L’Oblat (Huysmans)/5

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P.-V. Stock (p. 98-135).

V

Notre ami, dit Mme Bavoil, le mercredi soir, veille du déjeuner, à Durtal, je ne puis pas être à la fois à Dijon et devant mes fourneaux  ; il faut donc que vous preniez, demain, le premier train et que vous rapportiez un pâté et des gâteaux.

— Et une bouteille de chartreuse verte, car c’est je crois, la seule liqueur dont Mlle de Garambois ne fasse pas fi.

— Et une bouteille de chartreuse verte, appuya Mme Bavoil.

Le lendemain matin, Durtal débarquait, en effet, à Dijon. Le plus pressé, pensait-il, en sortant de la gare, c’est d’aller entendre la messe à Notre-Dame  ; ce après quoi, je m’attarderai longuement auprès de la vierge noire, car j’ai bien des heures à tuer  ; enfin pour ne pas les trimbaler avec moi trop longtemps, je m’occuperai des emplettes, en dernier lieu.

Comme d’habitude, lorsqu’il mettait, par un ciel presque clair, les pieds dans cette ville, il se sentait l’âme bénigne et lénifiée, presque joyeuse. Il aimait l’atmosphère intime et la gaieté de bonne commère de Dijon  ; il aimait l’accueil avenant et empressé de ses boutiques, la vie populaire de ses rues, le charme un peu désuet de ses vieilles places et de ses squares plantés de grands arbres et parés de jolies fleurs.

Malheureusement, il commençait à en être de cette cité de même que des autres villes qui s’ingénient à simuler la redondante laideur du Paris neuf ; les anciennes rues disparaissaient  ; de nouveaux quartiers surgissaient de toutes parts, avec des bâtisses insolentes avançant des balcons chambrés, à l’anglaise, dans des boîtes de fer, aménagées de carreaux de couleur, distribués en cases de jeu de dame, par des losanges divisés de plomb ; l’impulsion était donnée ; en trente ans, Dijon avait plus changé qu’en plusieurs siècles ; il était sillonné maintenant d’amples avenues baptisées de ces noms délabrés de Jean-Jacques Rousseau et de Voltaire, de la république et de Thiers, de Carnot et de la liberté et, pour comble, une statue de cette bruyante ganache de Garibaldi s’élevait, évoquant, dans le coin d’un carrefour pacifique, le souvenir d’un chienlit de guerre, ignoble.

La vérité était qu’à l’ancien bourguignon, religieux et boute-en-train, égrillard et frondeur, s’était substitué un autre Bourguignon qui avait conservé ses qualités de terroir mais avait perdu son étampe originale, en perdant la foi. Dijon était devenu en même temps que républicain, indifférent ou athée. La bonhomie et l’alacrité demeuraient, mais la saveur de ce mélange de naïve piété et de liesse rabelaisienne, n’était plus ; et Durtal ne pouvait s’empêcher de le déplorer un peu.

Malgré tout, cette ville est encore l’une des seules où l’on puisse, en province, aimablement flâner, se disait-il en descendant l’avenue de la gare ; il enfila la place Darcy où la gloire qui subsiste encore, en cet endroit, du sculpteur Rude s’affirme en une confiante statue de bronze et, franchissant la porte Guillaume, il s’engagea dans la rue de la liberté, jusqu’à la rue des forges, tourna et arriva devant la façade de Notre-Dame.

Là, il s’arrêta pour contempler, une fois de plus, la grave et maligne église  ; malgré les rafistolages qu’elle avait subis, elle était restée bien personnelle, bien à part dans l’art du treizième siècle  ; elle ne ressemblait à aucune autre, avec ses deux étages d’arcatures, formant des galeries ajourées, au-dessus des trois baies profondes du grand porche. Et des files de grotesques se succédaient, à chaque étage, en de larges frises, des grotesques réparés et même complètement refaits, mais très habilement, par un artiste ayant eu vraiment le sens du Moyen-Age. Il était assez difficile, à la hauteur où ils se démenaient et, faute d’un recul suffisant, de les bien voir  ; l’on discernait néanmoins, ainsi que dans l’habituel troupeau des monstres nichés sur les tours des cathédrales, les deux séries, mal délimitées, des démons et des hommes.

Les démons, sous l’aspect connu des mauvais anges, aux ailes papelonnées d’écailles, au chef hérissé de cornes, arborant un masque de gorgone entre les jambes  ; ou d’animaux extravagants, de lions mâtinés de génisse ; de bêtes à mufle de léopard et à pelage d’onagre ou de bouc ; de bœufs à physionomie presque humaines souriant avec des rictus de vieilles ivrognesses qui guignent un litre  ; de monstres innommables, ne dépendant d’aucune famille précise, tenant de la panthère et du porc, de la bayadère et du veau. — Les hommes, tordus en des attitudes douloureuses et cocasses, la tête retournée sens devant derrière sur les épaules et les yeux fous  ; d’autres, aux figures camuses, aux narines évasées, aux bouches creusées en entonnoirs  ; d’autres encore, aux trognes baroques, aux mines de vieux bourgeois hilares et salaces ou de frères-frapparts trop joyeusement repus  ; d’autres enfin, à faces grimaçantes de gnomes, couverts de bonnets pareils à des tourtes, ouvrant des gueules qui semblent, en guise de poires d’angoisse, baillonnées par des tricornes ; — et, au milieu de tous ces animaux de démence, de tous ces êtres de cauchemar, une vraie femme, priant, affolée, les mains jointes, une figure de terreur et de foi, prisonnière dans cette ménagerie de larves, implorant les prières des passants, suppliant, éperdue, qu’on l’aide à se sauver, à trouver grâce.

Elle était le seul cri d’âme qui s’échappât de cette église dont la façade rectiligne, inconnue de l’art gothique et empruntée au souvenir de ces constructions romaines qui survécut, pendant le Moyen-Age, en Bourgogne, eût été uniforme et trop austère et bien peu assortie au tempérament railleur des dijonnais, si l’intrusion de la tératologie dans cet édifice n’était venue en interrompre la monotonie et la rigidité.

Sans ce cirque de bouffons et de diables, Notre-Dame eût paru rapportée d’une autre région, étrangère à ce pays qui la bâtit.

L’art ogival réapparaissait pourtant, dans ses allures coutumières, avec les longues et minces tourelles, coiffées de toits en éteignoirs, qui se dressaient de chaque côté de la façade. Sur celle de gauche, s’élevait le célèbre jacquemart, capturé, en 1381, par Philippe Le Hardi, à Courtrai  ; mais ce drille flamand chargé de frapper avec un marteau sur un timbre, les heures, n’était plus comme jadis enfermé dans un clocheton bariolé de tons vifs et frotté d’or ; il était interné maintenant dans une cage de fer noir et on lui avait adjoint une compagne, puis un enfant, puis deux. Ils étaient devenus, à vrai dire, des poupées, découpées dans une image d’épinal et agrandies, sans ingénuité suffisante d’art.

Ces bonshommes étaient quand même plaisants et Durtal se rappelait, en les examinant, le seul artiste dont la Bourgogne ne chercha point à s’enorgueillir, Aloysius Bertrand qui, dans son Gaspard de la Nuit, les prôna en des phrases d’un relief rigoureux et d’une couleur singulière  ; mais cette cité, confite en la dévotion attardée de ses grands hommes La Monnoye et Piron, Crébillon et Rameau, Dubois et Rude, et privée de celle de Bossuet dont la gloire lui avait été soustraite par la ville de Meaux, paraissait ignorer jusqu’au titre même de ce livre.

Quant au reste de l’édifice, avec ses sages arc-boutants et ses raisonnables contre-forts, il était quelconque ; sa tour centrale, ainsi que ses quatre tourelles à capuces pointus, étaient modernes  ; il n’y avait plus de figures sculptées sous les voûtes du portail, car elles avaient été détruites pendant la Révolution par la canaille qui composait, de même que partout alors, le municipe. Somme toute, l’attrait extérieur de Notre-Dame résidait dans sa façade et se confinait là.

En revanche, malgré tous les retapages qu’il avait endurés, l’intérieur avait conservé le charme familier de ses vieux ans. Notre-Dame de Dijon ne possédait pas l’empreinte mystérieuse et l’attitude imposante des grandes églises sombres. Elle était claire et blanche ; elle gardait toujours quelque chose d’un mois de Marie, même pendant la Semaine Sainte  ; la disparition de ses anciens vitraux aidait peut-être à se suggérer cette impression qu’elle laissait de fête juvénile et d’aise. L’on ne pouvait évidemment comparer sa nef et ses bas-côtés à ceux des immenses cathédrales, mais elle était, en sa petite taille, svelte et légère, bien prise dans sa ceinture de piliers aux chapiteaux fleuris d’arums et de crosses retournées de fougères et, arrivée au transept, elle tentait un dernier effort, s’élançait dans le vide avec sa lanterne de pierre, reconstruite sur un nouveau plan.

Arrêtée là, au chœur, elle arrondissait derrière l’autel une abside qu’éclairait une panoplie de boucliers et de lames d’épées peintes, en verre. Aucune galerie circulaire ne permettait de déambuler autour du chœur  ; l’église était close, à la table de communion, pour les fidèles. Au bout des bras du transept, deux niches se creusaient, occupées, chacune, par un autel. — À droite, l’autel en bronze doré, couvert de fleurs et brasillant de cierges de Notre-Dame de bon espoir, surmonté d’une petite vierge d’un noir de suie, comme calcinée par les flammes des cires, vêtue d’une robe blanche et d’un grand manteau semé d’étoiles, les pieds posés sur une touffe de pampres et de raisins d’or. La statue, ainsi habillée, simulait la forme d’un triangle et prenait l’allure espagnole des madones d’un autre âge. — À gauche, un autel dédié à saint Joseph, au-dessus duquel une fresque du quinzième siècle avait été découverte, sous un tableau qui la cachait, en 1854. Elle représentait un Calvaire, mais le jeu des personnages, inattendu en un tel sujet, la rendait énigmatique et vraiment étrange.

La scène se dispose, en effet, suivant le mode du temps, mais entre les deux larrons branchés sur des gibets en T, il n’y a ni Christ, ni croix  ; la Mère, une Madone de l’école de Roger Van der Weyden, déjà âgée et drapée dans une robe bleue, s’affaisse, soutenue par saint Jean, accoutré d’une robe lie de vin et d’un manteau bleuâtre. Il la soutient mais machinalement, en regardant, très affairé, en l’air ; derrière lui, deux femmes, l’une, coiffée d’un turban vermillon à fond blanc, affublée de jaune et ceinturée de noir, lève les yeux au ciel ; l’autre, costumée d’un voile blanc et d’une jupe rouge, ferme ses paupières, abîmée dans sa douleur, comme la Vierge  ; plus loin, trois squelettes en linceul examinent le firmament et prient.

Enfin, tout au premier plan, un être bizarre, à genoux, une femme à face populacière, osseuse, de garçon de barrière, le col entouré d’un foulard, tend de profil ses bras et, elle aussi, scrute les nuées.

Et pendant ce temps, les deux larrons sur leurs instruments de supplice, agonisent. Le bon, résigné, n’en pouvant plus, se meurt  ; le mauvais, un hercule barbu, aux chairs couleur de brique, se tord, une jambe repliée derrière la croix  ; il est lourd, tassé, fourbu et un petit diable noir et cornu, la queue en trompette, fond sur lui, les griffes tendues pour saisir l’âme à la sortie de la bouche et l’emporter.

Si l’on ajoute à cette description succincte, une ville à pignons et à châteaux-forts, dans le lointain  ; puis sur un retour du mur attenant au tableau, trois étendards, un rouge marqué d’initiales et deux blancs, blasonnés, l’un d’une écrevisse ou d’un scorpion et l’autre d’un aigle à deux têtes, flottant sur des hampes enroulées, de même que des mirlitons, de banderoles roses ou noires, l’on aura un vague aspect de ce décevant et curieux panneau.

Ce qui frappe d’abord en la singularité de son ordonnance, c’est que tous les personnages, sauf Marie et la femme en jupe rouge, absorbées par leur détresse, voient et désignent d’un coup d’œil ou d’un geste quelqu’un en l’air que, nous, nous ne voyons pas.

Le Christ évidemment, mais alors le Christ dans les nuages et avec sa croix. — Une autre conjecture pourrait paraître, au premier abord, possible  ; entre les croix des deux larrons, il y en eut peut-être autrefois une, en relief, chargée d’un christ sculpté, et cette pièce, ajustée après coup, a pu être détachée parce qu’elle gênait par sa saillie le tableau qui fut pendant des années placé dessus ; mais, en admettant que la preuve de cette supposition puisse être fournie par des documents d’archives, voire même par les traces de cette ablation qui subsistent sans doute dans le mortier rejoint et râclé des pierres, il n’en resterait pas moins à expliquer l’expression de surprise et la direction même des yeux et du geste des assistants ; et ce sont justement ces attitudes traduisant, d’une façon très exacte, l’introït de la messe de l’ascension : « hommes de Galilée, pourquoi regardez-vous au ciel avec tant d’étonnement ? » qui me semblent pouvoir contredire cette hypothèse.

Ce qui est certain, en tout cas, poursuivait Durtal, c’est que ce Calvaire, trop amplement retouché, est un très intéressant spécimen de ce réalisme mystique que transférèrent à la cour de Bourgogne les peintres des Flandres ; cette fresque sent son Bruges à plein nez  ; sa filiation est sûre.

Et, en attendant que la messe que l’on ne sonnait pas encore commençât, il fit le tour de l’église et s’en fut rendre visite à d’autres fresques découvertes, en 1867, dans les nefs latérales, alors que l’on avait gratté l’épiderme des murs.

Sous les écailles tombées des badigeons, des fragments avaient reparu, une circoncision et un baptême de belle allure mais si expertement ranimés depuis leur retour à la vie et si visiblement repeints que cela finissait par devenir gênant. Le peintre qui avait restauré ces fresques, M. Ypermann, était vraiment trop adroit et il était difficile de ne pas crier à la contrefaçon  ; par contre, d’autres plus discrètement ravivées, deux surtout, l’une représentant trois figures de saintes, une de saint et deux de donateurs et une autre, sise près de la porte d’entrée, une Vierge tenant un enfant Jésus sur ses genoux, étaient exquises.

La plus séduisante de ces œuvres, celle des trois saintes, s’attestait ainsi :

Au milieu sainte Venisse, la palme des martyres dans une main et dans l’autre, un livre ; elle était vêtue d’une robe d’un vert tilleul passé et d’un manteau d’un rose moribond à doublure soufre ; — à sa droite, debout également, saint Guille, un évêque mitré de blanc, avec une croix pastorale, et une lourde chape rouge, grénelée de deux rangs de perles, sur les épaules  ; — à sa gauche, désignée par ses attributs ordinaires, l’épée et la roue, sainte Catherine d’Alexandrie, serrée dans un corsage d’hermine à manches d’un olive éteint sur lequel était jeté un manteau d’un bleu épaissi par la crème d’un blanc.

Sainte Venisse avait les yeux baissés sur son livre  ; saint Guille regardait fixement devant lui, sans voir  ; ils étaient exsangues et dolents  ; quant à sainte Catherine, elle avait la tête d’une décapitée qui se survit et souffre encore.

Enfin, en bas, au premier plan, deux donateurs à genoux, un bourgeois, les mains jointes, et une femme, emprisonnée dans une grande coiffe, et munie d’un eucologe. Cette figure-là, je l’ai déjà vue quelque part, se disait Durtal ; cette posture, ce genre de coiffe, ces traits communs de grosse matrone, me remémorent une sculpture du quinzième siècle, une Jeanne de Laval, du musée de Cluny. Il y a un air de parenté entre les deux femmes.

Maintenant, saint Guille est évidemment le saint Guillaume des bourguignons, mais qu’est cette Venisse, inconnue dans les tables des hagiologues ? Le nom est écrit en caractères gothiques au-dessus de son auréole. Faut-il lire à la place du v un d et croire alors que Denisse ou Denyse serait la sainte de ce nom qui fut suppliciée en Afrique, au cinquième siècle ? Je l’ignore ; ce qui est certain, par exemple, c’est que ces mélancoliques figures, subitement réveillées, ont gardé dans leur effacement quelque chose de spectral. Elles sont sorties de la tombe, mais les couleurs de la vie ne sont pas revenues encore.

Et il en était de même d’un fragment rencontré dans l’autre bas-côté de l’église, une sainte Sabine, vierge et martyre, au col pareil à un cercle de pourpre et portant ainsi que saint Denys sa tête, une tête dont la chevelure laissait tomber des pleurs de fils blonds, et de la madone située tout près de la porte, une madone, languissante et triste, avec l’enfant sur ses genoux, considérant un prêtre en surplis agenouillé devant elle  ; tout cela délavé, pâli, agonisant, en un vague paysage qui s’effume dans les pierres du mur.

C’était, en quelque sorte, une visite à un cimetière de la peinture des Flandres qu’accomplissait là Durtal ; c’était de la fresque sépulcrale  ; ces êtres ressuscités tout à coup n’avaient pas encore repris leurs sens et ils semblaient surtout las, désolés de revivre et, devant l’exhumation de ces morts, par une association naturelle des idées, le souvenir l’assaillait de ce passage si suggestif, si divinatoire, de saint Fulgence commentant l’évangile de saint Jean sur la résurrection de Lazare et disant très nettement : « Jésus pleura non pas, comme le crurent les juifs, parce que son ami était mort, mais il pleura parce qu’il allait rappeler celui qu’il aimait aux misères de la vie. »

Et le fait est, ce qu’une fois suffit et amplement ! Soupira Durtal qui regagna la chapelle de la vierge où les cierges s’allumaient et il y entendit la messe  ; puis il s’installa dans un coin et s’efforça de se recouvrer, de voir un peu clair en lui-même, de se comprendre.

Ce qui le dominait, à l’heure actuelle, c’était une immense fatigue. Encore qu’elle agisse, virtuellement, par elle-même et par la force de l’intention qu’elle recèle, même lorsqu’en la récitant, on pense à autre chose, la prière liturgique exigeait, pour être puissamment efficace, pour être suractive, une attention que rien ne disperse, une étude préalable du texte, une intelligence de l’acceptation qu’il assume, plus spécialement, selon qu’il se place dans tel ou tel office.

Aussi, préparait-il, chaque soir, son itinéraire du lendemain ! Pour les messes, c’était facile  ; il existait un paroissien romain, le seul peut-être vraiment complet, « le Missel des Fidèles », divisé en deux tomes par un Bénédictin de Maredsous, devenu abbé du monastère d’Olinda au Brésil, le père Gérard Van Caloen. En le combinant avec le supplément monastique édité par les Bénédictins de Wisques, il était aisé, après avoir cherché dans l’ordo de la congrégation de France, la fête du jour, de ne pas se tromper ; et il n’y avait plus dès lors qu’à analyser la messe, si elle était une messe propre à une férie ou à un saint  ; les autres, par leur répétition fréquente, lui étant depuis longtemps connues.

Mais il n’en était pas de même des offices. Sans parler des matines et des laudes et, en mettant de côté les petites heures qui ne varient que le dimanche et le lundi, il restait les vêpres qui ne sont point, ainsi que les complies, invariables  ; et là, c’était, si l’on ne voulait pas trimbaler avec soi les pesants bouquins notés de Solesmes, un véritable casse-tête.

Le petit Diurnal, qu’il utilisait d’habitude, avait été fabriqué par la congrégation d’Angleterre, à son usage, et il était, pour les cloîtres français, aussi mal distribué et aussi incommode que possible. D’abord une foule de saints anglais, vénérés par les monastères d’Outre-Manche ne figuraient pas sur notre bref et beaucoup des nôtres étaient absents de leur calendrier  ; aussi fallait-il toujours consulter le supplément français inséré à la fin du livre  ; puis, pour enfourner beaucoup de matière en peu d’espace, le volume était imprimé, sur papier fin, en caractères serrés, avec un tel abus de rubriques rouges que l’œil dansait, en quelque sorte, entre les blancs, sans parvenir à se fixer  ; c’était ensuite une série de renvois et d’abréviations incompréhensibles lorsque l’on n’en possédait pas la clef ; enfin, en dehors des offices récemment concédés, d’aucuns se doublaient, tel celui de saint Pantaléon qui se spécialisait dans l’église d’Angleterre, alors qu’il rentrait chez nous dans la série des simples martyrs, dénués d’antiennes particulières et tout juste honoré d’un service de dernière classe  ; et pour brocher sur ce tout et ajouter à son incohérence, la pagination se triplait et les renvois du supplément, se reférant à telle ou telle page du Diurnal, étaient régulièrement inexacts.

Et il n’y avait pas le choix, ou employer les bottins religieux de France ou ces volumes portatifs  ; l’abbaye de Solesmes n’ayant pas publié de bréviaire de voyage pour les siens.

Quel mastic ! disait Durtal à Dom Felletin qui riait, en lui répliquant : toutes les indications que je vous donnerai ne vous serviront de rien  ; seule, la pratique vous guidera dans les méandres de ces heures qui sont, je le confesse, embrouillées comme à plaisir.

Et il avait, en effet, fini par saisir le fil et, en disposant de nombreux sinets pour marquer les pages, il était arrivé à se reconnaître dans ce morcellement de textes, mais à condition de tracer toujours et avec soin ses étapes, car avec les versets et les répons des commémoraisons c’était une course éperdue d’un bout à l’autre du bouquin, bien heureux encore lorsqu’on n’errait pas dans de doubles octaves ou dans des époques telles que l’Avent qui compliquent tout.

Cela fait, les points de repère acquis, il convenait d’étudier le corps même de l’office, d’en comprendre la signification, et de découvrir ce qu’après le service divin des louanges et les suppliques d’intérêt général, l’on pouvait en tirer pour son profit d’âme.

La question qui s’imposait était d’abord celle-ci : s’imprégner assez de l’esprit des psaumes pour se persuader qu’ils avaient été écrits à votre intention personnelle, tant ils correspondaient à vos pensées ; les réciter, ainsi qu’une prière jaillie de ses aîtres, s’approprier, s’assimiler, en un mot, la parole du Psalmiste, user de la façon même de prier du Christ et de ses Préfigures.

C’était parfait en théorie, mais, dans la réalité ce n’était pas toujours facile, car si l’on voyait, reproduit dans les livres inspirés, à mesure que le besoin s’en montrait, son site d’âme ; si l’on découvrait tout à coup que des versets dont la portée vous avait jusqu’alors échappé, s’éclairaient, se précisaient si exactement avec votre état spirituel du moment, que l’on en demeurait ébahi, se demandant comment on ne les avait pas depuis longtemps compris, un terrible dissolvant paraissait à son tour, la routine, qui vous obligeait à dévider les psaumes, comme une mécanique, en n’y adaptant plus alors aucun sens.

Et cette routine était, il faut bien l’avouer, rendue inévitable par la façon même dont se débitait l’office ; pour en appréhender jusqu’aux sous-entendus, pour en bien discerner l’entente, même après l’avoir apprêté, il eût été nécessaire de le psalmodier ou de le chanter lentement, religieusement, de l’écouter en y réfléchissant ; et ce n’était pas possible, car l’office eût été soporeux et interminable, dénué de rythme et d’élan, exonéré de toute beauté, émondé de tout art.

Aussi, concluait Durtal, sied-il d’accepter le caractère talismanique de la liturgie ou alors de ne pas s’en mêler ; cette puissance, elle subsiste à l’état latent ; l’on ne sent pas la force du courant lorsqu’on le subit, tous les jours, mais elle se révèle aussitôt que l’on s’en trouve privé.

Ces excuses ne justifient point, hélas ! Mes écarts de cervelle et n’empêchent que, tandis que je profère des exorations labiales, mon imagination ne parte à la venvole. Je suis, il est vrai, rappelé à l’ordre dans les instants où je suis je ne sais où, très loin de Dieu, à coup sûr ; d’une touche brève, il m’appuie sur l’âme et je reviens à lui  ; et alors, je voudrais réellement l’aimer  ; puis tout retombe ; la préoccupation terrestre reprend le dessus jusqu’à ce que soudain, à propos de n’importe quoi, Dieu refrappe à la porte du cœur et se fasse ouvrir.

Ah ! l’image la plus exacte de moi-même elle est constamment celle d’une auberge  ; tout le monde y entre et tout le monde en sort  ; c’est une passoire de pensées voyagères ; mais heureusement que, malgré son exiguïté, l’auberge n’est pas, ainsi que l’hôtellerie de Bethléem, toujours pleine ; une chambre est réservée quand même pour la venue du Christ, une chambre incommode, mal nettoyée, un bouge si l’on veut, mais enfin, lui, qui a eu pour lit le bois de la croix, il s’en contenterait peut-être, si l’hôte était plus attentif et plus serviable. Hélas ! C’est là que gît le point douloureux ! L’importun, le triste accueil que Jésus reçoit lorsqu’il s’annonce ! Je réponds aux badauds, j’accours aux appels d’inutiles intrus, je me dispute avec des placiers en tentations et je ne m’occupe pas plus de lui que s’il n’existait point  ; et il se tait ou il s’en va.

Comment remédier au désarroi de mes pauvres aîtres ?

Je suis moins sec cependant, moins aride et aussi moins fluent qu’à Chartres ; mais je suis gavé de prières, saoûl d’oraisons ; je suis accablé de lassitude et de la lassitude naît l’ennui et l’ennui engendre le découragement ; là, est le péril et il est indispensable de réagir. Oh ! Je sais bien, mon seigneur, le rêve est simple : effacer les empreintes, se débarrasser des images, opérer le vide en soi pour que votre fils puisse s’y plaire, devenir assez indifférent à ses plaisirs et à ses soucis, assez désintéressé des alentours pour pouvoir limiter ses sentiments à ceux qu’exprime la liturgie du jour ; en un mot, ne pleurer, ne rire, ne vivre qu’en Vous et avec Vous. Hélas ! L’idéal est inaccessible  ; personne ne s’exile ainsi de soi-même ; on ne tue pas le vieil homme, on l’engourdit à peine et, à la moindre occasion, ce qu’il s’éveille !

Les saints y sont pourtant parvenus, à l’aide de grâces spéciales, et encore Dieu leur a-t-il laissé des défauts afin de les préserver de l’orgueil  ; mais, pour le commun des mortels, rien de semblable ne se réalise et plus j’y réfléchis et plus je me persuade que rien n’est plus difficile que de se muer en saint.

Certes, beaucoup de gens ont maté la chair, ils pratiquent l’amour de Jésus, l’humilité ; ils refoulent sans doute le plus gros des dispersions  ; ils vivent aux écoutes de l’arrivée de Dieu  ; ils ne sont pas loin d’être des saints… mais il y a une pelure, un zeste sur lequel ils glissent et qui les fait choir et les rejette dans la foule des saintes gens et les saintes gens ne sont pas des saints, car ce sont ceux qui s’arrêtent en haut de la côte et n’en pouvant plus, se reposent et bien souvent redescendent.

Or, la pierre de touche de la sainteté, elle n’est pas dans les mortifications corporelles et les souffrances — qui ne sont que des véhicules et des moyens — elle n’est pas, non plus, dans l’extinction des forts et des moyens péchés  ; avec l’aide du ciel, tout homme vraiment pieux et de bonne volonté peut y prétendre ; — elle est surtout dans la réalité de cette assertion du pater que nous répétons si audacieusement que nous en devrions trembler, « comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Supporter, en effet, les fourberies et les injures, ne conserver aucune rancune des injustices, alors même qu’elles se prolongent et que la haine qui les attise finit par rendre l’existence intolérable ; les désirer presque, par besoin d’humiliations et par convoitise d’amour divin  ; ne souhaiter non seulement aucun mal à son bourreau, mais l’aimer davantage et demander, sans arrière-pensée, sincèrement, du fond du cœur, qu’il soit heureux et, cela, naturellement, en excusant sa façon d’agir, en s’attribuant tous les torts, eh bien, cela, à moins d’une action très particulière de la grâce, c’est au-dessus des forces humaines !

Et, en effet, la somme d’humilité et de charité qu’un tel abandon de soi-même comporte, déconcerte.

Des gens qui possèdent des vertus à un degré héroïque, se cabrent et se désarçonnent, ne fût-ce que pendant l’espace d’une minute, devant l’offense  ; et l’offense soudaine, brutale, est soutenable si on la compare au lent taraudage des vexations et des crasses  ; on se ressaisit, après un coup de tampon, mais l’on s’agite et l’on s’affole, si l’on endure des piqûres réitérées d’épingles  ; leur continuité exaspère ; elle irrigue, en quelque sorte, les terres sèches de l’âme, donne aux péchés de rancune et de colère le temps de pousser, et dieu sait si leurs rejetons sont vivaces !

Et chose plus curieuse, si l’on parvient à se roidir, à se refréner, à obtenir qu’à défaut d’une affection pour son persécuteur, l’oubli, le silence, descendent au moins en soi  ; si l’on arrive même à étouffer ses plaintes, à juguler le ressentiment dès qu’il paraît, voilà que l’on s’ébroue sur des riens, que l’on écume pour des vétilles. On a évité de culbuter dans le fossé et l’on se luxe le pied dans un creux et l’on ne s’en étale pas moins, par terre, de tout son long.

L’orgueil est peut-être mort, mais l’amour-propre, mal inhumé, survit ; l’étiage du péché diminue, mais la boue subsiste et le démon y trouve encore et largement son compte.

Ces chutes seraient évidemment très ridicules, si l’on ne connaissait la tactique dont le Malin use ; elle est simple, chacun la comprend et toujours cependant, elle réussit. Contre ceux dont les fautes sont devenues bénignes, il se démène et concentre des efforts sur un seul point ; et, ce qui est lamentable, c’est que, si, se défiant de sa ruse, l’on fortifie ce point, l’on dégarnit les autres et alors il simule l’assaut du rempart armé, consent même à reculer, à s’avouer vaincu et il pénètre pendant ce temps par la poterne que l’on a laissée sans défense, parce qu’on la croyait à l’abri du danger et close  ; et l’on ne s’aperçoit de sa présence que lorsqu’il se pavane déjà dans la place.

Ah ! la Sainteté, ce qu’elle est rare ! mais à quoi bon en parler ? si seulement l’on pouvait se taire à soi-même, ne pas retomber dans ses fautes, juste au moment où l’on assure au seigneur que l’on veut, à tout prix, les éviter. Hélas ! Ce sont des serments d’ivrogne et ces pieux châteaux en Espagne ne tiennent pas debout !

L’humiliation de ces confessions fréquentes où l’on rabâche constamment la même chose, où l’on se ressasse ses délits, où l’on se remâche la litière de son vieux foin ! On range, une fois pour toutes, ses péchés, en un ordre convenu ; on lâche le déclic et le treuil tourne. Comme, lorsque la chair n’est plus en jeu, ils sont de minime importance — ce qui est une erreur, du reste, mais on se les imagine tels — il y a des instants où on ne les aperçoit plus, où l’on ignore si, depuis la dernière absolution, on les a, de nouveau, commis, et, de peur de se leurrer et de lésiner avec Dieu, on les accuse derechef, sans certitude, sans repentir  ; et puis… et puis… une question plus embarrassante se pose : où commence la faute quand la tentation sévit ? la repousse-t-on assez vite ? N’y cède-t-on pas toujours un peu ? N’y a-t-il pas au moins un soupçon de délectation morose, alors même que l’on regimbe sous l’aiguillon ?

Des visions charnelles vous assaillent  ; elles jaillissent, à l’impromptu, en éclair, devant vous  ; l’on regarde, surpris  ; alors, elles se précisent et une langueur affreusement douce coule en vous ; c’est un narcotique qui vous engourdit. Il y a, en somme, une seconde d’ahurissement, suivie d’une seconde de complaisance  ; et l’on parvient à se reprendre mais pas assez vite pour que ce rien de plaisir, dû à un bref oubli de soi-même, ne vous ait été sensible ; trop, sans doute, puisque quelquefois un brin de regret s’insinue d’avoir dû, par devoir, rejeter la séduction du charme. — Tout cela s’effectue en un clin d’œil, sans que l’on ait le temps de se reconnaître et ce n’est qu’après, à la réflexion, que l’on peut décomposer l’ensemble de l’opération et en discerner les détails. A-t-on péché et dans quelle mesure ? Dieu, seul, le sait.

Pour se consoler, il sied de se répéter que le démon ne peut rien sur la volonté, très peu sur l’intelligence et tout sur l’imagination. Là, il est le maître et il y déchaîne le sabbat ; mais ce bacchanal n’a pas plus d’importance que le vacarme d’une musique militaire qui passe sous vos fenêtres. Les vitres s’ébranlent, les objets s’émeuvent dans la pièce et l’on ne s’entend plus. Il n’y a qu’à se tenir coi et à attendre que le fracas des cuivres et des caisses, en s’éloignant, s’efface. Ce tumulte se produit en dehors de nous, nous le subissons, mais nous n’en sommes pas responsables, à moins, dame, que nous n’allions nous mettre à la croisée pour le mieux écouter, car alors il y aurait assentiment. — Oui, c’est aisé à dire, mais…

Une question bien peu claire aussi est celle de la Charité  ; il convient de l’observer envers son prochain, c’est convenu  ; mais, en certains cas, où prend-elle naissance et où meurt-elle ? Que deviennent, à certains moments aussi, sous ce couvert de charité, la vérité, la justice, la franchise ? — ; car enfin, l’hypocrisie, la cagnardise, l’iniquité ne sont très souvent séparées d’elle que par un fil  ; on aide au mal, sous prétexte de ménager les personnes  ; on nuit aux uns, sous couleur de ne point juger les autres et la lâcheté et le désir de ne pas se créer d’ennuis, sournoisement s’en mêlent. Les limites entre cette vertu et ces vices sont habituellement si étroites que l’on ne sait si, à propos de telle ou telle répartie, on ne les a point franchies. — Oui, je ne l’ignore pas, la théorie théologique est celle-ci : se montrer impitoyable pour les actes répréhensibles et miséricordieux pour ceux qui les commettent  ; mais quoi ! Cette doctrine générale ne résoud nullement les cas particuliers — et il n’y a que des cas particuliers en cette matière ! — La frontière à ne point dépasser demeure donc mal délinéée et obscure, sans balustrades qui garantissent du péril, qui préservent des casse-cous !

La misère des âmes confinées en de mesquines fautes ! Et la détresse qu’elles éprouvent à voir qu’elles piétinent constamment sur la même place, qu’elles ne gagnent sur elles aucune avance !

Il faut se dire pour se désattrister pourtant, qu’en raison de notre déchéance, il est impossible de rester indemne, qu’il en est des brindilles et des fétus peccamineux comme de ces grains de poussière qui emplissent, qu’on le veuille ou non, les pièces. On les balaie dans de fréquentes confessions, — et, ce nettoyage exécuté, d’autres reviennent ; — c’est toujours à recommencer  ; bien heureux encore lorsque ces égrugeures de négligences ne s’accumulent point à votre insu et ne forment pas ces péchés mortels des chambres, ces sortes de boulettes, roulées dans on ne sait quelle bourre, qui s’amoncellent sous les meubles et s’appellent, dans le langage du peuple, des moutons !

Avec tout cela, quelle heure est-il ? reprit Durtal, en consultant sa montre. Voyons, au lieu de rêvasser et de remuer des scrupules et de geindre, si j’allais pour tuer le temps, faire un tour.

Il partit au hasard des rues ; çà et là de vieilles maisons l’arrêtaient : les maisons de la rue des Forges, l’hôtel de Vogué, l’immeuble des Cariatides situé dans la rue chaudronnerie, l’échauguette de la rue vannerie, mais bientôt il s’engagea dans les rues commerçantes, puis dans de larges avenues mortes et alors plus de touring-club et de ménagère, plus de bazars parisiens, d’enseignes caduques à Paris et toujours neuves en province, telles que les « Pauvre Diable et les Cent mille paletots »  ; plus de ces spécialités de pain d’épices, de cassis, de moutarde, qui marquent au moins d’une empreinte originale les rues marchandes de Dijon. Il n’y avait sur ces grandes voies aucun magasin, aucune boutique ; c’était riche et solitaire, maussade et laid.

Il déboucha sur la place du 30 octobre où pour glorifier les souvenirs de la défense nationale, une statue de la résistance se dresse, feinte par une gourgandine debout sur un fût.

Tiens, fit-il en s’orientant, voici le boulevard Carnot ; eh bien, ce serait l’occasion de visiter la chapelle des Carmélites que je ne connais pas ; M. Lampre m’a dit qu’elle était sise en face de la Synagogue ; elle ne sera donc pas difficile à dénicher.

Il descendit le boulevard, aperçut en effet sur sa droite le dôme du temple devenu nécessaire depuis que le nombre des juifs important la camelote de Paris, s’était accru dans Dijon  ; et, sur sa gauche, il vit une de ces hautes et rigides murailles qui semblent bâties sur un modèle uniforme par les Carmels. Une petite porte à judas était entre-baîllée ; il la poussa, pénétra dans un jardinet de curé, soigneusement ratissé, aux plates-bandes diligemment tenues, se dirigea vers une grande porte ouverte au-dessous d’un bâtiment gothique qui ne pouvait être qu’une église et il entra, en effet, dans une chapelle.

Ce sanctuaire moderne, construit dans le style ogival, se composait d’une simple allée, sans transept. Au fond, près de l’autel, du côté de l’évangile, la grille de clôture croisait ses barreaux de fer noir ; cette églisette n’était ni belle, ni laide, mais ce qui la rendait un tantinet étrange, c’était la clarté que tamisaient les deux couleurs, raisin sec et céruse, de ses vitres, habitées par de grandes figures de saints et de saintes, en costumes de l’ordre, robes d’un brun tournant au violet de la prune de monsieur et manteaux blancs. Des noms désignaient les personnages qui se faisaient vis-à-vis de chaque côté de la nef  ; parmi les hommes : Elie, Jean Soreth, saint Albert et saint Jean de La Croix  ; parmi les femmes : sainte Térèse, sainte Madeleine de Pazzi, la bienheureuse Archangela et la mère Marie de L’Incarnation.

La chapelle était tiède et déserte  ; l’on n’entendait aucun bruit. Durtal se remémorait quelques détails qu’il avait lus dans un intéressant volume de M. Chabeuf « Dijon à travers les âges » sur ce Carmel. Ses moniales s’étaient établies en cette ville, au commencement du dix-septième siècle, sous la direction d’une discipline de sainte Térèse, Anne de La Lobère, sur la place charbonnerie  ; puis, elles avaient été transférées dans un autre local que la révolution convertit en une caserne ; elles avaient enfin échoué là, sur un boulevard Carnot, en face d’une Synagogue !

La providence les a sans doute placées exprès en cet endroit, ainsi que l’on plante des eucalyptus près des marais contaminés, pour en détruire les miasmes, se dit-il. Dijon ne s’en doute guère, mais c’est une bénédiction pour lui que cet humble cloître. Vient-on au moins, ici, de même qu’à Chartres où la porterie du carmel de la rue des jubelines était toujours pleine de braves gens en quête de prières, pour des enfants malades, pour des conversions, pour des tirages au sort, pour des vocations religieuses, pour tout ? Et de naïves paysannes, tirant leur porte-monnaie, en demandaient pour deux sous  ; et les bonnes Carmélites étaient si consciencieuses qu’après avoir récapitulé, chaque jour, les requêtes inscrites par sœur Louise, la tourière, elles récitaient une prière en plus de celles notées sur le registre, de peur que l’on eût oublié d’en marquer une !

Les saintes filles ! Mais, que je suis bête, s’exclama soudain Durtal ; je déambule dans le vide, je me plains de mes diffusions, je n’y découvre point de remèdes, et sainte Térèse a résolu cette question ! Il me revient, en effet, maintenant que je suis chez elle, d’avoir lu dans sa correspondance une lettre adressée à l’un de ses confesseurs, à Don Sanche, je crois, où elle lui dit en substance : les distractions dont vous vous plaignez, je les éprouve autant que vous, mais il n’y a à en faire aucun cas  ; cela me paraît, du reste, un mal incurable.

À la bonne heure, au moins ! Ce qu’elle vous liquide un passif d’âme en deux mots et avec cette certitude, qu’il ne peut y avoir, quand elle a parlé, d’erreur.

Quelle femme ! sa règle semble surhumaine et elle est la plus pondérée de toutes. Les machines sous pression divine qu’elle voulut sont munies de soupapes de sûreté ; des récréations distendent l’âme comprimée, permettent de déverser le trop plein, de se détendre ; seulement il lui fallait des caractères enjoués et résolus. Une nonne mélancolique deviendrait, en effet, dans son cloître, une désespérée ou une folle. Comme elle est appelée à prendre à son compte les tentations et les maux des autres, elle peut s’attendre à subir les pires des douleurs, à se débattre même dans les assauts de ces terribles péchés qu’elle attire, telle que la pointe aimantée le tonnerre, pour les résoudre.

Afin d’être en mesure de résister à de pareils chocs, il faut que le corps puisse vraiment sourire, lorsque l’âme est à la torture et que l’âme s’égaie, à son tour, quand le corps souffre. C’est si au-dessus de l’humanité que c’est effrayant, se disait Durtal.

Et pourtant, il y eut plus dur  ; dans un carmel, on est en nombre, on se partage les épreuves, on se soutient, on s’aide  ; il y a aussi des temps d’arrêt dans la lutte, des diversions ; mais il y eut, au Moyen-Age, avant cette époque surtout, l’expiateur et l’expiatrice de la solitude, les ermites volontaires de la nuit, agenouillés dans une cave, sans lumière, sans horizon, inhumés jusqu’à la mort, entre quatre murs.

Les reclus avaient jadis foisonné dans la vallée du Nil ; des anachorètes avaient jugé que la vie, au grand air, dans une thébaïde, dans une laure voisine parfois des oasis et qu’égayaient les clartés juvéniles des aubes et les fuites en feu des couchants, était trop débonnaire et maudissant ces attraits de la nature qui les empêchaient de trop pâtir, ils s’étaient, tels que saint Antoine, Pierre Le Galate, la vierge Alexandra, cachés dans un sépulcre abandonné  ; d’autres, comme Siméon Stylite, s’étaient enfouis au fond d’une citerne à sec ; d’autres encore, ainsi qu’Acepsimas, que sainte Thaïs, que saint Nilammon, s’étaient claquemurés en une cave percée d’un trou pour qu’on pût leur passer des aliments ; d’autres enfin s’étaient relégués dans des cavernes dont ils avaient chassé les fauves.

La réclusion qui prit, de même que le monachisme, naissance en Orient, se répandit dans l’Occident.

Le premier reclus de France dont le nom nous soit parvenu est saint Léonien qui, au cinquième siècle, s’interna dans une logette, d’abord à Autun, ensuite à Vienne ; l’on cite également, à la même époque, saint Aignan qui mourut évêque d’Orléans ; saint Eucher qui, avant d’avoir occupé le siège épiscopal de Lyon, se séquestra, en un cabanon, dans l’île de Léro. — Au sixième siècle, saint Friard et Caluppo qui se retirèrent, l’un près de Nantes, l’autre près de Clermont ; saint Léobard qui se détint dans le creux d’un roc, à Marmoutiers  ; Hospitius qui s’écroua près de Nice ; saint Lucipien qui s’enferma dans les murailles d’un vieil édifice et porta par pénitence, sur son crâne, une pierre énorme que deux hommes pouvaient à peine soulever  ; Patrolle dont Grégoire de Tours raconte les miracles ; saint Cybard qui se construisit une celle dans les environs d’Angoulême ; saint Libert qui s’incarcéra et mourut, en 583, à Tours. — Au septième, saint Bavon, saint Valérique ou Vaury  ; le premier se claustra dans un tronc d’arbre, puis dans une hutte, au milieu d’une forêt près de Gand  ; le second vécut, enterré, dans le Limousin. — Au huitième, saint Vodoal, sainte Heltrude ; l’un s’emprisonna dans une avant-cour du couvent des religieuses de Notre-Dame, à Soissons ; l’autre dans le Hainaut et l’hagiologue Belgic de Bauduin Willot note qu’elle mourut et qu’elle repose à Liessies  ; et combien d’autres dont je ne me souviens pas ! Se disait Durtal.

Mais, reprit-il, poursuivant son soliloque, il semble bien que jusqu’au neuvième siècle, la claustration n’a été soumise à aucune règle précise, et qu’elle fut confiée au bon vouloir de chacun qui la rendait, à son gré, impitoyable ou clémente, provisoire ou perpétuelle. Fatalement, des abus survinrent, des défections de gens qui avaient trop présumé de leurs forces et qu’il fallut démurer. Pour parer à ces évents, l’église décida que tout postulant à la réclusion subirait d’abord un noviciat de deux années, en cellule, dans un cloître, puis qu’il devrait, s’il persévérait dans sa résolution et était reconnu apte à mener ce genre de vie, se lier non plus par des vœux temporaires mais par des vœux perpétuels.

Au neuvième siècle, nous trouvons, en effet, un règlement qui s’applique à tous les reclusages d’hommes. Ce règlement, publié par Dom Luc d’Achery, aurait pour auteur Grimlaïc, un prêtre ou un moine, on ne sait au juste.

Après avoir noté les deux ans de probation et l’irrévocabilité des engagements que peut rompre cependant une maladie grave, il aborde les détails, édicte que la logette, accolée à l’église, sera bâtie en pierre et entourée de hauts murs, n’ayant de communication avec l’extérieur que par une sorte de guichet, ménagé dans la muraille, à hauteur d’appui, afin de permettre de déposer sur une planchette les plats de nutriment. La cellule devra avoir dix pieds de long sur autant de large ; une fenêtre ou plutôt une lucarne ouvrira sur l’église et elle sera tendue de deux voiles pour empêcher les fidèles d’apercevoir le captif et l’empêcher, lui-même, de les voir. Ces voiles ne se lèveront que devant Dieu, c’est-à-dire devant la très sainte eucharistie qui sera dispensée, tous les jours, au prisonnier, s’il est un simple laïque. S’il est, au contraire, prêtre, il célèbrera, dans un petit oratoire annexé à la cellule, une messe quotidienne et solitaire  ; il pourra, en d’autres termes, officier sans servant et sans assistant pour lui répondre.

Le reclus mangera, mais durant le jour et jamais dans la nuit ou à la lueur d’une lampe, de deux mets apprêtés ou cuits ; au premier repas, des légumes et des œufs  ; au second, des petits poissons, mais seulement les jours de grandes fêtes ; il aura l’hémine de vin, consignée dans la règle de saint Benoît, et il sera revêtu d’habits semblables à ceux que portent les moines de cet Ordre.

Il se couchera sur un lit, composé d’ais de bois et d’un matelas ; il disposera d’un manteau, d’un cilice, d’un oreiller. Il dormira tout habillé.

Il devra se laver le visage et le corps et ne pas laisser croître ses cheveux et sa barbe au delà de quarante jours.

S’il vient à tomber dangereusement malade, on brisera le sceau de clôture pour le soigner.

Cette règle, conçue d’après l’esprit de saint Benoît, est indulgente  ; nous sommes loin avec elle des anachorètes, se repaissant d’herbes et de racines, dans les cavernes ou les tombeaux.

Mais ce qui contredit résolument l’idée que tout le monde se forme des reclus, c’est que, d’après les prescriptions de Grimlaïc, les détenus ne devaient jamais être moins de deux ou trois ; chacun vivait, séparé, dans sa geôle, mais pouvait avoir des rapports avec son voisin, par une espèce de chattière, pratiquée dans le mur de séparation  ; et il leur était loisible, à certains moments, de s’entretenir des saintes écritures, de la liturgie, de recevoir l’instruction spirituelle du plus ancien et du plus savant d’entre eux.

Ajoutons qu’à chaque demeure attenait un jardin où le séquestré cultivait quelques légumes et nous voici singulièrement proches de la règle de saint Bruno, avec la maisonnette pourvue d’un jardinet que possède tout Chartreux.

Ainsi que le remarque très justement monseigneur Pavy, qui a, le premier, entrepris de sérieuses recherches sur les reclusages, ce genre de claustration, au neuvième siècle, n’était, en somme, qu’une miniature de couvent.

Ces ordonnances, bien débonnaires déjà, s’adoucirent plus tard encore chez les Camaldules.

Au dixième siècle, saint Romuald, leur fondateur, déclara que le droit de se prononcer sur la validité de la vocation de ceux de ses moines qui désiraient s’isoler en un cabanon, appartiendrait au chapitre général de l’ordre  ; et nul ne pourrait être proposé au chapitre, s’il n’avait passé cinq ans au moins, après sa profession, dans le monastère. Il décida aussi que la détention ne serait plus forcément perpétuelle.

La cellule du religieux en chartre contenait un lit, une table, une chaise, une cheminée et quelques images pieuses  ; elle s’ouvrait sur un jardin clos de murs  ; le reclus avait le droit de converser avec ses frères, les moines, le jour de la saint Martin et le dimanche de la quinquagésime  ; il assistait également, tous les vendredis et samedis, à la messe et à none et, pendant la Semaine Sainte, il quittait sa solitude et prenait part aux offices et aux repas de la communauté.

Les autres jours, il récitait les heures canoniales dans sa loge, mais pas aux heures qui lui plaisaient et seulement quand la cloche appelait, pour ces services, les religieux au chœur.

Nous nous rapprochons de plus en plus de la règle des Chartreux, observa Durtal et aussi de la congrégation des Carmels, car en fin de compte, ces moines sont des gens détachés dans des ermitages pour des retraites plus ou moins longues, ainsi que cela a lieu, à certaines époques, dans les cloîtres de sainte Térèse  ; ce qui est également sûr, c’est que nous nous éloignons de plus en plus de l’ère héroïque des récluseries.

Et ce relâchement se produit, à son tour, chez les femmes plus courageuses pourtant que les hommes.

Au douzième siècle, apparaît la règle du Bienheureux Aelred, Abbé de Riéval, pour les internements de nonnes.

Elle se divise en soixante-dix-huit chapitres et distribue moins des préceptes que des conseils.

La recluse, y est-il dit, devra autant que possible ne pas boire de vin  ; néanmoins, si elle juge cette boisson profitable à sa santé, on lui en délivrera une hémine, par jour  ; elle mangera d’un seul plat de légumes ou de farineux et si elle fait collation, le soir, elle se contentera d’un peu de lait ou de poisson auxquels elle ajoutera, au besoin, des herbes ou des fruits ; elle jeûnera au pain et à l’eau, les mercredis et vendredis, sauf en cas d’indisposition et elle ne pourra, sous aucun prétexte, orner d’images ou d’étoffes sa cellule.

Elle parlera, si elle le désire, mais à la condition de ne pas engager d’entretiens inutiles ; elle ne sera pas obligée de se servir, elle-même, et aura, si elle le veut, une domestique pour porter l’eau et le bois, pour préparer les fèves et autres légumes.

Cette règle qu’Aelred avait écrite pour sa sœur, consacre dans les reclusages la mansuétude d’une irrémédiable décadence ; elle ne nous rappelle plus en rien les rigoureuses coutumes des premiers siècles  ; il ne s’agit décidément plus d’emmurage, de tombe anticipée, de sépulcre avant la lettre !

Quant à la cérémonie des beaux temps de la réclusion, nous ne la connaissons que dans son ensemble et les détails précis de la liturgie manquent.

Le reclus et la recluse étaient, de préférence, conduits solennellement à leur prison, le dimanche, avant la grand’messe. Ils se prosternaient aux pieds de l’évêque, si le reclusage dépendait de son église ou de l’Abbé ou de l’Abbesse, s’il dépendait d’un monastère — et ils promettaient, à haute voix, la stabilité, l’obéissance, la conversion de leurs mœurs. Pendant l’aspersion, ils se tenaient dans le chœur de l’église et aussitôt après la prière « Exaudi », la procession, croix en tête, les menait, en chantant les litanies, jusqu’à la porte de la geôle qui était murée ou scellée du seing de l’officiant ; et ce, pendant que les cloches carillonnaient, à toute volée, comme pour une importante fête.

Presque toujours, en même temps que le reclus et la recluse conventuels prêtaient le serment d’obéissance entre les mains de l’abbé ou de l’abbesse, ils lui offraient la propriété de leurs biens, quitte à recevoir d’eux, en échange, la subsistance, leur vie durant ; — et ici, la ressemblance est frappante avec les cérémonies usitées, au Moyen-Age, pour l’admission des oblats et des oblates de saint benoît.

D’ailleurs, il faut bien le dire, à mesure que la tolérance des règles de la claustration s’affirme, l’oblature Bénédictine se montre.

Ces reclus, quand ils ne sont pas des moines, sont, sous un autre nom, des oblats. Beaucoup d’entre eux résidaient auprès des cloîtres de saint Benoît. Mabillon note, en effet, que ce genre de pénitents, suivant de leur cellule les offices de la communauté derrière les voiles du soupirail creusé dans le mur de l’église, était passé à l’état de coutume, dans l’Ordre, au onzième siècle.

Si l’on en juge par les inscriptions conservées dans les obituaires et les archives, le nombre de ces captifs volontaires fut considérable  ; cette institution se propagea, plus ou moins rigide, mais avec une surprenante rapidité, à travers les âges.

Les reclus et les recluses foisonnent en Allemagne et dans les Flandres ; l’on en trouve en Angleterre, en Italie, en Suisse ; l’on en découvre, en France, dans l’Orléanais, dans le pays chartrain, dans le Limousin, dans la Touraine, dans presque toutes les provinces. Onze récluseries existèrent à Lyon. À Paris, outre Flore, la recluse de saint-Séverin, l’on signale Basilla, la recluse de saint-Victor, puis Hermensandre, recluse à saint-Médard ; Agnès de Rochier à Sainte-Opportune ; Alix La Bourgotte, Jeanne La Vodrière et Jeanne Painsercelle, aux Saints-Innocents ; l’égyptienne de la paroisse de saint-Eustache ; Marguerite près de saint-Paul  ; l’inconnu de l’église de sainte-Geneviève et les détenus et les détenues qui se succédèrent dans la logette du mont Valérien : Antoine, Guillemette de Faussard, Jean de Houssai qui mourut en odeur de sainteté, Thomas Guygadon, Jean de Chaillot, Jean Le Comte, le vénérable Pierre de Bourbon, Séraphin de La Noue, enfin Nicolas de La Boissière qui y décéda, le 9 mai 1669, à l’âge de quarante-six ans.

Après lui, il n’y eut plus, au Mont Valérien, que des ermites vivant en commun, sous une règle presque semblable à celle de Cîteaux. Elle contenait cependant cette clause que ceux des ermites qui voulaient mener l’existence des premiers solitaires seraient, après examen, autorisés à s’interner dans une celle spéciale, à perpétuité ou pendant un an, six ou trois mois, quinze ou huit jours, avec liberté de rentrer dans la fraternité, au bout de ce temps.

La règle de Grimlaïc dut tomber, après un certain nombre d’années, en désuétude. Fut-elle même jamais appliquée d’une façon générale ? Cela ne nous est nullement démontré. L’importance qu’on lui attribue tient surtout à ceci que l’on n’en connaît aucune autre, car celle de saint Romuald n’est qu’un règlement intérieur d’abbaye, en somme.

Il en fut de même de l’ordonnance d’Œlred ; nous ignorons si elle eut force de loi chez les femmes  ; ce qui semble probable, c’est que, tout en suivant ces instructions dans leurs grandes lignes, nombre de reclus et de recluses les aggravèrent ou les adoucirent, selon l’endurance plus ou moins attestée de leur santé et l’étiage plus ou moins élevé de leur ferveur. Il y eut sans doute des statuts locaux, ajoutant ou retranchant aux textes de ces édits ; ce qui paraît, en tout cas, certain, c’est qu’à partir du neuvième siècle, les in-pace des débuts de la réclusion avaient disparu. Les logettes étaient devenues des cellules où l’on travaillait et où l’on priait, comme dans les cellules voisines du monastère. Nous possédons quelques renseignements sur ce point.

Hildeburge, qui vécut au douzième siècle, s’était retirée dans une petite demeure construite pour elle, sur le côté nord de l’église de son abbaye, par l’Abbé de saint-Martin de Pontoise et elle s’occupait à confectionner des ornements sacerdotaux et à coudre des habits de moines. À l’Abbaye du Bec, en Normandie, la mère de l’Abbé, le Vénérable Herluin, s’était, elle aussi, installée dans une chambre attenant à la chapelle du cloître et elle lavait les vêtements de la communauté et était chargée de mainte besogne domestique. Mabillon parle également du bienheureux Hardouin, reclus de l’abbaye de Fontenelle qui transcrivit et composa de copieux ouvrages. Ces prisonniers communiquaient donc avec les personnes du couvent et habitaient des pièces éclairées et munies du mobilier nécessaire à leurs travaux.

Il semble avéré, d’autre part, qu’à la fin du quinzième et au commencement du seizième siècle, ce fut pour certains reclusages la déchéance et la honte ; l’on peut, à ce propos, citer un prêtre du nom de Pierre, reclus de Saint-Barthélemy, à Lyon, qui sortait tranquillement de son ermitage et scandalisait les bonnes gens, en parcourant la ville.

Les récluseries continuèrent de subsister pourtant jusqu’à la fin du dix-septième siècle.

Dans le tome III de son dictionnaire des Ordres religieux, Hélyot nous entretient de la mère Jeanne de Cambry, fondatrice de l’institut de la présentation de la Sainte-Vierge, en Flandre, qui voulut achever ses jours dans la solitude, près de l’église saint-André, à Lille, où elle mourut, en 1639  ; et il nous nantit de vagues détails sur la liturgie, usitée à cette époque.

La mère de Cambry, dit-il, vêtue d’une robe de laine naturelle, grise, et accompagnée de deux de ses religieuses, tenant, l’une un manteau bleu, l’autre un voile noir et un scapulaire violet, les couleurs de son ordre, se prosterna aux pieds de l’évêque de Tournai qui l’attendait sur le seuil de l’église. Il la releva, la conduisit devant le grand autel, bénit les objets de la vêture, les imposa à la postulante qui émit ses vœux de clôture perpétuelle et fut menée, en procession, tandis que l’on chantait le « veni sponsa christi » jusqu’à sa cellule où le prélat l’enferma et scella la porte de son seing. Après la mère de Cambry, nous trouvons encore Marguerite La Barge, détenue à Saint-Irénée, à Lyon où elle trépassa, en 1692.

Celle-là est la dernière recluse que nous connaissions…

Aujourd’hui, reprit Durtal en souriant, une caricature existe près de Lyon, des anciens reclusages. Je me souviens d’avoir autrefois visité, alors que j’étais de passage dans cette ville, l’ermite du Mont-Cindre. On y allait en partie de plaisir. L’ermite était un brave homme, affublé d’une soutane, niché dans une maisonnette avec jardin paré de rochers en coquillages et de statues affreuses. Il vendait des médailles et semblait pieux. Le métier était sans doute bon, car un concurrent bâtissait une bicoque, près de sa hutte. Il est difficile, je crois, d’assimiler ces professionnels modernes aux farouches reclus des premiers temps.

Cette institution de la Recluserie, maintenant morte, a fourni des saints célèbres aux hagiologues : sainte Heltrude, sainte Hildeburge, saint Dragon d’Épinay, saint Siméon de Trèves, sainte Viborade, sainte Rachilde, sainte Gemme, la bienheureuse Dorothée, la patronne de la Prusse, la bienheureuse Agnès de Moncada, la bienheureuse Julia Della Rena, la vénérable Yvette ou Jutte, du pays de Liège, saint Bavon, le bienheureux Millory, le premier reclus de l’ordre de Vallombreuse, la bienheureuse Diemone et Jutta qui eut pour élève sainte Hildegarde, la bienheureuse Ève qui fut, avec Julienne de Cornillon, l’instigatrice de la fête du Saint-Sacrement, et combien d’autres dont les noms m’échappent ! se disait Durtal.

En résumé, la réclusion a fini, comme ont fini les monastères qui tombaient en poudre lorsque la Révolution les balaya, faute d’amour envers Dieu, faute d’esprit de sacrifice, faute de foi.

Elle a d’abord été terrible, puis indulgente et les peintures du trou aux rats et de la sachette de Notre-Dame de Paris paraissent inexactes, à l’époque où Victor Hugo les mit.

Pour moi, ce qui m’intéresse surtout, en dehors même de ce fait que, pendant les siècles de ferveur, le summum de la vie contemplative, l’effort suprême de l’âme voulant se fondre en Dieu, se sont sûrement produits dans ces geôles, c’est cette ressemblance que je relève dans la suite des âges, entre les reclus et les oblats.

Mais, l’heure s’avance ; assez rêver ; pensons aux choses matérielles et devenons le docile serviteur de la mère Bavoil. Quel malheur tout de même que d’avoir une bobine dans la cervelle et de se dévider ainsi ses récentes lectures ! C’est la faute de ces braves Carmélites dont les dures observances m’ont suscité le souvenir des reclusages ; allons, en voilà assez, filons. Et Durtal, après avoir acquis ses emplettes, se dirigea vers la gare. Il avait l’horreur des paquets et pestait après ces sacs dont les ficelles lui coupaient les doigts. — Tant pis, fit-il, je vais me débarrasser de la bouteille de chartreuse en la fourrant dans mes trousses ; la maman Bavoil en sera quitte pour gémir et me reprocher, une fois de plus, d’avachir les poches de mon pardessus.

Et il resongea à cette femme, en montant dans le train. Elle vivait maintenant dans le noir ; — plus de visions, plus de colloques avec Dieu ; — brusquement les effusions divines avaient cessé ; elle était redevenue ainsi que tout le monde  ; elle s’accusait d’avoir évidemment mérité cette disgrâce, en ayant peut-être trop causé de ces faveurs et elle se rongeait avec cette idée, tout en se résignant.

Qui sait, pensa Durtal, si, après la mort de l’abbé Gévresin, qui l’avait dirigée pendant des années et qui était fixé sur l’origine de ses visions, elle n’eût pas éprouvé de terribles ennuis avec de nouveaux confesseurs défiants ou ignares ou même très savants, — car ceux-là n’auraient pu faire autrement, du reste, que de la passer, pour leur gouverne, à la coupelle de l’obéissance et de l’humilité ; — qui sait si ce n’est pas dans l’intérêt de sa tranquillité que le seigneur, en lui retirant des privilèges qui n’importent pas d’ailleurs au salut de son âme, l’a dispensée de leur en parler ? tiens, quand elle s’attristera trop, j’essaierai avec cette opinion de la consoler.