L’Oblat (Huysmans)/2

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P.-V. Stock (p. 16-37).

II

Eh bien, Madame Bavoil, vous n’êtes pas étonnée de vous trouver assise, ici, à deux pas d’un cloître, avec moi ?

— Mais, notre ami, pourquoi serais-je étonnée ? Il y a longtemps que le lot des surprises ne se tire plus pour moi. Quand le cher abbé Gévresin est mort, j’ai dit à Dieu : faut-il demeurer à Chartres, retourner à Paris ou aller rejoindre le brave Durtal qui m’offre un gîte ? Que vous en semble ? Puisque vous vous êtes constitué l’intendant des biens de ma pauvre âme, régissez-les à votre guise et dirigez-moi sur ma nouvelle route, sans trop d’à-coups. Cependant, si c’était un effet de votre bonté, mon diligent seigneur, je voudrais bien ne pas me dépiter en de longues attentes ; agissez donc, s’il vous plaît, vite.

— Et vous voilà.

— Dame, sauf erreur, c’est la réponse que j’ai cru entendre ; mais ce n’est point tout cela. Si je suis, ici, auprès de vous, au Val des Saints, c’est pour m’occuper de votre ménage et vous servir ; causons donc un peu de ce pays, de la vie qu’on y mène, des ressources dont il dispose, pour organiser notre train-train et nous nourrir.

— Le village, vous l’avez vu, au sortir de la gare ; il se compose d’une rue et de quelques chemins bordés de chaumines ; il contient environ deux cents feux, possède une boutique de boucher, une de boulanger, une d’épicier débitant du tabac et de la mercerie ; telles sont les ressources ; les denrées s’y présentent, sinon onéreuses, au moins exécrables et il est nécessaire de se rendre, pour s’approvisionner, à Dijon, toutes les semaines. D’ailleurs, la mère Vergognat, qui a préparé jusqu’à ce jour ma popote, vous renseignera mieux que moi sur le choix et le prix des comestibles ; elle viendra, ce soir, et vous pourrez, à votre aise, l’interroger.

— La maison n’est pas mal, autant que je suis à même de la juger par un premier clin d’œil et le jardin est spacieux et planté de beaux vieux arbres, reprit Mme Bavoil, après un silence ; tout est donc pour le mieux ; et vos Bénédictins ?

— Ils habitent là ; tenez, regardez par la fenêtre la longue rangée de croisées du monastère et le clocher de l’église ; vous ne tarderez point, au reste, à les connaître, car il est bien rare que l’un d’eux traverse le bourg sans passer par ici, pour me serrer la main ; ce sont de pieuses gens dont la fréquentation est un réconfort.

— Ils sont nombreux ?

— Une cinquantaine, y compris les novices et les convers.

— Eh, notre ami, c’est une grande abbaye, que ce couvent du Val des Saints !

— Oui, c’est l’une des plus importantes fondations qu’ait autrefois créées Solesmes ; c’est le grand cloître de la Bourgogne.

— Son origine est ancienne ?

— Oui, il y eut, en ce lieu, un prieuré dépendant de cette illustre abbaye de Saint-Seine, située à près de cinq lieues de Dijon et dont les bâtiments réparés ou plutôt changés de fond en comble se sont mués en des usines d’hydrothérapie et des entrepôts de malades qu’on douche. Saint-Seine, qui fut instituée, en 534, par le saint de ce nom, a compté parmi ses religieux saint Benoît d’Aniane, le réformateur de l’ordre de saint Benoît, au neuvième siècle ; son prieuré du Val des Saints fut florissant ; il subsistait encore à l’époque de la révolution, mais il traînait une piété languissante et achevait d’égoutter une vie sans gloire. Il disparut dans la tourmente. Il a été exhumé, il y a une trentaine d’années seulement. Dom Guéranger, l’abbé de Solesmes, auquel on donna ses ruines, le réédifia et le peupla de moines et, de minuscule prieuré qu’il était à ses débuts, il devint une puissante abbaye.

— Et l’ami de l’abbé Plomb, celui qui est venu nous voir à Chartres, Dom… je ne sais quoi… ah ! Je n’ai pas la mémoire des noms !

— Dom Felletin.

— C’est cela même, est-il ici ?

— Oui, il est le maître des novices.

— Je serai contente de le saluer.

— Vous le reverrez ; je lui ai annoncé votre arrivée.

— Alors, comme société, vous avez celle des moines ; et, en dehors d’eux ?

— En dehors d’eux, dame, c’est plutôt court. Il y a, dans ce bourg, un vieux garçon très bizarre et un peu bourru, mais bonhomme, M. Lampre. Il habite une assez belle maison contiguë au monastère. Il daube sans arrêt sur les Bénédictins qu’il adore ; mais c’est une affaire de mots ; lorsqu’il dit d’un père : c’est une pieuse brute, il faut traduire : c’est un religieux dont les idées ne concordent pas absolument avec les siennes ; le tout est de s’entendre.

— Comment les moines le fréquentent-ils ?

— Ils le connaissent et savent que personne ne leur est plus dévoué ; il l’a prouvé et maintes fois ; d’abord en les gratifiant de l’abbaye dont il était le possesseur, puis en s’allégeant à leur profit, lorsqu’ils subissaient des moments difficiles, d’imposantes sommes ; la vérité est qu’il rêve d’une perfection idéale qui ne peut exister et le côté humain que chaque cénobite garde forcément l’irrite. Il n’en est pas moins, malgré ce travers, un chrétien et serviable et pieux ; il est fort savant, d’ailleurs, sur les us et coutumes monastiques et il possède une bibliothèque spéciale de monographies conventuelles et surtout une collection d’enluminures des plus rares.

En dehors de ce laïque, le seul que l’on ait plaisir à visiter, il y a une oblate, Mlle de Garambois, qui est bien la plus charitable des créatures et la plus indulgente des vieilles filles. Elle recèle dans un corps de grosse dame un peu mûre, une âme toute jeune, une âme toute blanche, de petite enfant ; on rit un tantinet d’elle, dans le village et dans l’abbaye, à cause de sa manie de porter sur sa toilette les couleurs liturgiques du jour ; elle est un ordo vivant, un calendrier qui marche ; elle est le fanion du régiment ; on sait qu’on va célébrer la fête d’un martyr lorsqu’elle pavoise son chapeau de rouge ou celle d’un confesseur lorsqu’elle arbore les rubans blancs ; malheureusement le nombre des teintes ecclésiales est restreint et elle le déplore assez pour qu’on la raille ; mais tout le monde est d’accord pour admirer sa candide belle humeur et son infatigable bonté.

Vous la verrez et ne serez pas longue à discerner ses deux ardentes toquades : la fine cuisine et les offices ; elle raffole des fastes liturgiques et des petits plats ; sur ces matières, elle en remontrerait au plus érudit des maîtres-queux et au plus studieux des moines.

— Dites donc, notre ami, elle n’est pas banale votre oblate !

— Et ce qu’elle les aime, ses Bénédictins ! Elle eut jadis la vocation d’une moniale et elle fit son noviciat à l’abbaye de Sainte-Cécile de Solesmes ; mais, avant de le terminer, elle tomba malade et dut, sur l’ordre du médecin, l’abandonner ; elle se console maintenant, en vivant dans les environs d’un cloître ; la moniale desséchée a reverdi oblate.

— Mais pour comprendre ainsi la liturgie, elle doit être savante ?

— Elle sait le latin ; elle l’a appris pendant son noviciat à Solesmes et elle l’a, je crois, travaillé depuis ; mais, sortie des traités sur le plain-chant et l’office divin, rien ne l’intéresse ; elle jubile pourtant, ainsi que je vous l’ai raconté, lorsqu’il s’agit d’une savoureuse cuisine ; alors, elle est le cordon bleu conventuel, la mère de blémur du fourneau ; elle peut aussi bien réciter les recettes de manuels culinaires que les antiennes du Psautier.

— Pourquoi ne réside-t-elle pas dans ce Solesmes où elle a commencé son noviciat ?

— Parce qu’elle n’a, ainsi que moi, déniché aucune location dans ce bourg ; et puis, elle est la nièce de M. Lampre, de ce vieil original dont je vous ai parlé ; il est le seul parent qui lui reste et elle est venue se fixer auprès de lui et du monastère.

— Et ils habitent la même maison ?

— Non, ils ont beau se choyer, ils se dévoreraient s’ils vivaient constamment côte à côte ; je vous laisse à penser d’ailleurs si elle échange des coups de bec et d’ongles avec lui, lorsqu’il médit de ses chers moines !

Excepté ces deux personnes, nul, je le répète, n’est à fréquenter dans ce trou ; les paysans sont cupides et retors et quant aux gourdes armoriées, aux noblaillons qui croupissent dans les châteaux des alentours, ils sont certainement, au point de vue intellectuel, encore inférieurs aux rustres ; on se salue, lorsqu’on se rencontre et c’est tout.

— Et comment sont-ils avec le monastère ?

— Mal ; ils l’exècrent pour des causes qui, si elles ne sont pas héroïques, sont bien humaines ; d’abord les Bénédictins régissent, ici, la paroisse ; autrement dit, le curé est un des religieux de l’abbaye ; l’église du Val des Saints est à la fois abbatiale et paroissiale. Or, le père curé ne peut accepter les invitations des châtelains et parader dans leurs salons, comme le pourrait faire un prêtre plus libre ; les hobereaux n’ont donc pas de desservant qui soit à eux, sur lequel leurs femmes puissent mettre la mainmise et diriger au mieux de leurs propres intérêts ; premier grief ; — ensuite, parmi les seigneurs du lieu, figure une impérieuse baderne, plus ou moins blasonnée, qui aime à chanter les morceaux d’opéras ajustés par les scélérats de la piété, au culte ; à diverses reprises, ce baron des atours a tenté d’obtenir, au moment du mois de Marie, la permission de roucouler ses falibourdes dans l’église ; les moines l’ont, naturellement, rabroué, la musique des sous-Gounod et des sous-Massenet n’étant pas encore, dieu merci, admise dans les cloîtres. Alors, ses amis ont pris fait et cause pour lui et ils ne pardonneront jamais à l’abbaye d’avoir empêché ladite baderne de souiller avec le filet saumâtre de sa voix les murs du sanctuaire ; second grief ; et celui-là n’est pas le moindre !

— Eh bien, ils sont de jolis cocos, vos nobles !

— Ce sont des coulis d’imbécillité, des sublimés de sottise ; nous sommes en province, Madame Bavoil.

— Et les paysans sont-ils aussi mal disposés pour le couvent ?

— Ils vivent de lui ; ils en reçoivent des bienfaits et par conséquent ils le haïssent.

— Mais c’est un pays de brigands dans lequel vous m’avez amenée !

— Non, répondit, en riant, Durtal ; il n’y a pas de brigands au Val des Saints, mais des parangons de vanité et des modèles de bêtise ; après tout, c’est peut-être pis ; mais vous n’avez qu’à m’imiter, à refuser absolument de les connaître et vous aurez la paix.

— Qu’est-ce qui sonne là ? Interrogea Mme Bavoil qui écoutait le tintement prolongé d’une cloche.

— Ce sont les premier coups des vêpres. Il doit être 4 heures moins 10 — plus une minute — fit Durtal qui consulta sa montre.

— Nous allons aux vêpres ?

— Certainement, d’autant que ce sont celles de l’exaltation de la sainte croix, ce soir.

— Alors, je vais voir, pour mon début, un bel office ?

— Voir, non ; entendre, oui ; cette fête est un double majeur et ne comporte pas le luxe que vous pourrez admirer aux doubles de première classe, à noël, par exemple ; mais si vous n’assistez pas à une magnifique cérémonie se déroulant, dans les méandres enflammés du chœur, vous écouterez au moins un office splendidement composé avec ses merveilleuses antiennes et son hymne brûlante, teinte de sang.

Ils étaient arrivés, en devisant, devant l’église.

— Oh mais, elle est antique ! s’exclama Mme Bavoil, en regardant le porche qui arborait le ton de la pierre ponce et se fleurissait de mousses, couleur d’orpiment et de laque verte.

— Oui, le clocher et le porche sont du quinzième siècle, mais tout le reste de l’église est neuf. L’intérieur a été reconstitué, tant bien que mal, enlaidi par un affreux chemin de croix, éclairé, sauf le fond, par des vitres blanches ; l’église du Val des Saints n’est plus qu’un souvenir inexact de ce qu’elle fut dans sa jeunesse ; cependant, l’abside avec ses anciennes stalles qui proviennent d’une autre abbaye et son autel qui, bien que moderne, est habile, n’est pas trop offensante ; jugez-en.

Ils entrèrent ; la nef s’étendait, assez vaste, sans piliers, écartelée d’un transept contenant, d’un côté, une chapelle de la sainte vierge, de l’autre, une chapelle de saint Joseph ; elle était mal éclairée, presque noire. Au bout, deux rangs de stalles s’allongeaient, à droite et à gauche du sanctuaire, allant à partir de la table de communion jusqu’à l’autel en pierre, de forme gothique, qui se détachait sur un mur peint, en trompe-l’œil, d’un rideau brun.

Des vitraux modernes dressaient, dans le haut de ce mur, leurs lames droites de verre, enduites de personnages dont les nuances étaient à la fois criardes et molles. L’on discernait, lorsque le temps n’était pas trop couvert, Notre Seigneur et sa mère, habillés d’étoffes tubulaires d’un rouge acide de groseille et d’un bleu de Prusse, dur ; puis saint Bénigne de Dijon, coiffé d’un pain de sucre couleur de potiron et affublé d’une chasuble oseille ; saint Bernard enveloppé dans un manteau d’un blanc sale d’eau de riz ; saint Benoît, saint Odilon de Cluny, sainte Scholastique et sainte Gertrude vêtus de coules d’un noir de raisiné sec.

Cela avait été teint et cuit, il y avait une vingtaine d’années, par un Lavergne quelconque.

Mme Bavoil, que ces affronts de la vue ne suppliciaient point, s’agenouilla quand elle eut achevé son inspection, sur une chaise, tira d’un énorme porte-lunettes des besicles rondes et se prit à lire dans un volume encombré d’images qu’elle baisa.

Les cloches tintèrent assez longtemps, puis se turent ; et, quelques minutes après, 4 heures sonnèrent et elles retentirent encore. Un bruit martelé de pas se fit entendre sous les dernières volées des sons. Mme Bavoil tourna la tête ; par une porte située au fond de l’église, les moines entraient, deux par deux, derrière l’abbé, seul, reconnaissable à sa croix pectorale d’or ; et ils montaient les quelques marches du chœur, devant la barre de communion, s’agenouillaient par couple devant l’autel, puis après s’être relevés, se saluaient et gagnaient leurs places, l’un, à gauche du côté de l’évangile, l’autre, à droite, du côté de l’épître ; et tous, à genoux alors, se signaient le front et les lèvres, se redressaient à un petit coup frappé par le père abbé sur son pupitre et, courbés en deux, attendaient un nouveau coup pour commencer l’office.

None se déroula, simplement psalmodié, et lorsque les moines eurent terminé, ils restèrent debout, inclinés 9 encore, en silence, jusqu’à ce que l’Abbé eût donné le signal d’entonner Vêpres.

Les psaumes étaient ceux des dimanches, si fréquents dans la liturgie des autres jours que Durtal les savait forcément par cœur ; l’intérêt reprenait surtout pour lui aux antiennes, au répons bref et à l’hymne ; mais, ce soir-là, il rêvait non pas au loin de l’office, puisque l’office était la cause même de ses songeries, mais dans ses alentours ; il se répétait l’histoire de cette Exaltation de la Croix, qu’il avait lue, le matin, dans les Légendaires du Moyen-Age.

Et c’était d’abord la confuse évocation d’une indécise Asie, grimaçante et quasi folle ; puis la vision se précisait, s’arrêtait sur le ravisseur du gibet sacré, sur l’étonnant Khosroës qui, au septième siècle, envahit le territoire de la Syrie, prit d’assaut Jérusalem qu’il pilla, s’empara du grand prêtre Zacharie et, triomphalement, ramena, dans son royaume de Perse, le bois de la vraie croix laissé par sainte Hélène aux lieux mêmes où le Christ avait souffert.

Une fois rentré dans ses Etats, l’orgueil démesuré de cet homme fit explosion ; il voulut être adoré comme le seigneur et il décréta tranquillement qu’il n’était ni plus ni moins que Dieu le Père.

Pour s’appliquer tout entier à ce nouveau rôle, il abdiqua la souveraineté entre les mains de son fils, construisit une tour dont les murailles extérieures furent revêtues de plaques d’or et il s’y enferma, au rez-de-chaussée, en une étrange salle cloisonnée de métaux précieux et incrustée de gemmes ; puis il voulut, ainsi que le tout-puissant, avoir son firmament à lui et le plafond s’éleva à des hauteurs vertigineuses et s’éclaira, le jour, par un soleil savamment exercé, la nuit, par une habile lune autour de laquelle pétillèrent les feux colorés des étoiles feintes ; ce ne fut pas assez ; ce ciel immuable, machiné par des centaines d’esclaves, le lassa ; il exigea les intempéries, les ondées, les orages des véritables saisons et il installa, au sommet de la tour, des appareils hydrauliques qui purent, à volonté, distribuer la pluie fine des temps qui se gâtent, les rafales d’eau des trombes, les gouttes amicales des soirs d’été ; il fit également apprêter des jets de foudre et de pesants chariots roulèrent dans les souterrains de la tour, sur des pavés métalliques et ébranlèrent du bruit de leur tonnerre les murs.

Alors il se crut l’indiscutable sosie du père et, au fond de ce puits lamé d’or et ponctué de pierreries, fermé par la coupole d’un firmament de théâtre, il siégea, à demeure, sur un trône, à la droite duquel il planta la croix du sauveur, tandis qu’il huchait, à gauche, sur la pyramide d’un fumier en filigranes d’argent bruni, un coq.

Il entendait représenter de la sorte le Fils et le Saint-Esprit.

Et ses anciens sujets défilèrent devant cette idole peinte et tiarée, immobile dans son manteau d’or, dardant des étincelles de toutes ses gemmes qu’embrasaient des rayons lumineux des faux astres, fulgurant, incombustible, dans ce brasier de murs et d’étoffes tout en lueurs.

On se figure, entre la croix et le coq, sous la mitre en flammes, la tête parcheminée, crevassée de rides ravinant le front et les joues sous l’enduit des pâtes, la barbe annelée et nattée, les yeux creux et déserts, vivant, seuls, en cette statue d’or, adulée par les prières qui montaient autour d’elle, dans les étourdissantes vapeurs des olibans, les prières qui invoquaient, au nom de Jésus, Dieu le Père.

Cette mascarade dura combien de temps ? Quatorze ans, dit la légende ; toujours est-il qu’à un moment l’empereur Héraclius parvint à réunir une immense armée et partit à la recherche de la sainte croix. Il rencontra près du Danube les troupes du ravisseur, défit en combat singulier son fils et rejoignit, en Perse, le vieux monarque dans sa tour.

Khosroës ignorait que son fils eût été vaincu, car tous le haïssaient et personne n’osait lui annoncer cette nouvelle.

Il faillit trépasser de rage lorsqu’il vit entrer, suivi de sa cour, l’empereur Héraclius qui, l’épée à la main, lui dit :

— Roi, tu as, malgré tout, honoré à ta manière le bois du Christ ; si donc tu consens à avouer que tu n’es qu’un homme et que tu n’es par conséquent que le très humble serviteur du Très-Haut, tu auras la vie sauve. Je reprendrai simplement la croix de notre rédempteur et te permettrai de régner sur tes peuples en paix. Par contre, si tu refuses ces conditions, mal t’ écherra, car aussitôt je te tuerai.

En l’écoutant, les yeux de Khosroës flambèrent, rouges, comme les prunelles nocturnes des vieux loups, et il se dressa pour maudire son adversaire et rejeter avec mépris ses offres.

Alors d’un revers de lame, l’empereur décolla le vieillard ; et la tête vola et rebondit sur les dalles, se balança un instant sur la nuque, hocha, ainsi que pour répondre encore non, et finalement s’inclina tout d’un côté et les yeux s’éteignirent, tandis que la momie d’or tombait, versant par le trou ouvert du col, de même que par une bonde débouchée de tonne, des flots de sang.

Et Héraclius fit ensevelir le souverain et détruisit sa tour.

— Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto.

Tous les moines debout dans leurs stalles étaient courbés en deux, le front touchant presque au pupitre placé devant eux ; ils se relevèrent en répondant : sicut erat in principio, et se rassirent en terminant : et in saecula saeculorum. Amen.

Il est absurde de s’évaguer de la sorte, pensa Durtal ; je ferais mieux de suivre mes vêpres que de courir ainsi la prétentaine à propos d’une fête dont la légende est d’ailleurs controuvée ; l’histoire est plus simple.

En 611, le roi des perses, Khosroës soumit Jérusalem avec l’aide des juifs qui prétendaient reconstruire le temple ; il égorgea les chrétiens, fit prisonnier le grand prêtre Zacharie et emporta le bois de la vraie croix. Ce fut alors une croisade des catholiques contre ce mécréant.

L’empereur Héraclius débarque en Cilicie, gagne la bataille d’Issus, retourne à Constantinople et, soutenu par les tribus du Caucase, se rue sur Trébizonde où, pour venger le meurtre des prêtres de la Judée, il massacre les mages ; puis, après s’être allié avec les hordes du Volga, il marche de nouveau contre l’armée des perses, la bat à Ninive et se replie sur Taurus. Là, des propositions de paix lui sont présentées par Sisroës, le fils du roi, qui vient d’assassiner son père ; elles sont acceptées ; le prêtre Zacharie est délivré et la croix et les aigles romaines conquises à Jérusalem par Khosroës sont rendues.

Khosroës aurait donc été trucidé par son fils et sans qu’il soit question d’une tour machinée et d’un coq.

Quant à Héraclius, il résolut de ramener le signe du salut au saint sépulcre ; lorsqu’il fut arrivé à Jérusalem, il chargea la croix sur son épaule et voulut commencer l’ascension du Golgotha ; mais lorsqu’il eut atteint la porte de la ville qui mène à la montagne, il lui fut impossible d’approcher d’un pas. Alors, le patriarche Zacharie lui fit observer que quand le Christ était entré par cette porte, il n’était point paré d’habits royaux, mais vêtu simplement et monté sur un âne, donnant ainsi un exemple d’humilité aux siens.

L’empereur se dépouilla aussitôt de sa pourpre, ôta ses sandales et s’affubla de la défroque d’un pauvre ; ce après quoi, il franchit sans difficultés la pente du Calvaire et replaça la croix au lieu même où Khosroës l’avait prise.

Cela n’empêche que ce brave Héraclius a mal fini, conclut Durtal, car il a propagé l’hérésie des monothélites, c’est-à-dire de ceux qui, tout en reconnaissant la nature divine et la nature humaine de Jésus, n’attribuaient à ces deux natures distinctes qu’une seule opération… qu’une seule volonté… et il est mort, laissant des successeurs demeurés célèbres par leurs dévergondages et par leurs crimes.

Et en voilà assez ; revenons à notre office. Il lui fut facile cette fois de se récupérer ; le chœur chantait l’hymne de Fortunat, le « Vexilla Regis » et l’envolée superbe de cette séquence, le défilé de ces strophes charriant d’impétueux trophées, le saisissaient aux moelles. Il écoutait, extasié, ces cris de triomphe : « l’étendard du Souverain s’avance, voici que resplendit le mystère de la croix » et ces apostrophes débellatoires, ces clameurs d’allégresse :« arbre éblouissant que rougit le sang d’un dieu » « balance aux bras de laquelle se suspend la rançon du monde, salut, ô croix, unique espoir ! »

Et ce fut la longue antienne du Magnificat, répétant les acclamations et les louanges du poète : « ô croix, plus radieuse que les astres, doux bois, doux clous, soutenant un poids plus doux encore… » et le magnificat, entonné sur le ton solennel, et le salve regina rappelant la créature à la réalité du péché, implorant, après les hourras liturgiques, sa grâce…

— Savez-vous qu’ils sont très attrayants vos offices, dit Mme Bavoil, lorsqu’ils furent sortis de l’église.

— N’est-ce pas ; c’est autre chose que dans les cathédrales de Paris et de Chartres ; ce qui manque toutefois à ces offices Bénédictins, c’est la voix de l’enfant ; mais on ne peut tout avoir ; je devrais être blasé sur ces cérémonies depuis le temps que je les pratique, mais non ; elles me semblent, chaque jour, neuves… j’écoute encore avec plaisir ces quatre psaumes du dimanche dont nous sommes saturés, car ils se réitèrent éternellement à propos de presque toutes les fêtes.

— Pourquoi la liturgie attribue-t-elle une pareille importance à ces psaumes ? Et, au fait, pourquoi en avez-vous quatre au lieu de cinq, comme nous ? Car enfin, il en manque un, le dernier.

— Oui, les Vêpres Bénédictines ont le dernier psaume du romain en moins et en plus une leçon brève qui est généralement une merveille de mélodie déférente et câline ; pourquoi ? Je l’ignore ; sans doute parce que l’office monastique a été gardé intact depuis son origine, tandis que le romain s’est amélioré avec les âges et ne s’est arrêté que quand il a eu atteint sa forme définitive, son apogée ; quant aux causes qui ont motivé le choix des quatre premiers psaumes du dimanche de préférence aux autres pour empreindre de la parole du psalmiste tant de festivités, elles sont expliquées d’une façon plus ou moins illucide par les manuels. Pour le psaume du début, le « Dixit Dominus Domino meo », cela se conçoit ; Notre Seigneur l’a cité pour démontrer sa divinité aux pharisiens, il est donc naturel que ce chant messianique occupe dans les vêpres la place d’honneur. Le troisième « Beatus vir qui timet Dominum » a été, de son côté, mentionné par saint Paul dans son épître aux corinthiens, pour les inciter à pratiquer largement l’aumône ; c’est encore une raison de précellence ; moins clairs sont les mobiles à fournir pour les deux autres ; cependant, le deuxième, le « Confitebor tibi, Domine, in toto corde meo » contient, en parlant de la manne que Jéhovah distribua aux hébreux, dans le désert, une allusion à l’aliment paschal ; peut-être est-ce pour cela qu’il fut mis hors de pair ; enfin, le quatrième, le « Laudate pueri Dominum » est un beau cantique de louanges qui clôt dignement la série.

Il n’en est pas moins vrai que les vêpres n’ont point ce caractère bien tranché de la prière du soir, si particulier dans l’office, admirable celui-là, des complies. Il est fort possible que Dom Cabrol ait raison lorsqu’il énonce dans son livre « La Prière antique » que les psaumes des vêpres dont les numéros se succèdent au psautier, ont été pris, sans souci du sens et de l’application, à la suite. Ces interprétations ne paraissent pas vous satisfaire ?

— Mais, notre ami, je n’en sais rien ; il me semble au moins, selon ma petite jugeote, que vous cherchez midi à quatorze heures. N’est-ce pas plus simple ? Le premier psaume figure Notre Seigneur auquel plus personnellement il s’adresse ; le « Beatus vir » s’applique au juste, à saint Joseph qui est ainsi qualifié tout le long de son office ; le « Laudate pueri » qui rappelle par ses expressions mêmes le magnificat, à la sainte vierge. Quant au second psaume, au « Confitebor », je n’avais pas deviné, mais puisque vous m’attestez qu’il a trait au Saint-Sacrement de l’autel, c’est pour le mieux ; je puis avec ces psaumes prier plus spécialement Jésus en sa personne et sous les espèces eucharistiques, sainte Marie et saint Joseph, je n’en demande pas plus et ne m’inquiète point de savoir si cet office est plus ou moins bien adapté aux besoins des soirs. Autre chose maintenant ; nous voici en plein village. Cette boutique d’assez vilaine apparence qui se détache là-bas au fond de la ruelle, c’est celle du boucher où vous achetez la viande ?

— Oui, je dois vous prévenir maintenant que l’on mange ainsi qu’au cloître, ici. Le boucher tue, un jour, un bœuf, soyons plus exact, une vache ; un autre jour, un mouton, un autre jour, un veau ; la plus grosse part de ces animaux est naturellement réservée au monastère qui, en dehors même des hôtes, a cinquante bouches à nourrir ; nous devons donc emboîter la filière de la vache, du mouton et du veau, servie au cloître ; car vous pensez bien que l’on n’abattra pas une bête exprès pour vous, pour M. Lampre et Mlle de Garambois ; nous nous repaissons donc tous, religieux et laïques, de la même pitance, le même jour ; cela ne serait rien, malgré le manque de variété de ces mets, si ce boucher n’égorgeait son bétail, la veille au soir ou le matin même où il le débite ; et dame alors, on mastique des choses innommables qui tiennent à la fois du caoutchouc et de la filoselle.

— La cuisine corrige jusqu’à un certain point les viandes trop fraîches, fit Mme Bavoil ; seulement, il convient, en ce cas, de dire adieu aux côtelettes grillées et aux biftecks saignants ; il est, en effet, nécessaire de mettre à mijoter, pendant des heures, dans une casserole, ce que… comment appeliez-vous le gigot qui vous déplaisait à Chartres ?

— De la carne ou de la bidoche, Madame Bavoil ; ce sont les inélégants synonymes d’une irréductible viande. Mme Bavoil sourit, puis se frappa le front.

— Voyons, fit-elle, si Mlle de Garambois est si gourmande, elle n’use pas de cette carne dont vous parlez. Alors, comment s’arrange-t-elle ?

— Oh ! elle et sa bonne sont constamment à Dijon d’où elles rapportent des provisions.

— Eh bien ! l’on agira, au besoin, comme elles ; combien de temps faut-il par le chemin de fer pour s’y rendre ?

— Une grande demi-heure ; seulement les heures des trains sont incommodes. L’horaire est celui-ci : 6 heures et demie, 10 heures du matin, et 2 heures de l’après-midi. Pour revenir, 6 heures et 11 heures du matin, 3 et 6 heures du soir et c’est tout.

— Bien, et vous, vous allez souvent à Dijon ?

— Quelquefois. Dijon est une ville charmante, très cordiale et très gaie ; elle a un musée de primitifs, un puits de Moïse fort enviable, des bouts de rues encore curieux, des églises, telles que je les aime ; et puis elle possède aussi une très excellente Vierge noire.

— Ah ! s’exclama Mme Bavoil qui tomba en arrêt, elle a une Vierge noire ! moi, qui hésitais un peu, je vous l’avoue, à quitter Chartres à cause de Notre-Dame de sous-terre et du pilier, je vais donc les retrouver ici ; mais ce n’est pas une Madone moderne, au moins ?

— Rassurez-vous ; Notre-Dame de l’Apport ou de bon espoir date du douzième siècle, si je ne me trompe. En 1513, elle a sauvé la ville de Dijon que défendait alors Louis de La Trémouille, à la tête de quelques troupes, de l’assaut et du pillage des suisses. En souvenir de cet événement, l’on fit, chaque année, le 12 septembre, une procession en son honneur ; il en fut ainsi jusqu’au milieu du dix-huitième siècle ; alors elle cessa, j’ignore pourquoi ; ce qui est certain, en tout cas, c’est que Notre-Dame de bon espoir est en grande vénération dans la Bourgogne ; si son histoire détaillée vous intéresse, je vous prêterai un volume qui narre ses miracles, volume un tantinet mucilagineux d’un abbé Gaudrillet qui signe prêtre mépartiste de la paroisse de Notre-Dame.

Ils étaient arrivés, en bavardant, à la maison. La mère Vergognat les y attendait. Durtal présenta, l’une à l’autre, les deux femmes, intérieurement égayé de leur contraste, Mme Bavoil n’avait guère changé ; ses cheveux s’étaient pourtant raréfiés et ceux qui n’avaient point déserté étaient devenus plus blancs ; la face était encore osseuse et chapelurée de son ; le profil s’attestait plus coupant avec l’âge, mais l’œil noir était demeuré le même, fureteur à la fois et placide ; elle tenait toujours de la paysanne et de la vendeuse de cierges, dans une église, mais avec toujours aussi ce je ne sais quoi qui l’exhaussait quand l’âme, phosphorée par les prières, prenait feu.

L’autre s’avérait, redondante et mafflue, haute en couleur ; elle avait l’œil porcin et des poils de brosse, poivre et sel, plantés sous un nez cuit ; la bouche crénelée de dents couleur de rouille était hilare et pourtant, lorsqu’elle se fermait, mince et pincée ; elle était ensemble, une rempailleuse pocharde et une terrienne madrée ; on pouvait lui faire le tour de l’âme, en une seconde, à celle-là !

Mme Bavoil la vrilla de son œil noir, puis, après un soupir qui en disait long, elle lui déclara doucement qu’elle entendait entretenir d’amicales relations avec elle et qu’elle comptait l’employer souvent pour les gros ouvrages ; et sur cette assurance, la mine renfrognée de la mère Vergognat se détendit ; mais elle ne crut pas moins devoir se montrer plus bête qu’elle n’était en réalité, pour ne point se compromettre dans ses réponses.

— Alors, voyons, insistait Mme Bavoil, vous m’affirmez que l’on vend ici, chez la femme Catherine, du fil et des aiguilles et tous les objets de mercerie ?

— Mais ça dépend, ma bonne dame, il y a fil et fil ; la Catherine est bien empressée ; pour ça, vous pouvez consulter, il n’y a qu’une voix.

Mme Bavoil chercha vainement à démêler le sens de cette réplique. N’ y parvenant point, elle posa une autre question, relative au format du pain usité dans le village.

La mère Vergognat ne parut pas saisir la signification des mots et, prudemment, elle bafouilla : je ne saurais pas vous renseigner.

— Ce n’est pourtant pas sorcier, ce que je vous demande, reprit Mme Bavoil. Le pain que fabrique votre boulanger est-il rond ou fendu, est-ce de la miche ou du boulot ? D’ailleurs, il doit bien en rester à la cuisine ; apportez-le moi, afin que je l’examine.

La paysanne rapporta un croûton.

— C’est du pain fendu, c’est tout ce que je désirais savoir.

— Peut-être bien, opina Mme Vergognat.

— Ah ça, s’écria Mme Bavoil, lorsqu’elle fut partie, est-ce qu’elles sont toutes ainsi, au Val des Saints ?

— Non, les autres sont pis ; celle-là est la mieux ; vous voyez par cet exemple s’il est facile d’extirper un non ou un oui à ce monde-là !

— Eh vrai, notre ami, le confesseur doit avoir de l’agrément avec ce genre de paroissiennes ; ce qu’elles doivent ruser avec lui et tourner autour du pot !

— Elles ne tournent autour de rien du tout, attendu qu’elles ne se confessent point.

— Comment, dans un pays monastique, les habitants ne pratiquent pas !

— Je suis un bon républicain, c’est pourquoi je ne vais pas à la messe, est une phrase que vous entendrez souvent prononcer ici ; quant aux mœurs des paysans, elles sont tellement ignobles que mieux vaut n’en point parler. Ils ont été pourris par les placiers en politique des villes, jusqu’aux os !

— Seigneur ! s’exclama Mme Bavoil en joignant les mains, où sommes-nous ? Me voilà maintenant obligée de vivre au milieu des compagnons de malheur de l’Enfant prodigue, car si ce que raconte notre ami est exact, ce n’est pas autre chose que ces gens-là !