L’Oblat (Huysmans)/15

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P.-V. Stock (p. 410-429).

XV

Les tristes journées et les plus tristes nuits commencèrent. Les stalles des religieux au chœur se vidaient, chaque jour. Tous décampaient, avant la déportation, dans leurs familles et devaient rejoindre l’Abbé à Paris pour se diriger de cette ville, sur la Belgique.

Faute des éléments nécessaires, les messes n’avaient plus maintenant qu’un seul servant ; le degré du rit n’était plus reconnaissable qu’au nombre allumé des cierges.

Les commentaires des journaux allaient leur train. L’on ne parlait plus que du retour en son empire de ce czar qui semblait n’être venu en France que pour détourner l’intérêt du public et occuper le rôle du joueur d’orgue couvrant les cris de la victime, dans l’affaire de Fualdès ; et l’exode des deux abbayes de Solesmes était, avec la visite finie de l’empereur Russe, le sujet de tous les entretiens du cloître.

Les novices admiraient cette façon de se retirer, à grand spectacle, et regrettaient qu’il ne pût en être de même au Val des Saints, où l’on se disséminait en de petits paquets ; les moines rassis, hochaient la tête disant : la population de Solesmes vaut mieux que la nôtre, et encore faudra-t-il s’assurer, une fois que les Bénédictins auront le dos tourné, si ces gens ne s’allieront pas avec leurs adversaires ! L’on causait aussi de l’embarquement pour l’île de Wight des moniales de sainte Cécile : c’était l’abandon complet de ce Solesmes que Dom Guéranger avait tant aimé !

Et sans espoir de retour, pensait Durtal, car avant qu’il ne soit longtemps l’abbaye de saint Pierre sera vendue par le gouvernement et prise.

Le moment du départ du noviciat, au Val des Saints, approchait. L’on résolut de célébrer au moins, avant que cette avant-garde n’eût quitté le cloître, un dernier office pontifical ; le curé offrait l’église pour la veille même de la mise en route des novices, pour le dimanche, fête de Notre-Dame des Sept Douleurs ; et cette festivité de tristesse semblait bien choisie pour dire à jamais adieu à l’église, car, à partir du lendemain, les pères, trop peu nombreux pour tenir le chœur, devaient rester chez eux et œuvrer les offices dans l’oratoire.

Ce dimanche, les paysans des environs arrivèrent. Presque tous étaient socialistes et n’avaient cessé de réclamer la suppression des congrégations ; mais ils sentaient que la fermeture du monastère était la ruine du pays et des alentours. Tous vivaient de ces frocs détestés, les pauvres, surtout, qui déposaient leurs paniers à la porterie, les remportaient pleins et avaient ainsi leur nourriture assurée de chaque jour.

Ces gens étaient, à la fois, marris et furieux ; leur opinion était que les Bénédictins auraient dû se soumettre à la loi et continuer à se laisser gruger par eux.

La difficulté était d’organiser, pour cette dernière fête, une grande cérémonie ; car le personnel était restreint. L’on y parvint cependant ; le tapis de smyrne, le prie-Dieu vert, les draperies tendues d’habitude derrière le siège abbatial et de chaque côté de l’autel, étaient déjà emballés. On les compensa par des caisses d’arbustes et des fleurs. Le trône abbatial se détacha sur un fond de verdures et les reliques qui n’étaient pas encore serrées étincelèrent aux feux des cierges. Le père Emonot fut promu maître des cérémonies, Dom Paton et un autre moine assistèrent comme diacre et sous-diacre l’abbé ; le porte-crosse, le porte-mitre, le porte-bougeoir furent triés parmi les jeunes novices et le porte-queue fut un convers. Le rôle de céroféraires fut confié à des enfants de chœur et il demeura entendu que les frères Gèdre et Blanche qui avaient de jolies voix remplaceraient deux des chantres absents et se tiendraient, habillés, au chœur.

Et la cérémonie se déroula avec les vestiges de son ancienne splendeur, l’abbé, en cappa-magna, bénissant les fidèles, à son entrée, avant que de célébrer, lui-même, la messe.

La messe était belle, d’une liturgie singultueuse, dressant, à son entrée, la croix, entre la sainte vierge et saint Jean et le chant du stabat ouvrait, au bout du graduel, une échappée sur la colline du Calvaire. Il n’était pas de séquence plus touchante, car celle-là était, en quelque sorte, la Madeleine des proses ; elle arrosait de ses larmes les pieds de la mère, ainsi que la Madeleine avait arrosé avec les siennes les pieds du fils ; et le tremblement même des voix claires des frères Gèdre et Blanche qui avaient peur de chanter devant tout le monde, au chœur, ajoutait encore à l’émotion de ces strophes réclamant de Marie la grâce de pleurer et de compatir avec elle.

La messe, ainsi ingénûment et craintivement traitée, avait une autre tendresse, un autre accent d’adoration que celle qu’aurait vociférée, s’il avait été présent, le préchantre Ramondoux qui écrasait, de parti-pris, avec les mugissements de son marteau-pilon, les autres voix.

Quelle chance qu’il ait obtenu congé, celui-là ! se disait Durtal ; et il ajouta mélancoliquement : hélas ! C’est la dernière bouteille de plain-chant que je bois, car dès demain, le cellier des mélodies grégoriennes sera vide !

Après l’évangile, le curé monta en chaire, demanda la bénédiction au P. Abbé, fit l’éloge des moines et exprima, au nom de la paroisse, le regret de les voir partir.

Il parla net et bien.

Cela rachète tout, même la haine du plain-chant, pensa Durtal et il lui pressa la main et le félicita, à la fin de la messe ; puis s’en fut trouver le P. Felletin dans sa cellule.

Il voulait se confesser, une dernière fois, à son ami, mais il n’y avait plus ni prie-dieu, ni chaise ; tout était ôté jusqu’au crucifix et à la gravure en couleur de la vierge ; une paillasse sans draps gisait, seule, étendue, pour y passer la nuit, sur le carreau.

Le père s’assit sur le rebord de la fenêtre et comme le sol était couvert par la poussière du déménagement, Durtal déploya un vieux journal et s’agenouilla dessus.

Quand il se fut relevé, ils s’entretinrent.

Dom Felletin essayait de réagir contre la tristesse qui l’accablait ; il causait de l’avenir en lequel il avait foi, des desseins providentiels qui tendaient certainement à épurer l’église, du rôle inconscient que jouaient les énergumènes des deux chambres, destinés, sans le savoir, à accomplir peut-être une besogne utile, et il disait :

— Demain, nous décamperons, au petit jour et nous coucherons, le soir, à Paris chez les Bénédictines qui nous ont préparé un dortoir.

J’emmènerai, le matin, après la messe, tous les novices et les convers à Notre-Dame des Victoires et, dans l’après-midi, nous ferons, si nous avons le temps, un pèlerinage à la basilique de Saint-denys, et, en tout cas, à saint Germain-des-Près, car il est juste que nous allions saluer la vierge que l’on y révère et qui est nôtre et que nous rendions aussi une visite à nos grands ancêtres, Mabillon et Monfaucon dont les dalles funéraires sont scellées dans le mur de la chapelle récemment attribué à Benoît Labre. — Saint-Germain-des-Prés est la basilique de Paris qui est la plus remplie de souvenirs pour nous. Outre qu’elle fut l’abbatiale du monastère, elle recèle maintenant Notre-Dame la blanche, consolatrice des affligés. Sa statue, située à droite de la grande porte d’entrée, fut offerte, au quatorzième siècle, à notre abbaye de saint Denys par la reine Jeanne d’Evreux et, après avoir séjourné pendant la révolution au musée des petits Augustins, elle est revenue se fixer à Saint-Germain-des-Près, dans une ancienne église de notre observance. Elle est donc une relique Bénédictine, bien oubliée, hélas ! Car personne, même dans nos cloîtres, ne la connaît.

— La pauvre église ! s’exclama Durtal, a-t-elle été assez saccagée ! D’abord, avouons-le, par nos frères de saint Maur, qui, au dix-septième siècle, se plurent à la travestir à la mode du jour ; depuis, ç’a été le comble ; l’on a, si l’on peut dire, sulpicié ses murs en les recouvrant avec les banales images de cette pieuse leucorrhée de la peinture que fut Flandrin ! L’on a remanié la nef, du haut en bas, remplacé ses chapiteaux du onzième siècle par de grossiers reliefs revêtus d’or, peinturluré les colonnes, les voûtes, en d’affreuses nuances, des rouges de tripoli mêlés à des bruns de terre, des gris de poivre, des verts défraîchis de laitues cuites.

Mais, tout de même, je pense à une chose, père. Si défigurée, si souillée qu’elle soit, elle est admirable, si nous la comparons aux sanctuaires bâtis par les culs-de-jatte d’âme de notre temps ; avec son chœur du douzième siècle dont les contours ont été presque ménagés par des architectes distraits, elle vaut même qu’on l’explore, au point de vue de l’art. Eh bien, si, comme tout l’annonce, j’échoue à Paris, ne serait-ce pas le cas d’y réciter souvent mon office et d’y dire la prière à notre père saint Benoît et l’hymne brève le « Te decet Laus » que, seuls, nous possédons dans notre bréviaire. Depuis plus de deux siècles, le patriarche ne les entend plus sous ces voûtes ; je lui montrerai ainsi qu’il existe encore à Paris quelqu’un qui parle sa liturgie et se souvient et de lui et des siens.

J’irai-cela va de soi-voir aussi la vierge Bénédictine ; à défaut de moines, elle se contentera d’un laïque de l’Ordre qui la priera, en sachant au moins qui elle est et d’où elle vient ; je serai tout de suite, en pays de connaissance, avec elle.

— Oui, faites cela, mon cher enfant, et ne m’oubliez pas auprès de la madone dans vos prières, ah ! J’en aurai grand besoin car l’on a beau être religieux, l’on n’en est pas moins homme et c’est affreusement dur que de s’arracher à tout cela, murmura le religieux, en montrant par la croisée, l’église, les bâtiments et les jardins.

Durtal qui s’approcha de la fenêtre regarda les allées qui s’étendaient devant lui, celle des charmilles réservée aux pères et celle couverte d’un berceau de vignes, aux novices.

Elles étaient désertes ; tout le monde était accaparé par les derniers préparatifs. La vie s’était retirée déjà des jardins ; la solitude y commençait avant la fuite.

— Et les corbeaux de saint Benoît et les colombes de sainte Scholastique ? Interrogea Durtal, qui apercevait, au fond de l’allée des raisins, la grotte grillagée surmontée d’une statue de saint Joseph.

— Le P. Paton les soignera. Que voulez-vous, nous ne pouvons nous charger, dans un tel déménagement, de ces pauvres bêtes.

Un petit coup discret retentit à la porte et la tête du frère Gèdre parut.

— Père, on va procéder à l’emballage des reliques.

— Venez-vous, dit le moine qui se revêtit de la coule.

Ils montèrent dans la salle d’étude du noviciat ; des reliquaires de vermeil et de bronze doré, de toutes formes, églisettes ou donjons, médaillons ronds ou ovales, s’entassaient sur des tables. Deux novices tenaient des cierges allumés. Dom Emonot enveloppait chacun des phylactères dans une bande de lin blanc et les déposait dans le foin des caisses.

Quand le travail fut achevé, l’on salua, avant de les fermer, les caisses et l’on éteignit les cierges.

Durtal fit ses adieux à chacun, car l’on ne devait plus se revoir et, rentré avec le p. Felletin, dans sa cellule, ils s’embrassèrent longuement.

— Je vous donne rendez-vous à Paris, dit le père maître ; je serai bien forcé d’y aller de temps en temps, pour les affaires de mon noviciat. J’irai vous demander à dîner ; ayez confiance, tout s’arrangera mieux que nous ne le croyons.

— Que Dieu vous entende ! soupira Durtal.

Et la même scène des adieux se renouvela, quelques jours après, avec le p. De Fonneuve. Durtal l’avait vainement cherché dans les corridors, à la bibliothèque, dans sa cellule ; il avait fini par pénétrer dans l’oratoire où il l’avait découvert, pleurant, la tête dans ses mains, devant l’autel.

Le vieillard semblait harassé par de sombres pressentiments. Nous nous retrouverons, là-haut, disait-il, mélancoliquement.

— Et avant, à Moerbeke quand j’irai vous y visiter ou à Paris lorsque vous vous y rendrez, tâchait de répondre gaiement Durtal.

— Venez vite là-bas, si vous voulez revoir encore votre vieux prieur, répliqua le moine, et il serra son ami dans ses bras et le bénit.

C’est la fin de tout, pensa Durtal, lorsque ces deux religieux qu’il avait le plus aimés furent partis. Une fois disparus, il s’effondra, découragé, tuant les heures, en errant d’une pièce dans une autre, parcourant les allées du jardin, mal partout, incapable de tout travail.

Et un dégoût absolu d’essayer quoi que ce fût, de bouger de chez lui, l’accablait. S’il était enfin décidé à regagner Paris, c’est qu’il n’avait pas l’embarras du choix. Du moment qu’il ne voulait pas résider sans les Bénédictins au Val des Saints, il n’y avait plus qu’à cingler sur Paris, car le moyen terme d’un séjour dans une ville de province, où il n’eut plus eu alors ni les agréments de la campagne, ni les avantages d’une capitale, eut été absurde. Non, c’était l’un ou l’autre.

La résolution une fois prise, l’idée de s’embarquer dans un train, de chercher un logement et de déménager, l’affolait ; il vaudrait mieux s’enterrer ici plutôt que de recommencer encore une nouvelle vie, plutôt que d’en revenir où j’en étais, il y a quelques années, gémissait-il.

Paris, Dieu sait pourtant si je l’avais quitté, sans esprit de retour ! Et je suis acculé à y rentrer, car enfin, c’est idiot de songer, même pendant une seconde, à demeurer ici. Ah non, j’ai assez vu les décevants museaux des courges armoriées et des paysans de ce bourg ; tout, mais pas ça !

Et il tentait de se stimuler, de s’exciter sur Paris.

Il y aura une mauvaise passe à franchir, celle du déménagement, mais après, lorsque je serai installé, il sera très possible de s’organiser une existence quasi conventuelle, vraiment douce.

Paris est plein d’églises, saturées de prières, plus pieuses que ne sont toutes les églises réunies de la province ; et ses chapelles de la vierge à Notre-Dame des victoires, à Saint-séverin, à Saint-Sulpice, à l’abbaye aux bois, chez les dames Saint-thomas de Villeneuve ne sont-elles point d’accueillants dispensaires où la madone cicatrise, en souriant, les plaies ?

L’été, il pourrait se promener, en bouquinant, sur le quai, faire escale à Saint-germain-l’auxerrois, dans cette chapelle des âmes du purgatoire, si solitaire, si recueillie, au fond de son abside sombre ; d’autres fois, il pousserait jusqu’à saint Séverin et Notre-Dame ou s’attarderait, au retour, à Saint-germain-des-prés ; n’y avait-il pas à Paris des sanctuaires pour tous les épisodes d’âme ?

Ajoutons, comme distraction, entre la visite de deux églises, les musées du louvre ou de cluny. Enfin, au point de vue Bénédictin, maintenant que tous les cloîtres de l’ordre allaient disparaître du territoire, Paris n’était-il point le dernier refuge ?

Si les moniales de la rue monsieur étaient autorisées depuis des années, ainsi que l’affirmait le P. de Fonneuve, il devenait possible de suivre des offices et d’entendre encore du plain-chant, et, d’autre part, Saint-germain-des-prés, avec sa vierge, ses tombeaux de religieux de saint Maur, son chœur où avaient prié, pendant tant d’années, des moines, était apte aux souvenirs, et aux oraisons, propice. Que peux-tu désirer de plus ? se disait-il.

Et il s’incitait sur ces promenades des quais, s’éperonnait sur ces églises ; il essayait de les souhaiter et il écoutait en lui s’il ne surgissait point un assentiment qui répondît à ces exhortations. Et il n’entendait rien ; la perspective de rejoindre Paris ne le séduisait pas.

Il regardait alors le jardin qui était, à ce moment de l’automne, en pleine floraison. Les oiseaux pépiaient dans les taillis ; les basilics et les mélisses s’étoilaient de fleurettes blanches. Les asters, les menthes et les sauges étaient peuplés d’abeilles qui les piétinaient et pompaient leurs sucs, les ailes levées, en se cassant ; les feuillages des marronniers se cuivraient et ceux des érables muaient leur rouge sang en bronze ; les épingles du cèdre bleuissaient et ses branches se couvraient de petites gousses brunes ; et dès qu’on y touchait, il en sortait une poussière d’un jaune soufre qui vous saponifiait, ainsi que de la poudre de lycopode, les doigts.

Était-ce l’ombre parfumée de ce jardin, ses sentes d’arbres tranquilles, ses massifs de fleurs qui le détournaient de convoiter Paris ? Non, car il ne se sentait aucune attache à cette terre et à ces bois ; aucun regret ne sourdait à la pensée de se séparer de cette campagne où il avait pourtant bien cru finir ses jours. Il n’aspirait ni à réhabiter Paris, ni à résider au Val des Saints ; alors quoi ?

Ce que je voudrais, ce serait de demeurer ici, mais avec les offices et avec les moines ! s’écriait-il ; et il rêvait subitement à un renversement de ministère arrivant en coup de foudre pour rétablir les choses et lui permettre à lui de rester et aux religieux partis de revenir. C’était fou ! — mais ces débauches d’imagination ne servaient qu’à renforcer son découragement car il retombait de son haut, après chaque évasion, et souffrait plus.

Ces démences n’étaient que douloureuses pendant le jour, mais elles devenaient vraiment effrayantes avec la nuit.

Aussitôt que la bougie était éteinte, les ennuis se désordonnaient ; l’ombre agissait sur l’esprit, comme un miroir grossissant de phantasmes, comme un microscope qui changeait les fétus en poutres. Toutes les difficultés s’exagéraient. Ce déménagement, mais il allait falloir ramener une voiture capitonnée de Paris, une ? Deux, car ses cinquante paniers de livres composaient, à eux seuls, le chargement d’un wagon. À quel prix monterait alors cette expédition !

Et puis arrêter un appartement, c’est facile à dire. Où ? Comment d’ailleurs loger autant de bibelots et de volumes ? Il n’y avait pas à compter sur une maison neuve où en fait de murs, il n’existe que des cloisons vitrées et des portes à double battant, le tout tapissé de boiseries crème et surmonté de plafonds bleutés. Ces appartements-là sont bâtis pour des gens qui n’ont pas de meubles et encore moins de livres !

Il sera donc nécessaire de découvrir sa niche dans un vieil immeuble, mais alors c’est l’humidité, le manque de jour, l’incommodité de pièces mal distribuées, difficiles à chauffer ; c’est la glacière et c’est le cabanon.

Ensuite mes recherches sont circonscrites dans le VIe et le VIIe arrondissement, près de la rue monsieur, s’il est possible. Trouverai-je, à un prix raisonnable, le havre envié, dans ces parages ?

Et si, en ruminant ces réflexions, il parvenait à s’assoupir, il somnolait d’un sommeil concassé et se réveillait, brisé, vers les trois heures ; il se forçait à ne pas ouvrir les yeux, pour essayer de se rendormir, pour ne pas rentrer encore dans l’odieuse réalité, pour oublier ; mais c’était peine perdue ; le rappel de la vie sonnait la diane de ses maux et le jetait, éperdu, sur son séant. Il allumait au plus vite pour chasser les idées noires, mais la panique des futures épreuves soufflait en tempête ; le déclic était parti, la mécanique de l’imagination se déroulait à toute vapeur. Il tentait, pour se ressaisir, de réciter un chapelet, mais les grains coulaient entre ses doigts, sans que la pensée, pivotant sur la même piste, pût les écouter.

Quatre heures sonnaient et c’était affreux. L’on n’entendait plus rien, après le dernier coup. Les cloches de l’abbaye ne volaient plus depuis le départ du noviciat et les cent tintements, qui annonçaient la descente à l’église, se taisaient ; l’angelus restait muet aussi ; c’était la mort de l’air.

Et quand il s’était bien remâché ses ennuis et ses craintes, Durtal s’exaspérait contre ces catholiques qui continuaient de s’amuser, de vivre comme si de rien n’était, alors que l’on chassait les moines ! Les journaux, tels que le Gaulois, qui racontaient les dîners, les réceptions, les bals, ne permettaient de garder aucun doute sur la navrante inconscience de ces gens.

Les pauvres religieux, qui s’en occupait ? Sinon, pour les exterminer, les soldés du panama et les mis à prix des chambres.

J’ai bien peur, soupirait Durtal, que la mère Bavoil n’ait raison lorsqu’elle prédit d’épouvantables châtiments ; ce que la patience de Dieu doit être à bout ! D’ailleurs, rien ne tient plus ; tout s’écroule ; c’est la faillite dans tous les camps, faillite de la science matérialiste et faillite de l’éducation des grands séminaires et des ordres, en attendant la banqueroute générale qui ne peut tarder ! Les anarchistes ont peut-être raison. L’édifice social est si lézardé, si vermoulu, qu’il vaudrait mieux qu’il s’effondrât ; on verrait à le reconstruire, à neuf, après.

En attendant, il est fort à craindre que le seigneur ne nous laisse mijoter dans notre jus et n’intervienne que lorsque nous serons tout à fait cuits ; si seulement nous étions cet or dans la fournaise dont parle la bible, mais va te faire fiche, nous ne sommes que de la râclure de plomb dans une cocote de cuisine ; nous fondrons sans nous épurer.

Voyons, si je me levais ; il est enfin cinq heures ! Et il s’habillait et descendait assister à la messe du cloître.

Comme les autres offices, cette messe matutinale était singulièrement mélancolique dans l’oratoire qui n’était éclairé que par des cierges. Le père abbé ne la célébrait plus avec les deux assistants et le bougeoir des prélats. Un seul convers la lui servait, ainsi qu’aux autres moines.

Durtal agenouillé par terre, dans cette pièce voûtée en cul-de-four, simplement garnie de stalles et de bancs, se sentait envahi par une telle détresse qu’il pouvait à peine prier ; son unique consolation était de communier avec les religieux qui n’étaient pas prêtres et les convers. Il se prosternait avec eux aux pieds du père abbé, tandis que l’un d’eux récitait le « confiteor » et elle était très douce cette réfection des proscrits se repassant fraternellement le linge de la communion. Et c’était alors un grand silence ; chacun accroupi dans l’ombre, demandant au seigneur la force d’endurer l’épreuve et, après la messe, chacun s’en allait, sans échanger un mot.

Mon Dieu, se disait Durtal, en revenant chez lui, n’aurait-il pas mieux valu trancher l’amarre d’un coup, plutôt que de se traîner et de s’émietter, les uns et les autres, ainsi.

Enfin le départ du père abbé et du dernier groupe de ses pères fut fixé. La veille, aux vêpres, Durtal considérait, angoissé, le vieillard qui tenait la tête dans ses mains, sans bouger. Il la retira et, dans son visage contracté, les lèvres tremblaient. Il donna le signal de l’office, en frappant avec son petit marteau, sur le pupitre.

Et tandis qu’on psalmodiait d’abord none, Durtal se disait, en écoutant le psaume « In Convertendo », quelle ironie se dégagerait de ce psaume qui chante la joie du retour, s’il n’y avait point ce verset affirmant « que celui qui sème dans les larmes récoltera dans l’allégresse ». L’allégresse, la reverrons-nous jamais, ici ?

Et après les Vêpres, à ce moment où, avant de sortir de l’oratoire, chacun se recueillait, le front dans le scapulaire ramené sur la face, Durtal ne put s’empêcher de refouler ses larmes et de se crier, en lui-même : ah ! Bonne mère la vierge, et vous pauvre saint Benoît, c’est fini, la lampe s’éteint !

Il rentra, le cœur chaviré, à la maison. Mme Bavoil qui lisait un vieux bouquin près de son fourneau était, elle-même, assaillie par une crue de tristesse. Ils se regardèrent, en hochant la tête.

Mme Bavoil reprit son livre et lut à mi-voix :

« Pourquoi pensez-vous que si peu arrivent à la perfection ? c’est que peu se résolvent d’embrasser les privations qui contrarient leur nature, qui la font souffrir et que personne ne veut être crucifié. Notre vie se passe en théorie spirituelle peu pratiquée. La providence a plus de soin de ceux à qui elle fournit de plus belles occasions de souffrir ; mais Dieu ne fait ses faveurs qu’à ses meilleurs amis, de leur donner tout ensemble et l’occasion et la grâce de bien souffrir. »

— Sans doute, soupira Durtal qui vérifia le volume. Il reconnut un ouvrage de mystique, très rare, provenant de la bibliothèque de l’abbé Gévresin : les œuvres spirituelles de M. De Bernières-louvigny.

— Mon Dieu, dit Mme Bavoil en déposant son livre, qui nous délivrera de ces ouvriers d’iniquités, de ces possédés des Synagogues et des Loges ?

— Personne. Il y a deux prétendants au trône, madame Bavoil, mais ils attendent qu’on leur apporte la France sur une assiette.

— Chaude peut-être ?

— Non, car ils auraient peur de se brûler. Il n’y a plus d’hommes. Humainement parlant, il n’y a rien à espérer. Le pays ressemble à l’un de ces vignobles de nos alentours dont m’entretenait le père Paton. Il est infecté de ce qu’on appelle le pourridié ; c’est une des maladies les plus anciennes de la vigne, en Bourgogne ; ce n’est pas le phylloxéra, mais ça ne vaut guère mieux. Le pourridié est un champignon qui pourrit les ceps. Ils s’affaiblissent, penchent peu à peu leurs rameaux en forme de tête de saule ; enfin, ils meurent et leurs racines sont tellement putréfiées qu’il suffit de tirer légèrement la souche avec ses doigts pour l’arracher.

À l’heure actuelle, l’on n’a encore découvert aucun remède qui soit efficace contre les ravages de ce parasite ; l’on n’en connaît pas non plus qui puisse enrayer les dégâts de ce pourridié des chambres dont nous sommes, nous aussi, atteints.

Celui-là ne laisse, comme l’autre, après lui, que des fétidités et des caries. Il gruge la France et la décompose : c’est la dissolution de tout ce qui fut honnête, de tout ce qui fut propre. Ce pourridié a fait de notre pays un vignoble de consciences inanimées, un clos d’âmes mortes !

— La vendange des démons ! Notre ami ; mais voyons, à quelle heure s’en va, demain, le père abbé ?

— À cinq heures.

— Nous irons à la gare ?

— Bien entendu.

Le lendemain, en effet, ils se rendirent au chemin de fer et furent rejoints en route par M. Lampre et Mlle de Garambois et, si mélancolique qu’il fût, Durtal ne put s’empêcher de sourire, en considérant sa sœur l’oblate, car, malgré son chagrin et ses yeux gros de larmes, elle n’avait pu omettre sa chère liturgie. Elle était pavoisée de la couleur du jour, le blanc des vierges, mais elle s’était permis, vu la circonstance, de donner un accroc au rite, en joignant une pointe de deuil au blanc, en arborant une cravate violette.

Quand ils pénétrèrent dans la salle d’attente, ils y virent le baron des Atours, sa femme, sa fille, d’autres hobereaux issus des châteaux des environs qui causaient avec le curé, dans un coin.

Durtal serra la main du prêtre, salua les gentilhommes et, pour la première fois, l’on se mêla. L’affliction commune fit oublier les bisbilles et les noises et rapprocha les deux camps.

Il n’y avait pas à douter de la sincérité de ces gens, ils étaient de bons catholiques et, bien qu’ils n’aimassent point, pour de petites raisons de clocher, les cloîtres, ils ne pouvaient en de telles circonstances, s’empêcher de déplorer cette odieuse persécution et de regretter le départ des moines.

Ils en parlaient tristement et pas plus que Durtal, ils ne croyaient à leur prompt retour dans le pays. Pour interrompre le deuil de ces propos, le curé annonça la grande nouvelle qu’il avait apprise, la démission de mgr Triaurault enfin remise et acceptée et la nomination de son successeur, l’abbé Le Nordez, maintenant signée.

— Je le connais, cet églisier, dit M. Lampre, à voix basse à Durtal ; et je vous assure que nous allons avoir avec lui l’ardélion des cultes ; ce que mgr Triaurault, si à plat ventre pourtant devant le gouvernement, va apparaître tel qu’un évêque indépendant, en comparaison de celui-là ! Les Bénédictins font bien de partir et je leur conseille de ne pas rentrer dans le diocèse, car il serait capable de leur interdire d’y célébrer la messe.

— Les voici ! s’exclama Durtal.

La porte s’ouvrit et l’abbé, en tête de ses religieux, parut. Il était pâle et sa grande taille semblait cassée. Derrière lui se pressaient les pères, charriant des valises et des sacs. On les reconnaissait à peine sous leurs chapeaux de prêtres, tant on avait l’habitude de ne les voir que têtes nues. Le P. Titourne perdait un peu, de la sorte, son allure de long pierrot noir, mais il était plus blême que de coutume et s’agitait auprès de deux religieux, l’infirmier et le sous-infirmier qui traînaient, en le tenant sous les bras, le père Philigone Miné. Lui voulait ôter le chapeau dont on l’avait coiffé et qui le gênait.

Le baron des Atours s’avança à la rencontre de l’abbé ; il excusa son fils absent, parti pour passer ses examens de l’école navale, puis il présenta, au nom de son groupe, les compliments de condoléance des châtelains.

Dom Bernard s’inclina et remercia plus particulièrement la baronne et sa fille d’avoir fait deux lieues, de si matin, pour venir de leur château à la gare, lui apporter le témoignage de leur pieuse sympathie ; et il fut, à cet instant, repoussé loin d’elles par un flot de foule qui envahit la salle. Des paysannes, arrivées des hameaux voisins l’entouraient, en geignant. — Ayez confiance, espérez, disait-il, cherchant à se dégager, souriant à Mlle de Garambois et Mme Bavoil qui s’étaient agenouillées pour baiser son anneau.

Des sifflets lacérèrent la gare, le train arrivait et il y eut une minute d’affolement. Le père Titourne se démenait, à la recherche de la valise du révérendissime qu’il avait déposée, il ne savait plus où ; Dom Paton et le petit frère Blanche embrassaient à la suite, tous les pères et, profitant du désarroi, le sacristain Dom Baudequin se glissait dans le cercle du curé, pour faire sa cour aux nobles.

Tous se jetèrent à genoux. À ce moment où il bénissait les siens, l’abbé si maître pourtant de lui, frémit et des larmes jaillirent de ses yeux. Ce fut un soulagement pour la pauvre Mlle de Garambois qui étouffait ; elle se prit à sangloter avec Mme Bavoil.

Le chef de gare pressait les religieux de monter. Ce fut alors lamentable. On dut hisser le père Philigone Miné dans le wagon. Il gémissait et refusait de partir. Il ne se calma que lorsque son abbé se fut placé sur la banquette près de lui.

— Adieu, mes enfants, dit le révérendissime, en retenant par la portière les mains de Durtal et de M. Lampre ; du courage, nous nous reverrons.

Le train s’ébranla ; ils s’agenouillèrent sur le quai et il les enveloppa, une dernière fois, d’un grand signe de croix, et dans des nuages de fumée, dans des vacarmes de ferrailles, tout disparut.

Durtal se releva et, malade de tristesse, aperçut le petit frère Blanche qui pleurait si fort qu’il lui tombait des yeux sur le sol, comme des gouttes d’orage.

Le père Paton vint l’étreindre et le consoler.

Incapable d’en supporter plus, Durtal, de peur d’éclater rentra, en avant des autres, à pas accélérés, chez lui.