L’Oblat (Huysmans)/3

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P.-V. Stock (p. 38-70).

III

Vous êtes de la maison, vous ; je ne vous lave plus les mains, dit en riant le père abbé à Durtal et à M. Lampre ; allez tout droit à votre place.

Et l’Abbé s’effaça devant eux et s’arrêta sur le seuil du réfectoire.

Il avait près de lui deux moines, l’un qui tenait un bassin et une aiguière d’ancienne faïence et l’autre, une serviette. Un prêtre de passage s’avança ; l’abbé prit l’aiguière et lui versa, en signe de bienvenue, quelques gouttes d’eau sur les doigts et le père hôtelier fit signe à cet ecclésiastique de le suivre et le plaça près de Durtal.

Le réfectoire était une pièce immense avec plafond à poutrelles posé sur des consoles curieusement ouvragées de marmousets et de fleurs. Il appartenait, ainsi que la salle du chapitre, l’oratoire intérieur et la chambre de réception des hôtes, aux premiers bâtiments du monastère qui remontait au quinzième siècle. C’était tout ce qui subsistait, avec un grand escalier à vis et de vieilles caves, de cette partie de l’abbaye ; les autres constructions avaient été édifiées ou au dix-septième siècle, ou récemment.

En bas des murs blancs du réfectoire, lambrissés à mi-corps d’une cloison de sapin, des bancs ininterrompus et des tables séparées entre elles pour livrer passage, étaient scellés sur un plancher de la hauteur d’une marche, formant, de chaque côté, comme le trottoir en bois d’une rue qui serait pavée sur toute la largeur de sa chaussée de carreaux rouges. Six larges fenêtres l’éclairaient de leurs verres dépolis, creusés de losanges.

Au fond de la pièce, se dressait la table du père Abbé ; elle était semblable aux autres, mais la boiserie plaquée sur la muraille, derrière elle, s’appointait en forme de cône et était surmontée d’une croix. Cette table était flanquée de deux autres, une à droite pour le père prieur ; une à gauche, pour le père sous-prieur qui mangeaient, ainsi que l’Abbé, seuls.

En face d’eux, enfin, à l’autre bout de la salle, près de la porte d’entrée, une chaire, adossée au mur, était occupée, ce jour-là, par un novice qui préparait la lecture du repas.

Tout le monde était debout.

— Benedicite, dit l’Abbé.

— Benedicite, répétèrent les deux rangs des moines.

— Oculi omnium.

— In te sperant, Domine, et tu das escam illorum in tempore opportuno. Aperis, tu, manum tuam et imples omne animal benedictione.

Et le Gloria de la doxologie courba en coup de vent toutes les têtes. Elles se relevèrent au Kyrie Eleison et retombèrent pendant le h récité à voix basse, pour ne se relever qu’après.

D’une voix qui s’enfla, un peu, vers la fin, l’Abbé reprit :

— Oremus. Benedic, Domine, nos et haec tua dona quae de tua largitate sumus sumpturi. Per Christum, etc.

— Amen.

Et, dans le silence, la voix fraîche du novice en chaire psalmodia sur un ton grave à la fois et joyeux : Jube, Domne, benedicere.

Et l’Abbé répondit :

— Mensae coelestis participes faciat nos Rex aeternae gloriae.

— Amen, dirent ensemble tous les moines et ils saisirent et déplièrent leur serviette qui contenait, en son rouleau, le couteau, la fourchette et la cuiller.

La table des hôtes était au milieu de la pièce, en face et près de celle du père Abbé, qui la dominait, car elle n’était pas établie, ainsi que la sienne, sur un rebord de bois, mais à même sur le sol. Elle était séparée par un large espace vide de celle des convers, installée également sur la chaussée, mais à l’autre bout de la pièce, près de la chaire.

Deux pères, en tablier bleu, servaient les religieux et les frères. Le père hôtelier était chargé des invités.

Le dîner des hôtes, car l’on appelait au cloître le déjeuner dîner et le dîner souper, était composé d’un bouillon épaissi par des îles réunies de semoule, d’un bœuf nature, d’un gigot aux haricots, d’une salade durement vinaigrée, d’une crème liquide que l’on buvait avec une cuiller à soupe et d’un peu de fromage.

Celui des moines était le même — le gigot et la crème en moins.

Les uns buvaient de l’eau rougie et les autres de l’eau ; le silence était de rigueur ; chacun mangeait, le nez dans son assiette.

Et toujours, après avoir psalmodié au dîner quelque passage de la bible ou au souper, quelques articles de la règle, le lecteur de semaine attaquait une lecture religieuse ou semi-profane précédée de cette annonce : s’ensuit l’histoire de… chapitre tant.

Il devait lire d’un ton monotone, voulu, séculairement imposé sans doute pour l’empêcher de plaire à ses auditeurs ou de se faire lui-même valoir et c’était comme une pluie de mots gris. L’on n’y prêtait guère attention, au début, mais quand la première fringale d’appétit était satisfaite, les têtes se renversaient, les reins s’accotaient à la cloison et si l’histoire était intéressante, on l’écoutait.

Elle était, malheureusement, fort ennuyeuse, d’habitude. On avalait des tranches historiques insipides, ou, ce qui était pis, des morceaux de vies de saints, écrites dans ce style oléagineux, cher aux catholiques ; et parfois alors, un sourire courait sur les lèvres des religieux, en entendant pour la millième fois les expressions fatiguées de ces rengaines.

Ceux qui avaient achevé leur repas, essuyaient leur couteau et leur couvert qu’ils réenveloppaient, après les avoir lavés, dans leur serviette. Le père Abbé regardait si tout le monde avait consommé sa part de fromage et, d’un coup sec de son petit marteau, frappant la table, il arrêtait la lecture.

L’hebdomadier, interrompu, changeait de voix et lançait alors sur un ton modulé et plaintif :

— Tu autem, Domine, miserere nobis.

Et tous, dans un brouhaha de pieds, se levaient et répondaient sur le même ton :

— Deo gratias.

L’Abbé, de sa voix un peu chevrotante, mais qui s’assurait et s’amplifiait vers la fin des oraisons, commençait :

— Confiteantur tibi, Domine, omnia opera tua.

— Et sancti tui benedicant tibi, répliquait le chœur.

Ainsi qu’au Benedicite, toutes les têtes se courbaient au gloria et l’Abbé prononçait la prière :

— Agimus tibi gratias, omnipotens Deus, pro universis beneficiis tuis, qui vivis et regnas in saecula saeculorum.

— Amen.

Et l’on pivotait sur soi-même et, à la queue leu leu, l’on quittait le réfectoire, les moines les premiers et l’Abbé le dernier ; l’on suivait le cloître, en récitant le miserere, jusqu’à la chapelle où se terminait l’office des grâces.

Une fois sorti de l’église, l’Abbé invita, suivant l’usage, ses hôtes à prendre le café.

La salle destinée à ce genre de réception était située, au bas de l’escalier menant aux deux étages des cellules, dans un petit corridor communiquant par une porte basse avec l’allée ogivale du cloître.

C’était une salle massive, à murs énormes, si profonds que dans les embrasures des deux croisées l’éclairant sur le jardin, l’on aurait pu y allonger des lits. Ces murs badigeonnés au lait de chaux et parés de photographies, représentant des vues de cette ancienne partie de l’abbaye, étaient ornés d’une cheminée, en plâtre peint, au-dessus de laquelle se dressait un crucifix dont la couleur était celle de ces papiers d’étain qui enveloppent les tablettes de chocolat.

L’ameublement consistait en des chaises de paille et en une vaste table de bois blanc recouverte d’une toile cirée, à raies.

Autour de cette table étaient réunis le père Abbé, Dom de Fonneuve, le prieur, Dom Felletin, le maître des novices, Dom Badole, l’hôtelier, l’ecclésiastique de passage, M. Lampre et Durtal, conviés en l’honneur de la saint Placide.

Dom Badole tournait sur lui-même à la recherche d’un sucrier qu’il avait devant lui, sous la main. Il était petit, de taille ramassée, et sa face d’ivoire froncée de mille plis, eût été, si on l’avait coiffée d’un bonnet à ruches, la figure d’une vieille dévote dont il avait d’ailleurs l’arrière-sourire jaune et doux. Sa façon de croiser ses bras en X sur sa poitrine, en saluant, sa politesse affectée et ses manières obséquieuses, gênaient ; et ce qui était curieux c’est que cet homme, si aimable pour les autres, était, pour lui-même, rigide. Quand sa journée de causeries et de révérences était finie, il se sanglait de coups de discipline, se reprochant de ne pas savoir garder sa vie intérieure dans cette existence forcément dissipée par le va-et-vient des hôtes ; il n’arrivait pas à concilier les devoirs de sa charge avec son propre recueillement et l’on se demandait parfois, en regardant ses yeux colorés de ce bleu clair et froid, presque méchant, des prunelles au repos des chats de Siam, s’il n’aurait pas volontiers fustigé aussi ces passants qui lui causaient, sans le vouloir, tant de remords.

Il était un moine exemplaire, un prêtre très pieux, mais de compréhension brève et d’intelligence bornée. Après l’avoir essayé dans divers emplois qu’il s’était révélé incapable de remplir, on lui avait délégué la facile mission de soigner les étrangers. Il s’en acquittait assez bien lorsque les hôtes n’étaient pas plus de deux ; passé ce chiffre, il s’affolait et réclamait un aide.

Le prieur contrastait singulièrement avec lui. Dom de Fonneuve portait gaillardement ses soixante-dix ans et la lucidité et la vigueur de son esprit, sa science, célèbre dans le monde des historiens, faisaient de lui la personnalité éminente de cette abbaye. L’été, on venait, de toutes les contrées du monde, le consulter ; on lui soumettait des textes qu’il décortiquait, en se jouant. Il épluchait les fautes des copistes, écalait les interpolations, rétablissait le texte primitif, en un clin d’œil. Il était d’ailleurs un répertoire, connaissait la bibliothèque du monastère, volume par volume, et, en une minute, il dénichait un renseignement qu’il eût fallu à tout autre plus de huit jours pour découvrir.

Il restait, à notre époque, comme l’un des derniers spécimens de cette forte génération de moines que pétrit Dom Guéranger ; il avait parcouru les bibliothèques, fouillé, avec Dom Pitra, toutes les archives de l’Europe.

Mais ce qui valait encore mieux que son incomparable érudition, c’était son ardente bonté ; il était un amoureux d’âmes ; il se jetait sur elles, les étreignait passionnément, pleurait de joie à l’idée qu’il avait pu en sauver une. On le disait, en riant, mais le mot n’était que juste, il est « la mère grand’ » du cloître, celle à qui l’on va raconter ses peines et qui vous console. Il avait vécu dans plusieurs couvents, il avait été la victime de bien des brigues, et il n’en avait pas moins conservé une âme d’enfant, ne croyant point au mal, aimant réellement ses frères, ainsi que le veut la règle, prêt à embrasser, sans même l’ombre d’une rancune, celui d’entre eux qui l’aurait le mieux desservi. Il sourdait du fond de son être un torrent d’affection qui noyait tout, un besoin de n’admettre que le bien, une sensibilité telle qu’une simple expression affectueuse l’émouvait jusqu’aux larmes.

Avec sa bonne grosse tête ronde, ses yeux qui pétillaient dans sa face ridée, il suggérait une impression de robustesse, et aussi de malice, mais de douce malice aimant à rire et se contentant, pour s’égayer, de peu. Son seul défaut c’était sa pétulance. Il montait… montait, ainsi qu’une soupe au lait, alors qu’il s’apercevait que des religieux n’observaient pas la règle. Il les réprimandait furieusement, frappant du poing la table, puis quand le coupable était parti, il courait après lui, l’embrassait, le suppliait de lui pardonner sa véhémence ; et sa tendresse, son désir de réparer ce qu’il croyait être, dans sa paternelle bonté, une avanie étaient tels que le délinquant pouvait alors manquer impunément aux observances. Il avait si peur de se refâcher et de contrister son frère, qu’il se taisait, rongeant son frein, pendant un certain temps.

Le père Abbé était plus calme, d’une bienveillance plus régulière. Il fermait les yeux sur les travers de chacun et regardait son prieur jouer le rôle de père-fouettard, sachant fort bien que les remontrances n’étaient que le prélude des gâteries ; aussi souriait-il et des unes et des autres.

Lui, se bornait, à près de quatre-vingts ans, à donner l’exemple. Il descendait, rasé de frais, une demi-heure avant tous les siens à l’église et il y méditait et priait jusqu’aux matines ; et les jeunes gens, qui avaient un peu de mal à s’extraire, l’hiver, à 4 heures du matin, du lit, vénéraient ce grand vieillard émacié, un peu voûté, qui ressemblait avec son nez et ses lunettes au cardinal archevêque de Paris, et ils admiraient sa résolution de n’accepter aucun bien-être et aucune de ces aises qu’eussent amplement justifiées son âge et les infirmités dont il souffrait.

Il y avait, au reste, beaucoup de finesse sous la bonhomie de cet excellent homme si prompt à ne jamais sévir. Il connaissait trop bien les défauts de ses enfants et il les définissait parfois d’un mot drôle.

— Le père Titourne, disait-il, d’un profès toujours éberlué, toujours en retard aux offices, le père Titourne « il a des courants d’air dans la cervelle ; que voulez-vous que j’y fasse ? »

— C’est un monastère trop débonnairement mené, grondait le terrible M. Lampre.

— Avouez alors que cette mansuétude prouve la vertu de ces moines, répondait Durtal ; car enfin, dans le monde, une maison dirigée si débonnairement croulerait ; et, ici, pourtant, tout marche.

M. Lampre était bien obligé d’en convenir, mais il n’en continuait pas moins de bougonner. Ce petit homme de soixante-dix ans, bedonnant, à la mine empourprée, à la barbe sanglière, aux cheveux tout à fait blancs, était grognon mais complaisant et généreux. Il était aussi très pieux mais il ne détestait pas les plaisanteries salées et aimait à rire. Il était le seul qui fût bourguignon, parmi tous ces gens issus de pays différents et répandus, pêle-mêle, dans l’enclos du cloître.

— Voyons, fit le père hôtelier qui rentra, une cafetière à la main, le fourneau s’était éteint et je ne voulais pas pourtant vous offrir du café froid ; cela m’a mis un peu en retard, excusez-moi et veuillez vous sucrer.

Il remplit des tasses microscopiques et versa dans des petits verres, de la valeur d’un dé à coudre, quelques gouttes d’eau-de-vie blanche.

— Eh bien, dit Dom de Fonneuve, à Durtal, êtes-vous satisfait de la cérémonie de ce matin ?

— Mais oui, mon père, les novices s’en sont expertement acquittés.

— Il faut qu’ils le sachent, car cela les rendra heureux ! s’écria le brave prieur.

La saint Placide était, en effet, un événement dans les monastères de saint Benoît ; ce saint était le patron des novices et ils remplaçaient les pères qui s’effaçaient devant eux ce jour-là. Ils exécutaient l’office, entonnaient les antiennes, chantaient les morceaux, étaient, en un mot, les maîtres du chœur.

— Vous avouerez bien pourtant, mon cher Durtal, fit M. Lampre, que si le père chantre n’était pas venu à leur aide pendant le gloria in excelsis et le graduel, ils n’en seraient pas sortis !

— Mais avouez aussi, répliqua Durtal, que le plain-chant de cette messe est difficile à chanter et, qui plus est, irritant par ses simagrées, et laid.

Existe-t-il, en art, quelque chose de moins musical et de plus incohérent que ce gloria in excelsis soi-disant de luxe, un gloria de cave et de grenier, le chemin de fer russe des voix, avec ses montées et ses descentes ! Ajoutons que le credo dansant des grands jours est fort inférieur au credo ordinaire. Il n’y a vraiment dans cet office que la deuxième phrase du graduel et que l’alleluia qui soient bien.

Quelle différence avec ces messes frugales, si franches, avec ce plain-chant vraiment céleste que l’on chante aux pauvres fêtes ! Au reste, plus je l’écoute, et plus je suis convaincu que la musique grégorienne n’est pas du tout un article d’apparat. Les Kyrie Eleison, si implorants, si gémissants, si doux, des jours habituels, deviennent tarabiscotés dès qu’à l’occasion d’une plus importante festivité, on les veut vêtir ; on dirait alors que l’on a adapté à de pures mélodies gothiques, des ornements coulés dans du staff, des neumes de plâtre !

N’est-il pas exact, en effet, que les messes solennelles sont fort inférieures, musicalement parlant, aux messes familières des petits saints ; rappelez-vous aussi, certains samedis chômés d’élus, où l’on célèbre la messe simple de la sainte Vierge. Le Kyrie 7*, suppliant, court, sonnant un peu tel qu’un glas, et le Gloria d’une ampleur dans l’allégresse si tranquille, d’une certitude si délibérée dans la louange, l’Agnus Dei, évoquant l’idée d’une prière d’enfant, avec sa mélodie ingénue qui quémande au seigneur, en câlinant ; tout cela est admirable de sobriété et de candeur, bien au-dessus de ces airs compliqués, de ces cantilènes que l’on a déformées pour les étendre et qu’il nous faut subir sous prétexte de rite supérieur, de hiérarchie plus éminente de saints !

— Le fait est, dit le père de Fonneuve, que le plain-chant a été créé pour être chanté par le peuple ; il doit donc être facile à apprendre et à retenir, sans vocalises inutiles, sans difficultés combinées ainsi qu’à plaisir ; et votre remarque est juste, on l’enlaidit, en voulant l’allonger et l’affubler d’une traîne de cour. Cela est si vrai, d’ailleurs, que les jeunes gens et les jeunes filles du village qui ont été instruits par le père Ramondoux, chantent très bien à la grand’messe du dimanche, lorsqu’il s’agit d’un simple double et qu’ils bafouillent si l’office monte en grade, devient par exemple un double de première classe.

— Ah ! s’écria Durtal, qui revivait certains offices ; la deuxième phrase du graduel qui est généralement le morceau de choix des messes, certains alleluia d’une jubilation toute divine et des messes entières « de l’introït à l’ite missa est », celles du Saint-Sacrement, celles de la sainte Vierge, celle d’un Abbé ou le « dilexisti » des Vierges, quelles souveraines trouvailles, quelles radieuses merveilles !

Là, la parure est complète ; l’on comparerait assez bien, selon moi, le commun des saints à une série d’écrins où les joailleries sont rangées, tantôt sur du velours rouge pour les martyrs, tantôt sur du velours blanc pour les saints qui ne sont pas désignés sous ce titre ; chacun de ces coffrets renferme un ensemble de pièces ; l’introït, le Kyrie et le Gloria, le Graduel, l’Alleluia ou le Trait, l’Offertoire, le Sanctus, la Communion, un tout musical qui correspond à la parure entière d’une toilette, aux boucles d’oreilles, aux colliers, aux bracelets, aux bagues, dont les montures et les pierres se concilient comme tons et s’assortissent.

— En somme, le médiocre est l’exception et l’admirable Domine, fit le P. Abbé. Vous pouvez citer un gloria exécrable, quelques hymnes aux mélodies confuses ou fades, mais qu’est cela en face de la masse imposante, superbe de nos offices ?

— Vous avez raison, mon révérendissime, nos critiques ne peuvent en effet porter que sur un nombre restreint de pièces et j’ajoute sur celles qui sont les moins antiques ou les plus réparées, car il semble que plus le chant grégorien est simple et plus il est intact et plus il est ancien. Le malheur seulement c’est que les jours de fêtes carillonnées où l’on serait heureux de voir la musique égale en beauté au cérémonial et à la pompe du rite, l’on est précisément condamné à n’entendre que de la quintessence de mauvais chant.

— Ce n’en sera pas moins la gloire de Dom Pothier et de l’école de Solesmes que d’avoir ressuscité ces antiques cantilènes qui sont la vraie musique de l’église, la seule en somme, car tous les musiciens les plus forts, depuis Palestrina jusqu’aux maîtres de nos jours, ne sont jamais parvenus, lorsqu’ils ont voulu traduire les proses liturgiques, à égaler la valeur de certains de nos Kyrie, du Pater des Vêpres, voire même de nos Credo. — Et je ne parle pas du Te Deum et des Leçons et des Evangiles de la Semaine Sainte ! s’exclama Dom de Fonneuve.

— La question serait d’abord de savoir, répartit M. Lampre, si la musique palestrinienne dont on nous rebat les oreilles, depuis le succès de snobisme des chantres de Saint-Gervais, est de la musique d’église. Et moi, j’en doute. Ce système de chevauchées de voix qui galopent les unes sur les autres pour se rattraper à la fin et atteindre en même temps le but, c’est de l’art de steeple-chase ; ça devrait s’entendre dans une enceinte de pesage et non dans le logis du Christ ; car ça n’a, au demeurant, aucun rapport de près ou de loin avec un cri de l’âme, avec une prière !

— Ces excès de la fugue et du contrepoint ne me disent à moi non plus rien qui vaille, répliqua Dom de Fonneuve ; cet art-là sent le théâtre et le concert ; il est personnel et vaniteux. — Alors, en quoi cette musique en état de péché peut-elle bien intéresser et les fidèles et le prêtre ?

— Elle adule le goût anti-liturgique des uns et des autres, fit, en riant, Durtal.

— Pour en revenir à nos novices, reprit Dom Felletin qui jugea bon, sur cette dernière remarque, de détourner la conversation — que n’écoutait pas d’ailleurs le prêtre de passage, en train de discuter sur la crise vinicole, avec le père hôtelier, — tenez compte qu’ils n’ont eu, faute de temps, que deux répétitions et convenez qu’à part le gloria raté, ils s’en sont adroitement tirés !

— Oui, père, et ce que le frère Blanche, sous sa lourde chape et avec le bâton du préchantre, était glorieux et charmant !

Le père Abbé souriait. — N’est-ce pas qu’il est gentil, ce brave enfant ! Et les autres ne le sont non moins ; c’est la bénédiction d’une abbaye que ces petits-là ! Et il énumérait ses poussins : ce frère Blanche est pieux comme un ange ; il aime l’archéologie et raffole de la liturgie ; il est en plus doué d’une très jolie voix, nous dirigerons ses études dans ce sens et il sera vraiment l’honneur de notre monastère ; le frère Gèdre est également fidèle à Dieu et il mord vaillamment au grec ; si nous pouvions trouver en lui l’étoffe d’un bon helléniste, ce serait parfait, car nous en manquons. Le frère Sourche est le plus intelligent, le plus capable de tous, mais il a l’esprit inquiet, et des tendances au rationalisme ; dans l’atmosphère du cloître, elles passeront ; les frères Marigot et Vénérand ne sont pas, au contraire très compréhensifs ; ils peinent sur la théologie, sans progresser, mais ils sont bien soumis et bien obéissants ; ils seront plus tard chargés dans la maison des diverses besognes qui n’exigent ni effort intellectuel, ni aptitudes spéciales ; quant aux novices déjà prêtres quand ils entrèrent, ils sont excellents et nous n’avons qu’à nous en louer.

— Et vous oubliez, mon révérendissime, le frère de Chambéon, dit Dom Felletin.

— Le saint homme ! — voilà où vraiment le mystère d’une vocation tardive s’atteste, continua l’Abbé après un silence.

M de Chambéon a quitté le monde où il occupait une belle situation pour être admis, à l’âge de cinquante-cinq ans, dans notre noviciat. Il s’est refait enfant pour vivre avec des gamins de dix-sept à vingt ans ; et il prêche d’exemple. C’est lui le frère excitateur, celui qui est debout, le premier, pour sonner la cloche et réveiller les autres ; il frotte les escaliers, il mouche les lampes, il accomplit encore des travaux plus humbles.

Et cela si simplement, en s’excusant presque d’accaparer ces pénibles tâches ; j’ai moins besoin de sommeil à mon âge, et j’ai plus l’habitude des choses du ménage que ces jeunes gens ; bref, il invente toujours d’excellentes raisons pour s’imposer les corvées les plus humiliantes.

— Il m’édifie profondément, dit à son tour Dom Prieur, quand je le vois avec ses cheveux tout gris rire et s’amuser, au milieu de nos blancs-becs.

— À propos, plaça le père hôtelier qui avait fini de déplorer, avec le prêtre de passage, la mévente des vins, que racontent les journaux ? Parlent-ils encore de nous étrangler dans le piège d’une loi ?

— Mais oui, mon père, répondit M. Lampre. Ils en parlent de plus en plus ; la presse franc-maçonne pousse à la roue ; la persécution diabolique s’approche.

— Bah ! s’exclama, avec une belle assurance, Dom de Fonneuve ; ils n’oseraient pas ; jamais les chambres ne voteront une loi pareille ; toucher aux Ordres religieux, c’est un bien gros morceau et personne n’est de taille à l’avaler. Pour moi, on amuse les badauds avec des menaces qui n’aboutiront point.

— C’est à savoir, répliqua Durtal ; remarquez comme l’attaque à l’église se poursuit, depuis de longues années déjà, avec un acharnement méthodique que rien n’enraye. Le cercle des libertés laissées aux catholiques, se resserre ; l’affaire Dreyfus a avancé les affaires de la maçonnerie et du socialisme de plus de vingt ans ; elle n’a été, en somme, qu’un prétexte pour sauter à la gorge de l’église ; c’est la sortie en armes des juifs et des protestants ; leurs journaux sonnent déjà l’hallali du moine : pensez-vous qu’ils s’arrêteront en si beau chemin ? Et puis, il y a, pour activer le zèle des Loges, un sectaire qui exècre Dieu autant qu’un démon.

— Le sieur Brisson, dit M. Lampre.

— Faut-il, fit lentement Dom de Fonneuve, faut-il que cet homme ait commis dans sa pauvre existence des actes misérables pour haïr ainsi Notre-Seigneur !

— N’importe, conclut le P. Abbé, je suis de l’avis de Dom Prieur ; l’orage n’est pas près d’éclater ; on le détournera d’ailleurs par des prières. Je crois que nous pouvons, en attendant, dormir sur nos deux oreilles, en paix.

Les tasses et les petits verres étaient depuis longtemps vides. Le P. Abbé donna, en se levant, le signal du départ et il regagna, ainsi que le prieur, sa cellule ; le père hôtelier accompagna l’hôte ; M. Lampre et Durtal suivirent Dom Felletin qui les emmena se promener dans le jardin.

La récréation monastique, un peu allongée à cause de la fête, n’était pas terminée. Les pères se promenaient sur deux lignes, marchant, à tour de rôle, l’une devant elle et l’autre à reculons, dans une allée de charmes ; et les novices faisaient de même, à l’autre bout du jardin, dans une autre allée.

Le jardin, formant une sorte de quadrilatère, était situé derrière l’abbaye et il s’étendait, au loin, dans la campagne. On débouchait, de plain-pied, en sortant du cloître, devant des carrés de terre où des haricots et des choux alternaient avec des fleurs et ces carrés, plantés à leurs quatre coins de poiriers en quenouilles, étaient coupés par de petits chemins bordés de buis qui menaient alors à de grandes avenues d’arbres, au fond desquelles apparaissaient des prairies et des vergers que fermait, à une longue distance, une haie de peupliers derrière laquelle se dressait le mur de clôture.

L’aspect était un peu rectiligne, mais la végétation était puissante, les prés frais et gras et partout des pampres escaladaient en un nonchalant fouillis des murailles aux arêtes couvertes de mousses vert émeraude et de lichens soufre.

L’allée réservée aux novices était à droite ; simplement façonnée par un berceau touffu de vignes, elle aboutissait à une grotte surmontée d’une médiocre statue de saint Joseph. Cette grotte se divisait en deux compartiments grillagés. L’on entretenait dans l’un des corbeaux, en souvenir de saint Benoît qui aimait à distribuer à l’un d’eux, devenu son servant, sa pâture ; dans l’autre, des colombes, en l’honneur de sainte Scholastique, dont l’âme s’envola, sous cet aspect, au ciel.

C’était une après-midi rousse et bleue, un de ces jours où le sourire d’un vieux printemps renaît sur les lèvres qui se fripent à peine du jeune automne. Le firmament voilé se déchirait tout à coup et criblait à travers les feuilles de vigne, le sol de larges gouttes de lumière et d’ombre. L’on semblait fouler aux pieds une nappe de dentelle noire couchée sur un fond de cailloux pâles. Les novices s’abritaient du soleil, en relevant, les uns, leurs capuchons, les autres, en ramenant sur leur tête, la partie dorsale du scapulaire. Ils riaient avec le père Emonot, leur sous-maître, le père zélateur, comme on le nomme.

Ce père Emonot, ancien vicaire d’une église de Lyon, était un petit homme nerveux, à la tête chauve et enfoncée, à la renverse dans le cou, au teint bilieux, aux yeux qui couraient pour qu’on ne les saisît pas, sous des lunettes.

Les offices dont les novices étaient jusqu’au soir les exécutants étaient naturellement le sujet de l’entretien.

— Que voulez-vous, soupirait le petit Blanche, j’avais une peur… quand il faut entonner l’antienne je me trouble… je ne suis bon que dans le chœur ; puis, vous savez, lorsqu’on entend, dans le silence de l’église, sa voix seule, ça vous la fait aussitôt trembler.

— Pas de modestie, petit frère, fit Durtal qu’entourèrent les moinillons, vous avez très bien chanté.

L’enfant rougit de plaisir. — C’est égal, reprit-il, en baissant les yeux, je le sentais bien moi-même, j’avais de la laine dans le gosier, j’étouffais — ah ! Et puis cette chape, dont on n’a pas l’habitude, vous pèse sur les épaules et sur les bras. On se trouve emprunté, tout gauche, là-dedans.

— Un bleu qui s’embête dans une guérite, s’écria le frère Aymé !

— Vous avez toujours des comparaisons qui rappellent la caserne et des expressions qui n’ont rien de monastique, fit le père zélateur à ce frère dont l’allure de faubourien de Paris détonnait un peu dans le groupe.

Celui-là n’était que postulant et il avait des chances de partir, avant que de commencer sa probation. Il était intelligent et pieux, mais il avait rapporté de son année de service militaire, des allures délurées et une manie d’imiter avec sa bouche des bruits de musique guerrière qui exaspéraient le P. Emonot, homme timoré et éperdument bégueule.

Il s’en serait déjà débarrassé si Dom Felletin n’avait plaidé la cause du coupable, au chapitre. Voyons, voyons, disait-il, ne prenons pas les choses au tragique ; le frère Aymé se corrigera avec le temps ; le milieu agira, attendons.

La fin de la récréation sonna. Les novices se turent et regagnèrent, sous la conduite du zélateur, l’abbaye. Dom Felletin resta avec M. Lampre et Durtal et les conduisit dans le pré.

— Jamais ces deux êtres ne parviendront à s’entendre, s’exclama M. Lampre !

— Que voulez-vous, répondit le père, Dom Emonot n’admet pas qu’on badine — et il faut pourtant bien qu’il y ait pour ces esprits, tendus par la prière, une détente ; — que ce postulant ait une mauvaise tenue, c’est incontestable, mais enfin cela se réforme ; le plus ennuyeux c’est cette manière qu’il a de jouer de l’ophicléide avec ses joues et de parler à tort et à travers et de rire.

Ses facéties sont, je le veux bien, innocentes, mais n’empêche que, l’autre jour, en en entendant une, le père zélateur s’est fâché tout rouge et a adressé une plainte au père Abbé qui s’est borné heureusement à sourire.

— Quelle bouffonnerie a-t-il encore commise ?

— Voilà, je venais de commenter, dans ma conférence, le chapitre 33 de la règle où il est déclaré que personne ne doit avoir la hardiesse de faire sien aucun objet, pas même en paroles ; c’était l’explication de la façon de parler des moines qui ne doivent pas dire : mon livre, mon scapulaire, ma fourchette, mais notre livre, Notre Scapulaire, notre fourchette. Il va de soi que ce mode impersonnel de désigner les choses ne s’applique qu’aux ustensiles destinés à notre usage.

Or, la conférence n’était pas plutôt terminée que le frère Aymé s’empressa de marcher sur le pied du petit Blanche et de s’excuser en ces termes : je crois, mon frère, que j’ai marché sur notre pied.

Le père Emonot qui écoutait a vu dans cette blague un manque de déférence pour moi ; je vous demande un peu !

— C’est une plaisanterie facile, mais il n’y a pas de quoi fouetter un chat, fit Durtal.

— Enfin, s’écria M. Lampre, pourquoi diable aussi gardez-vous comme sous-maître des novices un homme dont les idées sont si étroites ?

Le père Felletin rit. — Nous nous complétons ; le père Emonot possède ce qui me manque pour la direction d’un noviciat. Il a l’ordre, le besoin de surveillance, l’alerte toujours en éveil ; et ces qualités sont indispensables dans un milieu qui se divise forcément en deux groupes : celui des novices d’un certain âge qui sont prêtres et celui des jeunes, des bambins qui ne le sont pas. Il y a là un sujet de froissement ; les uns, se croyant supérieurs aux autres et les autres arguant de la règle pour repousser cette prétention. Eh bien, le père zélateur est très habile pour empêcher ces minuscules discordes de naître. Aucune ne se produit depuis qu’il est là. Il traite tout le monde d’égal à égal, avec cependant de si parfaites nuances que personne ne se plaint. Et puis, vous, mon cher Durtal, qui, en votre qualité de novice d’oblature, pouvez pénétrer dans le noviciat, avouez que les corridors sont bien cirés, qu’il n’y a pas un grain de poussière, que toutes les cellules sont bien tenues. Le père Emonot a introduit l’air, la propreté partout ; il a obligé les novices au travail manuel, indispensable pour la santé et prescrit par le patriarche, alors qu’avant lui, ce travail se bornait à leur faire cirer les chaussures des pères, le samedi. Il a enfin plié tous ses élèves à une discipline excellente et pour le corps et pour l’âme !

— C’est un adjudant de caserne, ronchonna M. Lampre.

— Eh ! ils sont nécessaires. Moi, je deviens vieux et si je vaux encore pour les conférences, pour les directions, pour la partie spirituelle, je suis absolument incapable de m’occuper de la partie pratique. Ce serait le laisser-aller, la malpropreté, le désordre si je n’étais secondé par ce zélateur qui peut être scrupuleux et étroit, mais qui n’en est pas moins, au demeurant, un très saint moine.

— Enfin, dit, en riant, Durtal, ils seraient trop heureux vos élèves s’ils ne l’avaient pas pour les morigéner ; le cloître serait un éden, alors !

La cloche sonna. Voici le premier coup des vêpres, adieu, fit Dom Felletin qui se retira.

Après l’office, une fois sortis de l’église, M. Lampre accompagna Durtal, un bout de chemin, et reprit la conversation, là où l’avait arrêtée le père.

— Croyez-moi, dit-il, Dom Felletin aura, à son tour, de gros ennuis s’il persévère à vouloir conserver ce zélateur. Je le connais à fond, moi, son Emonot ; c’est un religieux modèle, c’est un saint homme j’y consens. Je sais de lui des détails que vous qualifierez d’admirables. Il n’hésite pas à se mettre les membres en sang pour détourner la tentation de ses disciples ; il va prier, la nuit, devant leur porte, lorsqu’il les a rendus, dans la journée, trop malheureux ; mais avec toutes ses vertus, il est, de même que le père hôtelier, rongé par les scrupules et, dame, les autres s’en ressentent ; puis, ce qui est pis, selon moi, c’est qu’il détient une conception de la vie Bénédictine, effrayante pour l’avenir de l’Ordre.

À ses yeux, la vocation se résume en une obéissance passive…

— Eh mais ! s’exclama Durtal.

— Permettez-moi de finir ; elle se résume surtout en une adresse à évoluer dans les solennités du chœur. Celui de ses novices qui remplit, à la satisfaction de Dom d’Auberoche, le maître des cérémonies, l’office de céroféraire, qui sait porter le flambeau bien droit, en laissant passer, entre ses doigts repliés, les fausses turquoises et les faux cabochons dont il est paré, celui-là possède la vocation Bénédictine !

Il rêve à des êtres futiles tels que lui ; il prône l’investiture de gens dont on ne voudrait pas dans le dernier des séminaires ; le recrutement qu’il effectue est au-dessous de tout ; il recueille des élèves refusés par tous les autres instituts, des particuliers qui se font moines parce qu’ils seraient inaptes à faire autre chose dans la vie ; et il les destinera cependant à la prêtrise, s’ils se plient à ses manies ! Dom Felletin a beau se défendre, il réussit à imposer ce genre de novices au père Abbé qui s’imagine que la prospérité d’un monastère réside dans un nombre toujours croissant de postulants !

Il sera joli, dans quelques années, le niveau intellectuel Bénédictin pour peu que ça dure de la sorte !

Et notez que ce n’est pas seulement ici que l’étiage des cervelles baisse, reprit M. Lampre, après un silence. Dans les autres abbayes, il en est de même. La plupart recrutent, avec quelques ecclésiastiques plus ou moins érudits, des commerçants, des gentilshommes, des officiers, des enseignes de vaisseaux, des notaires. Évidemment, ceux-là sont très supérieurs à ces frères Marigot et Vénérand, ces embauchés du père Emonot, dont le révérendissime nous avouait la parfaite inintelligence, tout à l’heure ; mais sont-ils, par leur éducation première même, capables de devenir ce que j’appelle, moi, de véritables Bénédictins ? Allons donc ! Il ne sortira jamais de ces noviciats-là, des Dom Pitra, des Dom Pothier, des Dom Mocquereau, des Dom Chamart, des Dom de Fonneuve, des moines dignes de continuer la tradition de saint Maur !

— Mon Dieu ! fit Durtal, s’ils devenaient seulement des saints ! Ne croyez-vous pas que cela vaudrait mieux que de devenir des savants ? On parle toujours de saint Maur dont la congrégation moderne de Solesmes est l’héritière ; mais quoi ! Il y a bien le père Mabillon, le père Monfaucon, le père Martène, le père Luc d’Achery, le père Ruinart, pour en citer cinq, mais il n’y a pas de saint Mabillon, de saint Monfaucon, de saint Martène, de saint Luc d’Achery, de saint Ruinart ; la communauté de saint Maur n’a pas donné au ciel un seul saint, est-ce enviable ?

Et puis… et puis… la science Bénédictine — est-ce que, sauf pour la paléographie musicale, l’École des Chartes ne lui dame pas partout le pion ? — la vérité est que sa place est maintenant prise par des laïques.

Ce n’est point du côté de la science, mais du côté de l’art que l’ordre de saint Benoît doit s’orienter, s’il veut conserver l’aloi de son ancien renom ; il faut qu’il recrute des artistes pour rénover l’art religieux qui s’inanime ; il faut qu’il obtienne pour la littérature et pour l’art les résultats qu’ont obtenus Dom Guéranger pour la liturgie et Dom Pothier pour le chant. L’Abbé de Solesmes, lui, l’a bien compris et il a aiguillé, quand il l’a pu, sur cette voie. Il avait, parmi ses moines, un architecte de talent ; il le chargea de construire les nouveaux bâtiments du monastère et Dom Mellet a taillé dans le granit un monument admirable de simplesse et de force, la seule œuvre d’architecture monastique qui ait été créée dans notre temps. Il faudrait maintenant des littérateurs, des statuaires, des peintres ; il faudrait, en un mot, reprendre non la tradition de saint Maur, mais celle de Cluny…

Il est vrai, qu’à mon humble avis, ce sera beaucoup plus avec l’oblature qu’avec la paternité que se réalisera ce dessein…

— Peut-être avez-vous raison ; mais, cette question d’art mise de côté, vous me laisserez vous dire que la préférence que vous attribuez à la piété sur l’intelligence, dans une abbaye, ne se justifie guère ; car, enfin, rien n’est plus hasardeux que d’accepter, comme père, un homme inintelligent, sous le prétexte qu’il vit en Dieu. La piété, la sainteté même, peuvent, en effet, disparaître, mais la bêtise, elle, elle reste !

— Au fond, la discussion est bien vaine, lorsqu’on y songe ; car l’avenir de l’Ordre est menacé par des dangers autrement graves que ceux dont nous venons de causer. Malgré l’optimisme du père Abbé, j’ai grand’peur que ses moines ne soient prochainement dispersés, jetés à la porte de France. Il n’y a donc pour eux qu’à prier, au jour le jour, en attendant la catastrophe.

— Hélas ! s’exclama M. Lampre.

Ils se séparèrent. Durtal réfléchissait, en se promenant. Il est étonnant, tout de même, ce brave M. Lampre ; il ne peut se convaincre que le monastère est un microcosme, un diminutif de la société, une image en réduction de la vie commune. Il ne peut pas n’y avoir que des saints Benoît et des saints Bernard dans un couvent, pas plus qu’il ne peut y avoir que des gens de génie ou de talent dans le monde. Les médiocres sont nécessaires pour accomplir de médiocres labeurs ; il en a toujours été ainsi et il en sera toujours ainsi. On nous rabâche constamment la grandeur des cénobites de saint Maur, mais combien parmi eux n’étaient ni des érudits, ni des chercheurs ; combien, en accomplissant de serviles besognes, ont permis aux Mabillon de travailler en paix et les ont aussi appuyés, soutenus du réconfort de leurs prières ! Enfin où, dans quelle classe de société, M. Lampre trouvera-t-il un assemblage de vertus pareilles à celles de notre cloître ? Car il n’y a que des moines fervents, ici. Je ne parle même pas du père Abbé, de Dom de Fonneuve, de Dom Felletin, mais aussi des autres religieux ; qu’il y ait parmi eux, des ignares et des incapables, c’est entendu ; ils n’en sont pas moins d’excellents prêtres ; puis avant de les honnir, il siérait de savoir si justement notre-seigneur ne se plaît pas davantage dans ces âmes qui échappent au péril de l’esprit et au danger d’une orgueilleuse science ? — Et les novices, quels êtres charmants ! Lorsque je vois ce gosse de dix-sept ans, ce petit frère Blanche, avec sa bonne grosse figure, si franche, ses yeux si limpides, son rire si frais, je m’imagine quelle est l’innocence de cette âme, imprégnée jusque dans ses plus secrètes fibres de la joie de Dieu et il n’est pas le seul de son espèce ; combien, dans ce noviciat, d’aussi délicieusement ingénus, d’aussi délicatement pieux !

Et Durtal poursuivait, seul, sur la route : il y a une observation qui ne trompe guère. Un novice arrive ; regardez-le, il est quelconque ; il a une figure brouillée, des yeux comme le premier venu ; attendez quelques semaines ; laissez passer la phase d’ennui lourd, la crise de taedium vitae qui dure pour les uns quinze jours, pour les autres moins ou plus, — car presque tous ont à franchir cette étape et on les prévient, car il n’existe aucun moyen de la leur éviter ; — eh bien, une fois cet accès de spleen terminé, le visage est méconnaissable. Il s’est éclairci, nettoyé en quelque sorte ou plutôt ce qui le rend si différent, ce sont les yeux ; l’on pourrait presque reconnaître à ce seul changement, s’il y a chance de vocation ; c’est à la clarté spéciale de la prunelle que cela se discerne. Il semblerait vraiment que le cloître a filtré l’eau du regard qui était trouble auparavant, qu’il l’a débarrassée des graviers qu’y déposèrent les images du monde ; c’est très curieux.

Et ce qu’ils sont alors joyeux, ces enfants ! Ils ne savent rien de l’existence, pour la plupart ; ils fleuriront, tout doucement, abrités dans une admirable serre, sur un terreau préparé, loin des gelées et à l’abri du vent ; ça n’empêchera, parbleu pas, le démon de les attaquer, tel qu’un ver, dans leurs racines, mais les horticulteurs d’ici sont habiles et le père de Fonneuve et Dom Felletin ont de vieux secrets de métier pour les guérir !

Mon dieu, que je suis bête ! s’écria-t-il, tout à coup, en s’arrêtant sur place. J’ai oublié la commission dont la mère Bavoil m’avait chargé ; il faut que je retourne au monastère.

Il revint sur ses pas et échangea un bonjour dans la porterie avec le frère Arsène, un convers qui cumulait les fonctions de tailleur et de concierge de l’abbaye.

— Est-ce que le père pharmacien est-là ?

— Bien sûr, Monsieur Durtal ; quand il n’y a pas office, il cuisine ses herbes dans sa chambre ; il n’en bouge pas.

Afin de permettre aux paysannes d’entrer à la pharmacie qui exécutait, pour la gloire de Dieu, leurs ordonnances, la cellule du père Philigone Miné était située près de la porterie, hors de la clôture.

Durtal tourna le loquet, mais malgré l’assurance du frère Arsène, la pièce était vide.

Pensant que le moine n’était pas loin, Durtal s’assit sur une chaise de paille et s’amusa à inventorier ce taudis.

C’était bien le capharnaüm le plus bizarre que l’on pût rêver ; ce réduit, badigeonné au lait de chaux, était une ancienne cuisine munie encore de son fourneau sur lequel mijotaient, en des casseroles de cuivre, d’inquiétants bouillons. Sur toute une partie des cloisons, des rayons de bois blanc contenaient des paquets étiquetés et des fioles ; en face de la fenêtre dont les blessures des vitres étaient pansées avec des étoiles de papier, une courtine de cretonne grasse ainsi qu’un torchon, cachait un petit lit de fer auprès duquel, sur le coffre d’une machine à coudre, hors d’usage, était posée une cuvette et au-dessous une cruche de grès, calée par un bout de bois, sur le carreau creusé ; mais où l’ingéniosité du père se remarquait, c’était dans une série de détails cocasses. D’une ancienne balance à fil qu’il avait suspendue à une latte de bois sortant du mur, il avait fait un porte-savon ; il mettait un morceau égal sur chaque plateau et il usait alternativement les deux morceaux, un jour l’un, un jour l’autre, pour conserver l’équilibre. La tige fixée dans la pierre de la muraille par un adroit système de pitons et de pointes, était hérissée de clous à crochets auxquels séchaient des serviettes. Aucun espace n’était perdu dans cette cahute ; des planches grimpaient en des étages incohérents sur des traverses ; elles formaient en face des rayons remplis de paquets et de bocaux, des casiers dont aucun ne se ressemblait ; elles tenaient, on ne savait comme, sur des tasseaux rafistolés, se rejoignaient parfois lorsqu’elles n’étaient pas trop éloignées, les unes des autres, par des lames ajoutées de carton. Et c’était dessus un méli-mélo de flacons et de statuettes pieuses ; d’antiques gravures et de modernes images en couleur étaient collées sur la hotte du fourneau, si enfumées que l’on ne distinguait plus les figures ; et des ustensiles baroques, des matras et des cornues, des lampes avariées, des bouteilles en vidange, des mortiers et des bassins, traînaient avec du charbon, sous une couche de poussière, dans tous les coins.

C’est égal, pensait Durtal, lorsque avant de se révéler Bénédictin, le père Miné gérait une pharmacie à Paris, quelle clientèle pouvait-il avoir, si son magasin était dans un tel état de saleté et de désordre !

Le voilà, se dit-il, en entendant un traînement de pieds et un bruit écrasé de savates.

Le moine entra.

Il était le doyen du couvent, plus âgé encore que le père Abbé, car il avait dépassé les quatre-vingt-deux ans. Ainsi que sur la souche oubliée d’un très vieil arbre, des lentilles, des lichens, des loupes lui poussaient sur le crâne ; ses yeux évoquaient l’idée de vitres passées au blanc d’Espagne, car ils étaient obscurcis par les pellicules blanches des taies. Le nez se recourbait sur une bouche restée ferme et crénelée de dents ; le teint était frais et pas trop craquelé, sur les joues, de rides. À part sa vue qui se voilait et ses jambes qui fléchissaient, il se portait à merveille. L’ouïe était intacte, la parole demeurait facile ; aucune des infirmités des octogénaires ne l’avait atteint.

Il était à la fois d’aspect vénérable et burlesque. On l’appelait dans le cloître « Dom alchimiste », non qu’il cherchât la pierre philosophale à laquelle il croyait pourtant, mais la bizarrerie de ses allures, sa façon d’être constamment dans la lune, ses études sur la pharmacopée du Moyen-Age, sa colère contre les ordonnances de médecins modernes, son mépris des nouvelles substances, justifiaient, jusqu’à un certain point, ce nom.

Il posa son bâton dans un coin et souhaita le bonjour à Durtal.

— Voilà, père, je viens vous demander un peu de taffetas d’Angleterre pour ma bonne qui s’est écorché le doigt.

— Bien, jeune homme — le père Miné qualifiait de ce titre tous les gens de moins de soixante ans — et, en cherchant du taffetas dans ses boîtes, il dit, parlant plus à lui-même qu’à Durtal :

— Comment utilisait-on cette poudre prônée par la médecine du Moyen-Age qui l’étiquetait poudre de lamproie, parce qu’elle la fabriquait avec la tête calcinée de ce poisson ?

— Je l’ignore, répondit Durtal.

— Oui, reprit le vieux, suivant son idée ; cet inventaire que je dépouille d’un apothicaire de Dijon, au quinzième siècle, est des plus curieux. Nous retrouvons là ces médicaments périmés qui avaient certainement leur raison d’être et n’empoisonnaient point en tout cas comme les alcaloïdes des chimistes de notre temps ; mais tout n’est pas clair dans ce grimoire. Je découvre bien, parbleu, que la conserve dite anthos n’est autre qu’une conserve de fleurs de romarin, que le Goliamenin est le bol d’Arménie, mais le Samenduc, qu’est-ce que c’est ? à quoi servait le Samenduc ?

Et il regardait Durtal, en hochant la tête.

Malencontreusement, pour répliquer quelque chose, Durtal lança :

— Mais, père, peut-être que ces renseignements sont consignés dans un volume de la bibliothèque, là-haut ? Le vieillard eut un sursaut et il se déchaîna.

— La bibliothèque, s’écria-t-il, vous me la baillez belle ! Est-ce que j’ai jamais pu obtenir que l’on acquît des collections de nos anciens codex et de nos antiques formulaires ? Ces volumes-là, ils sont toujours trop chers lorsque je signale leur passage dans les ventes. Trop chers ! J’ai honte de le dire, nous ne possédons même pas, nous Bénédictins, le volume de l’un de nos grands ancêtres de saint Maur ! Le dictionnaire botanique et pharmaceutique de Dom Nicolas Alexandre ! — Ça ne les intéresse pas, les pères, la pharmacie ; et leur santé, ça les intéresse-t-il, lorsqu’ils viennent me demander des remèdes ? Ils jugent alors que la science a du bon !

Enfin est-ce que la pharmacie n’est pas une œuvre de notre Ordre ? Est-ce que ce n’était pas nous, les moines, qui guérissions jadis les malades des villages fondés autour de nos abbayes ?

Durtal qui avait déjà entendu ce réquisitoire, esquissait un mouvement de retraite, mais le vieux lui barra la route.

Il allait continuer ses apostrophes, quand Dom Ramondoux, le maître de chant, entra. Il serra la main de Durtal qui exécrait en lui le redoutable braillard qu’était le chantre, mais aimait l’homme, car il avait des qualités d’amitié sûre et une franchise à laquelle on pouvait se fier. Seulement si l’âme était aimable, le physique l’était moins.

Dom Ramondoux était un auvergnat redondant et jovial. Il avait une encolure de taureau, un estomac cambré sur un ventre en bombe. Les yeux proéminaient, glauques, sur un nez retroussé à la Roxelane ; ses bajoues pendaient et d’énormes bouquets de poils roux jaillissaient des fosses des oreilles et des antres du nez.

— J’ai la voix fatiguée, dit-il au père Miné. Et comme celui-ci haussait les épaules.

— Écoutez, fit-il.

Il arrondit une immense bouche et il en sortit des sifflets d’alarme.

— J’ai vu dans ce journal que voici, reprit-il, quand il eut arrêté sa machine, une annonce de pastilles destinées à tonifier les cordes vocales et à guérir l’enrouement des chanteurs ; est-ce que vous pourriez m’en procurer ?

— Des pastilles ! s’exclama Dom Miné, d’un ton méprisant, des pastilles ! Qu’est-ce que c’est que cela ? Des bonbons à la créosote sans doute. Je ne tiens pas ce genre d’articles et, sous aucun prétexte, je n’en débiterai ; mais si vous désirez absolument vous traiter, ce dont je ne vois pas l’utilité du reste, je vous préparerai de la limonade nitrique.

— Si vous croyez que j’ai envie de m’empoisonner avec vos vieilles drogues ! s’écria le père Ramondoux.

Durtal n’en voulut pas entendre davantage et il profita de la discussion qui se poursuivait entre les deux religieux, pour gagner la porte.