L’Oblat (Huysmans)/4

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P.-V. Stock (p. 71-97).

IV

La maison qu’habitait Durtal était une ancienne bâtisse, couleur de pierre ponce, coiffée de tuiles brunes et agrémentée de volets cachou ; elle était très simplement distribuée. Un perron branlant de trois marches, une porte à judas de cuivre, avec sonnette à pied de biche, et derrière, un corridor sur lequel s’ouvraient, à droite, deux grandes pièces et, à gauche, deux petites. Ces deux dernières étaient, en effet, diminuées de toute la largeur de l’escalier, situé entre elles et montant au premier et unique étage.

Logiquement, au rez-de-chaussée, à gauche, s’étendait la salle à manger — et, après l’escalier — la cuisine munie d’une porte donnant sur une cour ; à droite, un salon et une chambre à coucher. Mais Durtal s’était installé au premier, à cause de l’humidité qui suintait des murailles salpêtrées du bas ; ce premier était disposé de la même façon que le rez-de-chaussée, deux grandes pièces à droite et deux petites à gauche, car l’escalier, bien qu’un peu converti en échelle, continuait de grimper jusqu’au dernier surplombant toute la maison, sous le toit. Et l’ordonnance était devenue telle : en bas, à gauche en entrant, la salle à manger devenue une chambre d’ami inoccupée ; le salon, une salle à manger ; la chambre à coucher, la chambre de Mme Bavoil, tout près ainsi de sa cuisine. Au premier, le cabinet de travail se juxtaposait sur la salle à manger, la chambre de Durtal sur celle de Mme Bavoil ; à la place de la cuisine du bas, il avait organisé un cabinet de toilette et dans la pièce restée vide au-dessus de la chambre d’ami ainsi que le long du corridor, établi des rayons pour les livres qui débordaient de toutes parts.

Il vivait, en somme, dans son cabinet de travail qui était vaste, tapissé du haut en bas, de volumes. Le bon abbé Gévresin lui avait légué sa bibliothèque qui, jointe à la sienne, couvrait les cloisons de plusieurs pièces, car sa chambre à coucher, étageait aussi sur deux de ses parois, des amas de bouquins.

Il avait vue, par une fenêtre, sur le jardin, et sur l’église et l’abbaye, sises à quelques mètres ; par une autre sur la campagne qui fuyait à perte de vue, ondulait à l’horizon en de maigres collines rougies, dans des haies de noirs échalas, par les bouquets de vignes.

Ce matin-là qui était le jour de la toussaint, le temps était gris et froid, le paysage mélancolique. Après le déjeuner, Durtal déambula avec Mme Bavoil dans le jardin, pour s’entendre sur la place qu’il s’agissait de réserver à certaines fleurs commandées à Dijon et qui devaient arriver dans quelques jours.

Ce jardin spacieux et enclos d’anciens murs en pierre sèche, était planté de peupliers argentés, de marronniers, de cyprès, de pins de diverses essences, mais un arbre gigantesque les dominait tous, un arbre magnifique, un cèdre au feuillage bleuâtre. Il avait malheureusement opéré le vide autour de lui et tué tous les arbres, trop rapprochés de ses racines ou de ses branches, si bien qu’il se dressait, seul, sur une terre nue, semée de ses écailles où nulle plante, nulle fleur, ne se hasardait à pousser.

Ce jardin commençait, devant la maison, en une pelouse derrière laquelle des massifs d’arbustes et de fleurs s’enchevêtraient, coupés par de petites allées bordées de thym ; mais la partie vraiment charmante était celle qui longeait les murs ; là des ruelles serpentaient, lisérées, d’un côté, par la muraille qu’envahissaient les saxifrages et les valérianes, que résillaient à certaines places, les tiges grimpantes de la bryone aux fleurettes blanches ou aux granules rouges ; de l’autre, par de faux ébéniers, des buis énormes, des marronniers, des tilleuls et des ormes ; et, pour remplacer de vieilles souches mortes, Durtal y avait inséré, l’année d’avant, des sorbiers, des cognassiers, des néfliers et quelques-uns de ces érables dont les feuilles qui semblent enduites de sang, au renouveau, se bronzent, en vieillissant.

Au printemps, des gerbes de lilas embaumaient ces sentes et, vers la fin de mai, l’on y foulait aux pieds les fleurs des marronniers et les gousses de faux ébéniers, tombées ; l’on y marchait ainsi que sur une moquette, tramée de blanc et de rose et tachetée de gouttes d’or ; l’été, on y vivait, à l’ombre dans un bourdonnement d’abeilles, dans un ramage d’oiseaux jasant aux écoutes dans les taillis ; l’automne, lorsque le vent soufflait, l’on entendait des bruits de mer dans les peupliers et des charges de cavalerie dans les pins ; la terre mouillée, saturée de feuilles, sentait le marcassin ; les fleurs s’espaçaient, les fourrés devenaient moins drus, des branches de bois mort jonchaient le sol.

On y était loin de tout, dans ces allées à bréviaire, ainsi que les appelait Durtal, et elles paraissaient, en effet, tracées pour y méditer les vies des saints condensées dans les leçons de ces livres.

Leur charme consistait à n’avoir été ni nettoyées, ni peignées ; les clairières, les routes sous bois, contenaient les plantes les plus diverses, apportées là, ou par les oiseaux ou par le vent ; et, aux saisons différentes, Durtal y pratiquait des fouilles, découvrait de ces lunelles, nommées vulgairement monnaie du pape, dont les tiges balancent de vertes rondelles marquées de points de dominos, par l’arrêt des graines et qui deviennent des disques de parchemin argenté, en se séchant ; des basilics puant le graillon de cuisine, le roux, et aussi on ne sait quelle odeur affadie de mélisses et de sauges ; des bourraches rugueuses et velues avec des fleurs en étoile, d’un bleu de ciel polaire, exquis ; des bouillons-blancs se dressant avec leurs feuilles pâles et leurs fleurs d’un jaune délavé de soufre, en forme de pagodes de l’Inde, mais, toutes, déchiquetées, saupoudrées ainsi que d’une farine, par une chenille semblable à la croûte d’un bondon gras, une chenille qui sans arrêt les émiette et les ronge ; il y avait de tout dans ces coins abandonnés de nature ; des églantiers et des ronces ; des laiterons dont les tiges, pleines d’un jus de lait de chaux, infectent les doigts qui les touchent, et des pétasites, aux feuilles monumentales, aux formes décoratives, dont les fleurs étaient pareilles aux blaireaux violacés de chardons, des fleurs d’un crin tendre, trempées dans de la lie de vin, ignobles.

Mais, cette après-midi-là, Mme Bavoil, insensible aux délices intimes de ces allées, dit à Durtal, dès qu’ils en furent sortis :

— Tout cela, c’est très joli, mais il conviendrait pourtant d’indiquer l’endroit que vous destinez à votre potager, car enfin c’est trop bête que d’être obligés d’aller jusqu’à Dijon pour acheter des légumes, alors qu’on pourrait en récolter chez soi !

Mais Durtal défendait de son mieux ses massifs, tout en convenant que sa gouvernante n’avait pas tort.

Ils finirent par s’accorder vaguement sur un emplacement situé au fond du jardin ; mais Mme Bavoil tirait la couverture à elle : elle est à moi, en outre, n’est-ce pas, disait-elle, cette partie que vous avez laissée inculte ?

— Jamais de la vie ! C’est là où je campe la flore liturgique et le pourpris médicinal de Walhafrid Strabo.

— Voyons, soyez raisonnable, notre ami, il ne vous faut pas beaucoup d’espace pour aménager ces quelques herbes ; passez-moi la liste, il ne va pas être difficile de déterminer la part qui leur suffit.

Durtal remit, en grognant, à Mme Bavoil, un papier qu’il ôta de sa poche ; elle éclaircit ses lunettes en soufflant dessus et en les frottant d’un vigoureux coup de mouchoir, et elle lut :

Sauge — rue — abrotone — cornichon — melon — absinthe — marrube — fenouil — iris — livèche — cerfeuil — lys — pavot — sclarea — menthe — chasse-puce — ache — bétoine — aigremoine — eupatoire — éphèdre — menthe de chat — radis et rose.

— Vingt-quatre plantes, continua-t-elle, en comptant sur ses doigts ; — et elle rit : le chasse-puce et la menthe de chat, qu’est-ce que ces plantes ? où les trouverez-vous ?

— Le père Miné m’a déclaré que le chasse-puce n’était autre que le plantain et la menthe de chat le népéta ; il ne sera donc pas difficile de se les procurer ; qu’est-ce qui vous fait rire ?

— Mais je ris parce que ce jardin sera terriblement laid. Si vous exceptez la sauge tricolore que vous avez achetée et qui est très jolie avec ses feuilles roses, blanches et vertes, le pavot, l’iris, la rose, le lys ; le reste de vos herbes est misérable ; ce sont des gueuses de champ ; elles seront étranglées d’ailleurs par le melon et surtout par le cornichon qui les enlacera et les étouffera avec ses tiges qui rampent et ses vrilles.

— Eh bien, raison de plus ; il faut élargir le terrain pour mettre ces malheureuses fleurs à l’abri des attaques du cornichon.

— Pour votre courtille liturgique, reprit Mme Bavoil qui ne répondit pas à cette remarque, il y a besoin de moins de place encore, attendu que lorsqu’une plante poussera, l’autre dépérira, puisque ces plantes ne vivent pas dans les mêmes saisons ; jamais vous n’aurez vos rangs au complet. Pourquoi dès lors perdre une étendue qu’ils ne parviendront jamais à remplir ?

Durtal ne répondit pas, à son tour, à cette observation, car ce qu’il n’avouait pas à Mme Bavoil, c’est qu’un essai de ce genre il l’avait, l’année d’avant, tenté ; et les résultats s’étaient révélés lamentables. Il s’entêtait cependant dans son idée, se disant : je reprendrai ce projet sur de nouvelles bases ; la question est de dénicher des végétations vivaces, faciles à élever, pouvant, au point de vue liturgique, servir de synonymes à celles qui refusent de subsister, sous ce climat très tempéré, dans ce sol ; mais il siérait pour cela de fouiller à fond la patrologie de Migne et ce n’est pas peu de chose !

— En somme, ce jardin ne presse pas, reprit-il ; j’ai encore besoin d’y réfléchir ; nous verrons plus tard ; occupons-nous, pour l’instant, Madame Bavoil, de celui de Walhafrid Strabo.

— Mais, qu’est-ce que c’est, à la fin, que ce Strabo dont vous me rebattez les oreilles depuis des mois ?

— Strabo ou Strabus, ce qui signifie le louche, est le nom ou plutôt le surnom d’un moine, disciple de Raban Maur, qui fut, au neuvième siècle, abbé du monastère de Reichenau, situé dans une île du lac de Constance. Il écrivit de nombreux ouvrages dont deux vies de saints en vers, celle de saint Blatmaic et celle de saint Mammès ; mais un seul de ses poèmes a surnagé, « l’Hortulus », celui justement où il décrit le jardinet de son abbaye ; — ce qui m’a valu, entre parenthèses — du père Philigone Miné, lorsque je lui ai demandé quelques explications sur la propriété des espèces citées par Strabo, cette phrase mémorable : « cet auteur serait parfaitement oublié, s’il n’avait composé que des poésies religieuses et des études liturgiques et c’est au poème pharmaceutique seul qu’il doit sa gloire. Vous qui vous piquez d’écrire, méditez, pour votre avenir, cette vérité, jeune homme ».

— Jeune homme ! Vous avez cinquante ans passés et vous êtes un peu grison, notre ami !

— Je vous crois, répliqua Durtal, en riant.

— Enfin, va, puisque vous y tenez pour le jardin de votre Strabo ; mais dans la nomenclature de ses herbes et de ses fleurs, il y en a qui n’ont jamais dû être exploitées par la médecine : le radis, le cornichon, le cerfeuil, par exemple ; ce ne sont pas des matières de pharmacie, mais des articles de cuisine.

— Si fait, Madame Bavoil ; les apothicaires du Moyen-Age les utilisaient dans certains cas ; le melon, les cornichons, les concombres, toute la famille des cucurbitacées possédaient, selon eux, des propriétés qui ne sont peut-être pas entièrement inexactes. Ils croyaient qu’un emplâtre de chair de melon guérissait l’inflammation des yeux ; que le jeune cornichon était apte à apaiser les vomissements causés par la chaleur du ventricule ; que leurs feuilles appliquées avec du vin, en liniment, mâtaient les accès de la rage. Quant aux vertus du radis, elles sont douteuses ; par contre, le cerfeuil est noté tel qu’un diurétique et un résolutif dont on usait pour résoudre l’engorgement laiteux des seins ; le melon était, en tout cas, en dehors de ses autres qualités, déjà reconnu comme un laxatif — et sa réputation n’a pas varié…

Et puis, si vous saviez combien ça m’est égal que les favorites de Strabo aient des propriétés médicinales ou n’en aient pas ; mon point de vue est autre ; ce parterre plus ou moins attrayant par ses couleurs et par ses formes, n’est pour moi qu’un tremplin de saut en arrière, qu’un véhicule reculé de songes. Je suis parfaitement homme à m’imaginer, en le regardant, le bon Abbé Bénédictin Walhafrid, taillant et arrosant ses élèves, faisant un cours de botanique médicale et céleste à des moines de rêve, à des saints, au milieu d’un site enchanté, dans une abbaye idéale dont l’image à l’envers court, ridée par la brise, dans le miroir azuré d’un lac.

— Enfin, si cela vous amuse, moi, je veux bien, répartit Mme Bavoil ; en attendant, deux jours encore d’un temps aigre et pareil à celui d’aujourd’hui et le jardin sera complètement flétri.

Ils se promenèrent, à pas lents dans les allées.

— Il nous restera les fleurs d’arrière-saison, les chrysanthèmes, dit Durtal ; puis ces flores inapprivoisées que vous tenez en si piètre estime ont la vie dure, Madame Bavoil ; et il lui montrait les silènes sauvages dont les étoiles blanches semblent écloses dans le goulot d’une bouteille d’un vert d’eau, barrée de raies plus vertes ; des glaïeuls roses et blancs ; des véroniques bleues ; des buissons ardents superbes avec leurs grains vermillon et leurs feuilles sombres ; mais si ces plantes résistaient, d’autres agonisaient ou étaient tout à fait mortes ; les soleils, devenus secs, étaient horribles. Ils dressaient, ainsi qu’après un incendie, des hampes calcinées au bout desquelles pendaient des feuilles noires et des disques de la forme des pommes de douche ; et ces disques brûlés les entraînaient par leur poids, en de mornes saluts, au moindre vent.

— Eh mais, les genièvres sont mûrs ! s’écria Durtal qui se mit à grignoter ces boulettes bleues qui avaient goût de térébenthine et de sucre.

— Attendez au moins que la gelée les ait fripés, dit Mme Bavoil. Elle se tut, puis, après un silence, reprit :

— Avouez qu’il convient de nettoyer cela ; et elle désignait dans les parterres dont les fleurs civilisées avaient disparu, la flore sauvage, les renouées, aux tiges roses et aux feuilles allongées, tachées d’encre ; les euphorbes qui balançaient au bout de leur petit pédoncule, couleur de chair, des paupières vertes avec des prunelles d’un vert plus jaune ; des vipérines hérissées de cils blancs et dont les fleurs violettes s’effilaient en de longs épis, dans des abris de feuilles rudes.

— Enlever cela ! Mais vous n’y pensez pas ; ce sont les dernières végétations qui n’aient pas fui ! Et puis, bien qu’elles ne figurent pas sur les listes de Walhafrid Strabo, ce sont, elles aussi, des fleurs médicinales, ces pauvrettes que vous méprisez tant ?

La renouée est pleine de tannin et elle est, par conséquent, excellente contre les paniques du ventre ; l’euphorbe, ou lait du diable, ou petite éclaire, ou lait de couleuvre, sinapise la peau et corrode les verrues ; la vipérine contient du nitrate de potasse et on peut la consommer en infusion sudorifique comme la bourrache ; tout sert, jusqu’à cette fausse ortie qu’on appelle le laurier pourpre et qui pue la cave, lorsqu’on écrase la feuille entre ses doigts ; — tenez, flairez-moi cela ; — on l’employait au Moyen-Age, broyée avec du sel, contre les contusions…

— Que ça sent mauvais, s’écria Mme Bavoil, en repoussant la main de Durtal — mais, dites donc, notre ami, vous êtes bien savant !

— Savant avec les livres. La vérité est que, disposant d’un jardin, je me suis amusé à acheter des dictionnaires d’horticulture, anciens et modernes ; et grâce aux planches coloriées, j’ai reconnu le nom des fleurs ; ce n’est pas plus malin que cela ; je vous confesserai d’ailleurs que, sorti de cette spécialité de la flore pharmaceutique, mes connaissances en botanique ordinaire sont nulles.

— C’est à Dijon que vous avez découvert ces livres ?

— Pas du tout ; je reçois, ici, les catalogues de tous les libraires d’occasion de Paris, de la province, de la Belgique et je me livre à la chasse du bouquin ; — c’est d’ailleurs la seule chasse que je comprenne. — C’est très amusant ; dame, l’on rate souvent le gibier qu’on vise de si loin et qui est abattu sur place par d’autres chasseurs ; — mais le plaisir que l’on éprouve lorsqu’il arrive un paquet de volumes et que l’on en extrait les oiseaux que l’on guettait d’ici !

Au fond, si vous exceptez le monastère et le jardinage, quelle autre distraction voulez-vous que le Val des Saints nous donne ?

— C’est juste ; et c’est vous qui avez planté le long de ces allées, des roses de Noël ?

— Oui, j’ai songé à l’hiver. Avec son cèdre et ses pins, le jardin restait vert, en l’air, mais c’était sur le sol la mélancolie des terres en cirage et des feuilles mortes ; alors j’ai acheté à Dijon ce genre d’ellébore, qui a très bien réussi. En voici d’autres d’une espèce différente, avec leurs feuilles découpées en menottes dentelées d’enfants ; celles-là poussent dans des feuilles presque noires des fleurs vertes, ou plutôt elles ne poussent rien du tout car elles se meurent !

— On croirait, ma parole, que vous avez cherché à réunir une collection de poisons !

— Ma foi ! Si l’on ajoute aux euphorbes et aux ellébores, la morelle qui est là-bas et qui produit de fausses groseilles rouges et les ciguës qui fusent de tous les côtés, mais sans que je les aie cultivées, celles-là, il y a en effet de quoi empoisonner ici un régiment !

— J’aime à croire que parmi ce lot de laiderons, vous avez votre préférée.

— Bien entendu, et cette préférée, c’est la grande éclaire ou, si vous aimez mieux, la chélidoine, et la voici, poursuivit Durtal, montrant du doigt l’une de ces plantes qui avait survécu à ses congénères, fanées, pour la plupart à ce moment de saison.

— Mes compliments, elle est jolie !

— Mais elle n’est pas si miteuse que vous semblez le croire, Madame Bavoil ; ses feuilles d’un vert sourd, très nourri de bleu, sont élégamment découpées et les imagiers du Moyen-Age les ont sculptées sur les chapiteaux des cathédrales ; puis sa fleur en étoile est d’un jaune vif et son fruit est une minuscule gousse qui renferme, tel qu’un écrin, quand on l’ouvre, d’éblouissantes rangées de petites perles ; — enfin, tenez, cassez sa tige blanche et poilue et il en sort un sang du plus bel orange qui est encore plus actif que le lait de l’euphorbe pour cautériser les verrues ; au Moyen-Age, dans les cours des miracles, les mendiants qui simulaient des infirmités pour apitoyer les passants, mélangeaient le suc de ces deux plantes et se fabriquaient avec des plaies hideuses mais indolores ; elle fut donc la providence des malingreux !

À cette même époque, elle fut aussi le sujet des plus bizarres des légendes ; l’on était convaincu que, posée sur la tête d’un malade, elle chantait s’il devait trépasser et pleurait s’il devait guérir ; ce qui ne fait pas, je l’avoue, son éloge ; l’on s’imaginait encore que si les petites hirondelles perdaient la vue, leur mère la leur rendait, rien qu’en leur barbouillant les yeux avec le jus de cette plante ; la chélidoine est donc, à la fois, décorative et médiévale, mal famée et utile ; et vous voudriez, Madame Bavoil, que je ne commisse point des folies pour une pareille fleur !

Mais Mme Bavoil ne l’écoutait plus ; de la place où elle était, sur cette petite hauteur, elle voyait par dessus le mur en contre-bas, sur la route.

— Voilà, s’écria-t-elle, Mlle de Garambois !

Ils allèrent ensemble à sa rencontre et arrivèrent, en même temps qu’elle, à la porte.

— Bonjour, monsieur mon frère, dit-elle à Durtal, et bonjour, la maman Bavoil ; tenez, débarrassez-moi de cela, — et elle tendit un paquet ; — c’est du nanan que je vous apporte.

— Ô la gueuse ! s’exclama Mme Bavoil, en riant. Ce sont encore des gourmandises et serrées dans des petits pots — oui, je les sens, sous le papier ; — ça doit être au moins des confitures ?

— Vous n’y êtes pas, répliqua Mlle de Garambois, qui, sur l’invitation de Durtal, monta avec Mme Bavoil, dans le cabinet de travail.

— Je suis lasse, je m’abalourdis, fit-elle, avec une moue amusante, en se regardant, avant de s’asseoir, dans la glace. Voyons, causons sérieusement. Figurez-vous que j’ai reçu d’une amie qui réside dans le Midi des pots de graisserons qu’elle prépare, elle-même, et qui sont à se lécher les doigts !

— Des graisserons ?

— Des rillettes d’oie, si vous aimez mieux ; attention maintenant, car je vais vous révéler les diverses manières de les accommoder.

La plus rustique façon consiste à les étaler avec du beurre, sur du pain de maïs préalablement rôti.

— Et où diable voulez-vous que je trouve du pain de maïs, s’écria Mme Bavoil !

— À défaut de cette sorte de pain, continua imperturbablement Mlle de Garambois, vous coupez de minces tartines de pain ordinaire, vous y écrasez dessus votre beurre et vos graisserons et vous les faites griller ; mais les gourmets ne sont pas d’accord sur le point de savoir s’il vaut mieux griller la tartine avant ou après que les rillettes y ont été étendues ; c’est à vous à résoudre cette importante question.

D’autres personnes, je dois le confesser, se bornent à les manger à froid, sans préparation aucune ; celles-là sont indignes de savourer ce précieux mets ; quant aux fines bouches, elles refuseraient d’y toucher s’il n’était conditionné d’après la formule que voici : ouvrez bien les oreilles, Madame Bavoil.

Vous apprêtez des tartines de l’épaisseur d’un doigt, vous les rôtissez sans les noircir et les arrosez modérément de vieux vin rouge et de quelques cuillerées de consommé ; puis vous enduisez d’une couche de graisserons ces tartines, vous les recouvrez avec un mélange très léger de moutarde et de beurre ; vous y ajoutez du poivre et de la muscade, selon votre goût et vous replacez ces tartines sur le gril, le temps de les réchauffer en dessous seulement.

Vous les servez enfin sur une assiette chaude, après les avoir baignées d’un généreux cognac que vous allumez ; vos tartines flambent, telles qu’un pouding ou qu’une omelette soufflée, et c’est divin, conclut Mlle de Garambois, qui se renversa dans le fauteuil, les yeux au ciel.

— Est-ce dieu possible ! soupira Mme Bavoil, en joignant les mains.

— Qu’est-ce qui est possible ? demanda, en riant, Mlle de Garambois.

— Qu’une personne pieuse soit ainsi tentée par le démon de la gourmandise, et puisse inventer des choses pareilles !

— Mais je n’invente rien ; je me borne à propager, Madame Bavoil.

Durtal examinait, en souriant, sa sœur l’oblate. Sa physionomie était toujours pour lui un sujet de surprise, car il ne parvenait pas à s’expliquer l’incomparable grâce et l’extrême jeunesse, à certaines minutes, de ce visage de femme de cinquante ans qui paraissait son âge, à d’autres instants.

Mlle de Garambois était fort grosse et marchait un peu « banban » comme on dit dans le peuple. Vêtue par d’excellentes couturières de Paris, elle était fort élégante et portait des costumes de jeune femme et ce n’était pas chez elle trop ridicule, car elle avait dix-sept ans lorsqu’elle souriait. Elle avait été très jolie et il lui était resté un teint soyeux, magnifique, des yeux d’enfant clairs et surtout une bouche et un menton, d’un charme mutin, vraiment exquis.

Il suffisait qu’elle fût joyeuse pour que les pattes d’oie et les rides disparussent. De merveilleuses dents éclairaient sa petite bouche et une fossette dansait, ingénue, et pourtant avec un petit air de se ficher du monde, dans le menton. Penchée, un peu en avant, les deux mains sur les bras du fauteuil, en une pose qu’elle affectionnait, Mlle de Garambois remuait alors un peu la tête et la figure de la fillette aimable et espiègle dont elle avait l’âme, surgissait. Elle avait, en effet la gaieté de l’enfant et son innocence ; et elle avait surtout une bonté et une charité qui la faisaient, elle qui se traînait si péniblement, courir tout le village afin de panser les plaies et de changer le linge des malades. Cette femme, si soignée pour elle-même, qui, chez elle, aurait sans doute hésité à laver la vaisselle, perdait tout dégoût ou plutôt le surmontait, quand il s’agissait de rendre service ; et dieu sait, chez les paysans malades, auprès de femmes et d’enfants négligés, les répugnantes besognes qu’elle devait accomplir !

— Ce que vous avez raté votre vocation, lui disait parfois son oncle, M. Lampre ; vous auriez dû être sœur dans un hôpital.

— Je n’aurais pas eu l’office divin ; — puis se raillant, elle-même — elle ajoutait avec son pimpant sourire : ni de bons petits plats !

Elle était très bien avec Mme Bavoil, qu’elle désespérait pourtant. Elle a tout ce qui faut pour devenir une sainte, disait celle-ci, et le diable, en la dominant par cette damnée gourmandise, l’empêche d’avancer et on le lui répète sur tous les tons et elle est si aveuglée qu’elle ne vous écoute pas ; — Et doucement, gentiment, sans se lasser, elle essayait quand même de la guérir ; mais Mlle de Garambois prenait guillerettement les remontrances et s’affichait même plus gourmande qu’elle n’était, en réalité, pour la taquiner.

— Enfin, reprit-elle, vous avez bien saisi les nuances de ma recette ; je la résume ; griller les tartines, les mouiller de bouillon et de vin, les enduire de beurre et de moutarde, les remettre sur le gril, les tremper d’eau-de-vie et les allumer ainsi qu’un punch ; c’est compris ?

— Si vous vous imaginez que nous allons nous infliger un aria pareil ! Notre ami les mangera, tout simplement, rôties avec du beurre.

— Ce ne sera pas mauvais quand même ; — autre chose ; vous étiez à la grand’messe, ce matin, croyez-vous que notre père Abbé a bien officié !

— Oui, dit Durtal, avec sa haute taille, son teint diaphane, ses longues mains maigres, il semble détaché d’un vitrail.

— Je présume, reprit Mme Bavoil, que ces pierreries qui mettent tant de flammes sur sa mitre sont fausses.

— Détrompez-vous, elles sont vraies ; un moine aujourd’hui mort, qui était entré en religion après le décès de sa femme, a offert tous les bijoux qu’elle possédait, — et ils étaient nombreux, — pour fabriquer cette mitre. Cela vous explique qu’elle soit incrustée de diamants, d’aigues-marines, de saphirs, de pierres de première valeur, de gemmes de premier choix.

— Ah !

— Par contre, les deux autres mitres-car les Abbés de monastères de même que les évêques en ont, pour les cas prévus par la rubrique, trois — les deux autres, payées sur les deniers de l’abbaye qui n’est pas riche, sont médiocres. Celle qui vient après la mitre d’apparat dite « précieuse », s’appelle, en langue liturgique, « l’auriphrygiate » ; elle est tout bonnement découpée dans une étoffe d’or plus ou moins pur ; quant à la troisième, « la simple », qui consiste en un carton revêtu de moire ou de soie, elle ressemble à un pain de sucre de papier blanc.

— On l’emploie à quoi, celle-là ?

— L’Abbé la coiffe pour les offices des morts, pendant la Semaine Sainte, les jours de prise d’habit ; elle est à la fois de minime importance et de deuil.

— Il est certain que pour la beauté des cérémonies, l’on fait aussi bien qu’à Solesmes ici, dit Mlle de Garambois ; mais dame aussi, nous avons la chance d’avoir un cérémoniaire incomparable, très savant dans sa partie.

— Et ce qui vaut peut-être mieux encore, un homme de goût, ajouta Durtal.

— Ce grand, un peu chauve, qui a l’air si distingué ? demanda Mme Bavoil.

— Oui, le père d’Auberoche. Il raffole de son métier et il se donne un mal ! Soyez sûr qu’il a passé, pour réussir cette fête de la toussaint, une nuit d’insomnie ; mais aussi, pas une manœuvre manquée ; son petit monde d’enfants de chœur et de novices évolue sans qu’il y ait jamais le moindre accroc. Il a su imposer des attitudes hiératiques aux assistants ; il a su retrouver la vieille senteur des cloîtres du Moyen-Age ; voyez, en tant que menu détail, la vimpa, cette écharpe de satin qui couvre les épaules du porte-crosse et du porte-mitre et retombe sur le devant, ainsi qu’un châle, en deux larges pans dont ils s’enveloppent les mains lorsqu’ils arborent ces insignes. Pour la crosse, cela ne présente rien de bien particulier, mais pour la mitre, c’est autre chose. Il faut qu’elle soit repliée et tenue, de la façon dont saint Denys tenait sa tête ; ce n’est rien si vous voulez, mais si cette pose est mal observée, le caractère Moyen-Age disparaît ; eh bien, Dom d’Auberoche a non seulement appris au porte-mitre le geste, mais il a personnellement surveillé les plis de l’écharpe, la planant ou la cassant aussi bien qu’un statuaire du treizième siècle ; il rendrait des points aux costumiers de Paris ; il n’a pas dans la congrégation son pareil !

— Il est encore tout jeune, remarqua Mme Bavoil.

— Il doit avoir trente-quatre ans à peine. Il est né d’une grande famille apparentée à des saints ; il a ce qu’on nomme, en art, la ligne, et il semble toujours descendre de sa verrière. Outre qu’il est un religieux très macéré, il est un érudit très intéressant à écouter lorsqu’il traite de la liturgie et de la symbolique ; mais on le voit peu ; d’abord, il est très occupé avec ses études et ses répétitions de cérémonies, puis il est ce qu’on appelle un « solitaire », autrement dit un moine vivant à l’écart, dans sa cellule.

— Ah ! si, dans cette abbaye, le chant était à la hauteur du cérémonial, je n’aurais pas à regretter Solesmes, soupira Mlle de Garambois.

— Oui, mais le père Ramondoux est un chanteur de cour ; il me paraît toujours, lorsqu’il va ouvrir la bouche, qu’il en sortira ce cri de la rue : tonneaux, tonneaux ! Le plus curieux c’est qu’il n’est nullement ignare en son métier ; il enseigne très bien le plain-chant à ses élèves, seulement, lui, pratique juste le contraire des règles qu’il professe dans ses leçons.

Mais malgré ces imperfections, que des cloîtres de moindre importance nous envieraient encore, quelle magnifique cérémonie nous eûmes ce matin ! La splendide liturgie que celle de ce jour ! Cette épitre, tirée de l’apocalypse, c’est une photographie du ciel ou plutôt c’est un idéal tableau de primitif ; et ce qu’en effet les vieux peintres flamands l’auront traduit ce texte de saint Jean dans lequel défilent les anges, les vieillards, les saints ! Et le début, l’introït, le fameux « Gaudeamus » réservé pour les festivités des grandes joies, est-ce assez beau ! Cette mélodie qui danse et ne se tient plus d’allégresse et qui s’arrête cependant, avant la fin de la phrase, au « gaudent angeli » comme n’en pouvant plus et peut-être aussi comme prise d’une vague appréhension de n’être plus assez déférente ; puis qui reprend, débordée quand même par le ravissement, pour se terminer en une prosternation pareille à celle des Vieillards de l’épitre, étendus, le visage contre terre, devant le trône ; ces accents de jubilation-là, c’est sûrement le Saint-Esprit qui les a soufflés ! C’est d’une simplicité admirable et d’une caresse d’ouïe et d’un art merveilleux ! Quel musicien rendra jamais l’ivresse de l’âme, de la sorte ?

— Voilà notre frère qui s’emballe, dit en riant Mlle de Garambois ; pour en revenir au côté cérémonial, savez-vous, Madame Bavoil, que votre maître et ami est à ce point de vue un disciple des plus remarquables de Dom d’Auberoche ?

Certainement, continua-t-elle, en souriant à Durtal qui la regardait, un peu surpris ; je n’avance rien à la légère, car si je ne vous ai pas vu officier, le jour de votre prise d’habit, j’ai appris, justement après, par ce père, que vous aviez été d’une tenue étonnante, bref que vous aviez ce que vous nommiez, il y a quelques instants, la ligne.

— Oui, parlons-en, vous vous fichez de moi, mademoiselle l’oblate.

— Mais oui, parlons-en, s’écria Mme Bavoil, puisque ce cachottier ne m’a jamais raconté comment cette fête s’était passée. On ne lui extrait que des : oui, ce n’était pas mal et un point c’est tout ; voyons, vous qui êtes au courant, donnez-moi des détails.

— Vous me rectifierez, si je me trompe, dit Mlle de Garambois à Durtal qui roula une cigarette et affecta l’attitude désintéressée d’un homme que ces histoires ne concernent pas.

— C’était le jour de la saint Joseph de l’an dernier, c’est-à-dire il y a près de huit mois, l’avant-veille de la fête de saint Benoît ; l’on a choisi ce jour-là pour la prise d’habit afin que la profession pût avoir lieu, l’année suivante, le jour même de la saint Benoît ; le noviciat étant ainsi que celui des moines d’un an et un jour. C’est exact ?

Durtal approuva du chef.

— Après les deuxièmes vêpres de saint Joseph, l’on monta dans la chapelle du noviciat où personne ne peut pénétrer que les moines — et encore faut-il que les pères qui n’y exercent pas de fonctions soient autorisés, avec l’agrément du maître des novices, par le père Abbé — car le noviciat est clos pour tout le monde indistinctement…

— Pour nous autres femmes surtout, dit Mme Bavoil.

— Les femmes ! la règle est formelle, si elles mettent seulement le bout du pied dans la clôture d’une abbaye, elles sont frappées d’excommunication, ipso facto, par ce fait seul… mais je continue… la chapelle où a lieu la scène que je vous narre, je ne la connais par conséquent pas ; j’espère cependant que monsieur notre frère consentira, après mon récit, à nous la décrire. Il y avait, réunis là, quelques profès, les novices, le maître des cérémonies, le maître des novices et le zélateur, et, en l’absence du père Abbé, le prieur qui officiait. C’est toujours exact ?

Durtal réopina du chef.

— Les cierges étaient allumés ; le grand scapulaire noir de l’ordre, un peu plus court néanmoins que celui des pères, était plié dans un plateau d’argent, sur l’autel, et recouvert de fleurs.

— D’anémones, interrompit Durtal ; le choix de cette espèce était dû à une attention délicate de Dom d’Auberoche, qui croit, ainsi que moi, que cette renonculacée fut le lys réel des écritures, symbole de la sainte vierge.

— Tiens, notre ami se décide à causer, observa Mme Bavoil, qui buvait, goutte à goutte, cette histoire.

— J’ajouterai, poursuivit Durtal, que la châsse contenant les reliques insignes de saint benoît avait été transférée pour la circonstance dans cette chapelle, érigée sur une crédence, à la droite de l’autel et entourée d’une haie en flammes de cierges.

— Bien, maintenant, je suis au courant, car la même cérémonie s’est effectuée pour moi, mais dans une des chapelles de l’église, alors. — Je reprends : Dom de Fonneuve, en coule et avec l’étole blanche, se tenait debout, en haut de l’autel, entre Dom Felletin et Dom d’Auberoche et, vous, vous étiez agenouillé sur la dernière marche.

Le père prieur a débuté par « l’adjutorium nostrum in nomine Domini » et toute la série des versets de la rubrique ; et les répons étaient psalmodiés par les moines présents et les novices ; puis, en de longues oraisons, il a sanctifié le scapulaire et, après l’avoir aspergé d’eau bénite, il s’est tourné vers vous qui vous êtes relevé et, après un beau salut, êtes monté en haut de l’autel où vous vous êtes réagenouillé. Il vous a alors imposé l’emblème monastique, en vous disant, en latin : que le Seigneur vous revête de l’homme nouveau créé à l’image de Dieu dans la justice et la vérité sainte ; au nom du Père, du Fils, etc.

Ce après quoi, il s’est retourné vers l’autel, et vous êtes allé vous replacer à genoux, sur la dernière marche. La série des versets et des répons a recommencé, suivie du Kyrie Eleison, du Pater, encore accompagné de prières courtes, alternées entre le célébrant et les religieux et enfin est venue la longue oraison : Ô Dieu qui avez voulu que notre Bienheureux père saint Benoît… je ne sais plus le reste — enfin, il y est question que le saint vous protège, vous accorde la persévérance — vous voyez ça…

Pour clore la cérémonie, vous avez baisé la grande relique que le père d’Auberoche vous tendait et, tandis que l’on inscrivait votre nom sur le registre du cloître, vous avez, je le présume du moins, embrassé, à tour de rôle, vos nouveaux frères.

— Oui, ça se passe, comme au théâtre, en accolades ; l’on s’appuie simplement, les unes contre les autres, les joues, puis on joint les mains et l’on se salue. Voilà.

Maintenant, si vous voulez connaître toute ma pensée, eh bien, cette cérémonie, c’est de l’imitation, autrement dit, du moderne. Le rituel en a été imaginé, par le prieur du monastère de sainte Marie, à Paris ; c’est lui qui, le premier, après le bref du Pape incitant les Bénédictins à régénérer l’oblature, a fondé et organisé des réunions d’oblats. Le principal y est, puisque dans le cérémonial de la profession, l’oblat doit réciter le fameux « Suscipe » qui est, en quelque sorte, le sésame ouvrant toute grande la porte jusqu’alors entre-bâillée de l’Ordre ; mais en fin de compte, si habile qu’ait pu être, pour ces offices, le choix des oraisons liturgiques, ce n’est toujours pas la pièce authentique, la vraie, la seule, celle employée au Moyen-Age, celle qu’il s’agirait de trouver !

— Dom Guéranger a, lui aussi, rédigé un cérémonial, dit Mlle de Garambois ; il l’a sans doute extrait, de même que celui de ses moines, des anciens cérémoniaux et principalement de ceux de la congrégation de saint Maur.

— J’en doute. Cet écrit de Dom Guéranger n’était, je crois bien, qu’un projet qu’il aurait remanié, s’il avait vécu. Le père Du Bourg s’en est inspiré pour façonner le sien et il l’a amélioré, en instituant deux cérémonies, car le travail de Dom Guéranger n’en comportait qu’une ; l’on devenait oblat, sans probation, en prenant l’habit. Et le noviciat instauré par le prieur de Paris a du bon, car il présente une garantie et pour le postulant et pour la communauté.

— Mais vous, vous vous êtes livré à des recherches ; qu’avez-vous découvert ?

— Des matériaux intéressants sur la vie, sur les us et coutumes des oblats au Moyen-Age, mais, presque rien sur la liturgie ; là, ma récolte est quasi nulle.

— Voyons, reprit Mme Bavoil, que cette discussion n’intéressait guère ; voyons, puisque notre ami a consenti à desserrer les lèvres, je voudrais bien être renseignée jusqu’au bout ; comment est la chapelle du noviciat ?

— C’est une très petite pièce où le maître des novices, le père zélateur et les novices qui sont prêtres disent, chaque matin, leur messe. Le père Felletin, soutenu par Dom d’Auberoche, qui, en sa qualité de maître des cérémonies, vit autant dans le noviciat que dans le cloître, a voulu que les objets acquis fussent convenables. L’autel est en bois de chêne, mais de forme ancienne ; les reliquaires sont très simples mais copiés sur de vieux modèles ; il en est de même des flambeaux, en cuivre pâle ; enfin la statue de la sainte vierge et celle de saint Benoît sont des bois du dix-septième siècle ; ce sont des statues médiocres mais enfin fort supérieures à celles que l’on achèterait, dans la rue saint Sulpice, maintenant.

À ce point de vue, il est juste de louer ces deux moines qui ont réagi de leur mieux contre le goût de caraïbe de Dom Emonot, le zélateur, et contre celui de beaucoup d’autres religieux.

Pour en finir avec cette histoire, je vous relaterai, Madame Bavoil, que, le lendemain, je suis allé, après matines, communier avec les novices dans ladite chapelle ; maintenant que vous savez tout, êtes-vous contente ?

— Mais certainement, notre ami ; et soit dit, sans vous adresser de reproches, vous auriez pu me procurer cette satisfaction plus tôt. Alors, votre profession a lieu quand ?

— À la saint Benoît de l’an prochain, dans cinq mois.

— Et vous, Mademoiselle de Garambois ?

— Oh ! moi, je suis l’ancêtre ; j’ai terminé mon noviciat, j’ai fait ma profession, il y a déjà plus d’une année ; — et, savez-vous, à ce propos, que vous me devez grande déférence, Monsieur le novice !

— En ai-je jamais manqué ? répliqua Durtal, en riant.

— Oui, certes, en prenant un petit air railleur lorsque votre sœur en saint Benoît vous récitait, ainsi que tout à l’heure, d’admirables recettes de cuisine.

— Ne vous dissimulez pas, à ce sujet, que la brave maman Bavoil n’a point retenu un traître mot des explications que vous lui avez fournies sur la manière plus ou moins glorieuse d’accommoder les graisserons ; or, je tiens justement à vous prouver combien j’estime vos avis ; — alors, si vous étiez gentille, vous viendriez aider à la manœuvre, autrement dit, déjeuner le jour qu’il vous plaira de fixer ; nous verrons à entraîner votre oncle, par la même occasion ; le malheur est que nous ne puissions pas, du même coup, embaucher notre commun directeur à tous, le père Felletin.

— Un truc ! s’écria joyeusement Mlle de Garambois, préparons le déjeuner, pour jeudi, jour de promenade du cloître. Dom Felletin lâchera ses novices ou nous les amènera et s’il ne déjeune point, il boira au moins le café avec nous.

— Pourquoi ne déjeunerait-il pas ?

— Interdit, Madame Bavoil — si nous habitions dans un autre village, ce serait peut-être possible, en y mettant de la bonne volonté ; mais dans l’endroit même où est située l’abbaye, la règle est formelle, c’est impossible.

— Si ça ennuie le père Felletin de demander la permission, j’irai voir, moi-même, le père Abbé qui, je le sais d’avance, me répondra oui, dit Durtal.

— Entendu, et je m’en vais, car l’heure des vêpres est proche ; adieu.

Mlle de Garambois les quitta sur ces mots, mais elle eut à peine franchi la porte du jardin qu’elle revint et s’exclama :

— N’oubliez pas ce détail qui a son importance, n’ajoutez aucun sel aux graisserons ; ils sont assaisonnés d’avance !

— Soyez tranquille, gourmande, s’écria Mme Bavoil qui hocha désespérément la tête, en la regardant.

— Ce qui est pis, reprit-elle, en se tournant vers Durtal, c’est que ça vous gagne !

— Comment, ça me gagne ?

— Oui, à force d’entendre parler de bonne chère, de petits plats, vous finissez par en avoir l’eau à la bouche.

— Le comique ce serait que cela vous gagnât, vous !

Mme Bavoil eut un geste indigné, puis elle haussa les épaules, en souriant.