’anglais par M. E. Cazelles, Paris 1874.


Parmi les sciences aujourd’hui en faveur, il en est une qui est particulièrement attrayante, abondante en faits curieux, en révélations inattendues, en rapprochemens pleins d’intérêt : c’est la psychologie comparée. À toutes les époques où les relations nécessaires de la science et de la philosophie ont été comprises, cette étude parallèle des facultés de l’homme et de celles des animaux a captivé les esprits doués du génie de l’observation. Un peu négligée dans notre pays pendant ce siècle, elle renaît depuis quelques années. Science d’observation avant tout, il lui importe de rester le plus longtemps possible sur le terrain des faits, et d’ajourner les conclusions qui ont trait aux origines. Elle n’atteindra le but qui lui est propre qu’en y visant directement ; or elle s’en détourne quand elle se met à la suite, tantôt de ceux qui se déclarent satisfaits de la théorie de l’évolution, tantôt de ceux qui s’en effraient outre mesure.

En effet, le but immédiat de la psychologie comparée, ce n’est pas de savoir si l’homme descend ou non du singe, et si le genre animal tout entier dérive d’une vésicule germinative ; c’est de constater par l’observation quelles sont les ressemblances et les différences mentales qui existent entre l’homme et les animaux inférieurs. Voilà ce qu’il faut d’abord chercher, advienne ensuite que pourra. Par elle-même, cette recherche a son prix, et ce prix est assez grand pour qu’on la poursuive, abstraction faite de toutes les hypothèses, évolutionnistes ou autres. Veut-on absolument la rattacher aux complications systématiques du darwinisme ? C’est par elle encore qu’il est indispensable de commencer, car, si la question, d’origine est soluble, elle ne sera résolue que par la connaissance des faits ; si au contraire ce problème de la descendance zoologique de l’homme est du même genre que celui de la quadrature du cercle, les faits seuls nous l’apprendront. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’étude des phénomènes passe la première, et ne sera exacte que si elle a lieu en dehors et au-dessus des discussions retentissantes.

Pour déterminer par l’analyse les caractères, les fois et la nature de l’instinct, M. Albert Lemoine s’était placé à ce point de vue élevé. Ce psychologue éminent, auquel de solides connaissances en physiologie donnaient une autorité particulière, était préparé depuis longtemps à pénétrer, sans s’y égarer, dans ces régions obscures où s’agitent les facultés de la bête. Avant de s’y engager, il s’était habitué à distinguer ce qui se passe dans les états qui sont comme la pénombre de l’âme humaine. Dans le rêve, dans le sommeil, dans le somnambulisme, dans l’aliénation mentale, la lumière de la conscience ne s’éteint pas sans doute, mais elle perd beaucoup de sa clarté. L’observation directe de ces modes de l’existence est tantôt, difficile, tantôt impossible ; le savant qui se propose de les connaître et de les décrire est obligé de les rapprocher des faits analogues qui s’accomplissent dans le plein jour de la conscience. Il fait donc alors littéralement de la psychologie comparée. Il ne dépasse pas encore, il est vrai, l’horizon de la nature humaine ; mais à force de regarder méthodiquement dans notre vie crépusculaire, son œil devient habile à percer les voiles dont s’enveloppe la vie de l’animal.

Déjà M. Albert Lemoine possédait à un haut degré cette habileté quand il écrivit la remarquable étude psychologique sur le sommeil et sur le somnambulisme que la Revue[1] annonçait au public il y a dix-huit ans. D’après ce premier essai, il était aisé de prévoir que l’auteur, en persévérant, deviendrait maître dans ce genre d’investigation. Cette prévision, ses œuvres ultérieures l’ont confirmée, notamment celles qui sont intitulées : l’Aliéné, l’Âme et le Corps, la Physionomie et la Parole. Les problèmes délicats que l’on rencontre sur les confins de la matière et de l’esprit, il en avait fait son domaine ; d’autres, il est vrai, les ont abordés en même temps que lui, personne n’y a apporté plus de dextérité, de finesse, de clairvoyance. Pendant les derniers jours de sa vie, quoique affaibli par la maladie qui le minait et qui l’a emporté, il avait écrit une monographie ingénieuse sur la question de l’habitude. Immédiatement après, il avait entrepris une analyse à fond des caractères de l’instinct. La mort l’a frappé avant qu’il eût terminé ce mémoire, le plus original de tous ceux qu’il a laissés ; mais il a pu le pousser assez loin pour que la science en doive tenir grand compte.

Sur ce sujet si débattu, il n’existe aucun écrit qui égale en clarté, en profondeur le petit livre de M. Albert Lemoine, aucun non plus qui ait été conçu et exécuté avec autant de sereine impartialité. Étudions ce traité en y rattachant les travaux de date plus ou moins récente que l’auteur a touchés en passant et ceux qui ont échappé à son attention ou paru après sa mort. Voyons avec lui d’abord ce que n’est pas l’instinct, puis ce qu’il est dans l’homme et dans l’animal, et quelle part d’action lui revient dans l’œuvre de la vie physique.


I.


Lorsqu’on introduit l’idée de l’instinct dans un travail d’ensemble qui a la prétention d’être scientifique, il n’est pas permis d’en parler dans les termes vagues du langage ordinaire. C’est se tirer d’affaire à trop bon marché que de citer un exemple quelconque et de dire, sans autre explication : Voilà l’instinct. « Je n’essaierai pas, dit M. Ch. Darwin, de définir l’instinct, chacun comprenant de quoi il est question quand on dit que l’instinct porte le coucou à émigrer et à déposer ses œufs dans les nids des autres oiseaux. » Assurément, comprendre de quoi il s’agit, cela suffit pour commencer ; mais, à vrai dire, ce n’est que poser la question ; la résoudre, c’est aboutir à une définition claire et précise. Cette définition, on la chercherait en vain dans l’œuvre tout entière du célèbre naturaliste.

Plus en effet le débat se prolonge, plus il est évident qu’il arrive parfois à de très habiles naturalistes de n’être pas de clairvoyans psychologues. Or c’est ici le cas de l’être ou jamais. Il y a des actes appelés instinctifs par tout le monde. Quel en est le principe ? Si ce principe se confond avec la raison elle-même, ou avec un pur mécanisme, ou avec l’habitude, ou avec l’hérédité, ce n’est pas une énergie spéciale et distincte ; il n’y a plus d’instinct. On doit donc, par un premier effort, tenter de réduire l’instinct à l’une de ces choses, et voir s’il s’y ramène, comme l’électricité, la chaleur, la lumière ont été ramenées au mouvement. Si l’instinct résiste à cette opération, s’il demeure irréductible, on devra le tenir pour une puissance à part, et alors il sera temps d’en approfondir l’essence, et d’en déterminer la fin.

Parmi les écrivains qui suppriment l’instinct en l’identifiant avec la raison, Montaigne est le plus considérable. Il n’est pas bon que les hommes de génie s’attaquent sans préparation à des problèmes qui requièrent l’emploi d’une analyse régulière et attentive. Presque toujours ils se trompent, et l’erreur qu’ils jettent dans la science, protégée par l’autorité de leur nom, prend et garde trop longtemps la place de la vérité. L’opinion de Montaigne sur l’intelligence des animaux est encore en crédit aujourd’hui : certaines personnes l’estiment vraie uniquement parce qu’il l’a exprimée. L’auteur des Essais est si séduisant ! « Quand nous voyons, dit-il, les chèvres de Candie, si elles ont reçu un coup de traict, aller, entre un million d’herbes, choisir le dictame pour leur guérison,… pour quoi ne disons-nous de même que c’est science et prudence ? » : Le motif qu’il donne de ce jugement est spécieux : « Nous devons conclure de pareils effets pareilles facultés, et de plus riches effets des facultés plus riches. » À ce compte, il faudrait affirmer que tels ou tels animaux nous sont supérieurs, puisqu’ils accomplissent des travaux dont l’homme est incapable dans les mêmes conditions. Montaigne en fait lui-même la remarque, réfutant ainsi son propre paradoxe ; mais la correction passe inaperçue, et c’est le paradoxe qui est répété.

Que cette singulière théorie de Montaigne ne soit qu’une boutade, ou un argument de sceptique, comme l’insinue M. A. Lemoine, elle n’est pas soutenable. La thèse opposée ne l’est pas davantage. Si les bêtes ne sont pas raisonnables à l’égal de l’homme, elles ne sont pas non plus dépourvues de toute intelligence : en les assimilant à de pures machines telles qu’une montre ou un tourne-broche, Descartes est tombé dans un autre excès. L’automatisme des animaux n’était qu’une hypothèse, conforme sans doute à la métaphysique du système, mais en opposition avec les faits et que le témoignage des faits a renversée. Toute une armée de gens d’esprit s’insurgea contre cette conception bizarre, si bien que jamais théorie philosophique ne suscita autant de piquantes réfutations[2]. Parmi les argumens dont on se servit pour la combattre, quelques-uns méritent d’être rappelés, parce qu’ils sont, sous une forme spirituelle, la condamnation décisive de l’erreur par le bon sens. Mme de Sévigné, par exemple, refusait de ne voir qu’une machine dans sa chienne Marphyse. Elle écrivait là-dessus à Mme de Grignan, trop zélée cartésienne : « Parlez un peu au cardinal de vos machines ; des machines qui aiment, qui ont une élection pour quelqu’un, des machines qui sont jalouses, des machines qui craignent ; allez, allez, vous vous moquez de nous ; jamais Descartes n’a prétendu nous le faire croire. » La critique de Fontenelle était plus froide et plus redoutable : « Mettez, écrivait-il dans une de ses lettres, mettez une machine de chien et une machine de chienne l’une auprès de l’autre, et il en pourra résulter une troisième petite machine, au lieu que deux montres seront l’une auprès de l’autre toute leur vie sans jamais faire une troisième montre. Or nous trouvons par notre philosophie, Mme B… et moi, que toutes les choses qui étant deux ont la vertu de se faire trois, sont d’une noblesse bien élevée au-dessus de la machine. » Par ces deux fragmens, on jugera de la résistance que rencontra la théorie qui substituait le mécanisme à l’instinct.

Au reste, elle est si définitivement abandonnée, elle paraît à l’heure qu’il est tellement inacceptable, que des esprits sérieux ont jugé Descartes incapable d’avoir commis une pareille exagération. En cherchant bien dans ses écrits, ils ont cru y trouver une importante réserve. Selon M. Flourens, l’automatisme cartésien, absolu dans certains passages des œuvres du maître, est dans d’autres endroits fort tempéré. On aurait eu tort de prendre les premiers au pied de la lettre, et de ne les point expliquer et corriger par les derniers qui tranchent la question. — Cette indulgente manière de voir a quelques partisans. Cependant, comme l’ont judicieusement montré MM. F. Bouillier et A. Lemoine, elle ne résiste pas à un examen tant soit peu attentif des textes mêmes qu’invoque M. Flourens. Dans une curieuse lettre à Morus, Descartes, ayant en effet l’air de ne pas vouloir pousser son opinion à l’extrême, disait en termes contenus : « Il faut pourtant remarquer que je parle de la pensée, non de la vie ou du sentiment, car je n’ôte la vie à aucun animal, ne la faisant consister que dans la seule chaleur du cœur. Je ne leur refuse pas même le sentiment, autant qu’il dépend des organes du corps. Ainsi mon opinion n’est pas si cruelle aux animaux qu’elle est favorable aux hommes. » Dans ces lignes, où le philosophe a la prétention de traiter les bêtes avec ménagement, il y a deux phrases significatives que M. Flourens transcrit sans en apercevoir la portée. Descartes accorde à l’animal la vie, mais en tant qu’elle ne consiste que dans la seule chaleur du cœur ; il ne lui refuse pas le sentiment, mais autant qu’il dépend des organes du corps, pas davantage. Ces expressions auraient dû avertir un physiologiste aussi clairvoyant que M. Flourens que la vie et le sentiment, péniblement concédés aux bêtes par Descartes, étaient de nature exclusivement physiologique. Il n’en aurait plus douté s’il avait relu, dans la même lettre, un autre passage plus explicite encore. « Ayant pris garde, dit Descartes, qu’il faut distinguer deux différens principes de nos mouvemens : l’un tout à fait mécanique et corporel, qui ne dépend que de la seule force des esprits animaux et de la configuration des parties, et que l’on pourrait appeler âme corporelle, et l’autre incorporel, c’est-à-dire l’esprit ou l’âme que vous définissez une substance qui pense, j’ai cherché avec grand soin si les mouvemens des animaux provenaient de ces deux principes ou d’un seul. Or ayant connu clairement qu’ils pouvaient venir d’un seul, c’est-à-dire du corporel et du mécanique, j’ai tenu pour démontré que ne pouvions prouver en aucune manière qu’il y eût dans les animaux une âme qui pensât. » Rien de plus clair : d’une part, selon Descartes, il n’y a chez l’animal qu’un principe corporel et mécanique ; de l’autre, l’âme qui pense n’y est pas. Mais, toujours d’après Descartes, l’âme pensante est la seule qui puisse éprouver des sentimens semblables à ceux de l’homme ; l’animal, qui est dépourvu d’âme pensante, n’a donc que des sentimens corporels et une sensibilité toute organique, comme l’a depuis nommée Bichat ; entendez par là l’irritabilité de certains organes sans plaisir ni douleur, distincte de la sensibilité animale, dont la souffrance et la jouissance sont les compagnes inséparables.

C’est à Buffon qu’appartient l’automatisme mixte prêté à Descartes par M. Flourens. Descartes était conséquent avec lui-même lorsqu’il affirmait d’une part que l’animal n’est qu’une machine, et d’autre part qu’il ne sent que dans ses organes et non point comme l’homme ; ce qui signifiait que ce sentiment tout corporel n’est pas accompagné de pensée, nous dirions aujourd’hui de conscience. Buffon, lui, se contredit expressément : il maintient en effet que les bêtes sont des machines, et il les déclare capables de sentir et d’avoir conscience de ce qu’elles sentent, se bornant à leur refuser la faculté de former des idées. Une machine sensible et consciente, voilà ce qui ne se comprend plus.

C’est à démontrer cette impossibilité que Buffon a consacré l’un de ses écrits les plus importans et les plus étudiés, le traité sur la Nature des animaux. On a prétendu qu’en composant cet ouvrage, où de si larges concessions sont faites à l’automatisme, il avait voulu ménager la philosophie cartésienne devenue entre les mains des jésuites une sorte de doctrine officielle. Si telle a été sa préoccupation secrète, ce qu’il n’y a pas lieu d’examiner ici, elle ne lui a pas porté bonheur. Quoiqu’il ait déployé dans cet essai sur les facultés animales toutes les qualités de sa pensée et de son style, il n’y a vraiment rien prouvé, si ce n’est qu’on peut être en même temps un naturaliste de génie et un psychologue médiocre. À ce point de vue du moins son livre est instructif : il montre à quelles conditions le savant est en état de conclure sans trop d’erreur de la nature interne de l’homme à celle des bêtes. Pour avoir mal rempli ces conditions, Buffon ne nous a laissé sur cette question qu’une suite d’éloquentes incohérences. Voici les plus frappantes : elles feront comprendre dans quelle impasse Buffon s’était jeté.

D’après lui, la substance spirituelle n’a été accordée qu’à l’homme, et ce n’est que par elle qu’il pense et réfléchit. L’animal est au contraire un être matériel, qui ne pense ni ne réfléchit, mais qui cependant agit et semble se déterminer. Toutefois nul doute que le principe de la détermination du mouvement ne soit dans l’animal un effet purement mécanique. Ainsi la bête n’est qu’un être matériel et une machine. Or cette machine a cinq sens, plus un sens intérieur qui est le cerveau. Ce sens intérieur diffère des sens externes par la durée de l’ébranlement que produisent les causes extérieures ; pour tout le reste, il est de même nature que ces autres sens : comme eux, le sens intérieur est un organe, un résultat de mécanique, un instrument matériel. L’homme a aussi les cinq sens extérieurs et le sens intérieur, en quoi il est animal et machine ; mais il a de plus l’âme spirituelle ; en cela, il est supérieur à l’animal qui est en lui-même, et aux autres animaux.

Cette théorie est construite avec art et elle se présente avec certaines apparences méthodiques ; mais elle trompe à chaque instant les efforts par lesquels l’auteur tente de l’établir. Les animaux que nous dépeint le grand naturaliste ne savent pas qu’ils existent, dit-il, mais ils le sentent parce qu’ils n’ont que des sensations ; ils ne le savent pas, parce qu’ils n’ont pas d’âme. Un usage plus habile et plus sûr de l’analyse psychologique aurait appris à Buffon que sentir son existence, c’est la connaître à un certain degré, et que connaître son existence c’est savoir qu’on existe ; mais, si l’animal sait qu’il existe et s’il est impossible de savoir cela sans avoir une âme, l’animal a donc une âme, et la doctrine se dément elle-même. Au surplus ce démenti est explicite à un autre endroit où il est déclaré que les animaux ont la conscience de leur existence actuelle, quoiqu’ils n’aient pas celle de leur existence passée. Il est vrai que cette affirmation est elle-même à moitié contredite, puisque Buffon prétend que la bête a ce genre de mémoire qui consiste dans le renouvellement des sensations, ce qui ressemble fort à une conscience du passé. On nous pardonnera de citer encore un point où paraît toute la faiblesse du système. Le chien aime son maître, voilà qui n’est pas contesté ; l’homme de son côté aime son ami. Où sera la différence ? C’est l’âme de son ami qu’on aime, dit Buffon, et pour aimer une âme, il faut en avoir une, il faut en avoir fait usage. Ainsi l’amitié n’appartient qu’à l’homme. — Soit. Mais l’animal aime cependant : n’appelons pas ce qu’il éprouve de l’amitié ; disons, comme Buffon, qu’il n’a que de l’attachement. Cet attachement, c’est un sentiment ; eh bien, pour avoir un sentiment pareil, une machine suffit, d’après notre philosophe, — en sorte que cette même chose qui à tous ses degrés se nomme toujours l’affection, est éprouvée par l’âme quand c’est l’homme qui la ressent, et par la machine, par la matière, quand c’est le chien qui meurt sur la fosse où est enterré son maître. Voilà où mène une psychologie superficielle, et telles sont les impossibilités et les contradictions de cet automatisme mixte de Buffon que M. Flourens a regardé bien à tort comme un progrès sur l’automatisme cartésien.

Cette doctrine fut combattue par Condillac dans un petit livre d’allure vive et spirituelle qui parut en 1755 sous le titre de Traité des animaux. Autant les considérations développées par Buffon sont majestueuses, graves, et aussi parfois, il faut bien le dire, pénibles et embarrassées, autant la discussion de Condillac est alerte et aisée. On les connaît mieux l’un et l’autre quand on a lu ces deux ouvrages, où s’opposent les caractères de ces esprits si différens. Dans la première partie de son livre, Condillac a l’avantage de l’offensive et il en profite habilement. Il met en plein relief les contradictions de Buffon. À l’égard des bêtes, il montre aussi clairement que le ferait la science actuelle que, si elles sont sensibles, elles ont de toute nécessité quelque espèce de connaissance. Par rapport à l’homme, il demande comment une seule personne peut être composée de deux principes, l’un matériel, l’autre spirituel, et doués chacun d’une manière de sentir qui lui est propre. Cette polémique est curieuse, et presque toujours les argumens de Condillac portent coup. M. Albert Lemoine, qui écrivait un mémoire théorique avant tout, n’était pas tenu d’en parler avec étendue : ceux qui feront une histoire de la question devront au contraire y insister.

Mais l’observation des faits et la découverte des lois qui les gouvernent sont autrement difficiles que la critique des doctrines. Dès que Condillac aborde lui-même la question, son langage a beau rester plein d’assurance, ses pensées sont moins fermes. Buffon avait trop abondé dans le sens de Descartes ; Condillac en revient aux exagérations de Montaigne. C’est qu’au fond, tout en lançant des paroles mordantes aux philosophes qui conçoivent et arrangent la nature au gré de leurs systèmes, il n’est pas si fidèle qu’il le prétend à la méthode d’observation. On ne rencontre pas dans son traité un seul de ces faits dont l’étude accomplie sur le vif donne tant de valeur par exemple aux livres de F. Huber ou de George Leroy. Quoi qu’il en dise, les bêtes qu’il se vante d’avoir regardées, se ressemblent trop entre elles et ressemblent trop à l’homme. Il en résulte que l’animal qu’il décrit est un être abstrait qui n’est bien souvent ni homme ni bête.

C’était la mode au dernier siècle de dépeindre avec complaisance les premiers commencemens des êtres, comme si l’on eût pu lire le journal écrit par eux de leurs impressions naissantes. On sait quelles pages brillantes cette donnée a fournies à Buffon. Condillac, qui se moque de lui, est tombé dans le même piége. Il sait au juste quels sont les débuts de l’animal dans la vie ; il les raconte en un chapitre de quatre pages, pas davantage, et il termine en disant que les observations qu’il vient de présenter « sont applicables à tous les animaux. » Ce noviciat de la bête, quelle qu’elle soit, le voici. Au premier instant, les objets font impression sur l’animal. Il éprouve des sentimens agréables ou désagréables, et il se meut, mais sans règle. Intéressé par le plaisir et par la peine, il compare les états successifs où il se trouve ; il les observe, il découvre son corps et ses organes. Son âme apprend à rapporter à son corps les impressions qu’elle en reçoit, elle se fait des habitudes pour lui comme pour elle-même. Pendant que le corps tâtonne, chancelle, l’âme réfléchit, hésite, doute. Les besoins se renouvellent, les opérations se répètent si souvent, qu’il ne reste plus de tâtonnement dans le corps, ni d’incertitude dans l’âme ; les habitudes de se mouvoir et de juger sont contractées. Les animaux doivent donc à l’expérience les habitudes qu’on croit leur être naturelles. — Telle est, d’après Condillac, l’histoire psychologique des premières heures de l’huître aussi bien que de l’éléphant, du vibrion aussi bien que du chien et du cheval. J’ai plutôt atténué qu’exagéré l’énergie uniforme de son langage sans nuances, qui dit de la bête quelconque comme il le dirait de l’homme : « ses premiers momens sont donnés à l’étude. »

Cette théorie provoque le sourire, parce qu’elle grossit les similitudes au détriment des différences, qu’elle oublie ou méconnaît. Est-elle fausse ? Même avant tout examen, on sent qu’elle contient une part notable de vérité. Qu’on fasse aussi grande qu’on voudra la distance entre l’homme et l’enfant, entre l’enfant et la bête, l’homme, l’enfant et la bête ont cela en commun qu’ils sont, plus qu’on ne le croit, élèves de l’expérience. Aux uns et aux autres, cette maîtresse a enseigné beaucoup de choses, un peu plus à ceux-ci, un peu moins à ceux-là, selon le degré de l’échelle qu’ils occupent. Récemment encore on allongeait comme à plaisir la liste des instincts, on élargissait sans raisons suffisantes le cercle des innéités. L’un des premiers, M. Albert Lemoine a réagi contre cet excès par d’exactes analyses. On évalue désormais avec plus de juste précision le rôle de l’exercice et du tâtonnement dans les progrès des animaux. Il y a des organes sur lesquels la volonté de l’homme n’a aucune prise et qui fonctionnent d’eux-mêmes dès la première minute de la vie : tels sont les instrumens immédiats de la nutrition l’estomac, le pilore, l’intestin et leurs annexes. Quant aux autres, il faut un apprentissage pour s’en servir, comme pour manier un rabot, un marteau, une scie. L’enfant apprend à regarder, à écouter, à serrer les doigts et à les détendre, à marcher, à parler, à mesurer de l’œil la grandeur, la distance. Ce qui trompe les théoriciens, c’est que ces éducations de nos sens et de nos membres se sont faites à l’époque lointaine et oubliée de la première enfance. Elles disparaissent dans cette nuit : on n’en voit que le résultat, et l’on se persuade que la production en a été soudaine. Ce qui trompe encore, c’est que, sous l’aiguillon de la nécessité, il est de ces apprentissages qui sont d’une étonnante brièveté, comme l’action de teter, par exemple. Il faut que le nouveau-né tette ou meure : il ne tarde donc pas à savoir presser le mamelon et aspirer le lait ; mais il n’a pas réussi du premier coup. L’observateur clairvoyant constate chez lui, au début, plus d’un effort inutile et une gaucherie dont la durée est variable. Les jeunes animaux inférieurs à l’homme subissent la même loi. Sans accumuler les exemples rares, il suffit de rappeler le petit oiseau qui s’exerce à voler et à chanter, le chien et le chat qui se mettent d’eux-mêmes à l’école en poursuivant les objets mobiles qui ressemblent à une proie. — Cette part de l’expérience et de l’habitude dans les actes réputés instinctifs, Condillac l’a bien aperçue, du moins en gros : c’est là un des mérites de son système.

S’ensuit-il que tous les actes appelés instinctifs se ramènent à l’expérience et à l’habitude, ou en d’autres termes qu’il n’y ait pas d’instinct ? Pour rendre cette conclusion légitime, il y aurait à démontrer que les actes de l’animal et de l’homme, sans aucune exception, ont dans l’habitude et dans l’expérience leur origine certaine. Or cette preuve, on ne la fait pas, et pour cause. L’expérience est le fruit des actes antérieurs : il est par trop évident que les actes qui ont produit l’expérience l’ont précédée. Mais ces actes qui sont la cause de l’expérience elle-même et qui l’ont précédée, quelle en est la source ? C’est là justement ce qu’il s’agit de découvrir, et cette source, si modeste qu’elle soit, quand on l’aura trouvée, on aura trouvé l’instinct. Dira-t-on, pour éluder la difficulté, que l’instinct, s’il n’est pas l’expérience pure et simple, se confond du moins avec l’habitude ? On rencontrera alors devant soi l’analyse psychologique de l’habitude par M. A. Lemoine, morceau de premier ordre par la profondeur, la solidité des vues et par la clarté de l’expression.

La question de l’habitude a en philosophie une importance considérable. Chaque fois que ce phénomène reçoit une lumière nouvelle, une foule d’autres faits sont aussitôt éclaircis. C’est pourquoi des penseurs de puissance diverse, Aristote, Leibniz, Th. Reid, Maine de Biran, M. Ravaisson, en ont tour à tour entrepris l’étude. Tenant pour acquise une partie des résultats proposés par ses devanciers, M. Albert Lemoine n’a eu d’autre prétention que d’y ajouter quelque chose ; mais cette modestie lui a réussi. Avec une ténacité de recherche dont les esprits comme le sien sont seuls capables, il a mis à nu la racine même de l’habitude, et sur-le-champ la définition acceptée du phénomène a subi une grave modification. « L’habitude, avait dit un maître de l’antiquité, se forme peu à peu par suite d’un mouvement qui n’est pas naturel et inné, mais qui se répète fréquemment. » À cette formule, le psychologue français apporte plusieurs corrections. D’abord il n’est pas nécessaire que le mouvement qui deviendra l’habitude soit répété : il suffit qu’il soit prolongé. En second lieu, la répétition d’un acte, loin d’être la cause de l’habitude, en est plutôt l’effet. Enfin, et c’est ici le point capital, l’origine véritable de l’habitude, ce n’est ni la répétition, ni la prolongation de l’acte, c’est le premier mouvement. « Seul, le premier mouvement qu’aucun autre n’a précédé, qui n’en répète aucun autre, ne doit rien à l’habitude. C’est à lui au contraire que l’habitude doit sa naissance. » — « L’habitude, si facile et si prompte qu’on la fasse, sitôt qu’elle intervienne, ne peut tout au plus commander que le second acte ; elle est de toute nécessité étrangère au premier qui s’accomplit sans elle. » Où sera la raison de ce premier acte ? Très probablement dans la nature primitive de l’animal. Or si cette nature primitive, — ne fût-elle que l’aiguillon du besoin et la tendance à obéir au besoin par le mouvement, — si cette nature primitive est ce qu’on nomme l’instinct, il est donc certain d’une part que l’instinct n’est pas l’habitude, puisqu’il la fonde, et d’autre part que l’instinct est quelque chose.

Parfois Condillac, variant un peu sa formule, laisse de côté le mot expérience. Il prétend alors que c’est par la réflexion que les animaux contractent leurs habitudes, et que l’instinct n’est autre chose que l’habitude, débarrassée de la réflexion qui l’a formée. À ce compte, l’instinct serait un fait ultérieur, dérivé, tandis que la réflexion devrait être considérée comme un fait primitif, bien plus, comme une origine ; mais chacun sait, et le mot l’exprime, que l’acte de réfléchir est un mouvement en arrière, un retour de la pensée sur un de ses états précédens. En supposant que l’animal fût capable de réflexion, celle-ci ne pourrait forger une habitude qu’avec un mouvement, un acte antérieur déjà accompli au moins une fois sans réflexion et qui lui servirait comme de matière. On en revient donc à cet inévitable premier acte qui n’a pas plus son origine dans la réflexion que dans l’expérience. Condillac s’en est aperçu même dans ce Traité des animaux dont nous parlons. De là des affirmations que M. A. Lemoine a signalées, mais dont il n’a pas cité la plus expresse ; elle est importante, et la voici : « chaque besoin est un centre d’où le mouvement se communique jusqu’à la circonférence. » Ces mots ne sont pas une métaphore ; ils traduisent le fond même et l’esprit de la doctrine, comme le prouve cette conclusion de l’auteur : « Tel est en général le système des connaissances des animaux. Tout y dépend d’un même principe, le besoin. » Des passages de la Logique reproduits tant par M. A. Lemoine que par M. Léon Dumont, éclaircissent cette théorie sans y rien ajouter d’essentiel. Ainsi d’après Condillac lui-même, qui a ici le mérite de se corriger en se contredisant, le premier ressort de la vie psychologique chez l’animal, ce n’est pas l’expérience, ni l’habitude, ni la réflexion, c’est le besoin. Restera à voir, et nous le chercherons plus loin, si l’instinct et le besoin sont même chose.

Ce qui dès à présent nous incline à présumer que le besoin pourrait bien être sinon l’instinct tout entier, du moins une partie considérable de l’instinct, c’est qu’il est au plus haut degré un principe déterminant. Or tel est le caractère que chacun attribue à l’instinct. Aussi Condillac, en prenant le besoin comme principe général de mouvement, a-t-il fourni une explication très juste de plusieurs phénomènes de la vie animale et particulièrement de l’imitation. Lorsqu’il dit : « Tous les individus d’une même espèce étant donc mus par le même principe, agissant pour les mêmes fins, et employant des moyens semblables, — lisez : des organes semblables, — il faut qu’ils contractent les mêmes habitudes, qu’ils fassent les mêmes choses, et qu’ils les fassent de la même manière ; » j’entends cela tout de suite et je sens que là est la vérité. Maintenant que Buffon, traitant le même point, m’affirme que l’imitation n’est qu’un effet mécanique, un résultat machinal et que les animaux, en conséquence, doivent se copier tous, parce que leurs organes sont semblables et par cela seul qu’ils le sont, je ne comprends pas. Que deux horloges dans lesquelles les rouages et les formes sont mathématiquement pareils accomplissent les mêmes mouvemens, rien de plus simple ; mais ces deux machines ont un moteur, tandis que les animaux de Buffon n’en ont pas, puisqu’il leur a ôté l’âme et les a réduits au pur mécanisme. La clarté de la psychologie de Condillac vient de ce que, pour lui, les bêtes de même espèce sont, non pas des mécanismes, mais des organismes semblables, dirigés par des principes ou âmes semblables, lesquels ont reçu la même impulsion d’un même besoin. Aussi a-t-il le droit d’aller plus loin et de dire : « Si les animaux vivaient séparément, sans aucune sorte de commerce, et par conséquent sans pouvoir se copier, il y aurait dans leurs opérations la même uniformité que nous remarquons dans le principe qui les meut et dans le moyen qu’ils emploient. » Ce fait est confirmé par la science la plus récente. Des animaux qui n’ont jamais connu leurs parens, et qui n’ont pu prendre modèle sur eux, accomplissent sans erreur leurs devoirs de père et de mère ; mais même en admettant, ce qui est incontestable pour certaines espèces, que les générations soient des institutrices les unes pour les autres, et qu’ainsi il y ait entre elles une sorte d’imitation, que conclure de là ? Que les parens sont les maîtres, que les descendans sont les élèves, et que tout s’explique ainsi ? mais la difficulté n’est que déplacée et reste entière, car c’est de trouver le premier maître qu’il s’agit, et où est-il ? Il faut s’arrêter dans la recherche des causes, disait le fondateur de la zoologie. Condillac, lui, s’arrête en définitive au besoin, qu’il regarde comme le principe de l’activité animale. Cette explication, qu’il n’a pas assez approfondie, quoiqu’il en ait déduit quelques légitimes conséquences, a-t-elle vieilli ? N’y a-t-il pas lieu d’y substituer soit la doctrine de l’habitude héréditaire, soit la théorie savante, brillante et, dit-on, presque triomphante de l’hérédité en général ?


II.


Il est maintenant démontré, croyons-nous, que l’instinct ne peut pas être une habitude individuelle. Peut-être est-il une habitude héréditaire. Au premier aspect, si la raison n’admet pas cette proposition comme vraie, elle ne la repousse pas non plus comme étant d’une évidente fausseté. Partout où pénètre l’hérédité, elle apporte avec elle une obscurité mystérieuse. À travers ces ténèbres, le psychologue dont le siége n’est pas fait d’avance, et qui ne s’est pas dégagé d’un système pour s’asservir à un autre, doit avancer avec précaution. Le point important est ici de démêler au juste ce que l’hérédité ajoute à l’habitude en puissance et en fécondité, ou, en d’autres termes, de décider si une habitude, par cela seul qu’elle est héréditaire, revêt les caractères de l’instinct.

Les premiers observateurs des animaux au dernier siècle, je veux dire Buffon et Condillac, n’ont pas fait entrer l’hérédité en ligne de compte. Et même, pour parler exactement, ils s’en sont passés. Buffon ne prononce pas ce mot. À l’en croire, le savoir des animaux est affaire d’éducation : les jeunes se modèlent sur les vieux ; ils apprennent en très peu de temps tout ce que savent leur père et leur mère, sans autre cause déterminante que l’éducation. Où d’autres verront des héritiers, le grand naturaliste n’aperçoit que des mimes. Quant à Condillac, il réduit autant que possible, on s’en souvient, l’influence de l’espèce sur l’individu ; tellement que parmi les bêtes qui forment une espèce de société, il prétend que chacune est bornée à sa seule expérience et que l’identité des mœurs ne provient que de la similitude des organes. Avec G. Leroy, l’idée de transmission héréditaire se fait jour, mais par échappées plutôt que sous la forme rigoureuse d’une doctrine arrêtée. Ce lieutenant des chasses, qui avait su profiter de ses fonctions pour étudier attentivement certains animaux et qui d’ordinaire leur accorde trop, n’est tombé sur ce point dans aucun excès systématique. Il est pourtant à deux ou trois reprises assez affirmatif. « Il y a, dit-il, une observation à faire sur quelques unes des dispositions que nous considérons comme innées et purement machinales, c’est qu’elles sont peut-être absolument dépendantes des habitudes acquises par les ancêtres des individus que nous voyons aujourd’hui[3] » On le remarquera : ce que G. Leroy propose ici, ce n’est encore qu’une observation, limitée à quelques aptitudes et atténuée par un peut-être. Non que les faits à l’appui lui manquent, il en a recueilli de très significatifs. Par exemple, à l’égard des avantages que le loup tire de la puissance de son odorat, il a constaté la communication de cette qualité à la troisième génération du produit d’un chien avec une louve. En sens inverse, il a vu que les chiens de berger ont rarement le nez fin, parce que de race en race ils ne l’exercent pas, tandis qu’au contraire ils ont l’ouïe fine et le regard perçant. Toutefois, malgré ces phénomènes et les inductions qu’en tire celui qui les invoque, lorsque G. Leroy essaie de définir l’instinct, il reste très près de Condillac, son maître, et assez loin de Lamarck.

À Lamarck appartient en propre la théorie qui ramène l’instinct à l’habitude héréditaire. Il ne faut pas néanmoins chercher dans ses ouvrages une formule aussi brève et aussi précise de sa pensée dominante : on ne l’y trouverait pas. Ce langage est celui de M. Albert Lemoine. Sans être inexact, tant s’en faut, je crains qu’il ne laisse pas voir aussi bien que les expressions de Lamarck lui-même en quoi ce hardi novateur se rattache aux naturalistes qui l’ont précédé. Sa théorie a deux aspects ; M. A. Lemoine n’en a envisagé qu’un seul : examinons-les l’un et l’autre.

Dans sa Philosophie zoologique, publiée en 1809, et dont les idées fondamentales sont rappelées et confirmées dans son Histoire des animaux sans vertèbres, imprimée de 1815 à 1822, Lamarck étudie toujours l’instinct à deux époques très différentes. On pourrait appeler la première l’époque d’acquisition et de formation, et la seconde l’époque de transmission et d’hérédité. Pendant celle-là, l’animal contracte l’habitude lui-même ; pendant celle-ci, il la reçoit toute faite de ses ascendans. Dans l’origine, la force, qui détermine l’acquisition et la formation de l’habitude, c’est le besoin. Les besoins sont au nombre de quatre : se nourrir, se reproduire, fuir la douleur, chercher le plaisir. « Les animaux contractent, pour satisfaire ces besoins, diverses sortes d’habitudes qui se transforment en eux en autant de penchans auxquels ils ne peuvent résister et qu’ils ne peuvent changer eux-mêmes. De là l’origine de leurs actions habituelles et de leurs inclinations particulières auxquelles on a donné le nom d’instinct. » — Jusque-là, il ne s’agit encore que de l’individu, et Lamarck ne parle guère autrement que Condillac ; mais déjà l’instinct est expliqué par le besoin de l’individu ; déjà, sans que le philosophe s’en aperçoive, le premier principe, le principe déterminant des actes aveugles de l’animal est nettement posé, et la suite de la théorie est réfutée d’avance. Lamarck poursuit néanmoins sa pensée. D’après lui, le penchant des animaux une fois acquis, se propage dans les individus par voie de reproduction. « C’est ainsi que les mêmes habitudes et le même instinct se perpétuent de génération en génération dans les diverses races ou espèces d’animaux. » D’où il résulte en dernière analyse que, selon l’auteur de la Philosophie zoologique, l’instinct est chez les ascendans, à l’origine, une habitude acquise, et chez les descendans une habitude héritée. La première de ces deux assertions n’a pas résisté à la critique. Que penser de la seconde ?

Ne perdons pas de vue que, de l’avis de tous, l’instinct est un premier principe de détermination et que les actes qui dérivent immédiatement d’un tel principe sont les seuls qui méritent le nom d’instinctifs. N’oublions pas non plus que l’habitude, si semblable qu’elle soit à l’instinct, est appelée une seconde nature, non-seulement par Aristote, mais par tout le monde. Ainsi, en dépit des apparentes similitudes, l’instinct s’oppose à l’habitude comme la nature première ou innée s’oppose à la nature seconde ou acquise. Si l’habitude héréditaire se confond avec l’instinct, c’est donc que l’hérédité a l’étrange vertu de transformer la seconde nature en nature première. Qu’on nous dise alors d’où lui vient cette puissance. Sera-ce de la longueur du temps ? Oui, sans doute, si le temps indéfiniment prolongé imprimait par cette durée à l’habitude le caractère d’énergie créatrice, de force commençante ; mais, antique ou récente, l’habitude garde son essence propre, qui est d’exiger un premier acte au moins, produit avant elle, et dont elle deviendra l’habitude. Avec les jours et les années, elle rendra plus facile, plus perfectionné cet acte qui lui a été livré comme matière première ; elle ne le créera point, puisqu’elle le suppose. Ici donc, pour employer les expressions mêmes de M. A. Lemoine, le temps ne fait rien à l’affaire. En prétendant que l’instinct est une habitude héréditaire, on repousse dans les profondeurs du passé l’origine de l’instinct ; mais on se trompe si l’on pense ainsi l’expliquer, et si l’on s’imagine la supprimer par là, on se trompe plus gravement encore.

Que les psychologues y prennent garde toutefois : le temps n’est pas le seul auxiliaire que l’hérédité procure à l’habitude ; elle lui en amène d’autres en nombre innombrable, qui travaillent sans interruption, avec les siècles pour complices, à la transformer en instinct. Concédons qu’à cette transformation complète la durée éphémère d’un individu ne suffise pas ; mais l’individu se reproduit, les familles succèdent aux familles, les générations se multiplient : des myriades de sujets reçoivent l’habitude en héritage, la prolongent, la consolident, la fixent tant et si bien, qu’à la fin rien plus ne la distingue de l’instinct. En effet, à ce point de sa croissance, à cette date de son âge, comme l’instinct elle a la puissance aveugle et irrésistible, et comme lui elle appartient à des races tout entières. Soyez justes, — diront les partisans de l’hérédité, — et convenez qu’une aussi profonde ressemblance équivaut à l’identité.

Il n’est pas facile, je l’avoue, de résister aux fascinations d’une certaine science. Elle procède par accumulations énormes. De même que dans nos pièces de théâtre modernes les fortunes et les héritages ne se chiffrent que par millions, de même dans les traités d’histoire naturelle les centaines de mille de siècles ne coûtent pas plus que les millions de générations. Dès qu’une difficulté se présente, on la submerge dans un océan d’années, et, ainsi diluée, on l’estime résolue. Lorsqu’un phénomène ne s’explique pas aisément par l’existence de l’individu, on l’étend à d’interminables successions de races, et ainsi éparpillé dans des multitudes indéfinies, on s’imagine l’avoir rendu plus aisé à saisir. Dans les amas de faits dont on accable les esprits, tantôt les différences s’effacent, tantôt les ressemblances s’exagèrent. C’est le travail et le devoir des penseurs de rétablir la simple vérité : travail ingrat, parce que presque toujours il mécontente et souvent il irrite ceux qui aiment la séduction des mirages.

Le mirage, dans la recherche qui nous occupe, c’est que, regardés de loin, par masses, ces faits ont l’air d’attester que la loi d’hérédité est absolue. La simple vérité, c’est qu’étudiés de près, en détail, ils ne démentent pas cette loi, mais attestent que la puissance en est limitée. Tous ceux qui invoquent avec une confiance excessive la transmission héréditaire se sont-ils demandé quel serait le spectacle offert par les races animales, si ce principe biologique s’appliquait avec rigueur ? Par une conséquence forcée, il n’y aurait plus aucune différence individuelle. Les animaux seraient non moins pareils entre eux que les exemplaires d’une statue tirés d’un même moule ; on ne verrait ni diversités physiques, ni particularités psychologiques, nul polymorphisme, partout la plus stricte uniformité, rien que des sujets indiscernables qu’on ne pourrait distinguer que par des signes extérieurs, comme ces jumeaux au cou desquels les mères, pour ne pas les confondre, attachent des rubans de couleur différente. Or quiconque a, je ne dis pas observé en savant, mais jeté autour de lui un coup d’œil simplement attentif, sait de reste qu’il n’en est pas ainsi. Dans les espèces animales comme dans les lignées humaines, la règle est sans cesse entamée par l’exception, et l’uniformité incontestable du type laisse mille entrées aux accidens, aux bizarreries, aux écarts, nous dirions presque aux incartades plus ou moins hardies d’une nature à la fois disciplinée et libre. Et ce qu’il faut noter sans retard, c’est que le plus illustre théoricien de l’hérédité, M. Ch. Darwin, reconnaît l’existence de ces accidens et de ces effets bizarres, qui sont autant de restrictions apportées par la force des choses au principe de la transmission. Disons plus, toute sa doctrine est fondée sur ces exceptions accidentelles. D’une habileté supérieure à faire jouer les ressorts les plus opposés, il se sert de l’hérédité variable pour susciter des races nouvelles, et de l’hérédité constante pour maintenir la variation acquise et en assurer la lente accumulation.

L’atavisme lui-même, si souvent attesté dans ces derniers temps, prouve que la loi d’hérédité n’a pas l’inflexibilité que certains systèmes lui attribuent. Avons-nous besoin de rappeler ce que c’est que l’atavisme ? Une infirmité de naissance, la surdité par exemple, ou bien une difformité comme celle qui consiste à avoir six doigts à chaque membre, provenant de quelque aïeul, épargne deux ou trois générations et se jette sur les suivantes : telle est la forme de transmission fatale qu’exprime ce mot. Il saute aux yeux que l’atavisme viole la loi d’hérédité directe. Celle-ci, encore une fois, n’est donc pas absolue.

Que l’on fasse néanmoins à cette loi la part aussi large que possible ; qu’il soit admis que toutes les habitudes du père et de la mère passent par voie d’héritage à l’enfant ; s’ensuivra-t-il que toutes les habitudes ainsi léguées soient des instincts et en méritent le nom ? Et inversement en résultera-t-il que tous les actes nommés instinctifs ne soient que des habitudes héréditaires ? Consultons les faits. Les chiens aboient de père en fils : c’est là assurément une habitude héritée. Est-ce un instinct ? Il paraît que non : en effet, des savans voyageant dans l’Amérique du Sud y ont rencontré des chiens redevenus sauvages après avoir été apportés là par des Européens. Ces animaux n’aboyaient plus et se creusaient des terriers. Qu’en conclure, sinon que l’aboiement du chien domestique n’est pas un instinct primitif, et qu’au contraire le penchant à se terrer en est probablement un qui disparaît à l’état de domestication ? Veut-on maintenant un exemple d’instinct fortement caractérisé et qui échappe à l’explication par voie héréditaire ? Ch. Darwin lui-même nous le fournira. Les abeilles ouvrières sont stériles ; les abeilles fécondes, les reines, ne sont jamais ouvrières. Impossible de dire ici que l’industrie de ces insectes est une habitude acquise peu à peu par les générations antécédentes et communiquée aux suivantes par l’hérédité, puisque les mêmes abeilles lèguent l’industrie qu’elles n’ont pas et ne transmettent pas la fécondité qu’elles ont. Selon M. Ch. Darwin, les faits de ce genre démontrent que la théorie de Lamarck est une erreur. Il y a plus : avec sa sincérité ordinaire, l’auteur de l’Origine des espèces reconnaît que c’est là contre sa propre théorie une grave objection.

Aussi n’est-ce point dans l’habitude héréditaire, mais dans l’hérédité secondée par la sélection naturelle et par la concurrence vitale qu’il cherche et croit saisir le principe formateur de l’instinct : « Si l’on peut, dit-il, établir la moindre variation dans les instincts, il n’y a aucune difficulté à admettre que la sélection naturelle puisse conserver et accumuler constamment les variations de l’instinct qui peuvent être utiles aux individus ; et je crois voir dans ce fait l’origine des instincts les plus merveilleux et les plus compliqués. » Dans ces lignes si explicites, la force qui conserve et accumule la variation et qui en forme l’instinct, c’est évidemment l’hérédité : l’habitude n’y est pas nommée. Un passage voisin de celui-là n’omet pas seulement l’habitude : il l’exclut en termes exprès du travail par lequel la plupart des instincts sont peu à peu constitués : « Ce serait une erreur de croire que la plupart des instincts aient été acquis par habitude dans une génération, et se soient ensuite-transmis par hérédité aux générations subséquentes. On peut montrer que les instincts les plus étonnans que nous connaissions, ceux de l’abeille, et de beaucoup de fourmis, ne peuvent pas avoir été acquis par habitude. » Voilà l’exacte doctrine de M. Ch. Darwin : il était indispensable de la rétablir littéralement, parce que certains critiques et même certains partisans de ce chef d’école persistent à la confondre avec celle de Lamarck, et à répéter que l’habitude héréditaire est le principe commun de l’une et de l’autre.

Puisque M. Ch. Darwin repousse cette confusion de sa théorie avec une autre plus ancienne, il n’est pas permis de prétendre qu’il y ait sciemment souscrit. Mais on a le droit de démontrer qu’au fond et malgré lui, l’hérédité se ramène à l’habitude, qu’elle n’en est qu’une forme plus ample, et que les argumens qui valent contre celle-ci sont également forts contre celle-là. Le premier, à notre connaissance, M. Albert Lemoine a fourni cette démonstration : son livre a des parties ingénieuses ; celle où il opère, par voie d’analyse, la réduction de l’hérédité à l’habitude s’élève jusqu’à l’originalité. Qu’on en juge.

Considérons l’habitude et ses effets dans chaque individu pris isolément. Si les minutes de la vie individuelle s’égrenaient comme les perles d’un collier dont le fil est rompu, le passé détaché de ce qui le suit tomberait dans le néant : rien n’en serait reporté sur le présent ; le présent à son tour ne réserverait rien de lui-même à l’avenir, parce qu’il ne naîtrait que pour périr aussitôt tout entier. Heureusement il n'en est pas ainsi. Comme ces coureurs antiques qui, bien qu’emportés par leurs chevaux au galop, se passaient de main en main un flambeau allumé sans l’éteindre, de même nos instans, en s'écoulant, remettent une partie de leurs richesses acquises à notre heure présente qui les laisse à nos jours à venir. La puissance bienfaisante qui établit la communication entre les parties successives de notre durée, c’est l’habitude. Mais à ce point de vue, nos momens se comportent visiblement comme les héritiers de plusieurs générations se léguant sans interruption les uns aux autres un même patrimoine. En sorte que l’habitude, dans la brève carrière de l’individu rendant à la lettre chaque acte particulier héritier en quelque chose de l’acte semblable qui l’a précédé, constitue une hérédité très réelle, malgré ses proportions raccourcies. Au fond donc, on le voit, l’hérédité et l’habitude ne sont, sous des apparences un peu différentes, que la puissance de transmission agissant ici dans l’individu, là dans l’espèce.

Certes, chez l’un comme chez l’autre, ce pouvoir n’est pas médiocre. La science contemporaine aura eu le mérite d’en avoir fait comprendre la grandeur, et M. Ch. Darwin y a contribué plus que personne. Cependant, si étendu qu’il soit, il n’est pas sans limites. Jusqu’où va-t-il donc ? Très loin, nous l’accordons. Au cours de la vie individuelle, il produit un résultat merveilleux : cette chose fuyante qu’on nomme le présent et qui, prisé en elle-même, n’est rien, puisqu’elle disparaît aussitôt qu’elle tente d’être, l’habitude la prend, l’enchaîne, la fixe. Comment ? En la rattachant au passé et à l’avenir de telle façon que cet insaisissable élément devient l’un des anneaux d’une chaîne solide. — Grâce à cet intermédiaire, il y a continuité entre les fractions de chaque existence. Au lieu de vivre au jour le jour, de consommer chemin faisant tout son lot quotidien de forces sans en rien garder, l’individu accumule, thésaurise ; il forme un capital d’énergies physiques, et intellectuelles qui va grossissant sans cesse. Quoi de plus admirable ? J’ai souffert autrefois : l’habitude de la souffrance m’a rendu plus fort contre l’épreuve. J’ai peiné jadis pour le moindre travail ; mais, en devenant habituel, l’effort a diminué et le labeur m’est plus facile. Il faut constater ces précieux phénomènes ; il ne faut pas y voir ou y mettre ce qui n’y est pas. Ce qui n’y est pas, c’est l’énergie créatrice. Partout où elle agit, grande ou petite, individuelle ou spécifique, l’hérédité transmet ce qu’elle a reçu ; ce qu’elle a reçu n’est pas son ouvrage, ni en bien ni en mal. Tel étudiant en médecine ne peut à ses débuts pénétrer dans l’amphithéâtre de dissection : un invincible dégoût l’en chasse. Plus tard, il ne perçoit même plus l’odeur écœurante des chairs mortes. Ce progrès, d’où vient-il ? Dirons-nous que la cause en réside dans cette hérédité de l’habitude qu’on a tout à l’heure mise en lumière ? Convenez que cette transmission d’une sensibilité moindre de jour en jour à la répugnante nausée a eu pour condition première un acte viril par lequel le jeune homme a triomphé une fois de la révolte de ses sens. Ce premier acte, voilà le fondateur du capital de force résistante dont il use aujourd’hui, voilà le créateur de cette épargne que l’habitude transmet comme un héritage et grossit en la transmettant. Variez maintenant les exemples d’après ce type : vous rencontrerez toujours les mêmes élémens au bout de vos analyses. Le buveur d’absinthe, asservi à sa misérable habitude, y cède de plus en plus : l’impossibilité de se vaincre qu’il éprouvait l’avant-veille, s’ajoute à celle de la veille, celle-ci ainsi augmentée s’ajoute à celle du lendemain. Et chaque jour ayant reçu et transmis un nouveau surcroît de faiblesse, d’étape en étape l’infortuné aboutit à l’hébétement et à la mort. Regardez bien : toute cette lamentable série de faits a son principe non pas dans l’habitude, mais dans l’acte qui la créa et qui créa avec elle le penchant à boire ce poison. — Maintenant, au lieu de la transmission s’opérant d’un acte à l’autre dans l’individu, étudions l’héritage passant d’un individu à l’autre dans l’espèce : un créateur du patrimoine légué sera nécessaire. Voici un noble : il l’est de naissance et par héritage, soit ; cependant ce n’est pas l’hérédité qui a créé sa noblesse, c’est le roturier qui l’a un jour conquise, et comme on le dit aujourd’hui dans les familles dont un membre est devenu célèbre, c’est le fondateur du nom. De même pour l’instinct, toute la race en hérite sans doute ; mais avant d’être transmis il a fallu qu’une fois, d’une façon quelconque, il fût naturellement, primitivement possédé. Donc l’hérédité, par rapport à l’instinct, n’est pas plus une origine que l’habitude héréditaire.

Ainsi, lorsque M. Charles Darwin affirme que l’hérédité, agissant par voie d’accumulation et de sélection naturelle, donne naissance à l’instinct, il se fait illusion. En méconnaissant que sa théorie contient une explication souvent heureuse de la variation et même de la transformation de certains instincts, on serait injuste ; on ne l’est pas en soutenant qu’elle ne montre ni qu’ils puissent être acquis, ni comment ils le sont. En effet, sans s’en apercevoir, l’illustre naturaliste admet, — s’il ne le prouve pas, — que l’instinct est primitif et non acquis, et en second lieu qu’il est, au commencement, tout à fait accidentel et individuel. Ces deux points, qui sont d’importance majeure, ressortent de l’exemple du pigeon culbutant et du commentaire qu’en fournit M. Ch. Darwin lui-même. « Personne n’aurait songé, dit-il, et probablement ne serait jamais parvenu à apprendre au pigeon à faire la culbute, acte que peuvent exécuter, j’en ai été témoin, de jeunes oiseaux qui n’ont jamais vu un pigeon culbutant. Nous pouvons croire que, quelque individu ayant une fois montré une tendance à cette habitude étrange, celle-ci aura été développée au point où elle en est actuellement par une sélection continue des meilleurs individus dans chaque génération. » On aura certainement remarqué, comme nous, cette tendance d’un individu se manifestant une fois, lisez : une première fois. Assurément voilà l’instinct absolument primitif. Charles Darwin le signale encore chez le chien d’arrêt : « On peut douter qu’on eût jamais pensé à dresser des chiens à l’arrêt, si un de ces animaux n’avait pas montré naturellement une tendance vers cet acte[4]. Ces lignes, plus explicites que les précédentes, signalent non-seulement une tendance toute primitive, mais l’attribuent à la seule nature de l’animal chez lequel elle a paru. Enfin, — et c’est ici le second point à noter, la seconde conséquence, inaperçue par l’auteur, de son interprétation de ces faits, — en même temps que l’instinct culbutant du pigeon est primitif, il apparaît, il se produit envers et contre la loi d’hérédité. Que voulait-elle, cette loi, qu’ordonnait-elle ? Que ce pigeon fût l’exacte image de ses parens, lesquels n’avaient jamais culbuté. Or, loin de se montrer fidèle héritier du vol correct de ses ancêtres, le voilà qui naît avec une tendance à faire le saut périlleux, et à la première occasion il obéit à ce penchant aussi bizarre que personnel. Que devient dans ce cas la puissance de la transmission héréditaire ? Elle reparaîtra tout à l’heure pour fixer cette singularité fortuite, et faire souche de cabrioleurs, et elle y réussira à tel point que, d’après M. Breat, les culbutans de maisons des environs de Glascow ne savent plus s’élever de dix-huit pouces au-dessus du sol sans tourner sur eux-mêmes. Mais au début la loi est éludée, je ne dis pas assez : elle est transgressée, car aucun des ascendans du premier pigeon ne s’était montré doué de la faculté de clown. Cette vocation a jailli du fond de sa nature à lui. En tant que culbutant, il n’est pas héritier, il est ancêtre. C’est un créateur d’instinct.

Comment M. Ch. Darwin ne s’est-il pas aperçu du démenti donné par ces observations frappantes à sa théorie de l’origine de l’instinct ? Serait-il tombé dans cette contradiction, s’il eût pris soin tout d’abord de définir le principe instinctif par son caractère saillant, et si, pour saisir ce caractère, il eût complété la méthode plus extérieure du naturaliste par l’analyse plus intérieure du psychologue ? Ce qui est certain, c’est que la doctrine de l’évolution, — que d’ailleurs nous ne discutons pas en ce moment, — fût-elle vraie, expliquerait la variation, la transmission, la croissance des instincts, nullement leur origine. Celle-ci ne réside donc pas plus dans l’hérédité que dans l’habitude héréditaire, que dans l’automatisme soit absolu, soit tempéré, que dans l’expérience, que dans la raison. L’instinct n’est rien de tout cela. Qu’est-il alors ?


III.


On ne cherche une vérité, un fait, une force, une cause que lorsqu’on en a déjà une certaine notion plus ou moins confuse. Les psychologues qui se proposent d’élucider assez la nature de l’instinct pour arriver à en donner une définition partent d’une idée qu’ils en ont. Quelle est cette idée ? Celle qu’en a tout le monde. Les philosophes, les littérateurs, les savans, les gens du monde, malgré la diversité des points de vue où ils sont placés, s’entendent quand ils prononcent ensemble le mot instinct. Sous ce mot, ils mettent donc tous quelque élément commun, toujours le même. C’est évidemment cet élément qu’il faut commencer par dégager, sauf à pousser ensuite l’analyse plus à fond.

Comme l’instinct, même dans l’homme, est une des énergies les plus obscures dont la science ait à s’occuper, le procédé le meilleur pour le connaître est de le considérer d’abord dans ses analogues. Or ses analogues, on croit les apercevoir aujourd’hui principalement dans le génie et dans l’habitude. M. A. Lemoine a comparé l’instinct avec l’habitude : il a eu raison, et on verra dans un instant ce que cette comparaison a produit. Peut-être son travail si clair eût-il été plus lumineux encore s’il eût expliqué pourquoi, dans la langue actuelle, les termes d’instinct et de génie sont souvent, trop souvent remplacés l’un par l’autre. Démêlons-en, s’il se peut, la raison.

Sous la plume de certains auteurs trop préoccupés de frapper fortement l’oreille, une vocation de peintre devient un tempérament pittoresque, et le génie de la mélodie s’appelle un instinct musical. Ces locutions à moitié fausses ne passent que parce qu’elles sont à moitié vraies. Le génie, si profondément différent de l’instinct, lui ressemble cependant en ce point que, comme lui, il est une puissance inventive. Ces petits animaux dont parle M. Flourens[5] et qui, rapprochés des mamelles, tettent, même avant d’être entièrement sortis du sein de leur mère, ce sont des inventeurs : ils découvrent en une seconde comment il faut s’y prendre pour se nourrir. M. Ch. Darwin dit avec une irréprochable justesse : « Si Mozart, au lieu de jouer du piano à l’âge de trois ans avec fort peu de pratique, eût joué un air sans pratique aucune, on aurait pu dire réellement qu’il le faisait par instinct[6]. » Pourquoi ne le peut-on pas ? Parce que le génie, qui a besoin de pratique et d’éducation, est une puissance inventive intellectuelle, tandis que l’instinct qui improvise, ou à peu près, l’action compliquée de teter, est une puissance inventive aveugle. Mais, éliminez les différences, il reste une énergie originale, une force créatrice de part et d’autre. Cette ressemblance ne justifie nullement la littérature matérielle qui violente la langue ; elle sert du moins à saisir ce premier trait essentiel de l’instinct, qu’il est un pouvoir d’inventer.

La confusion de l’habitude avec l’instinct est plus fréquente, apparemment, parce, que l’analogie est encore plus grande. Comment sans cela des observateurs sérieux auraient-ils été tentés de réduire l’instinct à l’habitude ? et comment le proverbe qui fait de l’habitude une seconde nature aurait-il gardé l’autorité d’une maxime vraie ? Il faut évidemment que l’un des deux phénomènes reflète l’autre avec quelque fidélité. Et en effet l’habitude est bien l’image de l’instinct ; mais ce n’est pas parce qu’elle n’arrive qu’avec le temps et l’exercice à la soudaineté, à la précision, à l’aisance des actes, tandis que l’instinct y atteint du premier coup, car c’est là au contraire leur différence. Ôtez cette différence, que demeure-t-il pour établir l’analogie ? Ceci, que l’habitude, d’où les actions les plus compliquées jaillissent comme de source, est un principe déterminant, et que l’instinct est pareillement une force propre et originelle de détermination.

Mais en dehors des régions où nous avons vu se fourvoyer Montaigne et Descartes, Buffon et Condillac, Lamarck et Darwin, où prendre une telle force ? Sera-ce dans la nature inorganique ? M. Albert Lemoine fait observer avec raison que personne ne s’avise de prêter l’instinct à la matière brute. Le motif qu’il en donne, c’est que les corps bruts étant toujours en action, jamais à l’état de tendance, n’ont pas besoin d’une force interne pour les pousser à leur but, puisqu’ils y sont fatalement entraînés. Une pierre est sur ma main : vous dites qu’elle tend à tomber ? Ce n’est pas cela : cette pierre est réellement tombante ; sa chute est un fait actuel attesté par le poids dont elle pèse sur ma main. Donc, la matière brute, toujours déterminée à des actes qu’elle ne produit pas, qu’elle ne diversifie pas elle-même, n’a que faire de cette force interne déterminante qu’on nomme instinct. Sans discuter cette théorie de l’éminent psychologue, dont l’exposition paraîtra, nous le craignons, trop succincte, nous dirons qu’elle est confirmée par la science la plus récente. Celle-ci, s’appuyant sur la conception moderne du mouvement, a dépouillé peu à peu la matière des attributs dont on l’avait revêtue. Tous ces attributs, pesanteur, cohésion, attraction, répulsion, affinité, elle les a réduits à des formes du mouvement. Et ce mouvement, d’où qu’il vienne, d’ailleurs, ce n’est pas la matière ; pas même la plus subtile, j’entends l’atome d’éther, qui se l’imprime à elle-même, car elle est inerte. Les physiciens, ou si l’on veut les métaphysiciens les plus libéraux envers la matière, lui accordent la résistance, mais rien de plus, et encore c’est parce qu’ils ne peuvent faire autrement. Comment, par exemple, M. Poinsot[7] eût-il ramené l’élasticité au mouvement, à cette sorte de mouvement réfléchi qui est le rebondissement d’un atome en rotation ayant heurté un autre atome, si ni l’un ni l’autre atome n’avait été résistant ? Que l’atome heurtant soit résistant et pas l’autre, le premier pénétrera le second, il passera au travers. Que ces deux atomes soient également dépourvus de résistance, ils ne se heurteront même pas. Bien plus, un moteur quel qu’il soit ne pourra les mouvoir. Il n’y a donc pas moyen de refuser à l’atome ce minimum de force qui est la résistance et qui constitue toute sa fortune dynamique ; mais de l’énergie résistante, dénuée d’impulsion spontanée, à l’instinct qui est l’impulsion, la spontanéité même, il y a loin.

En regardant à l’autre extrémité de l’échelle des existences, je veux dire dans l’homme, y aperçoit-on l’instinct ? Sans contredit : ce n’est pas là pourtant qu’il se déploie à son plus haut degré et avec la prédominance d’un caractère distinctif. La nature humaine a pour caractéristique la liberté ou volonté conduite par la raison et agissant d’après un choix réfléchi. De l’aveu de la plupart des zoologistes, si l’homme possède l’instinct, c’est principalement à titre d’animal. Cela seul indique au psychologue que l’instinct dans sa force réside au-dessous de l’homme.

Mais dans l’intervalle qui s’étend de la molécule chimique à l’homme, il y a la plante et l’animal. L’un et l’autre sont vivans : ils se nourrissent, croissent, se reproduisent, ce qui signifie qu’ils poursuivent la continuation, l’augmentation, la multiplication de leur être. Ils ont donc des besoins qu’ils tendent à satisfaire. Pourquoi cette tendance, qui agit également dans l’un et dans l’autre, est-elle appelée instinct chez l’animal et non chez la plante ? C’est, répond M. Albert Lemoine, que le besoin n’est un instinct qu’à la condition d’être senti et que les plantes ne sentent pas leurs besoins. Aussi longtemps que l’on n’aura pas prouvé, ajoute-t-il, que le sens commun et la langue se trompent en niant que la plante n’éprouve jamais la piqûre, l’aiguillon de l’instinct, le végétal devra être regardé comme dépourvu de sensibilité. — Or voici que la science croit tenir et nous apporte la démonstration demandée. Depuis la mort de M. Lemoine, et même depuis la publication de son dernier livre, un maître dont l’autorité est grande en physiologie essaie d’établir, dans une suite de leçons, qu’entre l’animal et la plante on a exagéré les différences, et que, « si l’on tient compte des transitions, on verra que la sensibilité n’est point l’apanage exclusif de l’animalité. » Ce que M. A. Lemoine aurait opposé aux savantes raisons de M. Claude Bernard je l’ignore ; mais il est de mon sujet d’en apprécier la valeur et la solidité.

Ces raisons, ce sont d’abord des faits intéressans, curieux, nouveaux en partie, puis l’interprétation que l’on propose de ces faits. Les corps bruts, dit la science, ne peuvent par eux-mêmes modifier leur état. Toutefois il leur est donné de réagir, chacun selon sa nature, sous une provocation extérieure. L’irritabilité leur appartient comme aux corps vivans. M. Gernez a enseigné par d’intéressantes expériences qu’un cristal mis dans une dissolution sursaturée du même sel détermine la cristallisation immédiate de toute la masse. M. Pasteur a rendu évidens des phénomènes dans lesquels certains cristaux mutilés non-seulement cicatrisent leurs blessures, mais refont leurs parties amputées, quand on les soumet à l’excitation réparatrice de leur eau mère. Il n’y a donc pas, on le voit, de dissimilitude absolue entre les corps bruts et les corps vivans quant à l’irritabilité. La présence de cette aptitude à recevoir une stimulation du dehors et à y répondre en réagissant est devenue saisissante chez le végétal depuis que les plantes carnivores ont été soumises à des observations minutieuses et suivies. On a lu ici même[8], il y a peu de temps, la fidèle description du drosera sulfurea, tel que l’ont fait surtout connaître l’expérimentation délicate et le livre récent de M. Charles Darwin. On se rappelle la feuille singulière de cette plante, sorte de piège à mouches qui, tendu pour saisir la proie, se rabat sur l’insecte dès que celui-ci a seulement effleuré l’extrémité visqueuse des tentacules. Incontestablement, dit-on, la plante a subi la pression des pattes de la mouche, elle a réagi en se contractant, enfin elle a dissous et digéré le corps vivant qu’elle avait capturé. D’après M. Claude Bernard, ces phénomènes doivent être considérés, « à cause de leur rapport étroit avec les stimulations extérieures, comme des manifestations de la sensibilité. »

Il ne nous déplaît pas, quant à nous, de constater que la science moderne se montre quelque peu généreuse envers les êtres les plus infimes. Trop longtemps la matière a été déclarée passive et le mot d’inertie entendu dans un sens rigoureux. Avec une matière radicalement inerte et des molécules tout à fait passives, il n’y aurait aucune réaction entre les corps, et les phénomènes les plus élémentaires seraient impossibles. Lors donc qu’une part plus large d’attributs est rendue soit aux plantes, soit même aux minéraux, il n’y a dans cette réhabilitation rien qui doive effrayer les partisans de la doctrine de l’esprit, pourvu que la mesure soit gardée et que la signification des termes ne reste pas équivoque. Or est-ce garder la mesure et maintenir le véritable sens des mots que d’appeler sensibilité, fît-on cette sensibilité aussi éteinte qu’on le voudra, l’impressibilité des substances chimiques et l’irritabilité du drosera, de la grassette, de l’aldovrandia, du mimosa pudica ?

D’abord à quel ordre de fonctions appartiennent ces phénomènes ? Pour quelques-uns, on n’en sait rien ; pour d’autres, on pense qu’ils sont des actes de nutrition. Cependant, de ce côté, la certitude n’est pas complète ; les doutes sont même assez nombreux. Ainsi il y a des plantes qui capturent des insectes sans les employer si peu que ce soit à leur alimentation. Il peut d’ailleurs arriver que l’absorption, lorsqu’elle s’opère, n’aboutisse qu’à une élimination rapide par un travail analogue à celui des glandes cutanées ou du rein chez les animaux. De plus il n’est point démontré que les substances absorbées soient toujours utiles à la plante ; quand elle en reçoit trop, elle tombe malade et périt. Du moins celles qui n’en digèrent qu’une juste dose paraissent-elles plus vigoureuses que celles de leurs sœurs qui n’ont jamais dévoré d’insectes ? Nul ne le déclare résolûment, et plus d’un savant affirme le contraire. Il n’est donc pas encore démontré que l’irritabilité et les mouvemens contractiles des plantes dites carnivores doivent être tenus pour des phénomènes de nutrition comparables à ceux de l’animal.

Accordons toutefois à M. Ch. Darwin et à M. Claude Bernard que la preuve en soit faite ; quelles en seront les conséquences ? Beaucoup moindres, selon nous, qu’on ne l’a supposé. Au fond, voici comment on raisonne, que l’on s’en aperçoive ou non : certaines plantes saisissent des insectes, les engluent de viscosités, les dissolvent et les absorbent ; donc elles manifestent de la sensibilité. — Oui, répondrons-nous, si elles sentent réellement ce qu’elles font et ce qui se passe en elles ; non, si elles ne le sentent pas, car on comprend de reste qu’une sensibilité non sentie et non sentante n’est qu’une contradiction. Lorsque je déclare le drosera sensible, ou c’est par une sorte de divination, et dans ce cas mon affirmation n’a aucune valeur ; ou c’est par voie d’induction régulière, et dans ce second cas je conclus de mon organisation, ou plutôt de ma sensibilité, la seule que je connaisse directement, à la sensibilité du végétal. Or cette induction n’est légitime qu’à la condition expresse que tous les phénomènes digestifs qui s’accomplissent en moi et qui ressemblent le plus à ceux du drosera, soient sentis par moi. En est-il ainsi ? Prenons un phénomène d’analyse facile, et donnons la parole aux physiologistes eux-mêmes. Quand l’aliment, après la déglutition, pénètre dans l’estomac de l’homme, les parois de cet organe sont excitées, et le suc gastrique coule en abondance sur la substance ingurgitée. En second lieu, certaines fibres musculaires de l’œsophage se contractent de façon à maintenir l’aliment dans la cavité stomacale et à empêcher la régurgitation. Puis les parois de l’estomac deviennent le siège de contractions circulaires, et ensuite de mouvemens vermiculaires péristaltiques qui portent le chyme vers le pylore, d’où il passe dans l’intestin grêle. Cet exemple est assurément celui où se voient reproduites avec le plus de ressemblances toutes les phases de la digestion présumée des plantes carnivores : contact d’un corps venu du dehors, irritation de l’organe, sécrétion d’un liquide, contractions diverses des fibres, enfin absorption. Eh bien, ces phénomènes de la nutrition chez l’homme sont-ils sentis par l’homme ? Dans certaines circonstances, on en sent quelques effets : ainsi le passage d’un liquide brûlant, ou le sillon que trace une bouchée grosse et dure, ou bien encore le malaise de l’indigestion, ou la menace du vomissement. Mais à l’état normal, en pleine santé, les organes jouant avec aisance et liberté, qui donc sent l’aliment irriter les parois de l’estomac, qui donc sent la sécrétion du suc gastrique et les mouvemens circulaires, et les contractions péristaltiques ? Personne. Voilà qui est décisif. Revenez maintenant à l’induction de tout à l’heure ; qu’y voyez-vous ? Que cette induction, passant d’un ensemble de faits de nutrition qui s’accomplissent dans l’homme à des faits semblables qui s’accomplissent dans le végétal, a conclu qu’ils sont sentis par le végétal alors qu’ils ne le sont pas par l’homme, — ce qui mérite d’autant plus l’attention que c’est uniquement par esprit de conciliation et malgré l’insuffisance des preuves fournies, que nous avions élevé les mouvemens de la plante carnivore au niveau d’un phénomène de digestion animale. Et fussent-ils digestifs, on n’aurait pas le droit de les qualifier même d’actions réflexes, selon des savans autorisés, parce que « l’absence totale d’un tissu nerveux chez les plantes fait pécher par la base cette dernière assimilation. ».

La précision du langage scientifique exige que la susceptibilité particulière d’où procèdent les actions végétales les plus élevées soit appelée simplement impressibilité. Ce mot me semble marquer avec exactitude la place qu’occupe cette propriété sur l’échelle des spontanéités vitales, immédiatement au-dessous de la sensibilité. Cela n’implique pas, on vient de le voir, qu’elle soit un degré inférieur de la sensibilité : celle-ci suppose toujours une impression antécédente ; mais l’impression a lieu fréquemment sans qu’une sensation la suive, elle est un phénomène distinct et mérite une dénomination spéciale.

Or, point de sensibilité, point d’instinct, puisque instinct signifie piqûre reçue et sentie. Par conséquent, résignons-nous, poètes, savans et philosophes, à avouer que l’instinct, refusé à la plante, est l’apanage exclusif de l’animalité. C’est donc chez l’animal, rien que chez lui, qu’il faut étudier cette puissance active.

Même au plus bas degré de l’animalité, le besoin est senti. Sentir, c’est souffrir ou jouir, et la douleur est le premier aiguillon de l’instinct. Quant au plaisir, il n’est évidemment au début que la récompense de l’effort par lequel « l’instinct fuit la douleur du besoin dont il naît. » Tant que la jouissance est encore inéprouvée, inconnue, elle ne saurait exercer l’attrait d’une promesse ou d’une espérance. La tendance originelle de l’instinct n’enveloppe donc pas le désir, car le désir marche à une fin connue d’avance, tandis que l’instinct pousse l’être à produire un acte sans lui proposer une fin. Le fondateur de l’histoire naturelle dans l’antiquité, en dépit de son génie, s’est trompé lorsqu’il a représenté tous les êtres de l’univers sans exception portés par le désir vers le bien suprême. Au-dessous du désir qui voit son but, il y a l’instinct, qui est aveugle, — aveugle, et néanmoins doué de cette part minime de conscience sans laquelle il n’y a ni douleur ni plaisir, et de cette pâle lueur d’intelligence nécessaire à l’animal imparfait pour lui montrer non la portée, mais du moins « la réalité grossière et sensible de ses actes. » En sorte qu’à sa limite inférieure l’instinct comprend la spontanéité, la capacité de sentir, la conscience la plus obscure et l’intelligence la plus vague. — À cette première esquisse de l’instinct, je ne vois pas ce que la critique pourrait reprendre.

Une fois assurée de ne pas regarder trop bas quand elle cherche l’instinct, la science s’efforce de ne pas regarder trop haut. La puissance instinctive, dans sa plus large expression, offre des caractères saillans qu’il importe de marquer, et dont la méconnaissance a produit des confusions fâcheuses. Or consultez les maîtres en zoologie, ils disent d’un commun accord que les animaux supérieurs, ceux qui diffèrent le moins de l’homme, ne fournissent pas l’image la plus pure de l’instinct, parce que chez eux une part variable d’intelligence, d’expérience, d’éducation quelquefois, altère les traits de leur nature propre. Dans la vie de l’insecte au contraire, d’après M. Milne-Edwards entre autres, c’est de l’instinct que dépendent presque toutes les actions, même celles qui semblent demander le plus de calculs et de prévisions. Là donc sera le type cherché. C’est bien l’instinct, rien que l’instinct, sans mélange d’éducation, ni de réflexion, ni d’expérience, qui pousse telle araignée, par exemple la mygale, à se construire d’emblée une habitation ouatée et fermée par une porte à charnière. C’est lui, rien que lui, qui dirige l’art infaillible d’une autre araignée, l’épéire diadème, filant d’abord des toiles larges et verticales, puis tissant son cocon dans une feuille enroulée. C’est lui seul qui inspire les fourmis et les abeilles. Sous cette forme aussi accomplie, aussi épurée que possible, ses caractères sont remarquables et constans, et sans ces caractères, il n’est pas. Notons d’abord la précision, cette sûreté étonnante qui imprime à ses œuvres la netteté d’un premier jet exempt d’erreur et correct sans retouches. D’une main d’homme aussi certaine, vous diriez qu’elle agit comme par instinct, tant celui-ci est le type de la force qui ne saurait manquer son coup. Le second caractère est l’invariabilité, dont on a quelquefois exagéré le déterminisme uniforme, mais qui, moins raide que dans le cristal, plus souple encore que dans la plante, maintient pourtant une fixité relative dans les produits de l’industrie animale. La forme géométrique des cellules dessinées par les abeilles ne serait jamais attribuée à un instinct, si chacune des ouvrières de la ruche modelait un polygone différent. Enfin nous exigeons qu’un instinct, pour mériter son nom, appartienne à l’espèce tout entière et non pas seulement à l’individu. M. Ch. Darwin lui-même, malgré le rôle qu’accorde sa théorie aux variations individuelles, a suivi le courant de l’opinion générale : il n’a guère donné le nom d’instinct qu’aux facultés devenues communes à l’espèce par le travail du temps et de la sélection.

Peu à peu donc, grâce aux délicates analyses des psychologues exercés, la figure de l’instinct, si l’on me passe ce mot, se détache plus visible, plus lumineuse, de l’obscurité où la retient la nature des choses. Dans cette clarté nouvelle, mieux que dans les

  1. Voyez, dans la Revue du 15 avril 1858, une étude sur le Sommeil et le Somnambulisme au point de vue psychologique, par l’auteur du présent travail.
  2. Les pièces les plus intéressantes de cette polémique ont été reproduites par M. F. Bouillier : Histoire de la philosophie cartésienne, 3e édition, t. Ier, ch. VII.
  3. Ch. George Leroy, Lettres philosophiques sur l’Intelligence et la perfectibilité des animaux, Paris 1802, p. 227.
  4. Ch. Darwin, l’Origine des espèces, traduction française par M. J.-J. Moulinié, Paris 1873, p. 234.
  5. De l’Instinct et de l’Intelligence des animaux, 1845, p. 144.
  6. L’Origine des espèces, trad. citée, p. 228.
  7. Poinsot, Questions dynamiques sur la percussion des corps.
  8. Voyez, dans la Revue du 1er février 1876, la belle étude de M. J.-F. Planchon, intitulée les Plantes carnivores d’après de récentes découvertes.