L’Intellectualisme de Malebranche

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L’INTELLECTUALISME DE MALEBRANCHE


La philosophie de Malebranche est essentiellement intellectualiste. Ce disciple de Descartes n’aborde aucune recherche, qu’il ne s’engage à rejeter toute notion dépourvue d’évidence rationnelle. Excepte-t-il les vérités de la foi ? Délibérément il a fait de la raison le principe, non seulement de toute science, mais de la morale, et de la religion même. La religion, pour lui, n’est qu’une forme, adaptée à la condition humaine, de la métaphysique.

Nous voyons en Dieu tout ce que nous connaissons véritablement ; connaître le monde, c’est le concevoir par rapport à l’étendue intelligible qui réside en Dieu même, c’est le réduire en éléments mathématiques. Dieu, chez Malebranche, est toute lumière, toute vérité, tout ordre, c’est-à-dire qu’il contente, universellement et absolument, cette raison parfaite qui, comme seconde personne de la Trinité, est son essence même.

Rien de plus certain que le caractère intellectualiste de la philosophie de Malebranche. Mais il est intéressant de se demander quelle est, au juste, la nature de cette intelligence, de cette raison, à laquelle, sans restriction, Malebranche soumet toutes choses et Dieu lui-même.

I

Malebranche pose en principe que connaître le monde matériel, c’est en expliquer toutes les parties et tous les phénomènes par les seules lois de la mécanique, c’est-à-dire par la seule idée mathématique de l’étendue. Que suit-il de l’application de cette maxime ?

Une première conséquence, c’est que l’existence de ces formes particulières de l’étendue que nous appelons les corps est absolument indémontrable. Les mathématiques n’admettent que l’universel. Malebranche reconnaît, déclare, démontre que l’existence des corps est indémontrable. Mais il affirme, non moins catégoriquement, que les corps existent. Nous en sommes assurés, dit-il, par la révélation.

En parlant ainsi, il limite visiblement la portée de la raison comme faculté de voir les choses dans leurs archétypes mathématiques. Et l’on pourrait se demander si, en dehors de la connaissance rationnelle, il n’admet pas l’existence d’une connaissance proprement mystique. Mais il s’agit de savoir quelle idée il se fait au juste de Dieu et de ses révélations.

Or c’est une maxime essentielle de la philosophie de Malebranche, que Dieu, en tout ce qu’il fait, suit les voies les plus simples, agissant par là en conformité avec la raison. Nous devons donc croire, en vertu de notre raison même, que l’existence des corps, dont la révélation nous informe, n’est pas une création absolument nouvelle, mais se rattache de quelque manière, à la nature des essences, si bien que, dans l’étude des phénomènes sensibles les plus particuliers, il reste légitime et nécessaire de poursuivre des explications mécaniques.

Une seconde conséquence de la conception mathématique de l’univers, c’est l’impossibilité de concevoir un rapport d’influence entre les mouvements des corps et les sentiments qui, dans notre âme, correspondent à ces mouvements.

D’une manière générale, une créature ne peut agir dans une mesure quelconque, sur une autre créature. En effet, les accidents, chez les êtres réels, ne sont pas séparables des substances ; et modifier la substance, c’est créer ou anéantir. Or, à Dieu seul il appartient de créer ou d’anéantir. Toute puissance, donc, qu’elle s’exerce sur les substances ou sur les accidents, appartient exclusivement à Dieu.

Comme, d’ailleurs, l’étendue et le sentiment sont choses entièrement différentes, toute tentative d’expliquer les phénomènes de l’un par les phénomènes de l’autre est frappée de stérilité. L’étendue et le sentiment coexistent, d’une manière purement contingente ; et, s’il y a correspondance entre les modifications de l’un et les modifications de l’autre, ce ne peut être qu’en vertu d’un libre décret de Dieu. Les modifications des substances spirituelle et corporelle ne peuvent être causes véritables les unes des autres ; le seul nom qui convienne au rôle qu’elles remplissent est celui des causes occasionnelles.

Malebranche, par cette théorie, paraît limiter une fois de plus la portée de son intellectualisme. Que sont ces causes qui ne sont point causes, sinon le déguisement d’un continuel miracle ? Voici deux horloges sans communication entre elles, qui, néanmoins, sont toujours d’accord. C’est, apparemment, qu’un génie invisible en pousse continuellement les aiguilles.

Ainsi a-t-on souvent interprété, notamment en Allemagne, la théorie des causes occasionnelles. Mais il semble qu’en l’entendant de la sorte on en ait méconnu la signification. Que voudrait dire le mot « cause », appliqué à un phénomène qui serait sans lien aucun avec celui que l’on appelle son effet ? Si Malebranche entendait s’en tenir au système que l’on dénomme occasionalisme, pourquoi ne s’est-il pas contenté du terme « occasion » ?

Il y a, en réalité, deux parties dans sa doctrine, l’une négative, l’autre positive. Nulle chose créée ne peut être cause, au sens plein du mot, au sens de puissance créatrice, parce que la création est le privilège de Dieu. Mais on peut concevoir une cause, sinon créatrice, du moins déterminante, c’est-à-dire provoquant, en fait, d’une façon constante, l’apparition d’un certain phénomène ; et c’est là, précisément, le genre de causalité que Malebranche attribue aux créatures.

D’une part, nos sentiments sont absolument irréductibles à nos perceptions intellectuelles, tout de même que l’existence des corps est absolument irréductible à leur essence. Doctrine capitale, dans la pensée de Malebranche, car elle découvre l’erreur de Spinoza, qui, plaçant au sein même de Dieu le fini avec l’infini, ou anéantit le fini, ou ruine la perfection divine.

D’autre part, en même temps que, par sa puissance, distincte de son entendement, Dieu créa des choses finies, il établit entre elles des rapports précis et constants, grâce auxquels tout se passe comme si tel phénomène avait la propriété d’engendrer, de causer véritablement tel autre phénomène.

Si donc il n’existe pas de Nature, telle que se la figuraient les païens, pour qui c’était une divinité douée de puissance effective, il existe véritablement des causes naturelles, des lois naturelles et générales[1], introduisant l’ordre dans la portion de l’être qui échappe à la géométrie.

Des causes conçues comme simples antécédents constants, non comme puissances génératrices et créatrices : telle est la thèse de Malebranche. On ne saurait la confondre avec celle du miracle continuel et de la volonté arbitraire.

En ce sens, nos sensations, bien qu’elles ne nous instruisent, à aucun degré, de la nature intrinsèque des êtres, nous fournissent néanmoins de véritables connaissances. Car elles nous informent des choses qui sont utiles à la conservation de notre vie. Dieu, en effet, c’est-à-dire l’ordre, veut que les lois de l’union de l’âme et du corps soient très simples, partant très générales ; et ainsi l’avertissement que nous donnent nos sens touchant le caractère utile ou nuisible des objets à notre égard, est assez sûr pour que nous n’ayons besoin qu’exceptionnellement de le rectifier ou d’y suppléer par l’usage de notre raison. D’une manière générale, les jugements naturels que nous formons d’après la dictée de nos sens représentent fidèlement les lois de la nature.

L’expérience est, ainsi, pour la connaissance des choses matérielles, une source légitime et nécessaire d’information ; et la science physique n’est autre chose que l’effort de l’intelligence pour accorder la certitude de l’expérience avec l’évidence de la raison[2].

Ce n’est pas tout. La raison elle-même va au-devant de l’expérience, et démontre la réalité et la valeur de ces lois qui, dans la nature, limitent à des effets particuliers l’universel mécanisme mathématique. On a cru à tort, selon Malebranche, que l’emploi des principes mécaniques en physique excluait les causes finales. Si le monde se conserve par la seule action mécanique de ses parties les unes sur les autres, c’est qu’il a été construit par un architecte qui prévoyait la série infinie des effets de toute cause donnée. Le Créateur a employé les voies les plus simples et les plus sûres pour parvenir à son but. Il a, en outre, dans les êtres vivants, tellement ajusté l’infinité de parties dont ils se composent, qu’ils puissent, indéfiniment, produire des êtres semblables à eux. Si donc la nature n’est pas, elle-même, puissance et sagesse, elle témoigne de l’union de la sagesse et de la puissance avec l’entendement géométrique dans le principe créateur qui la fait être et se conserver.

La considération des lois naturelles ainsi établies par Dieu dans le monde des choses contingentes est particulièrement indispensable en matière morale. Si Dieu n’avait pas créé de telles lois, notre responsabilité, dans les actes que nous accomplissons, se limiterait à ces actes mêmes : les suites ne nous concerneraient pas. Mais Dieu a si bien lié, dans la nature, les effets aux causes, que vouloir la cause, c’est vouloir l’effet. Quelle n’est pas, dès lors, la malignité de l’homme qui accomplit une action dont les suites doivent être détestables ! Cet homme, abusant des lois par lesquelles Dieu s’est lié, oblige Dieu à réaliser une œuvre d’iniquité. Rien n’est plus sacré que la puissance, rien n’est plus divin. C’est donc un véritable sacrilège que d’employer la puissance à produire le mal. C’est asservir la majesté divine à la méchanceté humaine[3]. Forfait monstrueux, possible toutefois, grâce à la liaison des causes et des effets que Dieu a établie dans la nature.

Enfin il importe de remarquer que le libre arbitre de l’homme, dans la philosophie de Malebranche, est, par excellence, chose irréductible au mécanisme, et que, néanmoins, il est à la fois très réel et intelligible dans une certaine mesure.

Rien ne serait plus contraire à la pensée de Malebranche que de réduire le libre arbitre humain à n’être qu’une illusion, puisque, dans un tel système, Dieu serait lui-même l’auteur des pires actions commises par les hommes. Inexplicable par l’idée de l’étendue intelligible, le libre arbitre n’en est pas moins un être véritable. Il consiste dans la faculté d’obéir ou de résister à l’inclination naturelle vers le bien qui est le fond de notre volonté. Et nous n’usons pas moins de notre libre arbitre en obéissant qu’en désobéissant, puisque nous avons la faculté de désobéir.

Si le libre arbitre est à la fois réel et irréductible au mécanisme, s’ensuit-il qu’il soit inintelligible ? On ne saurait, selon Malebranche, l’assimiler au hasard ou au caprice. Il ne se détermine pas sans raison, et la raison à laquelle il adhère est la considération du bien lui-même. Mais, la nature offrant à l’homme des biens particuliers, l’homme a cette puissance, au lieu de ne rechercher ces biens secondaires que dans leur rapport au bien universel, d’y arrêter sa volonté, et de les considérer comme des biens absolus et des fins en soi. Il peut, dans son amour, substituer la créature au Créateur. Mais c’est parce qu’il est capable d’aimer Dieu qu’il peut mettre à sa place des idoles. Et ainsi, jusque dans l’usage coupable que l’homme fait de son libre arbitre, son action conserve un rapport à l’ordre et à l’intelligence ; tandis que, par un juste emploi de ce même libre arbitre, il se fait, en vérité, le collaborateur de Dieu.

Il est donc certain, en ce qui concerne la connaissance de la nature et de l’homme, que l’intellectualisme de Malebranche n’est pas borné à cette vue claire et distincte des choses que l’on obtient en les contemplant dans leurs modèles mathématiques : il admet une intelligence relative du contingent en tant que contingent, il s’élargit avec l’être lui-même, de manière à apercevoir l’infinie puissance divine, sans toutefois laisser de place au hasard ou à l’ἀνάγκη, dont l’existence serait la négation du Dieu vivant.

II

Il nous est interdit de ramener la nature telle que nous la voyons, bornée, finie et imparfaite, à l’étendue intelligible, puisque cette étendue réside en Dieu même, et qu’ainsi la réduction de notre monde à l’étendue intelligible introduirait en Dieu le fini et l’imperfection. Mais, pour qui se placerait au point de vue de Dieu lui-même, n’y aurait-il pas lieu de penser que, toute discontinuité dans l’objet de son intelligence étant impossible, l’existence sensible, le contingent et le libre doivent, finalement, se résoudre, par une analyse qui nous dépasse, en nécessité mathématique.

Une telle induction serait en contradiction formelle avec les principes les plus avérés de la philosophie de Malebranche.

Certes, les rapports de grandeur, qui sont la matière des mathématiques, subsistent en Dieu même ; et en Dieu tout est un. Mais, si nous sommes assurés de parler convenablement de Dieu en affirmant son unité, nous ne pouvons prétendre, nous autres hommes, embrasser d’un regard toutes ses perfections. Nous devons les considérer isolément, si nous voulons nous les représenter, autant qu’il nous est possible, selon leur nature propre et dans leur infinité. Et nous devons affirmer de Dieu toutes les perfections qui sont dignes de lui, encore que nous ne puissions jamais parvenir à voir ces perfections dans leur pénétration mutuelle et dans leur unité essentielle.

Or en Dieu réside nécessairement l’ordre, et l’on pourrait presque dire que l’ordre, c’est Dieu même. Mais l’ordre contient, outre les rapports de grandeur, qui sont l’objet des mathématiques, les rapports de perfection proprement dite, qui sont la matière de la morale. Tel le rapport de valeur, en vertu duquel le bien de l’âme doit être préféré à celui du corps, la vie d’un homme à celle d’un animal. C’est là un genre de vérités qui ne se peut ramener à la vérité mathématique, et qui n’en a pas moins son fondement en Dieu.

Il y a plus. Comme il convient à notre faiblesse de considérer séparément des attributs qui, en Dieu, sont inséparables, ainsi nous comprendrons mieux la signification des vérités mathématiques et des vérités morales, en les comparant entre elles, quant au rôle qu’elles jouent respectivement dans notre vie. Or, en ce sens, Malebranche n’hésite pas à professer que la considération des vérités morales est plus nécessaire encore que celle des vérités mathématiques. Je ne me plais point, dit le Verbe divin à l’âme recueillie qui l’interroge, je ne me plais point aux questions qui ne vont pas à honorer la sagesse de mon Père. Comme je suis la vie des esprits, aussi bien que leur lumière, j’aime beaucoup mieux leur enseigner les vérités qui nourrissent l’âme, et qui, en même temps qu’elles éclairent l’esprit, pénètrent, agitent et animent le cœur. Quand je suis venu sur la terre pour instruire les hommes, je ne leur ai point appris la géométrie, l’astronomie, ni tout ce que les savants font gloire de savoir. La lumière que je répands volontiers, c’est une lumière qui échauffe la volonté et qui produit l’amour de Dieu. Je pénètre et j’éclaire tous les esprits. Mais que sert à un démon de savoir que deux et deux font quatre, ou de connaître le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre ? S’il en est plus savant, il n’en est pas plus sage.

Dans le développement de cette pensée, Malebranche en vient à limiter le contenu de la vérité proprement dite aux rapports de grandeur, et à réserver le mot « ordre » pour les rapports de perfection. Et il met l’ordre au-dessus de la vérité. Je ne suis pas seulement, dit le Verbe, la vérité éternelle, mais encore l’ordre immuable et nécessaire. Comme vérité, j’éclaire ceux qui me consultent pour devenir plus savants ; comme ordre, je règle ceux qui me suivent pour devenir plus parfaits. Or, tu dois beaucoup plus contempler la beauté de l’ordre que l’évidence de la vérité ; car, si la beauté de l’ordre te gagne le cœur, elle te rendra parfait. Mais, quoique l’évidence de la vérité éclaire l’esprit, elle ne te délivrera pas de tes misères. Veux-tu être semblable aux impies, qui me contemplent avec plaisir lorsque je les éclaire de la lumière de la vérité, et qui ont horreur de moi, lorsque je les reprends et que je les condamne par la manifestation de l’ordre[4] ?

De telles exhortations ne sont pas rares chez Malebranche. Il serait tout à fait contraire à sa pensée de supposer que, par cette distinction, il se propose d’introduire en Dieu quelque principe irrationnel. Nul doute, au contraire, que ce qu’il appelle l’ordre ne soit, ici même, la vérité la plus haute, la chose intelligible par excellence. Si, pour notre raison, l’ordre de l’amour est moins évident que l’ordre de la géométrie, et paraît distinct de l’ordre de la vérité, c’est qu’en cette vie notre raison est tournée vers la matière, et sujette à l’erreur. Une raison plus puissante et plus droite apercevrait dans l’ordre moral la source de l’ordre géométrique.

Et si, maintenant, l’on se ressouvient que ce que Malebranche, sous les noms de causes occasionnelles, causes naturelles, lois naturelles, nature, distingue des déterminations mathématiques, repose, en dernière analyse, sur la puissance et la sagesse de Dieu, c’est-à-dire sur Dieu en tant qu’ordre, et non sur Dieu en tant que principe de l’étendue intelligible, on conclura que les relations contingentes qui existent entre les créatures, loin d’être moins intelligibles que les relations des essences mathématiques, relèvent directement du principe même de la raison et de l’intelligibilité.

III

Quand on prend pour accordé que tout intellectualisme véritable, et en particulier l’intellectualisme de Malebranche, consiste à ne tenir pour intelligibles que les manières d’être réductibles à des déterminations mathématiques, on est amené à une conclusion étrange. Malebranche, après avoir célébré avec enthousiasme l’intelligence, après nous avoir montré l’homme admis à voir, en Dieu même, les raisons intelligibles des choses, en serait arrivé successivement à rejeter du domaine de l’intelligibilité les existences corporelles, les rapports entre les corps et les esprits, les relations mutuelles des phénomènes de la nature en général, les principes de la morale, la puissance et la sagesse divine, les conditions suprêmes de la perfection. Ce système, qui s’annonce comme essentiellement intellectualiste, aboutirait à distinguer radicalement, dans les choses, l’essence et l’existence, et à réserver l’intelligibilité pour la première, tandis que la seconde relèverait uniquement de la croyance et de la révélation. Ainsi en juge, par exemple, Kuno Fischer, qui réduit Malebranche au rôle de chaînon intermédiaire entre Descartes et Spinoza, parce qu’il ne voit dans tout ce qui se rattache à la théorie des causes occasionnelles autre chose que des résidus, que Malebranche n’a pas su ou n’a pas osé réduire aux principes de l’intellectualisme.

Mais cette interprétation de la doctrine de Malebranche est infidèle. Malebranche ne saurait admettre que l’intelligence laisse en dehors d’elle une partie quelconque de l’être, à plus forte raison, la partie la plus relevée. En réalité il conçoit l’intelligence comme comportant des degrés ; et, tandis qu’il tient l’existence du contingent, les rapports entre l’âme et le corps, les principes du monde moral et religieux pour absolument indémontrables au regard de l’entendement mathématique, il voit ces mêmes réalités conformes à une plus haute sagesse, intelligibles pour une intelligence supérieure. La religion même est, selon lui, la plus parfaite des évidences rationnelles, pour une raison infiniment parfaite.

Le système de Malebranche pose donc devant nous un grave problème.

Étant donnée l’impossibilité de réduire à l’intelligible mathématique une partie considérable des choses que nous tenons pour des réalités, telles que l’existence du monde matériel et les vérités morales et religieuses, deux partis sont possibles : ou tenter de démontrer que ces éléments réfractaires ne possèdent aucune réalité effective, et ne sont que des fantômes de notre imagination ; ou se demander si l’intelligence mathématique est bien toute l’intelligence, si l’intelligence ne comporterait pas des modes de penser et de comprendre, analogues, mais supérieurs à la démonstration mathématique.

De cette alternative, Malebranche adopte le second terme. Il y est conduit par le souci des vérités religieuses et des conditions de la vie naturelle, lequel, chez lui, va de pair avec le culte de la science. Céda-t-il, en raisonnant ainsi, à des mobiles étrangers à la philosophie et à la raison ?

Savons-nous, d’avance, jusqu’où va la raison ? En pouvons-nous, a priori, déterminer, dénombrer, délimiter les catégories ? Sommes-nous en mesure de constituer une juste théorie de la raison, de sa nature et de sa portée, en considérant simplement cette faculté en elle-même, et en faisant abstraction du travail qu’elle accomplit, dans son commerce avec les réalités, avec la vie, pour saisir ces objets et pour les comprendre ?

Descartes ne tenait pas la raison humaine pour une chose toute faite en nous, dont nous n’aurions qu’à nous servir comme d’un outil. Il prescrivait à l’homme, comme tâche essentielle, de cultiver sa raison, c’est-à-dire de la développer, de la rendre souple, large, droite et ferme, de telle sorte qu’elle puisse juger sainement tous les objets, quels qu’ils soient, qui s’offrent à elle. Et il ajoutait que, pour cultiver sa raison, il est nécessaire de nourrir son esprit des connaissances que nous fournissent et les sciences et l’expérience de la vie. Malebranche ajoute la religion, comme la forme par excellence de la vie morale. En cela il a suivi la méthode de Descartes jusqu’au bout. Il s’est proposé, comme Pascal, d’égaler son esprit aux choses, et non de mesurer les choses à la capacité de son esprit.

Émile Boutroux.
  1. Rech. de la V., VI, 3. Cf. Éclaircissements, 13. Entretiens sur la Métaphysique, IV, 11.
  2. Entretiens sur la Métaphysique, XIV, 4.
  3. Entretiens sur la Métaphysique, vii, 14.
  4. Voir Méditations chrétiennes. Troisième Méditation, 19-23.