L’Oblat (Huysmans)/10

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P.-V. Stock (p. 276-300).

X

Jamais semaine Sainte ne s’était annoncée, au cloître, plus triste. Cette loi des associations, à la réalité de laquelle aucun moine ne croyait, venait d’être votée par les députés ; et à l’optimisme le plus résolu avait succédé le pessimisme le plus noir.

À part quelques éberlués qui se raccrochaient à l’espoir que le président du conseil les sauverait, au dernier moment, en faisant échouer la loi au sénat et que M. Loubet, homme pieux, donnerait sa démission plutôt que de perdre son âme, les autres convenaient que les séniles matassins du Luxembourg ne valaient pas mieux que les pernicieuses malebêtes de la chambre. Tous étaient les leudes perdiablés des loges ; il n’y avait rien de propre à attendre d’eux.

Le P. Abbé, revenu de voyage, avait recueilli dans ses courses les bruits les plus alarmants sur le sort des congrégations, en France ; il ne soufflait mot, mais la tristesse de son regard et l’ardeur de ses prières en disaient long.

Enfin, il est impossible que les oraisons dont les communautés assaillent sans relâche le ciel soient repoussées par Notre-seigneur, pensaient les novices ; il faut redoubler de zèle et tous se privaient de quelque chose, se levaient plus tôt, se mortifiaient pour détourner le coup.

Depuis quelques semaines déjà, sur l’ordre du p. Abbé, après tierce et avant la grand’messe de neuf heures, tous les religieux chantaient, à genoux, le psaume « Levavi oculos meos in montes », le « Sub Tuum » et la prière à saint Michel ; et le découragement prenait de voir tant de suppliques préservatrices, demeurer vaines.

Durtal qui avait toujours été frappé du caractère démoniaque si marqué de l’affaire Dreyfus et qui ne la considérait que comme un tremplin installé par les juifs et les protestants, pour mieux bondir à la gorge de l’Eglise et l’étrangler, Durtal avait perdu depuis longtemps tout espoir ; et cependant, lorsque la loi fut adoptée par le parlement, il eut le petit tressaut d’un homme qui se trouve subitement en face d’un danger qu’il croyait moins proche.

— Quand on songe, disait-il à Mme Bavoil, que quelques gueux, élus Dieu sait comment, à l’aide de quelles manigances, dans quels bas-fonds, vont crucifier l’épouse ainsi que les juifs ont naguères crucifié l’époux. C’est la passion de l’église qui commence ; rien n’y manque ; tout y est, depuis les clameurs et les blasphèmes des galope-chopines de l’extrême-gauche, jusqu’à cet ancien élève des jésuites, ce Judas qui a nom Trouillot, jusqu’à ce nouveau Pilate qu’est Loubet.

Ah ! celui-là ! — Il allait régulièrement à la messe, en cachette, tous les dimanches, à la Sorbonne, alors qu’il gîtait dans le clapier soupçonneux du sénat ; et il a signé la loi et il s’en lave les mains ; je serais vraiment curieux de savoir quel est le sacerdoce qui ose l’absoudre quand il se confesse pour faire ses pâques !

— Que peut-il bien raconter au Seigneur, ce M. Loubet, lorsqu’il le prie, demanda Mme Bavoil ?

— Eh bien mais, il lui demande de lui conserver sa place, d’aider à la parturition de ses bonnes valeurs ; il le supplie de protéger ses enfants afin qu’ils deviennent d’intrépides chrétiens, tels que lui.

Comme il n’entretient pas de danseuses, il se juge un honnête homme, car il est probablement pareil à la majorité des catholiques pour laquelle, seul, le péché de la chair compte ; d’autre part, il s’estime peut-être charitable, car il a sauvé de la prison les tranquilles fripouilles du Panama ; sa conscience est donc sans scrupules, sans reproches et il vit, honoré par les siens, en paix.

Il se dédouble, du reste, car s’il reconnaît à Dieu le droit de s’occuper de l’homme privé, il estime que l’autre, l’homme politique, est à part et ne le regarde pas ; n’est-il point, d’ailleurs, une simple machine à écrire ? On appuie sur les touches et le mot Loubet se forme. Si le Christ n’est pas content, ce n’est pas à lui, mais à Trouillot, à Monis, à Millerand, à Waldeck-Rousseau, qu’il devra s’en prendre, car ce sont eux qui manipulent le clavier, et tracent, en bas des décrets, son nom.

Puis, une fois cette besogne terminée, ce père de famille qui interdit aux pauvres de donner à leurs enfants une éducation religieuse, appelle le curé de Saint-Philippe du Roule, — lequel dit, tous les dimanches, la messe à l’Elysée, — pour lui recommander de bien enseigner à sa progéniture le catéchisme et il palpe avec une certaine fierté le chapelet de luxe que sa sainteté le Pape a offert, en récompense sans doute de ses vertus, à cette autre excellente catholique qu’est Madame sa femme.

— Mais, notre ami, c’est le portrait tout craché du pharisien que Notre-seigneur a tant honni, que vous nous dessinez là.

— Avec ressemblance garantie, j’en ai peur, Madame Bavoil.

— Enfin, tout n’est pas désespéré, Rome peut encore intervenir.

— Pourquoi faire ? Aucun pape n’a plus que Léon XIII aimé la France ; harcelé, il faut bien le dire, par les catholiques qui, dénués de toute initiative, lui réclamaient, à propos de n’importe quoi, des instructions, il a cru nous rendre service en s’immisçant dans nos affaires et, mal renseigné et certainement trompé sur l’état de notre pays, il s’est imaginé qu’il apprivoiserait ce volatile, mâtiné de vautour et d’oie qu’est la république des juifs et des athées ; hélas ! Elle a percé à coups de bec les mains qu’il tendait pour la caresser ; il ne s’est néanmoins pas découragé ; il a disputé, pied à pied, les quelques libertés religieuses demeurées intactes et il a subi, en échange, des nominations d’évêques indignes, des injures et des menaces. Naturellement, plus il se montrait paternel, et plus l’ennemi devenait arrogant ; cela nous a mené à la loi des congrégations ; il a tenté alors un dernier effort, en laissant entendre que si l’on touchait aux ordres, il retirerait le protectorat des œuvres de l’Orient à la France ; cette fois, on lui a épargné les coups de bec ; c’étaient des blessures encore trop nobles — et les satrapes de barrière qui nous régissent se sont contentés de le narguer en lui piquant ce qu’on appelle, dans l’argot du peuple « une méduse » ; et, attristé, appréhendant d’envenimer les choses, il a gardé le silence. Que voulez-vous qu’il essaie dorénavant ? Il ne peut plus réagir ; il est trop tard.

— Certes, si quelqu’un est à plaindre, dit Mme Bavoil, c’est bien ce vieillard dont les affectueuses intentions n’ont été récompensées que par des moqueries et des outrages !

— Je me figure cependant, reprit Durtal, que de plus amples douleurs ont encore supplicié la vie de notre père ; il en est, en tout cas, une, qui a dû être pour lui la dernière goutte du calice à boire ; l’on n’en connaît vraiment pas de plus amère.

La Papauté pouvait, devait jouer un rôle magnifique à notre époque, et Léon XIII était certainement prêt à assumer la responsabilité d’un tel geste dans l’histoire ; et des événements qu’il dut subir et que nous ignorons, brisèrent sa volonté, le rejetèrent, épuisé, dans l’ombre.

Alors, en effet, que cette Europe en pourriture, coalisée contre la miséricorde et l’équité, à plat ventre devant la force, regardait, en souriant, les massacres des Arméniens et les brigandages des Anglais au Transvaal, un seul homme pouvait se dresser, imposant par sa majesté et son âge, le pape, et leur dire à tous : je parle au nom du Seigneur que vous crucifiez par votre lâcheté ; vous êtes les adorateurs de la vache à Colas et du veau d’or ; vous êtes les Caïns des peuples. Cela n’eût servi de rien, au point de vue politique, c’est possible ; mais, au point de vue moral, c’était immense. Cela prouvait qu’il subsistait encore une justice ici-bas ; Rome fulgurait comme un phare allumé dans cette nuit qui envahit le monde et les peuples en désarroi eussent pu au moins se tourner de ce côté et croire que le représentant du Christ sur la terre était avec eux, pour eux, contre les gredins couronnés et les démagogues.

Pour des motifs évidemment péremptoires, sa sainteté qui a dû pleurer des larmes de sang de ce mutisme obligé, s’est tue. Ah ! le pauvre Pape !

— Le fait est, dit Mme Bavoil, que l’existence de Léon XIII, interné dans le vatican, spolié d’un pouvoir temporel auquel il a droit, n’est depuis de longues années qu’un Calvaire !

— Hélas ! — Pour en revenir maintenant aux épreuves que lui inflige celle de ses filles qu’il aime le plus, la France, que va-t-il décider ? Aujourd’hui, que la partie qu’il a jouée contre les francs-maçons est perdue et que le pillage de son patrimoine spirituel s’annonce, va-t-il se redresser et, en un réveil foudroyant, frapper d’excommunication, retrancher de l’église, vouer à la malédiction jusqu’en leurs derniers descendants, Loubet, Waldeck-Rousseau, Trouillot, Monis, tous les députés qui ont voté la loi et tous les sénateurs qui la voteront. Ce serait tout de même un soulagement pour ces malheureux catholiques qui se voient lâchés par leurs chefs dans les grandes largeurs et je vous assure que les interdits riraient moins qu’on ne pense de ce châtiment, car ce sont sur les familles, nominativement désignées dans les bulles, des amas de maux que ces anathèmes fulminés attirent !

Le Souverain Pontife les déchaînera-t-il ? j’en doute ; il pardonnera et il aura évangéliquement raison ; seulement où toutes ces défaites résignées nous mènent-elles ?

— Ah ! s’écria Mme Bavoil, en secouant la tête, laissons ces désolantes histoires ; ne songeons qu’à Jésus que l’on va crucifier ; l’heure des ténèbres est proche ; allons le consoler.

— En supposant que nous en soyons dignes ! dit Durtal qui mit son chapeau et enfila son caban.

Une fois installé dans l’église, il oublia les tristesses de l’heure présente. La divine liturgie l’enlevait, planant si haut, loin de nos boues ! Et il embrassait d’un coup d’œil le panorama de la terrible semaine, de la semaine « peineuse » telle que la qualifiait le moyen-age.

Avant de gravir ces jours qui conduisaient en de brèves étapes au sommet du Golgotha, au pied même du gibet, l’église montrait, dans l’evangile de la passion, le fils de Dieu réduit à s’enfuir et à se cacher, afin de n’être pas lapidé par les Pharisiens ; — et pour exprimer cette humiliation, elle couvrait de voiles de couleur violette ses statues et ses croix. Une semaine s’écoulait encore et soudain, pendant quelques instants, sa détresse s’interrompait, à la fête des Palmes.

La veille même, l’Epître de la messe énonçait les épouvantables malédictions que proférait Jérémie, cette préfigure du Christ, contre les juifs ; et, le lendemain, en de magnifiques offices, au cri de « l’hosanna », au chant triomphal du « Gloria Laus », Jésus s’avançait, monté sur le petit de l’ânesse prédit par Zacharie, et il entrait, assourdi par les vivats du peuple, dans cette Jérusalem qui devait, quelques jours après, dans des clameurs de rage, le trucider.

Et dès que la marche glorieuse était avec la procession des rameaux finie, l’angoisse du Christ et de son église reprenait aussitôt avec la messe pour ne plus cesser qu’avec les pâques ; déjà la lecture de la passion commençait avec saint Matthieu pour continuer, le mardi avec saint Marc, le mercredi avec saint Luc, le vendredi avec saint Jean.

Et, en les entendant, Durtal jaillissait, transporté hors de lui-même par ce chant étrange et pénétrant ; c’était une sorte de mélopée courant dans le récit, revenant avec des retours flottants de ritournelles ; ce chant était monotone et angoissant et presque câlin, aussi ; et cette impression de bercement et de peine, on l’éprouvait également pendant les lamentations de ténèbres, chantées sur quelques tons à peine, variant avec les points, les points d’interrogations, les arrêts du texte.

Ces cantilènes avaient dû être recueillies, en partie, dans les plus anciens antiphones du peuple juif. Le courant gréco-romain auquel la paléographie de Solesmes rattache l’origine du plain-chant se faisait moins sentir que le courant hébraïque en ces mélopées qui rappelaient, dans le chant des lettres, avec leur côté languide et cadencé, les mélodies à la fois ingénues et subtiles de l’Orient.

Elles remontaient certainement, en tout cas, à la plus haute antiquité ; et les réparations que leur trame avait subies au dix-septième siècle et depuis, n’en avaient altéré ni la couleur, ni les contours ; elles étaient merveilleusement assorties aux offices qui, eux aussi, dataient des premiers âges de l’église, peut-être même de l’église de Jérusalem, au quatrième siècle.

Et ces jours luctueux étaient admirables au Val-des-Saints.

Chaussé de sourdes pantoufles, les moines que n’annonçait plus le son des cloches, entraient, tels que des ombres, et ils soulevaient, en passant, avec leurs grandes coules noires, au vent froid qui soufflait l’odeur de cave des murs salpêtrés et des dalles ; et les petites heures défilaient à la queue-leu-leu, avant la messe, tombant, gouttes à gouttes, sans le « Deus in adjutorium » qui, d’habitude, les précède, sans le gloria qui les sépare et les suit et, à la fin de chaque office, l’on récitait le « Miserere » sur un ton lugubre, jusqu’au dernier mot « vitulos » jeté alors en l’air, ainsi qu’une pelletée de terre, sur une tombe.

Dans l’église à peine éclairée, avec les croix enfermées dans des losanges, le triangle fumant des cires, le bêlement d’agneau des lettres hébraïques chantées au commencement de chacune des lamentations de Jérémie, c’était navrant. L’Abbé, mitré, crossé, en ornements violets, procédait, le jeudi, au mandatum, lavait les pieds de ses convers ; et, le vendredi, après l’adoration de la croix et les funèbres impropères, coupées comme de refrains, par les apostrophes implorantes du Trisagion, il allait, vêtu d’une chasuble noire et mitré de blanc, sans bougeoir, sans crosse, prendre le pain consacré au reposoir, et tous les moines à genoux, sur deux rangs, tenaient des cierges sombres allumés et les éteignaient aussitôt après que l’abbé avait consommé les Espèces saintes.

L’office monastique de la semaine ne différait pas de l’office romain ; seulement, il n’existait pas d’église même cathédrale où on le célébrât avec une pareille ampleur ; malheureusement, s’il avait été, au Val des Saints, magnifique jusqu’au matin du samedi, ce jour-là, tout se gâta.

Par suite d’un compromis, entre l’abbaye et le presbytère, il avait été convenu que les religieux occuperaient l’église le dimanche de pâques, mais que l’honneur de bénir l’eau baptismale, le samedi, reviendrait au curé. Il opérait donc, entouré de toute la communauté qui le servait, et il savait à peine son métier et mêlait la prononciation française de son latin à la prononciation italienne des pères.

Pour des gens habitués de longue date à entendre les « um » prononcés « oum », les « us » prononcés « ous », les « ur » prononcés « our », les j devenus des y, pour les gens accoutumés au chuintement du C qui mue, par exemple, le mot « coelum » en celui de « tchoeloum », le latin à la française était déjà un peu embarrassant ; il eût été néanmoins supportable, seul ; mais, mélangé à l’autre manière de le proférer, il tournait à la cacophonie ; il semblait que le curé et les Bénédictins ne parlassent pas la même langue ; et ce tohu-bohu se répercutait dans le chant grégorien que le curé chantait, non d’après les textes de Solesmes, mais ainsi qu’au séminaire, et Dieu sait comme !

Tout le monde avait hâte que cette cérémonie devenue ridicule cessât. Heureusement que la splendeur de la messe avait compensé la misère de cet office, si merveilleux lorsqu’il est bien exécuté, par des moines, en plain-chant.

Après l’epître courte de saint Paul, le sous-diacre se présenta devant l’abbé debout au trône et lui annonça la résurrection de l’alleluia. Et l’abbé le chantait, joyeux de la bonne nouvelle, par trois fois et, trois fois, le chœur répondait un alleluia encore un peu timide, hésitant à prendre son vol ; puis, après le credo, à l’offertoire, on amenait jusqu’à la barre de communion l’agneau paschal, paré de rubans et de fleurs.

La pauvre bête que tirait le père hôtelier et que poussait par derrière le père cuisinier, regimbait ; elle regardait, défiante, cherchant à fuir, cet homme, vêtu d’or qui s’avançait du fond du chœur, escorté d’une nombreuse suite, pour prier au-dessus d’elle et la bénir ; elle semblait avoir le pressentiment que tant de déférence pour sa pauvre personne, finirait mal.

Ce samedi saint était, le matin, interminable. Commencé à huit heures, l’office s’achevait à peine vers les midi ; mais Durtal était heureux ; il quittait les rangs liturgiques, quand la cérémonie s’alentissait et il s’évaguait, seul, errant sur les traces de Jésus et de sa Mère.

Oui certes, se disait-il, songeant à la Vierge sur laquelle, dans cette période de larmes, les ecritures sont si brèves, oui certes, le moment où elle se tint au pied du Calvaire fut atroce : la transfixion prédite par le vieillard Siméon se réalisait, mais le glaive des douleurs ne s’enfonça pas dans sa poitrine, d’un coup. Il tâtonna d’abord et il y eut dans les souffrances de Marie un instant qui dut être particulièrement affreux, celui de l’attente, du temps qui s’écoula entre l’arrestation et la condamnation de son fils ; ce fut alors l’entrée de la pointe perçant la chair, s’y remuant, évasant la plaie, sans plus y pénétrer.

Cette attente a duré 11 heures. Jésus a été, en effet, arrêté et ramené à Jérusalem, le jeudi soir, vers 11 heures. Le vendredi, il a été traîné d’Anne à Caïphe, de minuit à 2 heures du matin, conduit chez Pilate vers 6 heures, transféré chez Hérode à 7 heures, bafoué, flagellé, couronné d’épines, condamné à mort de 8 à 10.

La sainte vierge savait que Jésus devait périr. Elle même avait consenti à sa mort et elle l’eût même sacrifié de ses propres mains, dit saint Antonin, si le salut du monde l’eût exigé ; mais elle n’en était pas moins femme. Elle eut toutes les vertus à un degré héroïque, elle posséda les dons les plus parfaits de l’esprit, elle fut la plus sainte des vierges. Elle fut unique, mais elle n’était pas déesse, elle n’était pas Dieu ; elle ne pouvait pas échapper à sa condition de créature humaine et, par conséquent, ne pouvait s’empêcher d’être torturée par les anxiétés de l’attente.

L’eût-elle pu d’ailleurs, qu’elle eût imité son fils qui mit en quelque sorte en suspens sa divinité sur la croix pour mieux pâtir et qu’elle eût demandé et obtenu de s’infliger l’âpre tourment des expectatives déçues.

Ce que furent ces heures d’attente, on se l’imagine mal.

Génitrice d’un Dieu, fille et épouse du seigneur et sœur des hommes dont elle devait devenir aussi la mère, une mère enfantée, au pied d’un gibet, dans des flots de sang, elle greffait, les unes sur les autres, toutes les douleurs des parentèles ; mais elle pleurait surtout la perversité de cette race abominable dont elle était issue et qui allait réclamer, en un baptême de malédiction, que le sang du sauveur retombât sur elle.

Voulant souffrir tout ce qu’elle pouvait souffrir, elle dut espérer contre tout espoir, se demander, dans l’excès de son angoisse, si, au dernier moment, ces scélérats n’épargneraient pas son Fils, si Dieu, par un miracle inattendu, n’opérerait pas la rédemption du monde, sans infliger à son Verbe les tortures horribles de la croix. Elle se rappela sans doute qu’après son consentement, Abraham fut délivré de l’effroyable tâche d’égorger son fils et peut-être espéra-t-elle que, de même qu’Isaac, sa préfigure, Jésus serait délié, lui aussi, au dernier moment, et sauvé du sacrifice.

Et ces pensées sont naturelles si l’on songe que Marie savait ce qu’il était opportun qu’elle sût, mais qu’elle ne savait pas tout ; elle connut, par exemple, le mystère de l’incarnation, mais elle en ignora le temps, le lieu et l’heure ; elle ignora, avant la visite de l’ange Gabriel, qu’elle était la femme, choisie de toute éternité, celle dont le Messie naîtrait.

Et, humble, telle qu’elle était, ne cherchant point à pénétrer les secrets du Très-Haut, elle put aisément se leurrer.

Que se passa-t-il pendant ces heures sur lesquelles les evangiles se taisent ? Lorsqu’elle apprit que le sauveur était arrêté, raconte Ludolphe le Chartreux, elle s’élança, avec Magdeleine à sa poursuite et dès qu’elle l’eut retrouvé, elle s’attacha à ses pas et ne le quitta plus.

La sœur Emmerich confirme, de son côté, ces courses de la Vierge et elle entre dans de nombreux détails, un peu confus, sur les allées et venues de Marie, qui, selon elle, était non seulement accompagnée de Magdeleine, mais encore de la petite troupe des saintes femmes.

Elle la montre, suivant à distance les soldats qui entourent Jésus et s’évanouissant lorsqu’elle s’assure que l’arrestation est maintenue.

Elle nous narre qu’on la transporta dans la maison de Marie, mère de Marc, et que ce fut l’apôtre Jean qui la renseigna sur les brutalités commises par les goujats de corps de garde, pendant la route ; elle relate que ce fut également lui qui s’échappa de chez Caïphe, pour la prévenir, tandis que le pauvre Pierre, affolé, mentait.

Elle ne tenait pas en place, dit la visionnaire. Elle sortit de nouveau et rencontra, près de la demeure de Caïphe, Pierre auquel elle dit : Simon, où est mon fils ? Il se détourna, sans répondre ; elle insista et alors il s’écria : mère, ne me parlez pas, ce que souffre votre fils est indicible ; ils l’ont condamné à mort et, moi, je l’ai renié !

Et, l’âme déchirée, elle parcourut sans repos ni trêve la voie des supplices jusqu’au moment où saint Jean l’expose alors, au pied du Calvaire, le cœur définitivement percé par les sept glaives des péchés capitaux, les glaives enfoncés, cette fois, jusqu’à la garde.

En se remémorant ce lamentable récit, Durtal revenait toujours à sa première idée : avant de pénétrer franchement dans la chair et d’y rester fixées, quelles tortures ces implacables épées n’infligèrent-elles pas à notre dame des sept douleurs, en tournant dans les blessures, en attisant en quelque sorte le feu des plaies, avec ces sautes de désespérances et d’espoirs, et quel sujet de méditation que l’acuité de ces transes dans la vie si parfaitement inconnue de notre Mère !

Et Durtal gémissait avec elle, lorsqu’à la deuxième leçon du nocturne du vendredi saint, la voix douce et claire du petit frère Blanche, debout au milieu du chœur, devant le pupitre, chantait, ainsi qu’en un bêlement prolongé et plaintif, la lettre hébraïque « Mem » et poursuivait sur un rythme dodelineur et dolent la leçon du prophète : « A qui te comparerai-je, à qui dirai-je que tu ressembles, fille de Jérusalem ? Où trouverai-je quelque chose d’égal à tes maux ? Et comment pourrai-je te consoler, ô vierge, fille de Sion ? Ta blessure est large comme la mer ; qui pourra y appliquer le remède ? »

Le remède, soupira Durtal, à la place de l’huile et du vin avec lesquels le bon samaritain pansait naguère les plaies, c’est avec de l’eau régale et du vitriol que les modernes pharisiens panseraient ses plaies, à elle, s’ils la détenaient. Depuis des siècles, la vierge a plus spécialement élu domicile en France, car nulle part, en aucun autre pays, elle n’a distribué autant de grâces ; nulle part, elle ne s’est attestée, ainsi qu’à l’heure présente, par de continuels miracles comme à Lourdes et, de même que dans la Palestine, les injures pleuvent sur elle, et la persécution sévit contre les siens.

La France a inventé le moyen de faire, pour la madone, du calendrier liturgique, une éternelle Semaine Sainte !

Ces pensées l’obsédaient. Au fond, pour dire toute la vérité, la semaine peineuse était celle qui convenait le mieux à ses aspirations et à ses goûts ; il ne voyait bien Notre-Seigneur qu’en croix et la vierge en larmes. La « pieta » surgissait devant lui avant la crèche.

Ainsi, sortait-il de ces longs offices de la grande semaine, accablé, mais heureux. Il se sentait si bien en communion avec l’église et il avait si bien prié !

Et il lui fallait un effort pour se substituer un état d’âme différent avec la pâques, pour s’associer aux transports des alleluias fusant joyeux sous les voûtes, aux gais carillons des cloches balançant les grappes des novices pendus à leurs cordes ; et pourtant quelle magnifique fête que celle de la résurrection ! Quelle atmosphère de jubilation emplissait l’église ! Elle était tendue de velours rouge, couverte de fleurs et les reliquaires réverbéraient, ainsi que des miroirs de verre et d’or, les lancettes en feu des cierges ; la messe pontificale était aussi pompeuse que celle de noël, avec les cérémoniaires aux noirs capuchons retombant sur les blancs surplis, avec le porte-crosse, le porte-mitre, le porte-bougeoir, le porte-queue ; elle s’épanouissait, après la procession, dès l’introït où le Christ célèbre sa résurrection, par la voix prophétique du psalmiste et les touffes de prières qui s’élevaient du chœur, même les suppliques implorantes, telles que le kyrie, se paraient, en signe de fête, d’astragales, se gaudissaient avec la séquence, si enthousiaste, si candide, du Victimae Paschali Laudes, s’affirmaient vraiment triomphales avec cet alleluia, si délibéré, si fier, qui suit l’ite missa est et reprend après le deo gratias de la fin.

Et pour que la suprématie de cet office fût complète, les antiennes des Vêpres étaient exquises et l’on avait, au salut, adjoint en l’honneur de la Vierge, en sus des prières marquées, après la complainte campagnarde et boute-en-train qu’est « l’O filii et filiae » une ancienne prose « le Salve Mater misericordiae » extraite du recueil des « Variae Preces » qui l’avait empruntée à l’ancien bréviaire des Carmélites, une prose, à refrain, dont les strophes se déroulaient sur une mélodie populaire.

Ce fut une journée d’ivresse musicale, une orgie d’allégresses liturgiques ; Durtal n’avait pas quitté l’église et le monastère depuis le matin ; et il avait mangé avec les religieux, M. Lampre et le curé, l’agneau paschal.

Ledit agneau avait été servi en entier sur une table et il se convulsait les pattes en l’air, la gueule béante, exhibant ses rangées de dents et tirant une langue noire. Enveloppés de grands tabliers, le père cellerier et le père Ramondoux, armés d’énormes couteaux, le dépecèrent.

Et Durtal eut vraiment un moment d’hilarité.

Les petits novices qui ne mangeaient plus à leur faim, depuis le commencement du Carême, se délectaient, encore que cet agneau eût la chair en cordes à violon d’un vieux bélier ; les angelots bâfraient comme des ogres ; et les vieux moines engloutissaient furieusement les quartiers récalcitrants de la bête.

Le fait est, songea Durtal qui regardait le petit Gèdre et le frère Blanche, le fait est que les pauvres gosses n’ont pas goûté à une miette de viande depuis quarante jours et qu’on leur a mesuré le pain, juste ce qu’il fallait pour ne pas défaillir ; et ce n’est pas avec des épinards et des betteraves à la sauce blanche que l’on soutient des enfants levés dès l’aube et debout jusqu’au soir.

Et moi-même, dont l’abstinence fut presque aussi rigoureuse, car, faute de poisson au Val des Saints, j’ai dû me contenter, les jours où les œufs étaient interdits, de légumes, je me sens débilité, l’estomac en charpie, et je ne suis pas fâché d’attaquer, à mon tour, le gigot de ce mouton rebelle et je suis plus satisfait encore de reprendre mes habitudes, de retrouver mes vêpres remises à quatre heures, c’est-à-dire à une heure facile, au lieu de ces onze heures et demie qui me laissaient une heure inoccupée que je ne savais à quoi employer, après la messe terminée à dix heures.

Il me fallait, en attendant, remonter chez moi ou traîner dans le village ; nous rentrons enfin dans la norme à partir d’aujourd’hui, alleluia !

Et, après le dîner, quand, au retour de la chapelle, il fut réuni dans la salle des hôtes pour boire le café avec le P. Abbé, Dom de Fonneuve, Dom Felletin, Dom Badole, le curé et son ami, M. Lampre, Durtal se sentit débordé par un bien-être dont il eût été incapable d’analyser les causes ; elles étaient, à vrai dire, multiples ; il y avait l’entrain agissant d’un cloître possédé par cette joie liturgique qui se déversait depuis le matin dans les offices ; il y avait la satisfaction d’un homme libéré d’exercices incommodes et de repas pénibles ; il y avait enfin l’enjouement de la température qui devenait, au sortir des frimas, clémente, car la nature ressuscitait avec le Christ.

Il faisait presque doux. Durtal s’était promené, avant la messe, dans son jardin ; la petite allée du bois était tapissée de violettes ; les bourgeons des marronniers jaillissaient, en pointes d’un brun gommé, des branches encore noires ; les arbres fruitiers étaient en fleurs et les cerisiers et les pêchers étaient saupoudrés, les uns d’une neige blanche et les autres d’une neige rose ; après les nudités sinistres de l’hiver et la fatigue des prières absorbées à doses massives pendant la semaine, c’était, en effet, un immense allègement que celui de ce printemps et de cette Pâques !

Et cette impression, tous l’éprouvaient, jusqu’au curé qui se trémoussait, les jambes en l’air, devant la cheminée où un reste de fagot brûlait.

Et, subitement, sur un mot du P. Abbé, devenu soucieux, toute gaieté tomba.

Après l’entretien obligatoire des convives sur la beauté de la cérémonie et l’ampleur des chants, l’abbé s’adressant à M. Lampre et à Durtal, avait cité les paroles de l’évangile de saint Luc : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette pâques avec vous, avant de souffrir. » — et, tout le monde écoutant, — il avait ajouté : l’an prochain, à pareille heure, où serons-nous, avec qui mangerons-nous l’agneau paschal ?

— Ô père, dit Durtal, êtes-vous donc décidé à nous quitter ?

— Décidé ? Je ne puis rien décider encore ; il faut d’abord attendre que la loi soit votée par le sénat ; c’est une affaire de quelques mois ; puis il sied aussi de connaître, avant d’adopter une résolution, le sens des instructions que le Pape nous adressera.

— Et s’il ne vous en envoie pas, fit M. Lampre, ou plutôt s’il ne vous en envoie que d’imprécises et de vagues, laissant à chacun le soin de se débrouiller à sa guise, — et, entre nous, il ne peut vous en formuler de claires et de fermes, car les intérêts des instituts diffèrent et la solution qui convient à l’un serait nuisible à l’autre, — comment agirez-vous ?

— Dans ce cas, nous nous réunirons, tous les abbés de l’ordre, à notre maison mère de Solesmes et nous arrêterons la ligne de conduite à suivre.

— Et elle est tracée d’avance, dit le P. de Fonneuve, car nous ne pouvons nous soumettre à une loi qui viole manifestement le droit supérieur de l’église et le principe même de la vie religieuse.

Accepter les prescriptions de ce texte sacrilège serait, de notre part, une forfaiture.

Et, en effet, les Ordres à vœux solennels, tels que le nôtre, jouissent du privilège de l’exemption à l’égard de l’ordinaire et la loi édicte absolument le contraire puisqu’elle veut nous placer sous la juridiction des Évêques.

Or, ce droit d’exemption a été déterminé par le concile œcuménique de trente et par les constitutions apostoliques qui n’ont fait que confirmer les décrets du concile et il n’appartient ni au gouvernement, ni à l’évêque d’y rien changer. Ils n’ont ni à approuver, ni à désapprouver les statuts des Ordres religieux, du moment que le saint père les a revêtus de son approbation souveraine. C’est donc là un empiètement intolérable du pouvoir civil sur les prérogatives du saint siège et c’est en même temps aussi la négation de la vie monastique, puisque le firman de ces impies se refuse à reconnaître les vœux solennels qui en sont la base.

— Voyez-vous, s’écria Dom Felletin, Mgr Triaurault se substituant à saint Benoît et, si nous consentions à lui remettre notre règle, supprimant les articles qui lui déplaisent ou y introduisant des ordonnances de son cru !

— Sans compter, dit M. Lampre, qu’un autre Evêque, dans un autre diocèse où se trouverait une autre abbaye Bénédictine pratiquerait tout le contraire. Celui-là bifferait les clauses conservées par son confrère et en inventerait de nouvelles à son tour. Quel gâchis ce serait !

— Ajoutons, reprit Dom de Fonneuve, qu’il faudrait être singulièrement naïf pour se plier aux exigences de cette loi et déposer, avec la demande d’autorisation, un état des recettes et dépenses et un état inventorié des biens, meubles et immeubles que l’on possède, car ce serait livrer, soi-même, sa bourse à des aigrefins qui n’hésitent, actuellement que sur le procédé à employer pour la voler.

Enfin, quelle garantie nous offre cette autorisation, en admettant qu’on l’accorde ? — puisqu’il suffira d’un simple décret, pris en conseil des ministres, pour l’annuler.

Nous devons fournir aussi la liste des membres de la communauté mentionnant leur nom patronymique ainsi que le nom sous lequel ils sont désignés en religion, leur nationalité, leur lieu de naissance, leur âge, la date de leur entrée ; c’est la surveillance de la haute police abrogée pour les malfaiteurs et rétablie pour les moines. Il n’y manque que la fiche anthropométrique imaginée par M. Bertillon !

— Il y a eu là un oubli de la part de cet argousin des Loges qu’est Trouillot, observa Durtal ; espérons que le rapporteur de la loi au sénat le réparera.

— D’ailleurs, fit le père hôtelier, le règlement d’administration publique, annoncé par l’article 20, pourra encore aggraver par des interprétations judaïques l’infamie de cette loi.

— Vous pouvez vous y attendre, dit M. Lampre.

— Il n’y a pas à se leurrer, reprit le P. Abbé, la congrégation de Solesmes ne consentira pas à subir le supplice de ce carcan. Donc, en supposant que le sénat vote la loi dès la rentrée des vacances — et il le fera certainement — cela nous met au mois de juin et dès lors, il nous reste six mois pour nous retourner. Par conséquent, en décembre, au plus tard, nous ne serons plus ici.

— Et où irez-vous, mon révérendissime ? demanda Durtal.

— Je l’ignore ; la Belgique est le pays le plus proche ; et la vie n’y est pas onéreuse ; c’est la dernière nation catholique où la meute des francs-maçons soit encore muselée ; si, comme cela est certain, l’assemblée des abbés de l’ordre ordonne le départ pour l’exil, je commencerai, aussitôt revenu de Solesmes, des recherches.

— Oh ! il faudrait d’abord savoir si les ministres appliqueront la loi ? dit le curé.

— Comment s’ils l’appliqueront ! s’exclama Durtal ; vous croyez que ces mécréants sont arrivés à ce résultat si longuement, si habilement préparé depuis tant d’années pour le lâcher ! Vous les prenez vraiment pour plus bêtes qu’ils ne sont ; soyez tranquille, ils iront jusqu’au bout de leurs méfaits et ce bout ne s’arrêtera pas aux religieux mais bien au clergé séculier dont la persécution est, je vous l’assure, proche.

L’abbé haussait doucement les épaules ; s’il jugeait en son for intérieur les cloîtres encombrants et inutiles, il estimait par contre que le prêtre était indispensable et que jamais la république n’oserait y toucher.

— Et après le clergé, ce sera le tour du bourgeois ; après la curée des biens de mainmorte, nous assisterons au dol des valeurs vivantes. La bourgeoisie secouera-t-elle au moins son apathie, lorsque l’on forcera sa caisse ? dit M. Lampre.

— Elle ! elle s’inclinera, en soupirant et ce sera tout, repartit Durtal ; quant aux catholiques, vous savez aussi bien que moi l’amas de sottise et de lâcheté qu’ils recèlent ; si par hasard, il se trouvait parmi eux des gens intrépides résolus à résister, les députés et les sénateurs du parti s’interposeraient aussitôt et feraient le jeu de l’ennemi, en les désarmant.

— Mais alors, il n’y a rien à tenter ! s’écria Dom de Fonneuve.

— Non, mon père, rien. Je ne suis pas prophète, mais tenez que, pendant les événements plus ou moins périlleux qui s’apprêtent, les orateurs catholiques se remueront dans le vide ; il feront signer de ces pétitions que tout gouvernement, lorsqu’il les reçoit, jette au panier et il prononceront de pathétiques discours dans des réunions triées avec soin, pour qu’on n’y avarie pas leurs précieuses personnes ; puis, quand le moment de descendre dans la rue et de se montrer sera venu, ces pieux matamores rédigeront encore de belliqueuses protestations, tandis que nos seigneurs les évêques gémiront respectueusement en des phrases cherchées, ce après quoi, tous se soumettront, ventre à terre, tranquilles, convaincus d’ailleurs qu’ils ont rempli leur devoir et qu’ils se sont vaillamment conduits.

— S’il en était ainsi, ce serait à désespérer de la France.

— Je ne vois pas de raison pour n’en point désespérer, répliqua Durtal.

— Ah non ! s’écrièrent en chœur les assistants ; vous êtes trop pessimiste ; c’est un temps à passer ; les Ordres partiront en exil, c’est entendu ; nous subirons un quatre-vingt-treize après, c’est encore possible ; mais il y aura ensuite une réaction et la France se relèvera et les monastères refleuriront…

— J’espère, ainsi que vous, en une réaction, répondit Durtal, mais quitte à feindre l’oiseau de mauvais augure, je vous avoue que je ne vois pas, même après une victoire conservatrice, les moines réintégrés dans leurs maisons. Il en sera pour moi de la loi des congrégations comme du concordat que les rois très chrétiens se sont empressés de garder. C’est une arme dont aucun gouvernement, quel qu’il soit, ne voudra se dessaisir…

La meilleure chance qui pourrait vous échoir serait que la loi fût si implacablement, si odieusement exécutée, qu’elle devînt par cela même difficile à défendre ; peut-être alors modifierait-on les plus imprudents de ses articles ; je le souhaite ; si, au contraire, on l’applique placidement, doucereusement, si elle étrangle avec un lacet savonné les Ordres, elle s’inscrira, sans réforme, telle qu’une concession à perpétuité, dans le cimetière de nos codes. C’est triste à dire, mais il faudrait du sang pour la malédifier et le sang, dame, c’est ainsi que l’argent les catholiques en sont plutôt un peu chiches !

— Hélas ! s’exclama le père de Fonneuve, j’ai grand’peur que vous n’ayez, cette fois, raison.

La cloche sonna. La récréation était finie. Tous se séparèrent.

— C’est très bien, tout cela, notre ami, dit Mme Bavoil à Durtal qui lui racontait la conversation de l’après-dîner, mais si les Bénédictins s’en vont, qu’est-ce que nous allons devenir ?

Et Durtal ne répondant pas : — Le moment est peut-être venu, reprit-elle, de prier une des saintes que vous aimez, sainte Christine l’admirable que l’on invoque pour résoudre les cas difficiles.

— Et aussi, saint Benoît, je pense, car enfin j’inaugure, pour lui et de par lui, au Val des Saints une profession un tantinet bizarre, celle de l’oblat in extremis, celle de l’oblat de la dernière heure. Je vais me porter moi-même, en terre et mener mon propre deuil.

Il me semble tout de même que le bon patriarche pourrait bien me ressusciter quelque part, à l’abri du monde, je ne sais où ; je l’espère, mais, en attendant ce nouvel aiguillage, voilà bien des inquiétudes sur la planche.