L’Oblat (Huysmans)/7

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P.-V. Stock (p. 172-203).

VII

L’hiver était venu ; le froid sévissait, terrible, au Val des Saints.

Malgré ses cheminées bourrées de bûches et la floraison de ses glaïeuls de feu qui poussaient en chantant, dans les cendres, la maison était froide car la bise pénétrait par tous les interstices des croisées et des portes. Les bourrelets, les paravents s’attestaient vains ; tandis que l’on se grillait les jambes, le dos gelait. Il faudrait luter toutes les ouvertures, les cacheter ainsi que des bouteilles, avec de la cire dans laquelle on aurait fondu du suif, grognait Durtal ; et Mme Bavoil répondait placidement : calfeutrez-vous dans des couvertures ; il n’est pas d’autre moyen pratique de se réchauffer, ici ; et elle donnait l’exemple, accumulant sur elle des cloches de jupes, s’embobelinant la tête dans des amas de bonnets et de fichus ; on ne lui voyait plus que le bout du nez ; elle avait l’air d’une samoyède ; il ne lui manquait que les patins qu’elle avait remplacés par d’énormes sabots, au bec retroussé comme une proue de barque.

Cependant, à force d’entasser, dès l’aube, dans l’âtre, des troncs d’arbres, les chambres, vers les fins d’après-midi, finissaient par devenir presque malléables et quasi douces ; mais au dehors ! En dépit des cabans, des foulards, des capuchons, c’étaient des cents d’épingles dans les oreilles et des pelotes d’aiguilles dans le nez au bout duquel il semblait que l’on eût adjoint, ainsi qu’au goulot d’un flacon de marchand de vins, un stilligoutte ; les yeux ruisselaient de larmes, les moustaches, embuées par l’haleine, coulaient ; le visage apparaissait, à la fois, aquatique et rubescent ; mais il y avait pis que ce froid sec et déchirant, il y avait le dégel. Alors le Val des Saints tournait au cloaque ; on piétinait dans la boue, sans en sortir. Durtal avait essayé des sabots, mais il se tordait le pied et ne pouvait marcher avec ; les essais d’autres espèces de chaussures n’ayant pas mieux réussi, il s’était contenté de simples caoutchoucs ; mais c’était avec eux la glissade dans la compote délayée des terres ; ou bien alors les caoutchoucs se refusaient obstinément à le suivre et, s’il insistait, ils crachaient rageusement le café au lait qu’ils avaient bu dans les mares et finalement lâchaient la bottine pour rester fixés au sol.

Les moments douloureux étaient les matins, quand il s’agissait de descendre, dans une obscurité à trancher au couteau, à l’église.

Réveillé vers les trois heures et demie, il se renfonçait sous ses couvertures et rêvassait, au chaud, jusqu’à quatre heures. Alors, une sonnette tintait très au loin, dans la nuit, la sonnette du cloître commandant l’éveil ; et cinq minutes après, c’était l’appel réitéré des cloches ; dix minutes s’écoulaient encore, et l’on n’entendait plus rien ; et les cloches reprenaient, égouttaient lentement, un à un, cent coups.

C’est peut-être de là que vient l’expression « être aux cent coups », se disait-il, se figurant la bousculade des cellules, les moines se précipitant dans les escaliers, car, au centième coup, tous devaient être à l’église. Il est vrai que le bon saint Benoît ayant prévu quelque retard, déclare, dans sa règle, que l’on doit réciter un peu longuement, afin d’accorder aux traînards le temps d’arriver, le psaume 66, appelé, à cause même de cette recommandation, le psaume des paresseux ; car, après la récitation du psaume, c’est pour ceux qui ne sont pas rendus à leur place, la coulpe.

Moi, rien ne me presse, ruminait Durtal, car il savait à peu près par la fête du jour, vérifiée, la veille, sur l’ordo, l’étendue du spacieux office qu’est matines accompagné de laudes. Il durait, en effet, plus ou moins ; quelquefois, pour certains semi-doubles, tout était terminé à cinq heures dix minutes ; d’autres fois, alors qu’il s’agissait d’une grande fête, il y en avait jusqu’à six heures moins le quart ; la fin était annoncée par l’Angelus ; et aussitôt les messes commençaient.

Je ne suis, en conscience, tenu qu’à venir, les jours de communion, assister à la première messe, continuait-il ; mais je serais désolé de manquer les laudes et, sur cette remarque, il finissait par s’arracher du lit.

Quand le temps était beau et que le soleil était levé, il n’était pas difficile d’être présent aux heures canoniales de l’aube ; mais, l’hiver, par ces jours où la nuit ne cesse plus, dans cette église, dénuée de paillassons, jamais chauffée et atrocement humide, car elle ne reposait sur aucune crypte, c’était plutôt pénible ; et encore Durtal s’estimait-il heureux, à l’abri dans cette nef, qui paraissait tiède et douillette, alors que l’on s’y réfugiait, après avoir été piqué jusqu’au sang par la bise du dehors.

Il y avait de ces nuits de campagne sinistres, sans lune, où l’on trébuchait, où l’on se cognait sur un mur que l’on croyait bien loin. Ces nuits-là, il se perdait en chemin ; sa lanterne l’égarait plus qu’elle ne l’éclairait ; elle semblait repousser les ténèbres à deux pas devant elle et les épaissir après ; et, les jours de giboulée, l’on avançait, aveuglé, au hasard sous la tourmente, changeant la lanterne de main pour réchauffer dans la poche les doigts gourds, pataugeant dans les ornières, luttant avec les caoutchoucs dans les flaques. Le quart d’heure de marche pour gagner l’église était interminable. Cahin-caha, il atteignait pourtant le porche du sanctuaire. Là, il était guidé par un point de feu, le trou de la serrure qui scintillait tel qu’une braise dans le noir de la porte ; et c’était avec joie qu’il éteignait sa lanterne et tournait le loquet.

Au sortir de l’ombre, au bout de la nef obscure, l’abside resplendissait. Des lampes allumées au-dessus des stalles rabattaient avec leurs abat-jour les lueurs sur les moines immobiles et l’impression de ces chants de pitié et de louange éclatant dans un village endormi, loin de tout, tandis que la neige assoupissait, derrière la porte, tous les bruits, était, en quelque sorte, radieuse comme une œuvre angélique et, comme une œuvre surhumaine, accablante.

Durtal arrivait généralement vers la fin des Matines, alors que les religieux debout entonnaient l’hymne brève le « Te decet Laus » et aussitôt après l’oraison, l’on chantait les Laudes.

Cet office, composé tel que celui des Vêpres, avec les psaumes et les antiennes, un cantique de l’Ancien Testament, changé suivant les jours, puis les trois psaumes d’exaltation, que ne sépare aucune doxologie, le capitule, le répons bref, l’hymne différente, selon que l’on est en été, ou en hiver et enfin, à la place du magnificat, le Benedictus et son antienne, était un office superbe, supérieur à celui de Vêpres, en ce sens que ses psaumes avaient une signification précise que ne décidaient point ceux du service des soirs.

En dehors des psaumes de louanges qui avaient baptisé de leur nom les laudes, les autres faisaient tous, en effet, allusion au lever du soleil et à la résurrection du Christ ; et il n’était point de prière du matin plus concentrée, plus précise, plus belle.

Si Durtal avait jamais pu sérieusement douter de la puissance des oraisons liturgiques, il devait bien constater qu’elle existait en ce splendide office, car c’était, après l’avoir écoutée, une légèreté d’élans, une griserie d’âme, une sorte de mise en train pour participer plus activement à la sanctimonie du sacrifice, pour pénétrer plus de l’avant dans l’éloquent mystère de la messe.

Et à la fin des Laudes, dans le silence du chœur, tombé comme mort, avec ses moines agenouillés, la tête dans les mains ou le front poli par la lumière sur le pupitre, l’angélus dégageait du clocher ses trois volées de sons et alors, à leur dernier tire-d’ailes qui se prolongeait dans la nuit, tous se redressaient et les prêtres allaient se vêtir pour dire la messe. Les convers et parfois les novices les servaient ; et c’était souvent le père Abbé, assisté par deux moines, qui célébrait, au grand autel, la première.

Mme Bavoil était friande de celle-là, parce qu’elle y baisait, en communiant, l’anneau du père Abbé ; et, plus courageuse que son maître, elle y descendait, chaque jour ; il est vrai qu’elle méprisait et les lanternes et les ciels d’encre ; elle était semblable aux chats qui regardent le soleil sans broncher et voient dans les ténèbres ; elle marchait son petit pas que n’arrêtait aucune rafale, que n’accélérait aucun gel ; elle traînait d’ailleurs tant de manteaux, tant de capes et de fichus entassés, les uns sur les autres, qu’elle ne pouvait être transpercée par les fils les plus aigus des pluies.

— Quand vous aurez avalé votre café, notre ami, disait-elle, alors qu’ils revenaient ensemble de l’église, il n’y paraîtra plus ; et le fait est qu’il y avait un moment exquis, ce moment où, délivré de cette course dans les frimas et l’ombre, Durtal s’asseyait dans son cabinet de travail, devant une cheminée où les pommes de pins craquaient et s’émiettaient en de rouges écailles dans les flammes orangées des bûches ; et déjà réchauffé, il dégustait, en mangeant une tranche de pain, une allègre tasse de café noir.

— Pour une fois, l’horaire se modifie, dit, un matin, Mme Bavoil ; car nous voici à la veille de noël. À quelle heure auront lieu les matines ?

— Ce soir, à dix heures.

— L’office est-il dans les bréviaires que nous a légués notre père, l’abbé Gévresin ?

— Oui et non ; il y est ; mais je dois vous prévenir que les matines monastiques diffèrent de celles du romain ; les psaumes varient ainsi que les antiennes et si les leçons sont les mêmes, elles sont coupées de façon autre ; puis, il y a le chant de la généalogie, et une hymne brève que le textuaire de Rome ignore. Vous ne pouvez donc suivre les matines avec les livres du brave abbé ; mais je vous prêterai, si vous voulez, un vieux bréviaire du dix-huitième siècle, en latin et français, à l’usage des religieuses Bénédictines de France. Il est volumineux, mais exact.

— S’il y a le français, c’est mon affaire ! Alors, nous descendrons vers dix heures moins le quart ?

— Moi, non ; car il faut que j’aille me confesser ; je me rendrai au cloître à neuf heures, afin d’y joindre le père Felletin dans sa cellule.

Et, en effet, le soir, Durtal alluma sa lanterne et, emmitouflé dans un caban de conducteur d’omnibus, il s’en fut barboter dans la bourbe. Je ne sais pas, se dit-il, si le frère Arsène se tient, à cette heure, à la porterie ; c’est peu probable ; il sera plus sage de passer par l’église et d’ouvrir avec ma clef la porte qui donne sous le clocher.

Il gagna donc l’église. Là, au fond du chœur éclairé par un fumignon, Dom d’Auberoche préparait une répétition de la cérémonie avec ses novices. Il les faisait évoluer, tourner, saluer, s’agenouiller, devant le trône de l’Abbé, puis défiler devant l’autel, en esquissant des inclinations médiocres ou profondes et des révérences plus ou moins accentuées, à telle ou telle place.

Et il leur enseignait à lancer, en s’agenouillant, un petit coup de reins pour ramener la robe en arrière et cacher les pieds ; et lorsque le mouvement du corps projeté en avant était raté, il s’agenouillait devant eux afin de leur montrer la façon de s’y prendre et il leur désignait, en tournant la tête, la place couverte de ses talons.

Oh, je suis tranquille, murmura Durtal, il n’y aura pas d’anicroches ; mais quel tintouin il s’inflige, le pauvre père !

Il descendit les quelques marches qui menaient à la première porte du clocher ; celle-là, n’était jamais fermée qu’au loquet ; il tomba dans une sorte de vestibule voûté à des hauteurs énormes et le long des murailles duquel flottaient d’énormes cordes pour sonner les cloches et il ouvrit avec son passe-partout la seconde porte communiquant directement, celle-là, avec le cloître.

Il était désert et aucun quinquet n’éclairait les arcades. L’ombre encapuchonnée de Durtal se cassait, aux lueurs de sa lanterne, immense et cocasse, contre les murs. Il longea le réfectoire ; un rais de lumière courait sous la porte et l’on y entendait des bruits de pas.

— Fichtre, se dit-il, est-ce que l’on soupe ? Je ne vais point alors rencontrer Dom Felletin. Il atteignit l’escalier, monta au premier et frappa doucement à l’huis du maître des novices. Nul ne répondit.

Il éleva sa bougie pour vérifier la pancarte vissée sur le panneau et qui énumère les lieux du couvent où le moine, absent de sa chambre, se trouve ; mais le bâtonnet fiché d’habitude dans le trou creusé en face du nom de la pièce désignée sur le papier pendait, sans rien indiquer, au bout d’une ficelle.

Comme il était autorisé à pénétrer dans la cellule du père lorsque celui-ci lui avait assigné un rendez-vous, il tourna la clef restée dans la serrure, posa sa lanterne allumée sur le bureau, s’assit sur une chaise et attendit.

Il regardait ce réduit où il était, tant de fois, venu, une chambre blanche percée de deux portes, l’une joignant la pièce au palier par lequel il était entré, l’autre accédant au noviciat. Entre les deux portes, s’étendait un méchant lit de fer et une paillasse sans draps sur laquelle était jetée une couverture couleur de cataplasme. À regarder ce grabat, il était évident que son ami couchait, tout habillé, dessus ; il y avait en outre un lavabo de zinc, un prie-dieu, deux chaises de paille, un assez grand bureau encombré de paperasses et de livres ; sur les murs, étaient cloués une croix de bois sans christ et un cadre de sapin enfermant la vierge en couleur de Beuron, une madone pieuse et réservée, un peu fade mais avenante et douce ; et c’était tout.

Ce qu’on gèle, ici, murmurait Durtal ; pourvu que mon homme n’ait pas oublié le rendez-vous ; un traînement de chaussons dans le couloir le rassura.

— Je suis en retard, dit le religieux, mais nous venons d’avaler au réfectoire, selon l’usage traditionnel, un bol de vin chaud pour nous fouetter le sang, car nous allons être sur pieds et chanter jusqu’à l’aurore. Vous êtes prêt ?

— Oui, père, répondit Durtal, qui s’agenouilla sur le prie-dieu et se confessa : après lui avoir donné l’absolution, placidement, posément, parlant ainsi que dans une conférence à ses novices, Dom Felletin traita de cet avent qui était mort et de cette fête de noël qui allait naître.

Durtal s’était rassis et l’écoutait.

— Ces quatre semaines, disait-il, qui représentent les quatre mille ans écoulés avant la venue du Christ sont enfin closes. Le 1er de l’an civil, le 1er janvier du calendier grégorien est pour le monde un sujet de liesse ; pour nous, le jour de l’an liturgique, qui est le premier dimanche de l’avent, fut un sujet de peines. L’avent, symbole d’Israël, qui appelait, en se macérant et en jeûnant sous la cendre, l’arrivée du messie est, en effet, un temps de pénitence et de deuil. Plus de gloria, plus d’orgue aux féries, plus d’ite missa est, plus de te deum, à l’office de nuit ; nous avons adopté comme marque de tristesse le violet et jadis, en un signe plus énergique d’inquiétudes et de transes, certains diocèses, ainsi que celui de Beauvais, arboraient des ornements cendrés ; d’autres même, ceux du Mans, de Tours, les églises du Dauphiné, renchérissaient encore sur le sens des couleurs désolées, en revêtant la teinte des trépassés, le noir.

La liturgie de cette époque est splendide. Aux détresses des âmes qui pleurent leurs péchés, se mêlent les clameurs enflammées et les hourras des prophètes annonçant que le pardon est proche ; les messes des quatre-temps, les grandes antiennes des O, l’hymne des vêpres, le rorate coeli du salut, le répons de matines du premier dimanche peuvent être considérés parmi les plus précieux bijoux du trésor des offices ; seuls les écrins du carême et de la passion contiennent des orfèvreries aussi parfaites ; les voici maintenant réintégrées dans leur cassette, pour un an. L’allégresse des souhaits exaucés succède aux anxiétés des échéances ; et pourtant tout n’est pas achevé, car l’avent se réfère non seulement à la nativité du Christ, mais aussi à son dernier avènement, c’est-à-dire à cette fin du monde où il viendra, selon le Credo, juger les vivants et les morts. Il sied, par conséquent, de ne point oublier ce point de vue et d’enter sur la joie rassurante du Nouveau-Né, la crainte salutaire du juge.

L’Avent est donc à la fois le Passé et le Futur ; et il est aussi, dans une certaine mesure, le présent ; car cette saison liturgique est la seule qui doive subsister, immuable, en nous, les autres disparaissant avec le cycle qui tourne ; l’année, elle-même, se termine, mais sans que jusqu’ici l’univers disparaisse en un définitif cataclysme ; et, de générations en générations, nous nous en repassons l’angoisse ; nous devons toujours vivre en un éternel avent, car, en attendant la suprême débâcle du monde, il aura son accomplissement en chacun de nous, avec la mort.

La nature même a pris à tâche de symboliser les soucis de cette saison que nous vécûmes ; la décroissance des jours fut comme l’emblème de nos impatiences et de nos regrets ; mais les jours s’allongent au moment où Jésus naît ; le soleil de justice dissipe les ombres ; c’est le solstice d’hiver et il semble que la terre, délivrée de persistantes ténèbres, se réjouisse.

Nous devons donc, ainsi qu’elle, oublier pour quelques heures la menaçante pensée des châtiments, ne songer qu’à cet événement inexprimable, d’un dieu devenu un enfant pour nous racheter.

Mon cher ami, vous avez bien préparé votre office, n’est-ce pas ? Vous avez déjà lu les exquises antiennes des matines ; vous m’entreteniez tout à l’heure, en confession, de vos défiances et de vos distractions pendant le chant des psaumes ; vous vous plaigniez du chagrin que vous éprouviez à ne pas vous croire suffisamment imprégné de l’atmosphère temporale ; vous vous demandiez si la routine n’annihilait pas l’efficace de vos oraisons ? Vous chercherez donc toujours à liarder avec vous-même ! Mais, voyons, je vous connais assez pour savoir que, cette nuit, vous tressaillerez d’aise, rien qu’en entendant l’admirable invitatoire de l’office. Avez-vous donc besoin de vous appesantir sur chaque mot, de soupeser chaque répons ? Ne sentez-vous pas la présence de Dieu, en cet enthousiasme qui n’a rien à démêler avec la discussion et l’analyse ? Ah ! Vous n’êtes pas simple avec lui ! Vous aimez mieux que personne les proses inspirées des heures et vous voulez vous convaincre que vous ne raisonnez pas assez pour les aimer. C’est fou ! Vous n’aboutirez, avec de tels soupçons, qu’à vous briser tout élan ; et prenez garde, car c’est la maladie du scrupule — dont vous avez tant souffert à la Trappe — qui revient !

Soyez donc meilleur enfant avec vous-même et moins pincé avec Dieu. Il n’exige pas que vous démontiez, ainsi que des pièces d’horlogerie, les sujets de vos suppliques et que vous vous chantourniez l’entendement quand vous commencez de les dire. Il vous mande seulement de les réciter ; tenez, un exemple ; choisissons une sainte dont vous ne récuserez pas la compétence, sainte Térèse ; elle ignorait le latin et ne souhaitait point que ses filles l’apprissent ; et les Carmélites psalmodient cependant l’office en cette langue. Avec la minutie de vos conjectures, elles prieraient mal, alors ! La vérité est qu’elles savent, qu’en agissant de la sorte, elles chantent les louanges du seigneur et l’implorent pour ceux qui ne l’implorent point et cela suffit ; elles saturent de ces pensées ces mots dont elles ne saisissent pas d’une façon précise le sens et qui rendent leurs désirs d’une manière absolue pourtant ; elles rappellent à Jésus ses propres assurances et ses propres plaintes. Leurs prières Lui présentent — si j’ose dire — une traite qu’il signa de son sang et qu’il ne peut laisser protester ; ne sommes-nous pas, en effet, les créanciers de certaines promesses de ses Évangiles ?

Seulement… seulement… continua le moine, après un silence, comme se parlant à lui-même, ces promesses dues à l’immensité de son amour veulent, pour qu’elles se réalisent, que nous usions envers Lui d’un juste retour — mesuré à notre aune, cependant — car, quelle misérable répercussion de l’infini, nous portons en nous ! Ce pauvre amour, il ne s’obtient que par la souffrance. Il faut souffrir pour aimer et souffrir encore lorsque l’on aime !

Mais oublions tout cela ; n’assombrissons pas la joie de ces quelques heures ; nous reviendrons à nous, après ; songeons d’abord à cette incomparable veille, à ce noël, qui a fait pleurer d’attendrissement tous les âges. Les évangiles sont brefs ; ils nous relatent les événements sans réflexions et sans détails ; il n’y avait pas de place à l’hôtellerie et c’est tout ; mais quelle merveilleuse chair liturgique s’est enroulée autour de ce noyau qui paraissait si sec ! L’Ancien Testament est venu compléter le nouveau ; et, ici, c’est l’inverse de ce qui s’opère d’habitude ; ce sont, contrairement à tous les précédents, les textes antérieurs qui parachèvent ceux qui les suivent ; le bœuf, l’âne, ce n’est pas à saint Luc mais à Isaïe que nous les devons ; et ils nous demeurent à jamais acquis dans « l’O magnum mysterium », l’un des plus magnifiques répons du 2e Nocturne de cette nuit.

Ah ! la radieuse beauté de la Théophanie ! Alors que Jésus vient de naître et qu’il ne peut encore parler, il symbolise d’une façon immédiate, par un acte matériel, les enseignements qu’il proclamera si clairement plus tard. Son premier soin est de mettre en pratique et de confirmer par un exemple le chant de gloire de sa mère « l’Exaltavit humiles » du Magnificat !

Sa première pensée est une pensée de déférence envers elle. Il veut justifier devant tous le cri de victoire de la Vierge et il atteste aussitôt, en effet, que les petits sont ses préférés et qu’ils doivent passer devant lui avant les grands. Il certifie que les riches auront plus de mal que les pauvres à être admis en sa présence et il le fait comprendre, en imposant un long voyage à ces souverains et à ces savants que sont les mages, alors qu’il dispense de ces fatigues et de ces périls les pâtres qu’il convie, les premiers, à l’adorer et il rehausse la hiérarchie des humbles, en déléguant pour les conduire auprès de lui, non plus la lueur silencieuse d’une étoile, mais une troupe extasiée d’Anges !

Et l’Église se conforme aux desseins du Fils. En cette nuit de noël, les mages ne se manifestent qu’à la cantonade et il ne sera vraiment question d’eux, ils n’auront vraiment un office leur appartenant en propre qu’à la fête de l’épiphanie. Aujourd’hui, tout est pour les bergers.

Ajoutons qu’à son tour, Marie a toujours ratifié ce signe, car dans les plus célèbres de ses apparitions, elle s’est toujours adressée à des gardiennes de troupeaux, non à des savants, à des monarques, ou à des femmes riches.

— Sans doute, père, dit Durtal, mais pourtant permettez-moi une observation. La leçon d’humilité que vous mentionniez tout à l’heure a tout de même été un peu perdue. Le Moyen-Age qui inventa tant de légendes sur les rois Mages, n’en a pas imaginé une seule pour les pauvres pasteurs ; les reliques des mages, promus au rang des saints, sont encore vénérées à Cologne et personne ne s’est jamais occupé de savoir ce qu’étaient devenus les restes des modestes pâtres et ne s’est demandé s’ils n’étaient pas, eux aussi, des saints !

— C’est vrai, fit en souriant, le moine. Que voulez-vous, l’humanité raffole du mystère ; les mages étaient si énigmatiques, si étranges que tout le moyen-âge a rêvé de ces potentats qui représentaient, pour lui, le comble de la richesse et l’apogée de la puissance ; et il a oublié les bons bergers qu’il ne pouvait concevoir différents de ceux qu’il voyait, tous les jours. C’est l’éternelle chanson : les premiers devant Dieu sont les derniers devant les hommes.

Allez en paix, communiez, mon cher enfant, et priez pour moi.

Durtal se leva pour prendre congé.

— À propos, dit Dom Felletin, j’ai eu quelques renseignements sur l’effet produit dans le public par la lettre du pape relative à la loi des congrégations. On a bien compris qu’elle énonce, en termes plus adoucis, plus diplomatiques, ce qu’affirme plus rigoureusement l’interview de Des Houx, dans le Matin. Léon XIII retirera à la France le protectorat de l’Orient, si elle touche aux Ordres ; c’est vous dire que devant un tel ultimatum, le gouvernement reculera et que le danger dont nous menaçait la franc-maçonnerie s’éloigne.

— Et si le ministère, convaincu que sa Sainteté lâchera pied à la première alarme, persiste à faire voter cette loi ?

— Ah ! vous êtes difficile à convaincre !

— Allons, que le seigneur vous entende !

Durtal serra la main du confesseur et descendit l’escalier qui menait au cloître. Il aperçut sous les galeries un cierge qui marchait et il reconnut le céroféraire, le petit frère Blanche. Il s’avançait, devant le père d’Auberoche, en coule, qui tenait sur un plateau des reliques enveloppées d’un voile et ils se dirigeaient ainsi que lui vers l’église.

L’abside ressemblait alors à une ruche ; les novices mettaient la main aux derniers préparatifs de la fête ; c’était dans le chœur mal éclairé, comme un pullulement noir. Tous s’écartèrent et le bourdonnement cessa, quand Dom d’Auberoche passa et déposa son plateau sur l’autel ; il ôta la serviette de lin, campa entre les flambeaux, des phylactères de vermeil et de bronze doré et des novices allumèrent, pour honorer et pour signaler aux fidèles la présence des reliques, des veilleuses d’or pâle, aux coins de l’autel.

Et le père d’Auberoche fit, avant de se retirer, un beau salut à ces pieux détriments, puis une génuflexion, en bas, devant le tabernacle ; et le père sacristain commença d’allumer les lampes et les cierges.

Bientôt le fond du sanctuaire fut en feu.

Tendu d’un tapis d’Orient qui recouvrait ses marches et les pavés du chœur, l’autel, paré de candélabres et de plantes vertes, rutilait ; sur la table, les ornements sacerdotaux du père Abbé étaient rangés et les deux mitres, l’auriphrygiate et la précieuse, brasillaient, l’une du côté de l’épître, l’autre, du côté des évangiles, à chaque bout.

Le chœur était habillé de tentures blanches à franges et, à gauche, érigé sur trois degrés, le trône abbatial, la cathedra de velours rouge, surmontée d’un baldaquin, se détachait sur la draperie blanche, coupée, lucarnée, en quelque sorte, au-dessus du dossier, par un cartel figurant les armes de l’Abbé, peintes.

La place habituelle du révérendissime, un peu en avant des stalles de ses moines, était décorée de velours rouge, à crépines d’or, comme le trône ; et un prie-dieu attifé d’une étoffe verte, se dressait devant l’autel. — Oh, oh ! Se dit Durtal ; voici les signes des grands jours, car ici, le tapis de Smyrne et le prie-dieu vert constituent le summum de la hiérarchie des fêtes.

Les cloches sonnaient. Une file de religieux, en aube, le père prieur en tête, sortit de la sacristie et se dirigea vers la porte de l’église ouvrant sur le cloître, pour présenter l’eau bénite à l’Abbé. La nef s’emplissait de paysans ; le curé classait les enfants sur les bancs ; c’était dans l’église, un brouhaha de sabots et de bottes. M. Lampre perça la foule et vint s’installer près de Durtal. Le très noble baron des Atours, accompagné de sa famille, entrait. Il jetait un regard protecteur sur ces manants qui s’effaçaient devant lui ; sa face de vieux capitaine d’habillement s’abattit, une fois agenouillé, au premier rang des chaises, entre ses dix doigts qui bientôt se disjoignirent, les uns pour tirer la brosse à dents de sa moustache, les autres pour caresser la boule lisse de son crâne. Sa femme était d’une distinction problématique et sa fille d’une laideur sûre ; elle ressemblait à la maman, avec quelque chose de plus provincial encore et de plus gnolle ; et le fils, un bon jeune homme, instruit dans les plus dévotes institutions, se balançait debout, les mains gantées, sur le pommeau de sa canne dont l’extrémité s’enfonçait dans la paille malade de la chaise.

On se demandait si ces gens savaient lire, car ils n’avaient aucun livre et se bornaient à égrener, qu’ils fussent, à la messe, aux matines ou aux vêpres, de précieux chapelets, montés sur argent, et qui simulaient, avec le cliquetis de leurs médailles, un bruit de cheval secouant son mors.

Et, tout à coup, l’orgue éclata en une marche triomphale ; l’Abbé pénétrait dans la nef, précédé de deux maîtres des cérémonies entre lesquels marchait le porte-crosse, en aube, les épaules couvertes de la vimpa, une écharpe de satin blanc à revers de soie cerise dont les très longs pans, ramenés sur la poitrine, servaient à envelopper la tige de la crosse ; et l’Abbé dont la grande traîne noire était portée par un novice bénissait, au passage, les fidèles agenouillés qui se signaient.

Et lui-même était allé se mettre à genoux sur le prie-dieu et toute sa cour de cérémoniaires, de chapiers, de religieux en aube, s’agenouillait aussi et l’on ne voyait plus qu’une volute d’or, dominant un champ de lunes mortes, la crosse debout au-dessus des larges tonsures, rondes et blanches, des têtes.

À un signal du P. d’Auberoche, frappant légèrement dans ses mains, tous se relevèrent ; l’Abbé gagna son trône près duquel se postèrent les trois diacres d’honneur ; et le prie-dieu vert fut remisé.

Le chœur était plein ; les deux rangs des stalles du haut étaient occupés, de chaque côté, par les coules noires des profès et des novices, celles du bas par les coules brunes des convers et, au-dessous d’eux, sur des bancs, fulminaient les robes vermillon des enfants de chœur ; et c’était, dans l’espace laissé vide, les allées et venues des cérémoniaires et du porte-crosse, le va-et-vient des autres porte-insignes, du porte-bougeoir et du porte-mitre ; et ces exercices étaient si expertement réglés que, dans une étendue très restreinte, tous évoluaient, se croisaient, les uns dans les autres, sans jamais se gêner.

L’Abbé commença l’office.

Ainsi que l’avait prévu le père Felletin, l’enchantement de l’invitatoire agit aussitôt sur Durtal. On chantait le psaume habituel « Venite exultemus » conviant les chrétiens à adorer le seigneur, coupé, après chaque strophe, par le refrain, tantôt abrégé, « le Christ nous est né », tantôt complet « le Christ nous est né, adorons-le ».

Et Durtal écoutait ce psaume magnifique, rappelant la création du seigneur et ses droits. Sur une mélodie vaguement dolente et d’une affection si affirmative et si respectueuse, les merveilles de Dieu se déroulaient et aussi ses plaintes sur l’ingratitude de son peuple.

La voix des chantres énumérait ses prodiges : « La mer est à Lui, c’est Lui qui l’a faite et la terre est l’œuvre de ses mains ; venez, adorons le Seigneur, prosternons-nous devant Lui ; pleurons devant le Seigneur qui nous a créés, car c’est Lui qui est le Seigneur, notre Dieu et, nous, nous sommes son peuple et les brebis de son pâturage. »

Et le chœur reprenait : « Le Christ nous est né, adorons-le. »

Et, après l’hymne glorieuse de saint Ambroise le « Christe Redemptor », l’office solennel s’ouvrit vraiment. Il se partageait en trois veilles ou nocturnes, composés de psaumes, de lectures ou de leçons et de répons. Ces nocturnes décelaient un sens spécial. Durand, le vieil évêque de Mende du treizième siècle, les explique clairement dans son rational. Le premier nocturne allégorisait le temps écoulé avant la loi donnée à Moïse et, au Moyen-Age, l’autel était dissimulé sous un voile noir qui symbolisait les ténèbres de la loi mosaïque et la condamnation prononcée contre l’homme, dans l’éden ; — le second signifiait le temps passé depuis la loi écrite et l’autel était alors caché sous un voile blanc parce que l’Ancien Testament éclairait déjà avec les lueurs furtives de ses prophéties l’homme déchu ; — le troisième spécifiait l’amour de l’église, les grâces du Paraclet et l’autel se dérobait sous une nappe de pourpre, emblême de l’Esprit Saint et du sang du Sauveur.

L’office se dévidait, tantôt psalmodié et tantôt chanté. Il était d’un ensemble splendide ; mais la suprême beauté il la réservait plus spécialement pour le chant ou le récit de ses Leçons.

Un moine descendait de sa stalle, conduit par un cérémoniaire, devant un pupitre placé au milieu du chœur, et, là, il chantait ou récitait — on ne savait quel terme employer — car ce n’était plus absolument de la psalmodie et ce n’était pas tout à fait du chant. La phrase se dépliait sur une sorte de mélodie grave et languide, lente et plaintive et, en fermant les yeux, en écoutant ces airs qui en étaient à peine, c’était un dodelinement de l’âme, étrange, un serré de cœur très doux, un bercement finissant tout à coup, comme par une larme, sur une note triste.

Ah ! il avait raison, Dom Felletin ! quel superbe office et quelle radieuse nuit ! Alors que le vieux monde pèche ou dort, le messie naît et des bergers, éblouis, l’adorent ; et, au même moment, ces personnages mystérieux, ces êtres de rêve, annoncés bien avant saint Matthieu par Isaïe et par le psalmiste qui les qualifie de rois de Tharsis, d’Arabie et de Saba, galopent, surgissant d’on ne sait où, sur des dromadaires, à la suite d’une étoile, dans la nuit, pour adorer à leur tour l’enfant et disparaître dans un chemin autre que celui par lequel ils sont venus.

En a-t-elle suscité des controverses cette étoile ! Mais ce que toutes les hypothèses des astronomes me semblent, avec leurs inévitables bévues, inhabiles et ce que je leur préfère l’idée du Moyen-Age, extraite du livre apocryphe de Seth et reprise par saint épiphane et l’auteur du commentaire imparfait de saint Matthieu. Eux, pensaient que l’astre de Bethléem était apparu aux mages avec la figure d’un enfant assis, sous une croix, dans une sphère rayonnante de feux ; et les primitifs représentèrent, en effet, pour la plupart, cette constellation sous cette forme, Roger Van der Weyden, dans un des volets de sa merveilleuse nativité du musée de Berlin, pour en citer, au hasard, un.

Durtal fut tiré de ses réflexions par un flux et reflux de moines dans le chœur. L’on habillait le père Abbé. Le cérémoniaire, debout, devant l’autel, enlevait les vêtements qui y étaient posés, l’aube, le cordon, l’étole, la chape et les distribuait à des novices qui, à la queue-leu-leu, les présentaient, après s’être agenouillés devant le trône, aux habilleurs.

Débarrassé de sa longue cape noire et affublé de l’aube blanche, Dom Anthime Bernard, apparaissait encore plus grand ; il dominait toute l’église, du haut de son siège, et, après qu’il se fut ceint du cordon, dans le mouvement qu’il fit avec son bras pour remettre autour de son col sa croix pectorale que l’un des liturges lui tendait et qu’il baisa, la bague de sa main, allumée par le feu des cires, jeta un éclat bref. Le porte-mitre, les épaules maintenant enveloppées d’une écharpe semblable à celle du porte-crosse et dont les pointes reployées ainsi que des pointes de châle, devaient lui couvrir les doigts pour offrir la mitre ou la reprendre, alors que l’on en décoifferait l’Abbé, s’avança, sur un signe du P. d’Auberoche, près du trône ; et, après avoir endossé l’étole et la chape, le révérendissime entonna le te deum.

Ici, Durtal était bien obligé de modérer son enthousiasme, car des souvenirs l’assaillaient et le te deum des cloîtres ne soutenait pas la comparaison avec celui des églises de Paris, riches. Il est certain, se disait-il, que cet hymne est autrement imposant, à saint-Sulpice, par exemple, quand, soulevée par l’ouragan des orgues, la maîtrise, renforcée de tout le séminaire, le chante et il en est de même du magnificat royal si majestueux et d’une autre ampleur que ces pauvres magnificat, si maigres, si peu étoffés, du répertoire de Solesmes.

Il faudrait d’ailleurs des centaines de religieux ayant, tous, de la voix pour projeter ces énormes et ces magnifiques pièces et où trouver d’aussi puissantes masses chorales dans les monastères ?

Ce désenchantement ne dura guère, car l’Abbé, entouré des chapiers, des maîtres des cérémonies, des céroféraires, du porte-bougeoir chantait, ainsi que devant un pupitre, « la généalogie du Christ » dans l’évangile que tenait de ses deux mains, en l’appuyant sur son front, un moine ; et, dans la mélopée étrange et marrie, monotone et câline, passaient de singulières figures de patriarches suscitées, comme un coup d’éclair, par l’appel de leurs noms et ils retombaient, aussitôt qu’un autre leur succédait, dans l’ombre.

Et lorsque la lecture fut terminée, alors que l’on ôtait la chape du père Abbé pour lui substituer une chasuble, le chœur chanta l’hymne brève, d’origine grecque, le « Te Decet laus » et, sur l’oraison du jour et le « Benedicamus Domino », l’office fut clos.

Les quatre principaux chantres qui étaient allés se vêtir à la sacristie étaient revenus et Dom Ramondoux, le préchantre, avait planté, dans un anneau près de sa place, l’insigne de son grade, une tige de cuivre surmontée d’une statuette de saint Bénigne, le bâton du préchantre.

Et il était, lui et les autres, assis sur des chaises, haussées d’une marche et à dossiers très bas, installés derrière la barre de communion, à l’entrée du chœur, en vis-à-vis de l’autel. Ils tournaient ainsi le dos au public, des dos splendides aux moires frissonnantes, ocellées dans leur ton d’argent de cercles de soie cerise dans lesquels étaient brodés en fils d’or les monogrammes gothiques de Jésus et de la Vierge.

Ils quittèrent leur siège et, en rond, debout au milieu du chœur, ils chantèrent, tandis que l’Abbé, entouré de sa cour, commençait la messe, l’introït.

Quand on fut arrivé au Kyrie Eleison, les fidèles s’embrasèrent et les filles et les garçons du village, conduits par le père curé, soutinrent les moines. Il en fut de même pour le credo. Durtal eut, à ce moment, la vision précise d’un retour très en arrière, d’un hameau chantant les mélodies de saint Grégoire, au Moyen-Age. évidemment, cela n’avait pas la perfection du chant de Solesmes, mais c’était autre chose. À défaut d’art, c’était de la projection d’âme un peu brute, d’âme de foule, émue pour un moment ; c’était la reviviscence pendant quelques minutes d’une primitive église où le peuple, vibrant à l’unisson de ses prêtres, prenait une part effective aux cérémonies et priait avec eux, dans le même dialecte musical, dans le même idiome ; et c’était, à notre époque, si parfaitement inattendu que Durtal croyait, en les entendant, s’évaguer, une fois de plus, dans un rêve.

Et la messe se déroulait dans le bruit de grandes eaux des orgues ; l’Abbé, tantôt au trône, tantôt devant l’autel ; l’Abbé chaussé et ganté de blanc ; tête nue ou coiffé d’une mitre orfrazée, puis d’une mitre couturée de gemmes ; l’Abbé, les mains jointes ou tenant sa crosse qu’il remettait ensuite au novice agenouillé qui lui baisait sa bague. Une fumée d’encens voilait les lancettes en ignition des cierges et les veilleuses des reliques dardaient deux flammes de topaze dans la nuée bleue. Au travers des flocons de parfums qui montaient sous les voûtes l’on apercevait la statue d’or immobile, au bas des marches, du sous-diacre portant la patène dans un voile qu’il levait jusqu’à la fin du pater, devant ses yeux, symbolisant ainsi l’Ancien Testament dont il est l’image, comme le diacre est la figure du nouveau, montrant de la sorte que la synagogue ne pouvait voir s’accomplir les mystères de l’église ; et la messe se poursuivait, tous les enfants de chœur, agenouillés, à la file, avec un cierge allumé, durant l’élévation qu’annonçait dans la nuit, le son des cloches ; c’était enfin, à « l’Agnus Dei » l’Abbé donnant à l’autel le baiser de paix au diacre qui descendait les marches et l’imposait à son tour au sous-diacre, lequel, conduit par un cérémoniaire, dans les stalles des moines, embrassait le plus élevé en grade et celui-ci transmettait le baiser aux autres qui s’accolaient et se saluaient ensuite, en joignant les mains.

Ici, Durtal ne regarda plus rien ; le moment de la communion était proche ; les fusées des sonnettes éclataient dans l’abside ; les novices et les convers, deux par deux, s’ébranlaient ; le diacre, courbé devant l’Abbé, chantait sur un mode plus bizarre que contrit, « le Confiteor »  ; et devant une longue nappe, saisie, à chaque bout, par un religieux, tous s’agenouillaient pour communier. Puis ce fut la descente de l’autel de l’Abbé, suivi de son cortège d’officiants, et distribuant l’eucharistie aux fidèles, tandis que derrière lui, se rangeait, cierges au poing, la troupe des petits servants de chœur.

Un bruit de galoches et de sabots qui couvrait la voix du père Abbé emplissait l’église. L’on entendait, prononcé à l’italienne, en ous, « Corpus Christi » et le reste s’éteignait dans un vacarme de pas ; et revenu à sa place, Durtal oublia la liturgie, la messe, se bornant à implorer du seigneur le pardon de ses fautes et le bannissement de ses maux.

Il revint vaguement à lui alors que le père Abbé, mitré, debout, appuyé sur sa crosse, chantait la bénédiction pontificale :

— Sit nomen domini benedictum.

Et tous les moines répondaient :

— Ex hoc nunc et usque in saeculum.

— Adjutorium nostrum in nomine domini.

— Qui fecit coelum et terram.

— Benedicat vos, omnipotens Deus, Pater et Filius et Spiritus Sanctus.

Et à chaque nom des personnes invoquées, il traçait en l’air sur la foule un signe de croix, à droite, au milieu, à gauche, de l’autel.

Durtal, tandis que l’on préludait aux laudes, se retira. Il ne sentait plus ses pieds, tant il avait froid. Mme Bavoil vint le rejoindre avec les lanternes qu’ils allumèrent, à la sortie. La nuit était glaciale, la neige tombait. Attendez-nous ! — c’était Mlle de Garambois qui, emmitouflée de fourrures et accompagnée de son oncle, les appelait.

— Je vous emmène à la maison, reprit-elle, non pour souper, ce qui serait peu monastique, mais pour boire un verre de punch chaud, devant un bon feu.

Ils partirent, à la suite les uns des autres, par un sentier qui s’effaçait déjà sous la neige ; l’on apercevait dans toutes les directions des lumières qui couraient et, au loin, les auberges jaillissaient avec leurs carreaux rouges, dans le noir.

Sous prétexte de punch, la brave hôtesse avait accumulé sur une table des masses de pâtisseries et de viandes froides.

La salle à manger était quiète ; c’était la salle à manger bourgeoise, avec le buffet et les chaises Henri II, mais les flambes joyeuses des pins grimpaient, en embaumant la résine, dans l’âtre ; Durtal se rôtissait les souliers.

— Nous sommes victimes d’un guet-apens, disait, en riant, Mme Bavoil ; c’est d’un véritable souper que notre amie nous menace ; enfin, le jour de la nativité, un peu de gourmandise est permis.

Mais elle se contenta, malgré toutes les instances, d’avaler un bout de fromage et de pain.

La neige continuait à choir ; les feux des lanternes avaient disparu sur les routes ; des hurlements d’ivrognes retentissaient de toutes parts ; les paysans ribotaient, au sec.

— Quel dommage ! ils étaient si bien tout à l’heure, quand ils chantaient avec les religieux, remarqua Mme Bavoil.

— Oh ! s’exclama Durtal, ne nous emballons pas. Ceux qui chantaient à l’église sont ceux que le cloître emploie. Ils vont à la messe pour inspirer confiance aux pères, mais attendez que les moines soient partis…

— Dans tous les cas, en admettant, contre toute vraisemblance que ces gaillards-là soient de bonne foi, ils seraient bien dans la tradition du Moyen-Age, fit M. Lampre, car la piété n’excluait pas une liesse un tantinet grossière chez nos ancêtres, en Bourgogne surtout. Nous n’avions point en ces temps, honnis par les imbéciles, le bégueulisme. Savez-vous, Madame Bavoil, qu’autrefois, avant la messe de ce jour, l’on célébrait solennellement dans certaines églises la fête de l’âne et, excusez du peu, l’auteur de l’office, paroles et musique, n’était, ni plus, ni moins que mgr Pierre de Corbeil, archevêque de Sens. Mais oui, du treizième au quinzième siècle, le pauvre âne a participé au triomphe du Rédempteur.

— Quand je songe qu’il a servi de monture à Jésus, murmura Mme Bavoil, j’ai envie de l’embrasser sur les naseaux, lorsque je le rencontre.

— Il y eut aussi la fête des fous, reprit M. Lampre, en riant ; les acteurs élisaient un évêque qu’ils intrônisaient en des cérémonies ridicules ; et ce bouffon bénissait dans la basilique, le peuple et présidait à des offices dérisoires, tandis que les paysans, barbouillés de moût et déguisés en bateleurs ou en ribaudes, l’enfumaient avec du cuir de vieille savate, brûlé dans l’encensoir.

— Je ne vois pas ce que de semblables bacchanales pouvaient avoir de religieux, observa Mme Bavoil.

— Mais si ; l’origine de ces parodies était liturgique. L’âne était honoré à cause de l’ânesse qui parla et fut, en quelque sorte, cause, par ses remontrances, que Balaam énonça, devant le roi des moabites, sa célèbre prophétie sur la venue du messie. L’espèce asine, qui fut une des annonciatrices du Christ, l’assista dès qu’il fut né, près de la crèche, et le porta en triomphe, le jour des palmes ; elle avait donc sa place toute marquée dans l’anniversaire de Noël.

Quant à la festivité des fous, elle s’appela de son vrai nom la festivité du « Deposuit » par allusion au verset du magnificat « Deposuit potentes de sede ». Elle avait pour but d’abaisser l’orgueil et d’exalter l’humilité. Les évêques, les prêtres n’étaient plus rien, étaient comme déposés, ce jour-là. C’était le peuple, les machicots et les clercs de matines, qui étaient les maîtres et ils avaient le droit, dont ils usaient, de reprocher aux religieux et aux prélats, leurs prévarications, leurs simonies, leurs péchés d’exception, d’autres encore, peut-être. C’était le monde renversé ; mais, en tolérant jusqu’au moment où elles dégénérèrent en pures farces, ces parades revendicatrices, l’église ne fit-elle pas preuve de condescendance et de largeur d’esprit, ne montra-t-elle point, en souriant de ces folies, combien elle était indulgente pour les petits et combien elle était contente de les laisser s’alléger de leurs griefs, en rendant, eux-mêmes, la justice, avant que de se divertir ?

— Le fait est que c’était drôle dans ce temps-là, s’écria Mlle de Garambois. Imaginez-vous que pour se moquer de moi sans doute, mon oncle m’a prêté un livre d’une Bénédictine de je ne me rappelle plus quel siècle…

— Du dizième, fit M. Lampre.

— Il s’intitule le théâtre de Hrotsvitha. Je croyais bêtement, moi, que c’était une œuvre mystique ; or, ce sont des pièces que cette religieuse écrivait pour son cloître et il y en a une, je ne sais vraiment comment expliquer le sujet sans rire ; elle se nomme « la Passion de saint Gandolphe ».

— Eh bien ? Interrogea Mme Bavoil.

— Eh bien, saint Gandolphe qui était prince épousa une femme dissolue qui le trompa. Le pauvre prince s’aperçut de son malheur et se tut ; mais la princesse, irritée de se voir découverte, l’assassina. Aussitôt des miracles éclatèrent sur sa tombe. Elle s’en moqua, disant qu’elle s’en fichait comme une de ces choses que l’on attribue si malhonnêtement aux nonnes, oui, une sorte de beignet, vous comprenez. Et elle fut immédiatement punie par un châtiment approprié aux termes mêmes de son mépris. Tant qu’elle vécut, elle s’éperdit en des fuites sonores — et cela sans arrêt, raconte placidement la joyeuse Hrotsvitha.

— Cela prouve, dit Durtal, — en admettant que les œuvres de cette moniale ne soient pas apocryphes, — la gaieté simple des cloîtres Bénédictins du dixième siècle. Remarquez d’ailleurs que les plaisanteries scatologiques sont encore chères aux gens d’église et c’est assez naturel ; les autres, celles sur les femmes, qui délectent les laïques, aux fins de repas, entre hommes, leur sont interdites ; ils se rattraperont donc sur celles-là qui ne sont ni plus malpropres, ni plus sottes, d’ailleurs ; — et elles ont au moins cet avantage d’être innocentes.

— L’ingénuité un peu barbare fut un des charmes des abbayes d’antan ; allez donc trouver aujourd’hui cette qualité-là dans nos monastères ! Reprit M. Lampre.

— J’aurais été surprise si vous n’aviez pas encore bêché nos moines, dit Mlle de Garambois ; heureusement, poursuivit-elle, en souriant, que ces débinages ne sont que les blasphèmes de l’amour et que vous serez encore trop content, si les Bénédictins viennent à être chassés d’ici, de vous mettre en quatre pour leur rendre les services dont ils auront besoin.

— Je serai sans doute encore assez godiche pour cela, fit, en riant, M. Lampre. Au fond, n’empêche que leur petitesse d’intelligence et de sainteté m’enrage, car je les aime trop pour ne pas les vouloir plus grands et Dieu sait si les mâtins s’acharnent à ne pas pousser !

— Si on allait se coucher, dit Mme Bavoil, la nuit s’avance et il faut quand même se lever, demain !

— Aujourd’hui, ne vous en déplaise, car trois heures sonnent, répondit Durtal qui ralluma les lanternes.

— Ce M. Lampre, il est bien instruit, fit Mme Bavoil, en pataugeant dans la neige et je ne doute pas aussi qu’il n’ait bon cœur ; mais il me semble qu’il est vraiment trop mécontent des autres et pas assez de lui-même.

— Ah ! vous requérez, vous aussi, des saints. Hélas ! Le coin est quasi brisé et le grand monnayeur n’en frappe guère… çà et là, pourtant, en des retraits de province ou des fonds de villes. Il en existe certainement dans les cloîtres. J’en ai personnellement connus à la Trappe de Notre-Dame de l’Atre ; il y en a dans d’autres ascétères, mais ceux-là ne se mêlent point à la vie du dehors et comment les connaître puisque ce sont justement ceux que l’on ne voit point ?

L’un d’eux, que l’on vit beaucoup pourtant, serait récemment décédé dans un couvent Bénédictin de la Belgique, reprit Durtal, après un silence ; mais les renseignements que l’on m’a fournis sur son compte sont contradictoires ; ne les acceptez donc que sous bénéfice d’inventaire.

Ce moine, le P. Paul de Moll aurait été l’un des plus extraordinaires thaumaturges de notre temps. Il guérissait, comme en s’amusant, tous les maux ; il n’en dédaignait aucun, extirpait le mal de dents et la migraine aussi bien que la phtisie et le cancer ; affections incurables et bobos, il les supprimait, sans paraître y attacher la moindre importance ; il soignait indistinctement les hommes et les animaux, pratiquait très simplement, effaçant sa personnalité, prescrivant tout bonnement d’user d’eau dans laquelle on aurait trempé une médaille de saint Benoît.

Ce religieux qui fut notre contemporain, car il naquit en 1824 et mourut en 1896, fit partie du cloître de Termonde ; il rétablit l’abbaye d’Afflighem et fonda le prieuré de Steenbrugge ; il était, du reste, un religieux épris de macérations et féru de sacrifices ; mais il fallait le savoir, tant l’allégresse et la bonne grâce de cet homme fumant doucement sa pipe, pouvait donner le change aux gens !

Maintenant, de tous ces miracles qui se dénombrent par centaines dans les Flandres, que peut-on croire ? Quelques-uns semblent avérés ; d’autres auraient besoin d’être démontrés, car ils ne s’étayent que sur des suppositions et sur des racontars.

Sa biographie écrite par un M. Van Speybrouck, avec une bonne foi persuasive, est si incohérente, si en dehors de toute préoccupation historique, que l’on ne saurait s’y fier. Espérons, pour la gloire de l’Ordre, que le P. de Moll ne fut pas un simple sorcier, mais un vrai saint. L’Église, seule, est à même de trancher la question et de nous éclairer.