L’Océan d’en haut

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L’Océan d’en haut
DieuHetzel (p. 75-244).




II

DIEU

I

Et je vis au-dessus de ma tête un point noir.

Et ce point noir semblait une mouche du soir
Volant à l’heure où, l’ombre à prier nous invite.
Et, l’homme, quand il pense, étant ailé, j’eus vite,
Franchi l’éther, qui s’ouvre à l’essor des esprits
Et cette mouche était une chauve-souris.

Et ce lugubre oiseau volait seul dans l’espace
Et disait :

— C’est énorme et hideux. Ce qui passe
Devant mes yeux me fait trembler. C’est effrayant.
Quand donc serai-je hors de l’ombre ? Et, me voyant,
Il cria : « Que veux-tu de moi ? », passant rapide.
Je regarde, éperdu, la matière stupide.
Homme, écoute : je suis l’oiseau noir que trouva
Démogorgon en Grece et dans l’Inde Shiva
Je contemple l’horreur de la sombre nature.
Homme, quel est le sens de l’affreuse aventure

Qu’on appelle univers ? Je le cherche et j’ai peur.
J’interroge ce bloc qui n’est qu’une vapeur ;
J’observe l’infini monstrueux, et je scrute
La taupe et le soleil, l’homme, l’arbre et la brute.
Je suis triste. Ô passant, comprends-tu ce mot : Rien !
Ce qu’on nomme le mal est peut-être le bien.
Quand un gouffre se comble, un autre puits se creuse.
Tourment, volupté, rire et clameur douloureuse,
Flux et reflux, le juste et l’injuste, le bon,
Le mauvais, blanc et noir, diamant et charbon,
Vrai, faux, pourpre et haillon, le carcan, l’auréole,
Jour et nuit, vie et mort, oui, non ; navette folle

Que pousse le hasard, tisserand de la nuit !
Connaît-on ce qui sert, et sait-on ce qui nuit ?
Tout germe est un fléau, tout choc est un désastre ;
La comète, brûlot des mondes, détruit l’astre ;
Le même être est victime et bourreau tour à tour,
Et pour le moucheron l’hirondelle est vautour.
Les cailloux sont broyés par la bête de somme,
L’âne paît le chardon, l’homme dévore l’homme,
L’agneau broute la fleur, le loup broute l’agneau,
Sombre chaîne éternelle où l’anneau mord l’anneau !
Et ce qu’on voit n’est rien ; les fils tuant les pères,
Les requins, les Nérons, les Séjans, les viperes,
Cela n’est que peu d’ombre et que peu de terreur ;
L’infiniment petit contient la grande horreur ;
L’atome est un bandit qui dévore l’atome ;
L’araignée a sa toile et le ver son royaume ;
Les fourmilières sont des Babels ; l’animal
En se rapetissant se rapproche du mal ;
Plus la force décroît, plus la bête est difforme ;
Et, quand il les regarde avec son œil énorme,
Homme, les gouttes d’eau font peur à l’océan ;
La rosée en sa perle a Typhon et Satan ;
Ils s’y tordent tous deux à jamais ; l’éphémère
Est Moloch ; l’infusoire, effroyable chimère,
Grince, et si le géant pouvait voir l’embryon,
Le béhémoth fuirait devant le vibrion.

Le Moindre grain de sable est un globe qui roule
Traînant comme la terre une lugubre foule
Qui s’abhorre et s’acharne et s’exècre, et sans fin
Se dévore ; la haine est au fond de la faim.
La sphère imperceptible à la grande est pareille ;
Et le songeur entend, quand, il penche l’oreille,
Une rage tigresse et des cris léonins
Rugir profondément dans ces univers nains.
Toute gueule est un gouffre, et qui mange assassine.
L’animal a sa griffe et l’arbre a sa racine ;
Et la racine affreuse et pareille aux serpents
Fait dans l’obscurité de sombres guet-apens ;
Tout se tient et s’embrasse et s’étreint pour se mordre ;
Un crime universel et monstrueux est l’ordre ;
Tout être boit un sang immense, ruisselant
De la création comme d’un vaste flanc.
On lutte, on frappe, on blesse, on saigne, on souffre, on pleure.
Tout ce que vous voyez est larve ; tout vous leurre,
Et tout rapidement fond dans l’ombre ; car tout
Tremble dans le mystère immense et se dissout ;
La nuit reprend le spectre ainsi que l’eau la neige.
La voix s’éteint avant d’avoir crié : Que sais-je ?
Le printemps, le soleil, les bêtes en chaleur,
Sont une chimérique et monstrueuse fleur ;
À travers son sommeil ce monde effaré souffre ;
Avril n’est que le rêve érotique du gouffre ;

Une pollution nocturne de ruisseaux,
De rameaux, de parfums, d’aube et de chants d’oiseaux.
L’horreur seule survit, par tout continuée.
Et par moments un vent qui sort de la nuée
Dessine des contours, des rayons et des yeux
Dans ce noir tourbillon d’atomes furieux.
Ô toi qui vas ! l’esprit, le vent, la feuille morte,
Le silence, le bruit, cette aile qui t’emporte,
Le jour que tu crois voir par moments, ce qui luit,
Ce qui tremble, le ciel, l’être, tout est la nuit !
Et la création tout entière, avec l’homme,
Avec ce que l’œil voit et ce que la voix nomme,
Ses mondes, ses soleils, ses courants inouïs,
Ses météores fous qui volent éblouis,
Avec ses globes d’or pareils à de grands dômes,
Avec son éternel passage de fantômes,
Le flot, l’essaim, l’oiseau, le lys qu’on croit béni,
N’est qu’un vomissement d’ombre dans l’infini !
La nuit produit le mal, le mal produit le pire.
Écoute maintenant ce que je vais te dire :

L’oiseau noir s’arrêta, d’épouvante troublé,
Puis, sombre et frémissant, reprit :
Je suis allé
Jusqu’au fond de cette ombre, et je n’ai vu personne.

Je tressaillis. L’oiseau poursuivit :

J’en frissonne

À jamais, dans ce gouffre où j’erre plein d’effroi !
Dans cette Obscurité personne ne dit : moi !
Noire ébauche de rien que personne n’achève !
L’univers est un monstre et le ciel est un rêve ;
Ni volonté, ni loi, ni pôles, ni milieu ;
Un chaos composé de néants ; pas de Dieu.
Dieu, pourquoi ? L’idéal est absent. Dans ce monde,
La naissance est obscène et l’amour est immonde.
D’ailleurs, est-ce qu’on naît ? est-ce qu’on vit ? quel est
Le vivant, le réel, le certain, le complet ?
Les penseurs, dont la nuit je bats les fronts moroses,
Questionnent en vain la surdité des choses ;
L’eau coule, l’arbre croît, l’âne brait, l’oiseau pond,
Le loup hurle, le ver mange ; rien ne répond.
La profondeur sans but, triste, idiote et blême ;
Quelque chose d’affreux qui s’ignore soi-même ;

C’est tout : sous mon linceul voilà ce que je sais.
Et l’infini m’écrase, et j’ai beau dire : assez !
C’est horrible. Toujours cette vision morne !
Jamais le fond, jamais la fin, jamais la borne !.
Donc je te le redis, puisque tu passes là :
J’entends crier en bas, Jéhovah, Christ, Allah !
Tout n’est qu’un sombre amas d’apparitions folles ;
Rien n’existe ; et comment exprimer en paroles
La stupéfaction immense de la nuit ?
L’invisible s’efface et l’impalpable fuit ;
L’ombre dort ; les, foetus se mêlent aux décombres ;
Les formes, aspects vains, se perdent dans les nombres ;
Rien n’a de sens ; et tout, l’objet, l’espoir, l’effort,
Tout est insensé, vide et faux, même la mort ;
L’infini sombre au fond du tombeau déraisonne ;
La bière est un grelot où le cadavre sonne ;
Si quelque chose vit, ce n’est pas encor né.
Muet, quoique béant, sourd, lugubre, étonné,
Les ténèbres en lui, hors de lui les ténèbres,
Sans qu’un rayon, éclos dans ces brumes funèbres,
Vienne jamais blanchir l’horizon infini,
Pas même criminel, et pas même puni,
Le monde erre au hasard dans la nuit éternelle,
Et, n’ayant pas d’aurore, il n’a pas de prunelle.
Le monde est à tâtons dans son propre néant.


La nuit triste emplissait le ciel comme un géant ;
Et la chauve-souris rentra dans l’ombre horrible ;
Et j’entendis l’oiseau, disparu, mais terrible,
Qui criait : — Dieu n’est pas ! Dieu n’est pas ! désespoir !

II[modifier]

Et je vis au-dessus de ma tête un point noir ;
Et ce point noir semblait une mouche dans l’ombre.
Et rien n’avait de borne et rien n’avait de nombre ;
Et tout se confondait avec tout ; l’aquilon
Et la nuit ne faisaient qu’un même tourbillon.
Quelques ; formes sans nom, larves exténuées,
Ou souffles noirs, passaient dans les sourdes nuées ;
Et tout le reste était immobile et voilé.
Alors, montant, montant, montant, je m’envolai

Vers ce point qui semblait reculer dans la brume ;
Car c’est la loi de l’être en qui l’esprit s’allume
D’aller vers ce qui fuit et vers ce qui se tait.
Or ce que j’avais pris pour une mouche était
Un hibou, triste, froid, morne, et de sa prunelle
Il tombait moins de jour que de nuit de son aile.
Et ce hibou parlait devant lui, sans rien voir,
Comme s’il se savait écouté dans le noir.
Inquiet, palpitant, il regardait, avide,
Le fond muet de l’ombre inexprimable et vide,
Et, l’œil fixe, attentif, sans louer, sans huer,
Disait :

Quelqu’un est là. J’ai senti remuer.
Puis il reprit, parlant à la nuée épaisse :
— Quelqu’un est là. Mais qui ? Doute ! angoisse ! énigme ! Est-ce
Le Juste ou l’Inégal, le Bon ou le Méchant ?
Son nom est-il un cri ? son nom est-il un chant ?
Est-ce un père qui doit plus tard, chassant la

crainte,
Resplendir, éclaireur du profond labyrinthe ?
Est-ce un hermaphrodite, homme et femme, ange et nuit,
Vers qui tout monte et vole et devant qui tout fuit ?
Est-ce un capricieux qui réprouve ou préfère ?
Est-ce un contemplateur calme qui laisse faire ?
Est-ce un hideux semeur de vrai, de faux, subtil
Et fort, puissant et traître ? Il est là ; mais qu’est-il ?
Alors je m’approchai de cette silhouette,
Et je lui demandai : que fais-tu là, chouette ?
Et le noir chathuant me dit : Je guette Dieu.

Je suis la larve affreuse aspirant au ciel bleu ;
Je suis l’œil flamboyant des ténèbres ; j’épie
La grande forme obscure en l’abîme accroupie.
Moi, je ne la vois pas ; mais je crois qû’elle est là.

Un jour dans l’étendue une voix m’appela.
— Hibou ! me dit Hermès j’étouffais dans le vide ;
Mais Hermès AEgyptus, le grand songeur livide,
M’a pris, tout en rêvant son sacré Poemander,
Et c’est lui qui m’a fait respirer un peu d’air.
Je suis-esprit par l’aile et démon par la griffe.

Dans un long papyrus ; informe hiéroglyphe,
Lourd manuscrit de brume humaine submergé,
Hermès avait écrit ce qu’il avait songé.
Un soir Hermès, à l’heure où l’on sent l’être vivre,
Vit passer l’Inconnu qui lisait dans un livre ;
Et l’Ombre s’approcha du blanc magicien,
Prit le livre d’Hermès et lui laissa le sien.
C’est ce livre que l’Inde épèle, et qu’en sa crypte
La bête Sphynx traduit tout bas au monstre Égypte,
Car il est défendu de parler haut ; on sent,
Au silence du monde effrayé ; Dieu présent.


Dieu ! J’ai dit Dieu. Pourquoi ? Qui le voit ? Qui le prouve ?
C’est le vivant qu’on cherche et le cercueil qu’on trouve.
Qui donc peut adorer ? qui donc peut affirmer ?
Dès qu’on croit ouvrir l’être, on le sent se fermer.
Dieu ! cri sans but peut-être, et nom vide et terrible !
Souhait que fait l’esprit devant l’inaccessible !
Invocation vaine aventurée au fond
Du précipice aveugle où nos songes s’en vont !
Mot qui te porte, ô monde, et sur lequel tu vogues !
Nom mis en question dans les lourds dialogues
Du spectre avec le rêve, ô nuit, et des douleurs
Avec l’homme, et de l’astre avec les sombres fleurs
Qu’éveillent sur l’étang les froids rayons lunaires !

Sujet de la querelle énorme des tonnerres !
Solution-que va nuit et jour poursuivant
La polémique obscure et confuse du vent !
Dieu ! conception folle ou sublime mystère !
Notion que nul crâne, au ciel ou sur la terre,
Fût-il surnaturel, ne saurait contenir !
Quel que soit le passé, quel que soit l’avenir,
Nul ne la saisira, nul ne l’a possédée ;
Et, dans l’urne où l’on veut mettre une telle idée,
On sent de toutes parts des fuites d’infini.

Le ciel à force d’ombre était comme aplani.
Et l’oiseau, dont l’œil rond jette un reflet de soufre,
Me dit :

Viens, je vais tout t’apprendre. Il est un gouffre.
Comme s’il eût tout dit dans ce mot, le hibou
S’arrêta ; puis reprit :


Quand ? pourquoi ? comment ? où ?
Tout se tait, tout est clos, tout est sourd ; tout recule.
Tout vit dans l’insondable et fatal crépuscule.
L’être mortel médite et songe avec effroi
En attendant qu’un jour quelqu’un dise : c’est moi.
La taciturnité de l’ombre est formidable.
Il semble qu’au delà du nimbe inabordable,

Une sorte de front vaste et mystérieux
Se meuve vaguement au plus obscur des cieux ;
Et Dieu, s’il est un Dieu, fit à sa ressemblance
L’universelle nuit et l’éternel silence.

Moi, j’attends. Qui va naître ? Est-ce l’aube, ou le soir ?

Un de mes yeux est foi ; mais l’autre est désespoir.
J’examine et je plane. Ô brumes éternelles !
La nuit rit du regard, l’infini rit des ailes.
Tout devant moi se perd, se mêle et se confond.
Je tâche de saisir, là-bas, dans le profond,
Un moment de clarté, d’oubli, de transparence,
Ou d’entrevoir du moins le cadavre Espérance,
Afin de pouvoir dire au monde épouvanté :
C’est un tombeau ! Le fond, le fait, la vérité,
Le réel, quel qu’il soit, vide ou source féconde,
Voilà ce qu’il me faut, voilà ce que je sonde.
Je suis le regardeur formidable du puits ;
Je suis celui qui veut savoir pourquoi ; je suis.
L’œil que le torturé dans la torture entr’ouvre ;
Je suis, si par hasard dans le deuil qui le couvre,
Ce monde est le jouet de quelque infâme esprit,
La curiosité de ceux dont on se rit ;
Devant l’âme de tout, hélas, peut-être absente,
Je suis l’Anxiété lugubre et grandissante ;
Et je serais géant, si je n’étais hibou.
L’abîme,

c’est le monde, et le monde est mon trou.
Triste, je rêve au creux de l’univers ; et l’ombre
Agite sur mon front son grand branchage sombre.

Je regarde le vide et l’éther fixement,
Et l’ouragan, et l’air, et le sourd firmament,
Et les contorsions sinistres des nuées.
Mes paupières se sont au gouffre habituées.
Toute l’obscurité du ciel vertigineux
Entre en mon crâne, et tient dans mon œil lumineux.
Je sens frémir sur moi le bord vague du cercle ;
L’urne Peut-être ayant l’infini pour couvercle !
J’ai pour spectacle, au fond de ces limbes hagards,
Pour but à mon esprit, pour but à mes regards,
Pour méditation, pour raison, pour démence,
Le cratère inouï de la noirceur immense ;
Et je suis devenu, n’ayant ni jour ni bruit,
Une espèce de vase horrible de la nuit,
Qu’emplissent lentement la chimère, le rêve,
Les aspects ténébreux, la profondeur sans grève,
Et, sur le seuil du vide aux vagues entonnoirs,
L’âpre frémissement des escarpements noirs.
Homme, il se fait parfois dans cette léthargie,
Dans cette épaisseur triste à jamais élargie,
Comme une déchirure au vent de l’infini.

Alors, moi, le veilleur solitaire et banni,
Je tressaille ; un rayon sort de la plénitude,
Et la création, difforme multitude,
M’apparaît ; et j’entends des bruits, des pas, des voix
Et, dans une clarté de vision, je vois
Ce livide univers, vaste danse macabre,
Où l’astre tourbillonne, où la vague se cabre,
Où tout s’enfuit ! Je vois les sépulcres, les nids,
Le hallier, la montagne, et les rudes granits,
Du vieux squelette monde informes ankyloses,
La plaine vague ouvrant ses pâles fleurs écloses,
Les flots démesurés poussant de longs abois,
Et les gestes hideux des arbres dans les bois.
Et d’en bas il m’arrive une musique, obscure,
L’hymne qu’après Hermès entendit Épicure ;
Tout vibre, et tout devient instrument ; le désert
Chante, et la forêt donne au farouche concert
Son branchage sonore et triste, et le navire
Son gréement, dont le vent fait une sombre lyre.
Tout se transforme et court dans le brouillard trompèur ;
Les morts et les vivants qui sont une vapeur,
Se mêlent ; le volcan, crête et bouche enflammée,
Vomit un long siphon de cendre et de fumée ;
L’air se tord, sans qu’on sache où l’aquilon conduit
Les miasmes pervers et traîtres de la nuit ;

La marée, immuable et hurlante bascule,

Balance l’océan dans l’affreux crépuscule ;
Et la création n’est qu’un noir tremblement.
On ne sait quelle vie émeut lugubrement
L’homme, l’esquif, le mât, l’onde, l’écueil, le havre ;
Et la lune répand sa lueur de cadavre.

Je cherche, un soupirail. Quel sens peut donc avoir
Ce monde aveugle et sourd, cet édifice noir,
Cette création ténébreuse et cloîtrée,
Sans fenêtre, sans toit, sans porte, sans entrée,
Sans issue, ô terreur ! par moment des blancheurs
Passent ; on aperçoit vaguement des chercheurs,
Sans savoir si ce sont réellement des êtres,
Et si tous ces sondeurs du gouffre, mages, prêtres,
Eux-mêmes ne sont pas de l’ombre à qui les vents
Donnent dans le brouillard des formes de vivants ;
On voit les grands fronts blancs d’Égypte et de Chaldée ;
Et, comme les forçats immenses de l’idée,
On voit passer au loin les esprits hasardeux
Traînant la pesanteur des problèmes hideux,
Savants, prophètes, djinns, démons, devins, poètes ;
Et l’abîme leur dit : qu’êtes-vous, si vous êtes ?

Quel est cet univers ? et quel en est l’aïeul ?
Ce qu’on prend pour un ciel est peut-être un linceul.
Qui peut dire où l’on vogue et qui sait où l’on erré ?

Oh ! l’eau terrible ayant des rumeurs de tonnerre !
Les sourds chuchotements du vent sous l’horizon !
Entre le jour et nous quelle épaisse cloison !
Ténèbres. Pourquoi tout parle-t-il à voix basse ?
Tout visage qui rit a, dans l’horrible espace,
Derrière lui pour ombre une tête de mort.
Naître ! mourir ! On entre, entrez. — Sortez, on sort ! —
Et je songe à jamais ! à jamais mon œil sombre
Voit aller et venir l’onde énorme de l’ombre !
À quoi bon ? et vous tous, à quoi bon ? vous vivez ;
Vivez-vous ? et d’ailleurs, pourquoi ? pensez, rêvez,
Mourez ! heurtez vos fronts à la sourde clôture !
Qu’est-ce que le destin ? qu’est-ce que la nature ?
N’est-ce qu’un même texte en deux langues traduit ?
N’est-ce qu’un rameau double ayant le même fruit ?
Le lierre qui verdit à travers le décombre,
La mer par le couchant chauffée au rouge sombre,
Les nuages ayant les cimes pour récifs,
Les tourmentes volant en groupes convulsifs,
La foudre, les Etnas jetant des pierres ponces,
Les crimes s’envoyant les fléaux pour réponses,

L’antre surnaturel, l’étang plein de typhus,
Les prodiges hurlant sous les chênes touffus,
La matière, chaos, profondeur où s’étale
L’air furieux, le feu féroce, l’eau brutale ;
La nuit, cette prison, ce noir cachot mouvant
Où l’on entend la sombre évasion du vent,
Tout est morne.

On a peur quand l’aube qui s’éveille
Fait une plaie au bas des cieux, rouge et vermeille ;
On a peur quand la bise épand son long frisson ;
On a peur quand on voit, vague, à fleur d’horizon,
Montrant, dans l’étendue au crépuscule ouverte,
Son dos mystérieux d’or et de nacre verte,
Ramper le scarabée effroyable du soir.
On a peur quand minuit sur les monts vient s’asseoir.
Pourtant, dans cette masse informe et frémissante,
Il semble par moments qu’on saisisse et qu’on sente
Comme un besoin d’hymen et de paix émouvant,
Toutes ces profondeurs de nuée et de vent ;
Tout cherche à se parler et tout cherche à s’entendre ;
La terre, à l’océan jetant un regard tendre,
Attire à son flanc vert ce sombre apprivoisé
Mais l’eau quitte e bord après l’avoir baisé,
Et retombe, et s’enfonce, et redevient, tourmente ;
Il n’est rien qui n’hésite et qui ne se démente ;
Le bien prête son voile au mal qui vient s’offrir ;
Hélas ! l’autre côté de savoir, C’est souffrir ;
Aube et soir, vie et deuil ont les mêmes racines ;
Le sort fait la recherche et l`angoisse voisines ;
D’où jaillit le regard on voit sortir le pleur ;
Et, si l’œil dit Lumière, il dit aussi Douleur.
Tout est morne. Il n est pas d’objet qui ne paraisse

Faire dans l’infini des signes de détresse
Et pendant que, lugubre et vague, autour de, lui,
Dans la blême fumée et dans le vaste ennui,
Le tourbillon des faits et des choses s’engouffre,
Ce spectre de la vie appelé l’homme souffre,
Ces deux tragiques voix, Nature, Humanité,
Se font écho, chacune en son extrémité
La tristesse de l’un sur-l’autre se replie ;
La pâle angoisse humaine a-la mélancolie
Du plaintif univers pour explication ;
Et les gémissements de là création
Sont pleins de la misère insondable de l’homme.

Pourtant vous n’êtes rien que des larves en somme !
Vous marchez l’un sur l’autre ; obscurs, troubles, dormants,
Fuyants, et tous vos pas sont des effacements.
Il ne reste de vous, s’il reste quelque chose,
Que l’embryon, peut-être effet, peut-être cause,
Que les rudiments sourds, muets, primordiaux.
L’être éternel est fait d’atomes idiots.

Lui-même est-il ? voilà le sinistre problème.
Ô semeur, montre-nous du moins la main qui sème !

Hermès, mais qui peut voir ce qu’a vu l’œil d’Hermès ?
M’a dit qu’il avait vu, du haut des grands sommets,
Au delà du réel, au delà du possible,

Une clarté, reflet du visage invisible ;
Elle éclairait la brume où nous nus abîmons ;
Tout le bloc frissonnant des êtres ; arbres, monts,
Ailes, regards, rameaux, était penché sur elle ;
Et, jetant des éclairs soudains, surnaturelle,
Cette lueur sans fond, qu’on n’osait approcher,
Épouvantait parfois le chêne et le rocher
Même le plus terrible et le plus intrépide.
Comme c’est-immobile, et comme c’est rapide !
Comme cela s’échappe à de certains moments !
Comme l’abîme fait d’étranges mouvements !
Oh ! j’ai beau vouloir fuir, et fuir, et fuir encore !
La contemplation du gouffre me dévore.
Oui, je te l’ai dit, oui, sur la sombre hauteur,
Je vois le monde !

Aimants, fluides, pesanteur,
Axes, pôles, chaleur, gaz, rayons, feu sublime,
Toutes les forces sont les chevaux de l’abîme ;
Chevaux prodigieux dont le pied toujours fuit,
Et qui tirent le monde à travers l’âpre nuit ;
Et jamais de sommeil à leur fauve prunelle,
Et jamais d’écurie à leur course éternelle !
Ils vont, ils vont, ils vont, fatals alérions,
Franchissant les zéniths et les septentrions ;
Traînant-tous les soleils dans toutes, les ténèbres,

L’homme sent la terreur lui glacer les vertèbres
Quand d’en bas il entend leur pas mystérieux.
Il dit. : — Comme l’orage est profond dans les cieux !
Comme les vents d’ouest soufflent là-bas au large !
Comme les bâtiments doivent jeter leur charge,
Et comme-l’océan doit être affreux a voir !
Comme il pleut cette nuit ! comme il tonne ce soir !
Ô vivants, fils du temps, de l’espace-et du nombre,
Ce sont les noirs chevaux du chariot de l’ombre.

Écoutez-les passer. L’ouragan tortueux,
La foudre, tout ce bruit difforme et monstrueux
Des souffles dans les monts, des vagues sur la plage,
Sont les hennissements du farouche attelage.

Cette création est toujours en travail ;
L’astre refait son or, et l’aube son émail,
La nuit détruit le jour, l’onde détruit la digue,
Incessamment, sans fin, sans repos, sans fatigue.
Sans cesse les noirceurs, les germes, les clartés,
Les croisements d’éclairs dans les immensités,
Les effluves, les feux, les métaux, les mercures,
Les déluges profonds, ablutions obscures,
Font des enfantements dans la destruction ;
La matière est pensée et l’idée action ;
On naît, on se féconde, on vit, on meurt, sans trêve ;

Et parfois j’aperçois, même au delà du rêve,
Dans des fonds ou mes yeux n’étaient jamais venus,
Des levers effrayants de mondes inconnus.

Oh ! pourquoi ces chaos, si tout vient d’un génie ?
Oh ! si c’est le néant, pourquoi cette harmonie ?
Est-il, Lui ? L’univers m’apparaît tour à tour
Convulsion, puis ordre ; obscurité, puis jour.
S’Il est, pourquoi sent-on le froid de la couleuvre ?
S’Il est, d’où vient qu’un ver ronge toute son œuvre,
La mère dans l’enfant, la fleur dans son pistil ?
Et pourquoi souffre-t-on ? Et pourquoi permet-il
La Douleur, cette immense et sombre calomnie ?
Qu’est-ce que fait le mal dans l’univers ? il nie.
Il dit : — vous rêvez Dieu quand c’est moi qui vous suis.
La preuve qu’il n’est pas, vivants, c’est que je suis.

Est-ce mauvais ou bon ? est-ce splendide ou triste ?
Tout cela suffit-il pour prouver qu’Il existe ?
Et qu’il est quelque part un Auteur, un Voyant,
Un être épouvantable ou secourable, ayant
La distance du mal au bien pour envergure ?
Esprit fait monde avec l’abîme pour figure !
Grand inconnu tenant la pensée en arrêt !
Mais qui nous dit que l’ombre est ce qu’elle paraît ?
Est-elle unité sombre ? est-elle foule horrible ?
Ne voit-on de clarté que par les trous d’un crible ?
Cela roule ; sur qui ? Cela tourne ; sur quoi ?

D’où vient-on ? où va-t-on ? Je ne sais rien. Et toi ?.

Et l’oiseau regarda de ses deux Yeux mon âme ;
Et je vis de la nuit tout au fond de leur flamme.
Et, comme je restais pensif, il poursuivit :
Ombre sur ce qui meurt ! ombre sur ce qui vit !

J’ai lu ceci, qu’Hermès écrivit sur sa table :
« Pyrrhon d’Élée était un mage redoutable.
« L’abîme en le voyant se mettait à hennir.
« Il vint un jour au ciel ; Dieu le laissa venir. ;
« Il vit la vérité, Dieu la lui laissa prendre.
« Comme il redescendait — car il faut redescendre ;
« L’Idéal met dehors les sages enivrés ; —
« Comme il redescendait de degrés en degrés,
« De parvis en parvis, de pilastre en, pilastre,
« De la terre aperçu, tenant dans sa main l’astre,
« Soudain, sombre, il tourna vers les grands cieux brûlants
« Son poing terrible et plein de rayons aveuglants,
« Et laissant de ses doigts jaillir l’astre, le sage
« Dit : je te lâche, ô Dieu, ton étoile au visage !
« Et la clarté plongea jusqu’au fond de la nuit ;
« On vit un instant Dieu, puis tout s’évanouit. »


Hermès contait encore avoir vu dans un songe.
Un esprit qui lui dit : — Homme, un doute me ronge.
Je ne me souviens point d’avoir été créé.
J’étais, je flottais, seul, pensif, pas effrayé ;
Forme au vent agrandie, au vent diminuée,
J’étais dans la nuée et j’étais la nuée ;
Je nageais dans le rêve et dans la profondeur.
Tout a coup l’univers naquit ; cette rondeur
Entra dans l’horizon qui devint formidable ;
Je ne supposais pas le vide fécondable ;
J’eus un moment d’effroi ; depuis, avec stupeur,
J’examine ce monde inquiétant ; j’ai peur
D’être dans l’ombre avec quelqu’un de redoutable.
Hermès s’en est allé les deux mains étendues.
Il cherchait, il sondait les profondeurs perdues ;
Et comme lui je cherche ; et dans ce que je fais
J’étouffe, comme avant de chercher, j’étouffais.
Car la nuit me punit de vouloir la connaître.
C’est une obscénité de lever, fût-on prêtre,
Le grand voile pudique et sacré de l’horreur.
D’ailleurs, que trouve-t-on ? faux sens, fumée, erreur.
L’illusion, riant de son rire sinistre,
Sort de l’ombre, écrit : FIN, et ferme le registre.

On se perd à descendre, on s’égare à monter.
Chercher, c’est offenser ; tenter, c’est attenter ;

Savoir, c’est ignorer. Isis au bandeau triple
À la surdité morne et froide pour disciple.
Ne pas vouloir est bien, ne pas pouvoir est mieux.
Porte envie à l’aveugle, et n’ouvre pas les yeux.
Tais-toi ! tais-toi ! S’il est quelques bouches frivoles
Qui parlent, ô vivant, sache que les paroles
Troublent l’énormité menaçante des cieux.
Le muet est plus saint que le silencieux.

Oui, se murer l’oreille avec, le mur silence ;
Ne jeter aucun poids dans aucune balance ;
Ne pas toucher aux plis lugubres du rideau ;

Oui, garder le bâillon, oui, garder le bandeau ;
Végéter sans vouloir, sans tenter, sans atteindre ;
Laisser les yeux se clore et les soleils s’éteindre ;
Telle est la loi.

Pourtant je veux ; mais je ne puis.
— Cherche, m’a dit Hermès. Je n’ai rien vu depuis.

Nuée en bas, nuée en haut, nuée au centre ;
Nuit et nuit ; rien devant, rien derrière ; rien entre.
Par moments, des essaims d’atomes vains et fous
Qui flottent ; ce-qu’on voit de plus réel, c’est vous,
Mort, tombe, obscurité des blêmes sépultures,
Cimetières, de Dieu ténébreuses cultures.
Mais pourquoi donc ce mot me revient-il toujours ?
Est-ce qu’il est l’écho de ces grands porches sourds ?

Oh ! n’est-il pas plutôt le vide où tout s’achève ;
L’éclat de rire vague et sinistre du rêve ?
Cependant il faut bien un axe à ce qu’on voit ;
Et, quelque chose étant ; il faut que quelqu’un soit.
Haine ou sagesse, joie ou deuil, paix ou colère,
Il faut la clef de voûte et la pierre, angulaire ;
Il faut le point d’appui, le pivot, le milieu.
À la roue univers il faut bien un essieu.
Croyons ! croyons ! Sans voir la source, on peut conclure
De l’œuvre à l’ouvrier, et de la chevelure
À la tête, et du ercle au centre d’où : tout part,
Et du parfum partout à la fleur quelque part.
Homme, l’Etre doit être. Homme, il n’est pas possible
Que la flèche esprit vole et n’ait pas une cible.
Il ne se peut, si vain et si croulant que soit

Ce monde où l’on voit fuir tout ce qu’on aperçoit ;
Il ne se peut, ô tombe ! ô nuit ! que la nature
Ne soit qu’une inutile et creuse couverture,
Que le fond soit de l’ombre aveugle, que le bout
Soit le vide, et que Rien ait pour écorce Tout.
Il ne se peut qu’avec l’amas crépusculaire
De ses grands bas-reliefs qu’un jour lugubre éclaire,
Avec son bloc de nuit, de brume et de clarté,
La création soit, devant l’immensité,
Un piédestal ayant le néant pour statue.
Croyons. En disant non, l’esprit se prostitue.
L’Être a beau se cacher, tout nous dit : le voilà !

Croyons.

Je me répète, ô songeur, tout cela ;
Mais c’est au-doute affreux que toujours je retombe ;
Tant la fleur et la foudre, et l’étoile et la trombe,
Et l’homme et le sépulcre, et la terre et le ciel,
Font trembler et fléchir le rayon visuel !
Tant ce qu on aperçoit trouble ce qu’on suppose !
Tant l’effet noir voit peu directement la cause !
Tant, même aux meilleurs yeux, la brume et le rayon,
Les éléments toujours en-contradiction,
Les souffles déchaînés et les ailes captives,
Ouvrent sur l’inconnu de louches perspectives !
Tant il est malaisé de crier : Vérité !
Et tant, la certitude a d’obliquité !

Je regarde et je cherche et j’attends et je songe,
Et le silence froid devant moi se prolonge.
Par moments, dans l’espace où son fantôme a l’air
D’errer avec le vent, la nuée et l’éclair,
Je vois passer Hermès, mon prodigieux maître.
Abordant ou fuyant l’inconnu qu’il pénètre,
Il rêve, il pense, il tend ses deux bras pour prier ;
J’entends alors sa voix formidable crier :
— Oh ! l’être ! l’être ! l’être effrayant ! il m’accable
Sous son nom inouï, sombre, incommunicable !
Je ne le dirai pas ! Sois tranquille, infini !
Puis il passe terrible, après m’av

oir béni.

Et moi je reste là, tressaillant, dans la nue.
Et l’oscillation des gouffres continue.

Oh ! toujours revenir au point d’où l’on partit !
Et derrière le grand toujours voir le petit P.
J’ai beau creuser la vie et creuser la nature ;
J’ai des lueurs de-tout dans ma science obscure,

Mais j’y respire un air de sépulcre ; et j’ai froid.
Oh ! que cet univers, s’il est vide, est étroit !
Oh ! toujours se heurter aux mêmes apparences !
Oh ! toujours se briser aux mêmes ignorances !
S’il existe, d’où vient qu’il se cache et qu’il fuit ?
Est-il dans l’univers comme un grain dans le fruit,
Comme le sel dans l’eau, comme le vin dans l’outre ?
Oh ! percer la matière horrible d’outre en outre !
Faire, à travers le bien, le mal ; l’onde et le feu,
L’homme, l’astre et la bête ; une trouée a Dieu !
Qui le pourra ? personne. Oh ! tout n’est qu’ironie.
Sage celui qui doute et fort celui qui nie !

Tu cherches aussi l’Être, ô passant ! je te plains.
Les firmaments d’abîme et d’abîme sont pleins.
La route est longue, va ! l’éternel, parallèle
À l’infini, t’aura bien vite brisé l’aile.
Cours, vole, essaie, et cherche, et plane, et sois puni !

Moi, l’œil fixe suffit tant qu’il n’est pas terni,
Je reste où je suis. Va, monte ! Et prends garde en route
Aux visions qui font qu’on s’égare et qu’on doute.
Tu trouveras peut-être à quelque seuil d’enfers
Des fantômes de feu, de pâles Lucifers,
Punis pour s’être mis au front un peu d’aurore,
Larrons de feu céleste ou d’infernal phosphore,
Noirs dénicheurs de nids d’astres dans les rameaux
D’où tombent les terreurs, les songes et les maux.
Passe, et va devant toi, sois méfiant, et rôde,
Sans croire à la clarté, dans la nuit, cette fraude ;
Ne suis pas ce qu’on voit, ne suis pas ce qui luit.
À force de vouloir aveugler tout, la nuit
Finit par faire éclore une lueur athée ;
Et les flamboiements sont de l’ombre révoltée.
J’en suis moi-même.

Alors le hibou frémissant
Se tourna vers la nuit, cherchant l’énorme absent.
On eût dit que sa tête et ses deux ailes grises
Dans un pesant filet invisible étaient prises ;
Il tremblait, puis restait rêveur comme un vieillard.

Tout à coup il cria dans l’immense brouillard :


Profondeurs ! Profondeurs ! Profondeurs formidables !
Embryons éternels, atomes imperdables,
D’où sortez-vous ? Substance, air, flamme, moule humain,
Terre ! avez-vous été pétris par une main ?
Ô parturition ténébreuse de l’Être !
Je veux trouver, je, veux savoir, je veux connaître !

Le vide est impossible, et tout est plein ; tout vit.
Qui le sait ? Le ciel croule aussitôt qu’on gravit.
Si l’univers nous dit de douter ; ou nous somme
De croire, je l’ignore : Oh ! que dit l’aube à l’homme ?
Que dit le froid mistral et le simoun ardent ?
Vision ! la mer triste entrechoque en grondant,
Sous les nuages lourds que les souffles assemblent,
Ses monstrueux airains en fusion, qui tremblent !
Les flots font un fracas de boucliers affreux
Se heurtant et l’éclair sépulcral est sur eux !
Quelle est la foi, le dogme et la philosophie
Que toute cette horreur sombre nous signifie ?
L’étendue, où, vaincu ; mon vol s’est arrêté,
Est si lugubrement faite d’obscurité,
L’obstacle est si fatal, l’ombre est si dérisoire,
Que j’arrive à ne plus comprendre, à ne rien croire ;
Et je dis à la nuit : pas un être n’est sûr
Même d’un peu de Dieu, nuit, dans un peu d’azur !
Oh ! la création est-elle volontaire ?
Un maître y dit-il moi ? Ciel ! Ciel !

de quel cratère
Du vieux volcan chaos ; sous l’énigme englouti,
Ce monde, éruption sinistre, est-il sorti ?
Quelqu’un a-t-il soufflé sur ses torrents funèbres :
Pour en faire la pierre énorme des ténèbres ?
Quelqu’un l’a-t-il vu lave avant qu’il fût granit ?,
Qui donc, sur le versant monstrueux du zénith,
Figea cette coulée effrayante d’étoiles ?
Est-il ? S’il est, qu’il parle ! Oh ! dis-moi qui tu voiles ;
Ciel morne ! L’être est-il parce que la vue est ?
Je sens sous l’infini ce fantôme muet :
Je le sens ; mais est-il ? Et j’ai beau le poursuivre ;
L’ombre incommensurable et fuyante m’enivre.
Toute ma découverte est, cendre et chute. Ô deuil !
Le strabisme effrayant du doute est dans mon œil !
Le fil de l’infini devant moi se dévide.
Que la création soit une chose vide,
Cela ne se peut pas. Où serait la raison ?

Mais d’un autre côté, dans le vaste horizon
Tout souffre ; et tout répond aux questions : je pleure !
L’esprit comme la chair, le siècle comme l’heure,
Le colosse et l’atome infinitésimal.
Ô nuit ! pourquoi le vide ? Oui, mais pourquoi le mal ?
Oh ! si je trouvais Dieu ! Si je pouvais, à force
D’user ma griffe obscure à saisir cette écorce,
Déchirer l’ombre ! voir ce front, et le voir nu !

Ôter enfin la nuit du visage inconnu !
Mais rien ! Le ciel est faux, l’astre ment, l’aube est traître !
Je n’ai qu’un seul effort, je me cramponne à l’être ;

Je me cramponne à Dieu dans l’ombre sans parois ;
Si Dieu n’existait pas ! Oh ! par moments je crois
Voir pleurer la paupière horrible de l’abîme.
Si Dieu n’existait pas ? si rien n’avait de cime ?
Si les gouffres n’avaient qu’une ombre au milieu d’eux ?
Oh ! serais-je tout seul dans l’infini hideux ?
Ô vous, les quatre vents soufflant dans le prodige,
Est-il ? est-il ? est-il ? est-il ? Moi-même suis-je ?
Ne verrai-je jamais blanchir les bleus sommets ?
Et devons-nous rester face à face à jamais,
Sous l’énigme, idiote et monstrueuse voûte,
Lui qui s’appelle Nuit, moi qui m’appelle Doute !
Et rien ne répondit ; et l’oiseau curieux
Et funèbre, crispant son ongle furieux,
Frémit ; et, se ruant sur l’espèce de face
Qui toujours dans la brume apparaît et s’efface,
Poursuivant l’éternel évanouissement,
Tâchant de retenir le vide, le moment,
L’éclair, le phénomène informe, le problème,
Et tout ce rien fuyant qu’il ne voyait pas même,

Cherchant un pli, cherchant un nœud, faisant effort
Pour prendre l’impalpable et l’obscur par le bord,
Et pour saisir, dans l’ombre où tout essor avorte,
La nuit par le trou noir de quelque étoile morte,
Las, rauque, haletant dans l’insondable exil :
— Mais, spectre, arrache donc ce masque ! cria-t-il.
Et je ne le vis plus ; l’ombre avait saisi l’être
Qui voulait saisir l’ombre ; et tout doit disparaître,
Et tout doit s’effacer, et tout, Rhodope, Ossa,
Athos, tout doit passer, et cet oiseau passa.

Seulement, comme un souffle a peine saisissable,
Comme un bruit de fourmi roulant un grain de sable,
Dans le gouffre où venait d’entrer l’oiseau d’Hermès,
J’entendis murmurer tout bas ce mot : jamais !
Toute l’ombre exhalait un brouillard léthifère

Et je demeurai là, ne sachant plus que faire
De mes ailes, n’osant ni chercher, ni vouloir.

III[modifier]


Et je vis au-dessus de ma tête un point noir ;
Et ce point noir semblait une mouche dans l’ombre.
Dans le profond nadir que la ruine encombre,

Où sans cesse, à jamais, sinistre et se taisant,
Quelque chose de sombre et d’inconnu descend,
Les brouillards indistincts, et gris, fumée énorme,
S’enfonçaient et perdaient lugubrement leur forme,
Pareils à des : chaos l’un sur l’autre écroulés.

Montant toujours, laissant sous mes talons ailés
L’abîme d’en bas, plein de l’ombre inférieure,

Je volai, dans la brume et dans le vent qui pleure,
Vers l’abîme d’en haut, obscur comme un tombeau ;
J’approchai de la mouche, et c’était un corbeau.
Et ce corbeau disait : ils sont deux ! Zoroastre.
L’un est l’esprit de vie, au vol d’aigle, aux yeux d’astre,
Qui rayonne, crée, aime, illumine, construit ;
Et l’autre est l’araignée énorme de la nuit.
Ils sont-deux ; l’un est l’hymne et l’autre est la huée.
Ils sont deux ; le linceul et l’être, la nuée
Et le ciel, la paupière et l’œil, l’ombre-et le jour,
La haine affreuse, noire, implacable, et l’amour.
Ils sont deux combattants. Le combat, c’est le monde.
L’un, qui mêle à l’azur sa chevelure blonde,
Est l’ange ; il est celui qui, dans le gouffre obscur,
Apporte la clarté, le lys, le-bonheur pur ;
Du monstre aux pieds hideux il traverse les voiles ;
Sur sa robe frissonne un tremblement d’étoiles ;
Il est beau ! Semant l’être et le germe aux limons,

Allumant des blancheurs sur la cime des monts,
Et pénétrant d’un feu mystérieux les choses,
Il vient, et l’on voit l’aube à travers ses doigts roses ;
Et tout rit ; l’herbe est verte et les hommes sont doux.
L’autre surgit a, l’heure où pleurent à genoux.
Les mères et-les sœurs, Rachel, Hécube, Électre ;
Le soir monstrueux fait apparaître le spectre ;
Il sort du vaste ennui de l’ombre qui descend ;
Il arrête la sève et fait couler le sang ;
Le jardin sous ses pieds se change en ossuaire ;
De l’horreur infinie il traîne le suaire ;
Il sort pour faire faire aux ténèbres le mal ;
Morne, en l’être charnel comme en l’être aromal,
Il pénètre ; et pendant qu’à l’autre bout du monde,
Abattant les rameaux du crime qu’il émonde,
L’éblouissant Ormus met sur son front vermeil.
Cette tiare d’or qu’on-nomme le soleil,

Lui, sur l’horizon noir, sinistre, à la nuit brune,
Se dresse avec le masque horrible de la lune,
Et, jetant à tout astre un regard de côté,
Rôde, voleur de l’ombre et de l’immensité.
Grâce à lui, l’incendie éclos d’une étincelle,
Le jaguar qui dévore à jamais la gazelle,
La peste, le poison, l’épine, la noirceur,
L’âpre ciguë à qui le serpent dit : ma sœur,
Le feu qui ronge tout, l’eau sur qui tout chavire,
L’avalanche, le roc qui brise le navire,
Le vent qui brise l’arbre, étalent sous le ciel

La vaste impunité du forfait éternel.
Il se penche effrayant sur les dormeurs qui rêvent ;
C’est vers lui qu’à travers l’obscurité s’élèvent
L’hymne d’amour du monstre et le feu du bûcher,
Les langues des serpents cherchant à le lécher,
Tous les dos caressants des bêtes qu’il anime,
Et les miaulements énormes de l’abîme.
Il pousse tous les cris de guerre des humains ;
Dans leurs combats hideux c’est lui qui bat des mains,
Et qui, lâchant la mort sur les têtes frappées,
Attache cette foudre à l’éclair des épées.
Il marche environné de la meute des maux ;
Il heurte aux rochers l’onde et l’homme aux animaux.
Chaque nuit il est près de triompher ; il noie
Les cieux ; il tend la main, il va saisir la proie,
Le monde ; l’océan frémit, le gouffre bout,
Ses dents claquent de joie, il grince, et tout à coup,
À l’heure où les parsis, les mages et les guèbres
Entendent ce bandit rire dans les ténèbres,
Voilà que de l’abîme un rayon blanc jaillit,
Et que, sur le malade expirant dans son lit,
Sur les mères tordant leurs mains désespérées,
Sur le râle éperdu des lugubres marées,
Sur le juste au tombeau, sur l’esclave au carcan,
Sur l’écueil, sur le bois profond, sur le volcan,
Sur tout cet univers que l’ombre veut proscrire,
L’aurore épanouit son immense soutire !



Sous l’univers, hagard, lié d’un triple nœud,
Un être, qui ne sait s’il existe, se meut ;
C’est l’idiot ; le sombre enchaîné de la cave,
Chaos, s’il est permis de nommer cet esclave.
Stupide, il rêve là, connu des spectres seuls,
Caché sous tous les plis que font tous les linceuls,

Ébauche par en haut et par en bas décombre,
Mendiant sourdement un peu de jour dans l’ombre,
Sanglotant au hasard, formidable pleureur,
Il tord ses deux moignons, ignorance et terreur ;
Et la pluie éternelle et lugubre l’inonde.
Il rampe dans un trou ; fondrière du monde ;
Sans yeux, sans pieds, sans voix, mordant et dévoré,
Se heurtant aux parois des gouffres, effaré
D’éclairs pleuvant sur comme sur une cible,
Espèce d’affreux tronc ayant pour gaine horrible
La coque de l’œuf :noir d’où l’univers sortit
Son crâne sous le poids du néant s’aplatit ;
Et l’on voit vaguement tâtonner dans l’informe,
Au fond de l’infini, ce cul-de-jatte énorme.
Il n’entend même pas le bruit que font en haut

Les deux principes dieux, ébranlant son cachot,
Et leurs trépignements sur sa morne demeure.
Le méchant veut qu’il vive et le bon veut qu’il meure.

Ainsi luttent, hélas !’ces deux égaux puissants ;
L’un, roi de l’esprit ; l’autre, empoisonneur des sens ;
Les choses à leur souffle expirent ou végètent.
Rien n’est au-dessus d’eux. Ils sont seuls. Ils se jettent
L’hiver et le printemps, l’éclair et le rayon ;
Ils sont l’effrayant duel de la création.
Tout est leur guerre ; sont dans la flamme, dans l’onde,
Dans la terre où les monts fument, dans l’air qui gronde ;
Leurs chocs font tressaillir les firmaments, et font
Trembler les soleils d’or à ce sombre plafond ;
Et le nid, dans la mousse, est leur champ de bataille.
L’abîme est entr’ouvert quand Arimane bâille ;
Alors l’essaim hagard des hydres se répand.
Les deux colosses, l’un planant, l’autre rampant,
S’étreignent. Où l’on voit deux cœurs qui se haïssent,
Deux dragons qui la nuit l’un vers l’autre se glissent,
Deux forces s’attaquant à grand bruit, deux guerriers
Combattant, deux poignards dont les coups meurtriers
Se croisent, et parfois deux bouches qui se baisent,
Ce sont eux. Noirs assauts qu’aucuns repos n’apaisent !

Jamais de trêve. Ils sont ; et rien n’existe qu’eux.
Les éléments sont-pleins de leurs cris belliqueux.
Et partout où l’on pleure et partout où l’on chante,
Dans l’homme, dans le vent, dans la ronce méchante,
Dans la bête des bois et dans les cieux émus,
L’ombre hurle Arimane et le jour dit Ormus !

Et dans les profondeurs cette lutte s’étale ;
Et l’oscillation est heureuse ou fatale,
Et le large roulis nous bere, ou son reflux
N’emporte que clameurs et sanglots superflus,
Et le boa s’enroule au tronc du sycomore,
Jérusalem voit naître à son côté Gomorrhe,
Thèbes lègue un linceul de sables à Memphis,
Nemrod luit, Marc-Aurèle a Commode pour fils,
Ou l’océan sourit, et l’abîme et l’étoile
S’entendent pour sauver une petite voile,
Le bois chante ; les nids palpitent, les oiseaux
Réjouissent les fleurs en buvant aux ruisseaux,
La mère, en qui l’orgueil à l’extase se mêle,
Emplit d’elle l’enfant qui presse sa mamelle,
Et l’homme semble un dieu de sagesse vêtu,
Et tout grandit en grâce, en puissance, en vertu,
Ou dans le flot du mal tout naufrage et tout sombre,
Selon que le hasard, roi de la lutte sombre,
Précipite Arimane ou voile Ormus terni,
Et fait pencher, au fond du livide infini,
L’un ou l’autre plateau de la balance énorme.
Arimane aux yeux d’ombre attend qu’Ormus s’endorme ;

Ce jour-là, le chaos et le mal le verront
Saisir dans ses bras noirs le ciel au vaste front,
Et, fouillant tout orbite et perçant tous les voiles,
De ce crâne éternel arracher les étoiles ;
Ormus, tout en dormant, frémira de terreur ;
L’immensité, pareille au bœuf qu’un laboureur
A laissé dans un champ ténébreux, et qui beugle,
Ô nuit, s’éveillera le lendemain aveugle,
Et, dans l’espace affreux sous la brume enfoui,
L’astre éteint cherchera le monde évanoui !

Et le corbeau rentra dans l’ombre formidable.

L’infini sous mes pieds reflétait l’insondable ;
Des lueurs y flottaient comme dans un miroir.

IV[modifier]



Et je vis au-dessus de ma tête un point noir,
Et ce point noir semblait une mouche dans l’ombre.

J’y volai. L’eau des mers, sous son flot le plus sombre,
À des monstres obscurs qui vont, seuls ou nombreux,
Et l’éther cache aussi des êtres ténébreux ;

Sous les ombres on vit comme on vit sous les ondes.
Je franchis ces hauteurs lugubres et profondes,
Et cette mouche tait un vautour.


Il planait
Dans le : vide, que nul ne sonde et ne connaît,
Criant
— Hé ! le géant ! Hé ! l’homme de l’abîme !
Est-ce que tu n’es pas fatigué ? de ma cime,
J’entends le craquement éternel de tes os.
Ta livide sueur pleut dans l’affreux chaos.
Es-tu bien las ? Réponds. Sur ton immense épaule
Pèse l’énormité monstrueuse du pôle ;
Le globe, avec les cieux, et les monts chevelus,
Avec les mers roulant les flux et les reflux,
Avec ses dieux ayant des gouffres pour ancêtres,
Avec sa fourmilière épouvantable d’êtres,
Avec ses millions-de chocs, de bruits ; de pas,
Ses vivants et ses morts... c’est très lourd, n’est-ce pas ?
Nulle voix ne sortit du vide pour répondre ;
Et tout continua d’être horrible, et de fondre
La cécité muette avec l’obscurité.
Et le vautour me vit, et, s’étant arrêté,
Grave et hideux, me dit :
Passant, sache les choses.
Il est des dieux. Ils sont les dieux, mais non les causes.


Il poursu

ivit :

Je suis le grand vautour béant.
J’étais sur la montagne et j’avais un géant.
Pas l’être à qui je viens de parler, mais un autre.
Vous, hommes, votre loi, c’est d’apprendre ; la nôtre,
À nous, les becs d’acier, craints même des tombeaux,
C’est d’arracher la vie et la chair par lambeaux
Il faut au dur vautour la proie ensanglantée.
La mienne me plaisait ; je mangeais Prométhée ;
Quand Orphée apparut, et-me dit : Viens. J’allai,
Rauque et tout frémissant, vers cet homme étoilé.
Il chantait, et son hymne était une prière,
Et, lui, marchait devant, et je volais derrière ;
Et tout ce que je sais, ténèbres, c’est l’esprit,

C’est Orphée au front calme et doux, qui me l’apprit ;
Stupide, j’ai suivi cette voix enchantée ;
Et c’est ainsi que fut délivré Prométhée.

Écoute. En écoutant l’esprit se forme et naît.
Prométhée, à travers les, tourments, m’enseignait ;
Orphée a complété l’œuvre de Prométhée ;

Sache à ton tour.

Le monde est de l’ombre agitée ;
L’ombre en heurtant ses flots produit le chaos noir,
D’où sort la masse informe et brute, laissant voir
Dans ses plis ces noirceurs, ces larves, ces chimères
Que la nuit sombre appelle à voix basse les Mères ;
Et le père de tout, c’est le vague étoilé.

L’univers a sur lui, globe d’ombre mêlé,
Trois déesses qui sont trois aveugles terribles.
Maîtresses du réseau des forces invisibles,
Elles ouvrent sans bruit leurs bras insidieux,
Et prennent les titans, les hommes et les dieux ;
L’œil partout voit surgir une sombre inconnue ;
Sur la terre Vénus, la grande nymphe nue,
En bas, dans l’âpre lieu des mânes redouté,
Le spectre Hécate, en haut l’ombre Fatalité ;
Vénus étreint la vie et rien ne lui résiste,
Hécate tient l’enfer, et, comme un geôlier triste,
L’ombre Destin s’adosse au grand ciel constellé.
On voit sur l’azur noir ce fantôme voilé.
Ainsi le monde, enfer, terre et cieux, plein de haines,
Est triple pour souffrir et frémit sous trois chaînes.
Tout par une noirceur vers un gouffre est conduit.
Hécate, c’est la nuit, le Destin, c’est la nuit,
Et Vénus, c’est la nuit ; Vénus, fauve et fatale,
. A deux filles, la mort et la volupté pâle ;
Et Mort et Volupté sont deux ombres qui font
Chacune sous la vie un abîme sans fond.


Ô déités, tenant, les noires et la blonde,
Les entrailles, le cœur et le cerveau du monde,
Et toute la nature attachée à trois fils !
Les astres sont leurs yeux, les nuits sont leurs profils.
Rien ne peut les fléchir ; c’est en vain qu’on réclame ;
Le sort est tigre, Hécate est sphynx, Vénus est femme.

Une cariatide immense porte tout
Tellus en deuil, Neptune amer, Pluton qui bout,
Arbres, moissons, déserts, flots confus, rocs inertes,

Fleuves laissant traîner leurs longues barbes vertes,
Hommes et champs d’où sort un bruit sourd, tournoiements
Des nuages, de jour ou d’orage écumants,
Et Pan, qui, dérangeant les branchages des ormes,
Apparaît vaguement au fond des bois énormes.

Tout est un groupe obscur d’aspects fallacieux ;
Les astres font un bruit de lyres dans les cieux ;
Le porche sidéral, antre du sort, gouverne
Ce monde triple, ciel, terre en fleurs, rouge Averne.
Une grâce lugubre est mêlée à l’effroi.
Partout quelque chaos, dont quelque monstre est roi,
Obéit, dans l’écume ou la flamme ou l’épine,
Aux yeux d’une Amphitrite ou d’une Proserpine
Ou de quelque Cybèle au front blond et serein.
Partout se croisent l’eau, le feu, l’autan sans frein,
Les satyres dansants, les nymphes chasseresses,
Et dans le sombre azur des essors de déesses.
Et, tour à tour, et l’un après l’autre, au plus noir

De l’antre, que blanchit l’aube et qu’ombre le soir,
On voit passer, forgeant la lumière ou la brume
Sur l’Heure, étincelante et ténébreuse enclume,
Le Jour, la Nuit, géants, cyclopes à l’œil rond,
Ayant, l’un le soleil, l’autre la lune, au front.

La Matière est au centre, au fond des sombres voûtes,
Hydre, divinité, la plus noire de toutes !
Tout cherche tout, sans but ; sans trêve, sans repos.
Ces femmes qu’un dieu pousse et dont les blanches peaux
En touchant l’arbre ému, font frémir les écorces,
Ces démons composés d’ivresses et de forces,
Les Ménades aux seins de Sirène, aux yeux fous,
Passent levant leur robe au-dessus des genoux,
Mêlant les voix, le luth, la timbale et le cistre.
Ô monde ténébreux, éblouissant, sinistre !
La fange se soulève et veut lécher les cieux.
Les cieux n’abhorrent pas cet hymen monstrueux.
Omphale aux blonds cheveux étreint le vaste Hercule.
Tout frémit. Dans le vague et trouble crépuscule
Les temples entrevus dressent leurs noirs piliers ;
Les flamboiements des yeux errent dans les halliers :
Le pâtre attend Phœbé ; l’ombre qui se déchire
Laisse voir le dragon, l’elfe, l’hécatonchyre,
Tâchant de s’enlacer, de s’unir, de sentir ;
La blanche vision des nymphes fait sortir

Sylvain des bois, Triton des eaux, Vulcain des forges ;

Pan contemple effaré la nudité des gorges ;
L’arbre est un faune ardent qu’on ne peut assoupir,
Et les antres sont pleins d’un immense soupir,
Dans l’orageux banquet des thyrses et des lyres,
Et de toutes les soifs buvant tous les délires,
Bacchus, environné de tigres, chante et rit ;
Et, dégorgeant au fond des cerveaux qu’il flétrit,
Sa fumée âcre où vont et viennent des fantômes,
Spectres bleus de l’éther, larves des noirs royaumes,
Les cris, les coups, la rage et le baiser lascif,
Le vin cynique emplit les coupes d’or massif.
On fait un nid de l’ombre, un lit de la matière.
Se ruant les seins nus sur la nature entière,
Étonnés, hérissés, debout, couchés, assis,
Les mages de Cybèle et les mages d’Isis,
L’éphèbe au front charmant, les vierges, les prêtresses ;
Les bacchantes livrant aux vents leurs folles tresses,
Naïades, chèvre-pieds, kabyres, ægipans,
Et les hommes chevaux et les femmes serpents,
Les prêtres qu’en passant, bouc rêveur, tu salues,
Les troglodytes roux aux poitrines velues,
Polyphème, Astarté, Cerbère, Hylas, Atys,
Toutes les passions et tous les, appétits,
S’accouplent, Évohé ! rugissent, balbutient,
Et sous l’œil du destin calme et froid, associent
Le râle et le baiser, la morsure et le chant,
La cruauté joyeuse et le bonheur méchant,
Et toutes les fureurs que la démence invente ;
Et célèbrent, devant l’esprit qui s’épouvante,
Devant l’aube, devant l’astre, devant l’éclair,
Le mystère splendide et hideux de la chair ;

Et cherchant les lieux sourds, les rocs inabordables,
Échevelés, pâmés, amoureux, formidables,
Ivres, l’un qui s’échappe et l’autre qui poursuit,
Dansent dans l’impudeur farouche de :la nuit !

Au faîte de l’orgie et dans le bruit des coupes,
La géante qui plonge aux flots ses larges croupes,
Dont chaque mouvement pour l’homme est un fléau,
Le monstre aux millions de visages, Géo,
Sur des Alpes couchée et montagne comme elles,
Prodigue ses amours, ses lèvres, ses mamelles,
Et, s’ouvrant sans relâche aux longs embrassements,
Engouffre en ses flancs noirs tout un monde d’amants,
Le devin, le rôdeur, des monts, l’homme de l’antre,
Épicure, l’esprit, et Silène, le ventre,
Le rayon, le fumier, et tout l’impur troupeau
Des êtres vils ayant des toisons sur la peau,
L’ours, l’hyène et le tigre et la louve échauffée,
Et derrière ce groupe affreux, le pâle Orphée !
Elle se donne à tous ensemble, et, tour à tour,
Les fait rugir de haine et se tordre d’amour,
Les étreint, les ravit, les baise et les dévore.
À ses cils ténébreux elle mêle l’aurore.
L’homme la voit qui guette au milieu des roseaux.
Laissant ses cheveux d’herbe ondoyer dans les eaux.
Elle chante, appuyant à sa hanche écaillée
Ses coudes de branchage et ses mains de feuillée :
— Viens ! je suis la Nature ! — Et, charmés, palpitants,
Vaincus, de tous les points du monde en même temps,
Les bergers, les songeurs, les voyants, les colosses,
Les mornes dieux de l’Inde aux têtes de molosses,

Les lourds typhons d’en bas, le peuple hydre et géant,
Pullulant, fécondant, multipliant, créant,
Frémissant d’approcher peut-être de leur mère,
Fixent leurs fauves yeux sur l’obscène chimère !
Et l’écume embrassant le roc sauvage et brut,
Les baisers de l’orage et des vagues en rut,
L’entourent ; et son souffle émeut la bête immonde ;
Et, sans cesse, à jamais, dans l’air, la flamme et l’onde,
À travers l’éternelle et livide vapeur,
La prunelle des nuits regarde avec stupeur,
Et l’ouragan flagelle, et l’océan caresse
La prostitution de la sombre déesse !
C’est ainsi que tout vit et tout meurt, haletant.
L’astre est une étincelle et le siècle un instant.
Le souffle de la mort couvre à chaque rafale
D’ombres le fleuve Styx, d’oiseaux le lac Stymphale,
Et la guerre aux longs cris plane, et les pestes vont
S’accoupler pêle-mêle au bas du ciel profond,
Elles se dressent, sœurs du meurtre et de l’envie,
Et leurs regards de larve épouvantent la vie.
Et l’on entend, au fond des brouillards soucieux,
Hurler la bête fauve effrayante des cieux,
Le Tonnerre, et, troublés, et prêts à se dissoudre,
Les mers, les bois, les monts, sous les pas de la foudre,
Tremblent, et le vent jette à travers ses éclats
Les imprécations du portefaix Atlas.

Car tout pèse sur lui. Je te l’ai dit, le monde,
Avec l’air bleu, le feu vermeil, l’eau verte et ronde,

Avec l’éther, l’espace, et les ascensions
Splendides et sans fin, des constellations,
Oscille, soutenu sur ce vivant pilastre.
Au sommet resplendit l’Olympe, caverne astre.
L’Olympe est couronné de spectres radieux
Qui seraient des brigands s’ils, n’étaient pas des dieux ;

L’Olympe a pour fleurons les douze dieux sublimes.
Leur rayonnement calme aveugle les abîmes.
Au-dessous, les Titans, les mammons, les géants,
L’hydre Glaucus gonflant-sa croupe d’océans,
Rampent, et les sylvains, les trichines, les dives,
Dans les eaux, sous les plis des algues maladives,
Serpentent avec l’orphe horrible, et l’anthia,
Et l’impur Géryon qu’Alcide châtia ;
Et l’on distingue en bas la race lapidaire,
Gorgone, que la lune en tremblant considère,
Les trois parques branlant la tête sur le bruit
Du rouet où le jour est filé par la nuit,
Chronos, face à quatre yeux, Derceto pisciforme ;
Et, comme lé brin d’herbe entre le cèdre et l’orme,
L’homme entre le titan et le dieu disparaît,
Les monstres sur son front faisant une forêt.
Les douze dieux, ayant triomphé, sont tranquilles
Et féroces ; ils ont les temples : dans les villes,
Les forêts dans la plaine et les rocs sur_ les monts ;

Vulcain, par les Brontès et par les Pyracmons,
Leur fait forger la foudre et le vent en armures ;
Dodone les salue avec de sourds murmures ;
Ils sont grands et sereins, et chacun de leurs pas
Mesure un tiers du ciel dans son vaste compas.
Toute pudeur sur tiers à leur souffle se fane ;
Jupiter est tyran, Cypris est courtisane ;
Phoebus est assassin ; Pallas tue ; et Junon
A le meurtre au regard fixe pour compagnon ;
Éole fou vomit la pluie échevelée ;
Neptune est la tempête et Mars est la mêlée ;
Saturne abat la vie avec sa large faulx ;
Parmi les dieux méchants Mercure est le dieu faux ;
Le serpent le soupçonne et le renard le flaire ;
.En haut, l’horrible Amour ; pire que la colère,
Règne, et perçant les cœurs de flèches, diaprant
La terre de rosiers et de tombeaux, il prend
L’univers par les dieux et les dieux par la femme ;
Telle est l’orgie ; et l’œil va, dans ce monde infâme,
De la substance énorme à l’esprit odieux.
Les fléaux sont titans et les vices sont dieux.

On entend les dieux rire ; on voit leurs vagues trônes
Resplendir-au-dessus des monts Acrocéraunes,
La vie est autour d’eux un sourd frémissement ;
La prière à leurs pieds boîte ; l’oracle ment ;

La moitié de la-terre est un marais qui trempe
Dans le chaos, cloaque où l’être informe rampe ;
Et le ciel est trop bas pour qu’Othryx le géant
Se puisse à son réveil mettre sur son, séant.


Et Tout, c’est toi, Substance !

Oui, l’ombre où Pythagore
Voit passer le triton, la nymphe et l’égrégore ;
La Syrène, la nuit, quand brille le halo,
Ouvrant son chant dans l’air, ses nageoires dans l’eau,
C’est toi ; c’est toi, Téthys, la femme aux mains palmées ;
Ces dieux, c’est toi ; c’est toi, ces monstres ; ces pygmées
Et ces géants, c’est toi ; tous ces masques béants,
Corybantes hurlant les cyniques paeans,
Stryges, psylles, c’est toi ; c’est toi, ces myriades
De méduses, d’éons, de faunes, de dryades ;
C’est toi, cette stupeur, c’est toi, ce mouvement,
Matière ! bloc inerte et noir fourmillement !

Et, devant ce chaos, toute philosophie
Pousse un cri, puis se tait, rêve et se pétrifie.
Quant à l’homme, qu’est-il ? Rien. Et je te l’ai dit.
Fait d’un peu de limon que Jupiter perdit,
N’ayant, sous l’affreux ciel d’où tombe la sentence,
Ni loi, ni liberté, ni droit, ni résistance,
Il n’est que le hochet des monstres.

Nu, fatal,
L’homme commet le crime et les dieux font le mal,
L’homme, face au vil souffle et bouche aux plaintes vaines,
Sent en lui, dans ses os, dans ses nerfs, dans ses veines,

Germer l’arborescence horrible du destin.
Tout-banquet est suspect ; les dieux sont du festin ;
Atrée offre la coupe aux lèvres de Thyeste ;
Oreste est parricide et Jocaste est inceste ;
Phèdre a peur, Myrrha tremble, et Pasiphaè fuit ;
Hélas !.elles ont bu les philtres de la nuit !
Le sort est un bandit ; la vie est une folle.
Le glaive naît du glaive. Agamemnon immole
Sa fille, et Clytemnestre, immole Agamemnon.
— Justice ; crie Ajax, es-tu ? — La Mort dit : Non.
Médée est ivre et rit. Oh ! comme vous pleurâtes,
Cassandre, dans l’horreur des ombres scélérates !
Quoique innocents, il vont comme des criminels.
Autour d’eux à jamais se dressent éternels

Le remords, le bois triste où l’on entend des râles,
Le meurtre ; et l’entourage, affreux des spectres pâles.
Apollon forcené se jette, sombre amant,
Sur Daphné ; c’est Daphné qu’atteint le châtiment.
Thémis aveugle tient la balance incertaine.
Tout est dragon, serpent, hydre, polype, antenne,
Griffe, ongle, serre ; et l’homme est pris dans les anneaux
De Géo, de Typhon, d’Éole et d’Ouranos.
Tous les arbres de l’ombre ont de fatales pommes.
Il suffit de passer dans le taillis des hommes
Pour secouer la branche exécrable des maux.
Le crime et l’équité sont deux néants jumeaux
Que dans le même abîme emporte la même aile.
Sans voir, sans regarder, sans choisir, pêle-mêle,
Le dieu d’en bas, l’inepte et ténébreux Hadès
Jette vieillards, enfants, guerriers, rois sous le dais,
À l’égout Styx, où pleut l’éternelle immondice ;
Sourd ; même pour Orphée, il lui prend Eurydice.

Tout est dérision. Vénus étreint Psyché.
Achille meurt par où sa mère l’a touché.
Oh ! les mères ! Cherchez les fils, cherchez la joie !
Niobé devient pierre et nuit ; Hécube aboie.

Être chaste. À quoi bon ? Vivre austère. Pourquoi ?
Plus de vertu contient plus d’ombre et plus d’effroi.
Les assassins, creuseurs de fosses à la hâte,
Le voleur, écoutant à la, porte qu’il tâte,
Ne sont pas plus troublés qu’Œdipe au front pieux.
Comme le sanglier s’abat sous les épieux.
L’homme tombe percé par les carquois célestes.
Les grands sont les maudits, les bons sont les funestes.
Le ciel sombre est croulant sur les hommes ; l’autel,
Calme et froid, à celui qui l’embrasse est mortel,
Une Eurydice dort sur les marches du temple ;
Le meilleur, si le sort veut en faire un exemple,
N’a plus de cœur ; n’a plus d’entrailles, n’a plus d’yeux,
Ploie et meurt sous le poids formidable des dieux.
Les générations s’envolent dissipées.
Les jours passent ainsi que des lueurs d’épées.
Au-dessus des vivants le sort lève le doigt.
Nul ne fait ce qu’il fait ; nul ne voit ce qu’il ; voit.
Nais : la main du sort s’ouvre. Expire : elle se ferme.
Nul ne sait rien de plus. Guerres sans but, sans terme,
Sans conscience, écume aux dents, et glaive au poing !
La bouche mord l’oreille et ne lui parle point
Le sourd étreint l’aveugle ; on lutte, on se dévore
On se prend ; on se quitte, on se reprend encore ;
Et nul n’est jamais libre un instant sous les cieux ;
Ce que le destin lâche est repris par les dieux ;


Ce qu’épargnent les dieux fatigués, l’amour traître.
Le ressaisit ; tout saigne et tout souffre, sans être.
Le penseur voit, au-bord des noirs destins venu,
Se prolonger sans fin dans le gouffre inconnu,.
Cette agitation des vagues de ténèbres.
Où sont les grands, les forts, les puissants, les célèbres ?
Ils sont où la fumée est allée, où les bois
Ont envoyé les bruits, les souffles et les voix ;
Et le sourd néant dit : ce n’était pas la peine.
Et maintenant, Platon,. Socrate, Callysthène,
Diogène, Zénon, Démocrite, Archytas,
Thalès, Cratès, Pyrrhon, Anaxagore, ô tas
De sages, répondez : qu’est-ce que la sagesse ?
Veille ou dors, viens ou fuis, nie ou crois, prends ou laisse.
Sois immonde ou sois pur sois bon ou sois pervers ;
Insulte l’aube, ou ris sous les feuillages verts ;
Montre-toi, cache-toi ; va-t-en,demeure, oscille ;
Ignore, ou bien apprends ; pense, ou sois imbécile.
Science humaine ! essai de regard ! louche effort
Pour faire un trou de flamme au mur brumeux du sort !
Imprécation sombre et pleine d’anathèmes !
Esprit humain ! rumeur ! passage de systèmes !
Place publique où vont et viennent, dans le soir,
Les projets de penser que l’homme peut avoir !
Le monde est une meule à broyer, la pensée.
Après une science épuisée et lassée,

Une doctrine vient criant : qu’est-ce que c’est ?
Et passe en redisant ce que l’autre disait.
Tous répètent — Pourquoi ? pourquoi ? — Nul ne devine
L’obscur secret de l’ombre infernale et divine.
— Comment sortir ? comment entrer ? Vouloir, savoir,
Ouvrent-ils les verrous de ce dédale noir ?
Essayons de la mort ! Essayons de la vie !
La volonté se sent par le destin suivie.
Si nous redescendions ou si nous remontions ?
Quelle est l’issue, ô nuit ? — Toutes les questions
Ont des portes d’énigme et des yeux de fantôme ;
Et, tristes, et courbés sous le ténébreux dôme,
Les songeurs frissonnants cherchent les sombres clefs
Dans la sereine horreur des gouffres étoilés.
Et chacun d’eux, penché sur l’ombre où tout s’achève,
Jette à qui passera ces noirs conseils du rêve :
— La prière est sans but. L’être est un fait hagard.
Ne te mets pas en frais d’amour pour le hasard.

Chante ou maudis. Qu’importe au destin que tu l’aimes ?
Les pas du genre humain sont-bordés de problèmes.
La vie est l’avenue effrayante des sphinx.
L’orgueil et-la science, yeux de paon, yeux de lynx,
Aboutissent au même avortement ; et l’homme.
Tremble, et sent des démons dans tous les dieux qu’il nomme.

Prométhée a voulu sortir de cette nuit,
Éclairer l’homme au fond du mystère introduit ;
Labourer, enseigner, civiliser, et faire
Du globe une vivante et radieuse sphère ;
Tirer du roc sauvage et des halliers épais
Les éblouissements de l’ordre et de la paix,
Défricher la forêt monstrueuse de l’être,
Et faire vivre ceux que le destin fait naître ;
Il a voulu sacrer la terre, ouvrir les yeux,
Mettre le pied de l’homme à l’échelle des cieux,
Soumettre la nature et que l’homme là mène,
Diminuer les dieux de la croissance humaine,
Couvrir les cœurs d’un pan de l’azur étoilé,
Faire du ver rampant jaillir l’esprit ailé,
Tendre une chaîne d’or entre l’arbre et la ville,
Au Tartare à jamais plonger la haine vile,
Lier le mal horrible au chaos épineux,
Et fonder, dans le cœur des hommes lumineux,
Afin que la raison l’achève et le bâtisse,
Un temple ; et remplacer Atlas par la justice.

Les dieux l’ont puni. Seul, vaincu, saignant, amer,
Il est tombé, pleuré des filles de la mer ;
Et moi, j’ai bu le sang de l’enchaîné terrible.


Tout est mort maintenant ; et, dans l’ombre inflexible,
Sous le rayonnement des boucliers divins,
Les efforts des géants et des hommes sort vains.

Toutefois, tant qu’il reste un peu d’air ; l’oiseau vole.
Orphée en me quittant m’a dit cette parole :

« Être ailé ; l’aile est bonne et sainte. Souviens-toi
Qu’espérer est la force et qu’atteindre est la loi.
« L’obstacle est là ? passants ; il attend qu’on le brise.
« Ce qu’a fait Prométhée est fait ; la flamme est prise ;
« Elle est sur terre ; elle est quelque part ; l’homme peut
« La retrouver ; grandir ; vivre, exister, s’il veut !
« S’il sait penser, gravir, creuser ; saisir, étreindre,
« S’il ne laisse jamais le saint flambeau s’éteindre,

« S’il se souvient qu’il peut, puisque l’idée a lui,
« Allumer quelque chose en lui de plus que lui,
« Qu’il doit lutter, que l’aube est une délivrance,
« Et qu’avoir le flambeau, c’est avoir l’espérance ;
« Car deux sacrés rayons composent la clarté,
« Et l’un est la puissance, et l’autre est la beauté. »


— Ô vautour, dans la nuit sans fond qui nous assiège,
Où donc est la clarté dont tu parles ? criai-je.

J’attendais la réponse, il avait disparu.

Il s’était effacé sans même avoir décru.
Ainsi vient, tourbillonne et fuit la feuille morte
Au vent que la nuit fait quand elle ouvre sa porte,
À l’heure où sur les monts le pâtre vient s’asseoir.

Et je vis au-dessus de ma tête un point noir.
Et ce point noir semblait une mouche dans l’ombre.

Comme lorsque la lune au fond des brouillards sombre,
Une vague lueur flottait ; l’immensité
Blanchissait.

Je repris ma course, et je montai
Dans l’air que je fendais d’une aile prompte et sûre,
Vers le point qu’on voyait dans l’espace ; à mesure
Que je montais, l’objet grossissait, et, pareil
Aux figures qu’on voit croître dans le sommeil,
Il prenait une form

e étrange ; et cette mouche
Était un aigle au vol tournoyant et farouche.
Le vide était moins sombre et le vent moins mauvais.
Chacun des noirs oiseaux vers qui je m’élevais,
Comme jadis le mage était loin de l’apôtre,
Volait seul dans sa zone et ne voyait pas l’autre.

L’aigle criait : Qui donc est là, gouffre hideux ?
Qui donc dit : il n’est pas ! Qui donc dit : ils sont deux !

Qui donc dit : — Ils sont douze, ils sont cent, ils sont mille ;
Ils emplissent l’azur comme un peuple une ville ;
Et le ciel serait clair, limpide et radieux,
S’il n’était obscurci du noir essaim des dieux.
Ô vents, il est ! Abîme ! il est seul. Seul, vous dis-je !
Ténèbres, demandez aux soleils. Le prodige,
       gouffres, ce serait qu’il ne fût pas. Je suis
L’aigle éclairé d’en haut qui plane au fond des nuits ;

Je suis la bête à qui ressemble le génie ;
J’ai dans mon œil hagard la lueur infinie ;
Je suis le grand voyant et le grand inquiet.
J’étais près de Moïse alors qu’il s’écriait :
— Ô soleil ! nourricier du monde ! anachorète !
Seul au fond du grand ciel comme en une retraite !
Père de l’aube, roi du jour ; maître du feu,
Écarte tes rayons, que je puisse voir Dieu !
Au pied du Sina sombre, il dit : Qui m’accompagne ?
J’ai dit : moi ! — J’étais là, quand, montant la montagne,
Il s’enfonça, superbe et tremblant a la fois,
Dans le nuage plein de foudres et de voix ;
J’ai suivi le prophète en cette ombre livide...
       sanglots de la mère auprès du berceau vide,
       chaîne de l’esclave, ô sceptre de Néron,
Toi, peste au souffle impur, toi, guerre au fier clairon,
Éperviers qui guettez la caille à sa sortie,
Broussailles de l’horreur, ronce, aconit, ortie,
       Fatalité, spectre à l’œil morne, au pas lent,
Mal, mille pieds hideux sur l’homme fourmillant,
Chimère Obscurité qui traînes tes vertèbres,
Chouette Nuit, crapaud Chaos, taupes Ténèbres,
Vieux ciel noir du néant, suaire du ciel bleu,
Vous mentez, vous mentez, vous mentez, j’ai vu Dieu !
En ce moment l’oiseau suprême et solitaire

M’aperçut ; fauve, il dit :

— Quel est ce ver de terre ?
De quel droit voles-tu dans l’ombre où tu rampas ?
Est-e toi qui disais tout à l’heure : il n’est pas ?
Si c’est toi

Je n’osais parler

Si c’est toi, sache
Qu’il se montre surtout dans tout ce qui le cache.
Qu’es-tu ? Réponds. Sais-tu le but, l’objet, la loi ?
Sais-tu pourquoi le taon mord la vache, pourquoi
L’oiseau mange la mouche et le ver le concombre ?
Dis ? où sont les poumons du vent ? Connais-tu l’ombre ?

Es-tu dans le secret ? Et, quand il a tonné,
Sais-tu ce qu’on a dit ? As-tu questionné
Les flots, quand vers l’écueil que bat leur inclémence
Ils viennent, commentant dans leur rumeur immense
Les actes inconnus de l’onde et de la nuit ?
L’univers est un texte obscur ; l’as-tu traduit ?
Qu’est-ce que nous voulaient les aurores enfuies ?
Pourquoi le larmoiement formidable des pluies ?
Comment l’arbre tient-il dans le pépin du fruit ?
As-tu questionné le Gibel et son bruit,
L’Atlas et son simoun, l’Alpe et son avalanche ?
Connais-tu la Jungfrau, la grande vierge blanche ?
T’a-t-elle dit le fond de la virginité ?
As-tu rempli ta cruche au puits éternité,
Et ta stupidité puise-t-elle à l’abîme ?
Parle. Ton

ignorance, homme, est-elle la dîme
Que tu viens prélever, précédé du corbeau,
Sur la science étrange et morne du tombeau,
Brume où se sont perdus tant de mages célèbres ?
T’es-tu penché pour boire a, même les ténèbres ?
Et t’es-tu redressé sur le vide où tu vas,
Recrachant ta gorgée et criant : Dieu n’est pas !
En est-il ainsi, brute ? En ce cas, je m’afflige
De te voir. C’est Dieu seul qui règne et vit, te dis-je,
Et Dieu seul qui survit. Fais-tu le froid, le chaud,
La nuit, l’aube ? Est-ce toi qui fais hurler là-haut
L’orage maniaque, et toi qui le fais taire ?
Es-tu le personnage immense du mystère ?
Prouve-le-moi. Voyons, homme. Quand le torrent,
Cet ouvrier terrible, inquiet, dévorant,
Sciant les rocs, traînant les terres aux campagnes,
Se met à décharner dans l’ombre les montagnes,.
Empêche-le donc ! dis à l’océan à bas !
Est-ce toi qui, prenant les lions, les courbas
Si bien qu’on ne sait plus, dans leurs fuites funèbres,
Si ce sont des lions ou si ce sont des zèbres !
Es-tu de ceux qui vont dans l’inconnu sans-voir,
Qui se heurtent la nuit à l’immense mur noir,
Et qui, battant l’obstacle avec leurs sombres : ailes,
Glissent sans fin le long, des parois éternelles ?
Sors-tu de quelque grotte affreuse, aux âpres flancs,
Où ton œil est resté fixe quatre mille ans,
Comme Satan dans l’ombre où Dieu le fit descendre ?
As-tu l’esprit qu’avait la payenne Cassandre
Lorsqu’elle allait voyant d’avance Ajax brigand,

Comptant les grands palais en flamme, et distinguant
Dans la profonde nuit le glaive nu d’Egysthe ?
Parle. Es-tu plein du gouffre ? Es-tu le trismégiste,
Marches-tu de plain-pied avec les cieux, disant

Aux douze heures : venez me parler, à présent
Que vous voilà sur terre, ayant en vous chacune
La gaîté du soleil ou l’horreur de la lune ?
As-tu vécu parmi les bêtes dans les bois,
Le tigre t’indiquant la source, et disant : bois !
Et, lorsque tu songeais la face contre terre,
Un ange, qu’adoraient le lynx et la panthère,
T’a-t-il jeté, de l’ombre écartant les rideaux,
Quelque effrayant manteau d’étoiles sur le dos ?
Pour parler de la sorte, es-tu celui qui lie
Et qui délie ? As-tu le double esprit d’Elie ?
Qu’es-tu ? Dis-moi ton nom. Les prophètes jadis,
À l’heure où, sur les monts par la brume engourdis ;
La large lune d’or surgissait comme un dôme,
Faisaient sur l’horizon des gestes de fantôme,
Dialoguaient avec les vents, et grands, et seuls,
Ils secouaient les nuits ainsi que des linceuls ;
Car le désert, prenant de graves attitudes,
Jadis parlait a l’homme, et l’homme aux solitudes ;
La mer ouvrant son gouffre et l’aigle ouvrant son bec
Entendaient les devins, dans Endor, dans Balbeck,
Faire des questions aux ténèbres, et l’ombre
Donner aux noirs devins l’explication sombre.
Es-tu de ceux-la ? Non ! Tu serais le dernier
Que tu ne serais pas si fou de le nier.

Serais-tu par hasard, ô parleur dérisoire,

Un des grands mécontents de l’immensité noire ?
Trouves-tu que les cieux sacrés vont de travers ?
Peut-être étais-tu là quand Dieu fit l’univers ?.
Et sans doute, en ce cas, ta peine fut cruelle
De voir que ce maçon n’avait pas de truelle,
Et qu’il bâtissait l’ombre et l’azur et le ciel,
Et l’être universel et l’être partiel,
Et l’étendue où fuit le pâle météore,
Qu’il bâtissait le temps, qu’il bâtissait l’aurore,
Qu’il bâtissait le jour que l’aube épanouit,
Les vastes firmaments bleus jusque dans la nuit,
Et les dômes profonds où vole la tempête,
Sans monter à l’échelle, une auge sur la tête !
Es-tu quelque être à qui la clarté dit : Va-t-en !
Sorti du grand flanc sombre et triste de Satan ?
Non ! tu n’es qu’un passant frêle et vain. Je convie
Ton esprit à songer que Dieu seul est la vie ;
Tout le reste est la mort ; et je l’affirme en toi
À l’homme, ce buveur de la coupe d’effroi,
Ce pâle choisisseur de redoutables routes,
Cet aveugle qui guette : et ce sourd aux écoutes !
Viens-tu braver ce Dieu que l’ombre a combattu ?

Allons, parle, as-tu vu Léviathan ? L’as-tu
Surpris dans l’antre où-l’eau, baigne les granits chauves,
Ou dans quelque forêt pleine de-lueurs fauves ?
Peux-tu dire : j’ai vu Léviathan ! voici

Comment il est ! comment il rampe ! il nage ainsi !
As-tu lu seulement ce qu’en dit Job ? Non, certes !
Écoute alors :

«, Son corps, couvert de lames vertes,
Semble un mouvant amas de boucliers d’airain.
Son sommeil fait le bruit d’un torrent souterrain.
Quand il a soif, sa gueule, ouverte, vaste, horrible,
Boit tout un fleuve avec un aboiement terrible. »

Voilà ce que dit Job, c’est effroyable, eh bien,
Moi qui l’ai vu je dis : ce que dit Job n’est rien.


Léviathan ! Des poils, des crêtes, des mâchoires ;
Ailes qui sont des bras, pieds qui, sont des nageoires,
Des griffes qu’on prendrait pour des herbes, des nœuds,
Mille antennes qui font un branchage épineux,
Un nombril vert ; pareil à là mer qui se creuse,
C’est l’ombre faite monstre, et qui vit ; chose affreuse !
Je ne sais quoi de noir et de prodigieux
Qui mord avec-des dents, qui voit avec des yeux !
La façon dont il met ses pieds l’un devant l’autre
Est horrible ; le flot rugit quand, il s’y vautre ;
Ainsi qu’un vase au feu sur son front la mer bout ;
Il sème en se traînant ses écailles partout
Comme un cygne sa plume au moment de la mue
La foudre tomberait sur lui sans qu’il remue.
Il est l’horreur ; il est l’hydre dont tout frémit ;
Et quand. Léviathan crache, Satan vomit.

Que cet être affreux soit dans le monde où nous sommes
Et puisse regarder le ciel comme les hommes,
Cela trouble l’esprit et confond la raison.
Lorsqu’il passe la nuit derrière l’horizon,
La lueur de ses yeux semble l’aube ; la grève
Blanchit ; le voyageur dit : l’aurore se lève,
Et ne se doute pas, dans sa tranquillité,
Que c’est Léviathan qui fait cette-clarté.
Passant paisible, il songe à l’aube douce et blonde,
À la rosée, aux fleurs... Quelle terreur profonde,
Quel frisson si dans l’ombre il pouvait soudain voir
Cette forme inouïe et sombre se mouvoir !

Parfois Léviathan redescend vers le gouffre,
Et les masques ont peur au fond du lac de soufre,
Et l’enfer tremble avec son geôlier pâlissant
Quand, là-haut, sur leurs fronts, tout a coup surgissant,
Sa tête, comme un mont qui remuerait sa cime,
Se dresse épouvantable au rebord de l’abîme.

Toi qui viens dans mon ombre, iras-tu le chercher
Dans sa grande herbe verte, ou bien sous son rocher ?
Iras-tu le lier de cordes sous le ventre,
Et le traîneras-tu, hideux, hors de son antre,
Pour faire dans ta cour, en plein soleil, devant
Cet être, objet nocturne, incroyable et vivant
De tant de visions et de tant d’épouvantes,
Attrouper les enfants et rire les servantes !
Eh bien ! dans sa main songe à cela, vil roseau,
Dieu prend Léviathan comme on prend un oiseau !

L’aigle reprit

— Moïse était seul sous la nue ;
Au fond resplendissait une face inconnue,
Et moi, je regardai ; la face, c’était Dieu.
Je l’ai vu !.Je l’annonce à vous qui vivez peu,
J’ai vu l’effrayant Dieu de l’éternité sombre !
Dieu ! dernier jour du temps ! dernier chiffre du nombre !
Voici ce que l’esprit apprend sur la hauteur :
Avant la créature était le créateur ;
Le temps sans fin était avant le temps qui passe ;
Avant le monde immense était l’immense, espace ;
Avant tout ce qui parle était ce qui se tait ;
Avant tout ce qui vit le possible existait ;
L’infini sans figure au fond de tout séjourne.
Au-dessus du ciel bleu qui remue et qui tourne,
Où les chars des soleils vont, viennent et s’en vont,
Est le ciel immobile, éternel et profond.
Là, vit Dieu.

La durée, ainsi qu’une couleuvre,
Se roule et se déroule autour de lui. Son œuvre,
C’est le monde ; il la fait ; l’œuvre faite, il s’endort.
Alors partout s’épand comme une nuit de mort
Où les créations flottent abandonnées ;
Après avoir dormi des millions d’années,
L’être incommensurable à qui rien n’est pareil,
Dont l’œil en s’entr’ouvrant luit comme le soleil,
Se réveille au milieu d’une extase profonde
Et de son premier souffle il crée un nouveau monde,

Création splendide ; univers lumineux,.
Où l’atome étincelle, où se croisent des feux,
Clair, vivant, traversé par des astres sans nombre,
Qui tourbillonne autour de sa bouche dans l’ombre.
Et puis il se rendort, et ce monde s’en va.
Un monde évanoui, qu’importe à Jéhovah ?
Il est, lui seul existe, et l’homme est un fantôme.
Pas plus que le soleil ne s’occupe du chaume
Après la moisson faite et les épis coupes,
L’être ne prend souci des mondes dissipés.
Il est. Cela suffit. Sa plénitude ignore.
La forme fuit, le son meurt dans l’onde sonore,
Ce qui s’éteint s’éteint, ce qui change,est changé.
Il dit : je suis c’est tout. C’est en bas qu’on dit : j’ai !
L’ombre croit posséder, d’un vain songe animée,
Et tient des biens de endre en des doigts de fumée.
Dieu-n’a rien, étant tout.

Ah ! malheur à-celui
Qui doute : Je vous dis que sa face m’a lui
Et que j’ai vu son œil sombre dans les tonnerres.
Les patriarches blancs et huit fois centenaires
Lui parlaient autrefois. C’est-lui ! C’est le vivant.
C’est dans la grande nuit le grand soleil levant.

Rien n’existe que Dieu.

Tout le craint, tout le nomme.
La pierre du tombeau souffle sur l’homme, et l’homme
S’évanouit ; ses jours n’ont pas de lendemain
Il marche quelques pas-dans un obscur chemin,
Puis son pied se dissipe et sa route s’efface ;
Il meurt, et tout est mort Quoi qu’il tente ou qu’il fasse,
Il possède l’éclair, le vent, l’instant, le lieu ;
Il est le rêve, et vit le temps de dire adieu.
Fantômes ! vous flottez sur les heures obscures
Dans ce monde ou l’on voit passer quelques figures !
Hommes, qu’êtes-vous donc ? Des visages pensifs.
Le mal descend de, vous comme le froid des ifs.

Vos desseins sont des puits d’iniquité ; vous êtes
Des antres où le vie et le crime ont leurs fêtes ;
Vos maisons et vos seuils et vos toits et vos murs
Portent plus de forfaits qu’un cep de raisins mûrs
Vous incrustez d’or fin vos lits de bois d’érable ;
Vous tordez les haillons du pauvre misérable
Et votre pourpre est faite avec le sang qui sort ;
Vous changez-en hochet le redoutable sort ;

Et vous jouez aux dés, riant, perdant des sommes,
Pendant que «dans sa nuit le destin joue aux hommes ;
Vos villes sont des bois ; on vole, on fraude, on vend ;
L’ignorant est le pain que mange le savant ;
Et l’homme vautour tient l’homme taupe en sa serre,
Et l’ânier Intérêt fouette l’âne Misère ;
Vous souffrez à toute heure et de tous les côtés.
À quoi bon ? étant tous au néant emportés.
Vous pensez. Croyez-vous ? Vos crânes sont des voûtes
Sans lampes, d’où les pleurs suintent à larges gouttes.
Vous priez. Qui ? comment ? pourquoi ? Vous ne savez.
Vous aimez. Ô nuit sombre ! ô cieux en vain rêvés !
Vos sens sont un fumier dont votre amour s’arrange,
Et dans votre baiser le porc se mêle à l’ange.
Et Satan a tant fait que votre abaissement
Est noirceur sur la terre et tache au firmament.


Donc il fit tout, ce Dieu ! les cieux, les monts, les bêtes,
Tout, même votre bruit et l’ombre que vous faites ;
Donc il ouvrit la main, le semeur éternel,
Et sema dans l’espace à tous les vents du ciel
Les étoiles, poussière ardente, cendre ignée,
Tout ce que vous voyez la nuit ; cette poignée
De graines d’or, jetée au sillon de clarté,
Tombe dans l’infini pendant l’éternité.

Parfois, quand Dieu regarde, il a honte de l’homme ;
Et les tigres des bois et les césars de Rome,
Les rois portant au front Mané Thécel Pharès,
Réverbèrent, parmi les vivants effarés,
Le vague flamboiement de sa colère, immense.

Hommes, sachez ceci, spectres pleins de démence
Il est, quand il lui plaît, le Dieu farouche. Il met
La marque de sa foudre à tout hautain sommet ;
Lorsqu’il s’éveille, il est terrible ; il frappe, il venge.
Il souffle sur la endre, il crache sur la fange ;

Il livre Tyr et Suze aux onagres rayés ;
Il poursuit, à travers les siècles effrayés,
Ainsi qu’on traque un loup de repaire en repaire,
Vingt générations pour le crime du père.
Ô passants de la nuit, marcheurs des noirs sentiers,
Hommes, larves sans nom, qui mourez tout entiers,
Dieu montre brusquement sa face à qui l’outrage ;
Et quand vous l’insultez dans votre folle rage,
Comme le grand lion surgit dans la forêt,
Adonaï s’efface et Sabaoth paraît !
Saint, saint, saint, le seigneur mon Dieu ! Silence, abîmes !

Et l’aigle s’enfonça dans les brumes sublimes
Pareil au grain de feu tombé de l’encensoir.

VI[modifier]


Et je vis au-dessus de ma tête un point noir ;
Et ce point noir semblait une mouche dans l’ombre.
J’y volai
L’âpre nuit mourait, mais sa pénombre
Mourait dans un jour gris qu’on voyait poindre aux cieux.

Et cette mouche était un griffon monstrueux
Qui faisait trembler l’ombre avec son-aile énorme.

Et le griffon cria :



Que l’aigle d’en bas dorme !
Je veille : Dieu plus haut que l’aigle m’emporta.
Tu viens du Sinaï, je viens du Golgotha ;
Aigle, la foudre emplit ton oe il visionnaire
Moi, j’ai vu le gibet plus grand que le tonnerre !
Quand les bourreaux dressaient la croix, j’étais dessus ;
J’ai frissonné sur l’arbre où l’on cloua Jésus ;
J’ai vu cette agonie immense et solennelle ;
Marc a pris pour l’écrire une plume à mon aile ;
J’ai regardé Jésus saigner et s’assoupir ;
Je sais tout ; je suis plein de son dernier soupir.
Je sème sa parole au souffle de la bise.
Aigle, Christ en sait plus que Moïse, Moïse
N’ayant que les rayons, et Christ ayant les clous.
Non, Dieu n’est pas vengeur ! non, Dieu n’est pas jaloux !
Non, Dieu ne s’endort pas, portant toute la voûte !
Non, l’homme ne meurt pas tout entier.

Aigle, écoute :

Dieu, le monde étant fait, reconnut que ela
N’était-rien, puisque rien n’y disait : me voilà ;
Puisque rien n’y pensait et-n’y parlait de sorte
Que là création en-naissant était morte ;
Or l’incréé voulut-engendrer l’immortel.
Il fit l’âme, et la mit dans l’homme, son autel.
L’homme seul reçut l’âme en l’univers visible.
Dieu créa pour Adam ce faîte inaccessible.
Au-dessous dé l’homme, âme, intelligence, esprit,
La matière-roula dans la pierre, fleurit

Dans la plante, et hurla dans la bête, sans vivre.
Voyant qu’il avait seul une âme, Adam fut ivre ;
Il voulut la science et déroba le fruit.
C’est pourquoi Dieu jeta les hommes dans la nuit.
Et depuis ce jour-là, l’urne amère est remplie.
Sous la faute d’Adam tout le genre humain plie.
Le labeur est ingrat et le sillon est dur ;
L’homme naît mauvais, triste, inexorable, impur ;
L’enfantement du mal déchire le flanc d’Ève.

La guerre et l’échafaud, ces deux tranchants du glaive,
Vont fauchant l’ignorant, le faible et l’innocent ;
Le fratricide affreux, qui croit le père absent,
Fait peur aux cieux avec le sang qu’on lui voit boire ;
Hélas ! dans la forêt de l’humanité noire,
Un éternel Caïn tue à jamais Abel.
L’homme adore Moloch, Dagon, Teutatès, Bel ;
Et sur les crimes rois les monstres dieux flamboient.
Les vices, meute infâme, autour de l’âme aboient.
Toute l’humanité tinte comme un beffroi.
Partout l’horreur, le râle et le rire, et l’effroi.
Toute bouche est ulcère et tout faîte est cratère.
Un bruit si monstrueux sort de toute la terre
Que la nuit, veuve en deuil, dit au jour qui rougit :
C’est le tigre qui parle ou l’homme qui rugit !
Satan à l’entour vole et plane, oiseau de proie
Des âmes. La douleur formidable est sa joie.

Et plein de feux, de pleurs, de tourments éperdus,
Et de bustes vivants dans les flammes tordus,
Pleins de cris qui s’en vont au bronze de la voûte
Et que la surdité de l’impossible écoute,
Coupole de l’abîme ayant pour pendentifs
D’affreux écroulements d’êtres noirs et plaintifs,
Geôle sans fond, sans jour, sans espoir, sous la foule
Des vivants, sous ce tas de vanité qui roule,
Sous le flot des passants de la vie et du bruit,
Sous le penseur, captif du rêve qu’il construit,
Sous les guerriers casqués et sous les femmes nues,
Sous les larges festins qui chantent jusqu’aux nues,
Sous tout ce qui s’allume et tout e qui s’éteint,

Sous tous les pas de l’homme, orgueil, science, instinct,
Sous tout être qui marche, ou chancelle, ou trébuche,
L’enfer éternel guette et s’ouvre, vaste embûche.

Noir sillon composé de tous les vils limons,
Qui reçoit des esprits et qui rend des démons,
Qui produit des moissons de spectres, et des gerbes
De monstres flamboyants, lugubres et superbes,
D’où sort tout ce qui tue, où croît tout ce qui ment,
Et qui tressaille, ému d’un long frémissement,
Chaque fois qu’il entend l’affreux-cri de la chute,
Chaque fois qu’en sa nuit descend, essaim qui lutte,
Quelque tourbillon sombre et triste où l’âme luit,
Et qu’il voit au-dessus de lui, noire et-sans bruit,
S’ouvrir l’immense main de-son semeur sinistre !
Mais le livre de vie est là, divin registre,
L’homme, c’est l’âme ; l’homme est l’hôte d’un rayon,
Et la matière seule est la damnation.
Dieu pense, et la douleur lentement le désarme.
Dieu s’appelle pardon, l’homme se nomme larme ;
Dieu créa la pitié le : jour où l’homme est né.
Devant lés actions de l’homme infortuné

Souvent, la, pureté des firmaments s’indigne ;
Souvent l’astre aux yeux d’aigle et l’ange au vol de cygne
S’étonnent de cette ombre et de cette noirceur ;
Dieu, voyant l’homme fourbe, implacable, oppresseur,
Est triste ; et quand, sortant de la nuit, la Colère
Apparaît, face sombre et que la foudre éclaire,
Rappelant au Seigneur ce que l’homme lui doit,
Prête à maudire, il met sur cette bouche un doigt.
Ce doigt mystérieux-et doux, c’est la clémence.

Le pardon dit tout bas à l’homme : recommence !
Redeviens pur. Remonte à ta source. Essayons
Rentre au creuset : Ton Dieu t’offre dans les rayons, :
Pour refaire ton âme obscurcie et difforme,
Le cercueil, ce berceau de la naissance énorme.

Clémence, c’est le fond de Dieu. Dieu boit le fiel.
Dieu ne vengé pas Dieu devant l’azur-du ciel.
Il ne revomit rien sur l’homme. Secourable,
Tendre, il chasse du pied le mal, ce misérable :
Dieu, que l’homme coupable appelait, s’est penché,
Et, voyant l’univers sanglant ; mort, desséché ;
Et, songeant, pour lui-même et pour lui seul sévère,
Que pour sauver un monde il suffit d’un calvaire,
Il a dit : Va, mon fils ! Et son fils est allé.

Rédemption ! mystère ! Ô grand Christ étoilé !
Soif du crucifié, d’amertume assouvie !
Linceul dont tous les-plis font tomber de la vie !
Ô gibet

qui bénit Judas et Barabbas !
Qui verse à flots la sève et l’espérance en bas,

Croix, à tous les esprits, arbre, à toutes les plantes !
Sublime embrassement des grandes mains sanglantes !
Œil mourant de Jésus dont l’éternité luit !
       pardon ! ô pitié de l’azur pour la nuit !
Paix céleste qui sort de toutes les clémences !
       mont mystérieux des oliviers immenses !
Après le créateur, le sauveur s’est montré..
Le sauveur a veillé pour tous les yeux, pleuré
Pour tous les pleurs, saigné pour toutes les blessures.
Les routes des vivants, hélas ! ne sont pas sûres,
Mais Christ, sur le poteau du fatal carrefour,
Montre d’un bras la nuit et de l’autre le jour !

Après lui sont venus les apôtres, ces têtes
Flamboyantes ; les saints ; martyrs jetés aux bêtes,
Vierges louant Jésus dans le noir tombereau,
Femmes grosses chantant pendant que le bourreau,
Effroyable, arrachait leurs enfants de leurs ventres,
Et les pères des bois et les docteurs des antres,
Et les voix des déserts et des cloîtres, criant
À l’homme en sa nuit froide : Orient ! Orient !


Oh ! vous l’avez cherché sans l’entrevoir, sibylles,
Ce Dieu mystérieux des azurs immobiles !
Filles des visions, toi, sous l’arche d’un pont,

Daphné ; toi, guettant l’œuf que la chouette pond,
Albunée, et brûlant une torche de cire ;
Toi, celle de Phrygie, épouvante d’Ancyre,
Parlant à l’astre et, pâle, écoutant s’il répond ;
Celle d’Imbrasia ; celle de l’Hellespont
Qui se dresse déesse et qui retombe hyène ;
Toi, Tiburtine ; et toi, la rauque Libyenne,
Criant : Treize ! essayant la loi du nombre impair ;
Toi dont le regard fixe inquiétait Vesper,
Larve d’Endor ; et toi, les dents blanches d’écume,
Les deux seins nus, ô folle effrayante de Cume ;
Chaldéenne, filant un invisible fil ;
Sardique a l’œil de chèvre, au tragique profil ;
Toi, maigre et toute nue au soleil, Érythrée,
D’azur et de lumière et d’horreur pénétrée ;
Toi, Persique, habitant un sépulcre détruit,
      face à qui parlaient les passants de la nuit
Et les échevelés qui se penchent dans l’ombre
Toi, mangeant du cresson dans ta fontaine sombre,
Delphique ; âpres esprits, toutes, vous eûtes beau
Hurler, frapper le vent, remuer le tombeau,

Rouler vos fauves yeux dans la profondeur noire,
Nulle de vous n’a vu clairement dans sa gloire
Ce grand Dieu du pardon sur la terre levé.
Sainte-Thérèse, avec un soupir, l’a trouvé.


Le pardon est plus grand que Caïn, et le couvre.
La clémence de Dieu de tous les côtés s’ouvre,

Et c’est là le seul piège où l’on tombe toujours.
La langue des muets et l’oreille des sourds,
C’est le pardon : La grâce aide clin s’abandonne.
C’est ce qui manque à tous et ce qu’à, tous Dieu donne.
Père, il sourit aux fils clin lui, Montrent le poing.
Dieu serait le puni s’il ne pardonnait point :
Son ciel est un regard clément. Toutes les grâces
Qu’il fait à chaque instant, s’envolent, jamais lasses,
Se dispersent au loin dans tous les univers,
Et, du faible au méchant, du farouche au pervers,
Errent, abeilles d’or, et butinent les âmes,
Puis reviennent, mêlant baumes, encens, dictames,
Rapportant les parfums extraits des cœurs maudits,
Emplir du miel pardon la ruche paradis.
Clémence ! mot formé de toutes les étoiles !
Dieu ! ciel de tous les yeux ! port de toutes les voiles !
Jamais, brume ou tempête, et quel que soit le vent,
L’asile n’est fermé tant que l’homme est vivant ;
Toute lèvre est reçue au céleste ciboire ; .
Le sang du sauveur coule et toute âme y peut boire ;
Si ténébreux que soit l’homme qui va partir,
À l’heure de la mort un cri de repentir,
Un appel de la foi que le tombeau recrée,
Un regard attendri vers la lueur sacrée,
Vers ce qu’on insultait et ce qu’on dénigrait,
Un sanglot, moins encore, un soupir, un regret
De l’âme détestant sa tache originelle,
Suffit pour qu’elle échappe à la peine éternelle,

À l’enfer qui, voyant ce que les hommes font,
Tord les chaînes sans fin dans les gouffres sans fond.
Qui que fil sois, esquif, tourne vers Dieu ta proue.
Le châtiment sans terme et sans espoir écroue,
Sous les éternités plus lourdes que les monts,
Les démons seuls et ceux qui deviennent démons.
Pour que la peine tombe immuable et tardive,
Il faut du dernier cri l’horrible récidive ;
Dans l’éternité sombre, Achab, Caligula,
Borgia qu’entre tous la tiare étoila,
Philippe deux, Timour, Phalaris, Louis onze,
Néron, sont au carcan sur des trônes de bronze.

Pourquoi ? parce qu’ils ont dit non ! au grand moment,
Que leur âme est sortie en un vomissement !
L’homme n’a qu’à pleurer pour retrouver son père.
Le malheur lui dit : crois. La mort lui crie : espère !
Qu’il se repente, il tient la clef d’un sort meilleur.
Dieu lui remplace, après l’épreuve et la douleur,
Le paradis des fleurs par l’éden des étoiles.
Ève, à ta nudité Marie offre ses voiles ;
L’ange au glaive de feu rappelle Adam proscrit ;
L’âme arrive portant la croix de Jésus-Christ ;
L’éternel pres de lui fait asseoir l’immortelle.
Aigle, la sainteté de l’âme humaine est telle

Qu’au fond du ciel suprême où la clarté sourit,
Où le Père et le Fils se mêlent dans l’Esprit,
Il semble que l’azur égalise et confonde
Jésus, l’âme de l’homme, et Dieu, l’âme du monde !
Et, l’œil au firmament, ne regardant plus rien,
Comme ivre de rayons, le monstre-aérien,
Lion par la crinière et l’ongle, aigle par l’aile ;
Chanta :
Paix, vie et gloire à la voûte éternelle !
Il est le véritable ! Il vit. Il est présent.
Comme il est l’invisible, il est l’éblouissant ;
Il a créé d’un mot la chose et le mystère,
Tout ce qu’on peut nommer et tout ce qu’il faut taire.
Quand l’homme juste meurt, il lui ferme les yeux ;
Le beau jardin Azur est plein d’esprits joyeux ;
Ils entrent à toute heure et par toutes les portes ;
Dieu fait évanouir les gonds des villes fortes ;
Entre ses doigts distraits il tord le pâle éclair ;
Le grand serpent lui semble un cheveu dans la mer.
Il est le grand poète, il est le grand prophète.
Il est la base, il est le centre, il est le faîte ;
Il est celui qui songe, il est celui qu

i voit ;
Il connaît l’avenir auquel tout homme a droit,
L’Éden soleil, l’abîme et ses chambres funèbres.
Ceux qui marchent sans lui s’en vont dans les ténèbres.
Il ordonne à la nuit d’envelopper le jour.
Il met la mort, archer, au créneau de la tour.
Les cèdres du Liban, pareils à de vieux prêtres,
Parlent de lui tout bas ; l’ombre de tous les êtres
S’incline devant lui les matins et les soirs.
Les vierges à ses pieds, dans de purs encensoirs,
Font brûler un parfum composé des prières
De tous ceux que le monde appelle ses lumières,
De tous les saints qui sont sur terre et dans le ciel ;
Cette blanche fumée enveloppe l’autel,
Et l’Incréé, caché sous des voiles de flammes,
Se penche, respirant la douce odeur des âmes.
Les colonnes des cieux s’étonnent devant lui ;
Ces hauts piliers, chargés de ce dôme inouï,
Frissonnent éperdus à son souffle, et ressemblent
À leur propre reflet dans des ondes qui tremblent.
Ô Dieu ! roi ! père ! asile ! espoir du criminel !
Éternel laboureur ! moissonneur éternel !
Maître à la première heure et juge à la dernière !
C’est lui qui fit le monde avec de la lumière !
Le firmament est clair de sa sérénité.
Par moments, dans l’azur splendide et redouté,
Ô mystère ! il se fait des silences d’une heure ;
Personne en haut ne chante et nul en bas ne pleure ;
L’ange abaisse, pensif, son clairon éclatant ;

Dieu médite ; le ciel rêve ; l’enfer attend.
Et c’est ce mot qui sort de l’ombre : Je pardonne.

Le griffon s’effaça, comme l’éclair qui tonne,
Dans une brume où rien ne semblait se mouvoir.

VII[modifier]


Et je vis au-dessus de ma tête un point noir ;
Et ce point noir semblait une mouche dans l’ombre.


La nuit derrière moi, comme un hideux décombre,
Fuyait, et vers le point lointain, vague et vivant,
Je volai, m’enfonçant de plus en plus avant
Dans le bleu firmament doré d’une aube étrange ;
Et cette mouche était un ange.
Et cet archange,

Immense, déployant sur mon front qui rêvait,
Deux ailes, l’une blanche et l’autre noire, avait
L’œil fixe, et sur son front le jour semblait éclore ;
Et l’aile blanche allait se fondre dans l’aurore,
Et l’aile noire allait se perdre dans la nuit.

Dans ce ciel où mon vol profond m’avait conduit,
Mer où notre ciel noir semblait une presqu’île,
L’ange apparaissait fier, heureux, puissant, tranquille ;

Si la nuit descendait et si le jour montait,
Il ne le savait pas ; on eût dit qu’il était
À jamais immobile ; ayant trouvé la sphère
Où l’extase n’a plus de mouvement à faire,
Et qu’il était créé, lui l’être grand et pur,
Pour ne rien regarder qui ne fût pas l’azur ;
Il se tenait debout sans baisser la prunelle,
Comme s’il ne voyait qu’une chose éternelle.

Et, sentant que vers lui d’en bas quelqu’un venait,
— Qu’es-tu ? dit l’ange, beau comme l’astre qui naît,
Et sans tourner vers moi ses yeux ni sa figure ;
Et je lui dis : — Ô front voisin de l’aube pure,
Je suis l’être à qui plaît la tombe dans l’exil.
L’ange me regarda. — Demeure, me dit-il.

Puis, et je vis alors qu’il tenait une palme,
Il se mit à parler au gouffre :

— L’Être est calme.
Dieu vit. Le Oui du jour et le Non de la nuit
Sont deux larves qu’un souffle obscur forme et détruit ;
Le mot noir est un grain de cendre dans la brume,
Ô gouffre, et le mot blanc est un flocon d’écume ;
L’infini ne sait point ce qu’on murmure en bas ;
Moi, j’écoute et j’entends. Shiva dit : — Dieu n’est pas,
Et du crime de tout personne n’est coupable.
Hermès dit : — L’invisible erre dans l’impalpable.
— Deux dieux, dit Zoroastre. Un désordre normal.
L’être, n’est le combat du bien contre le mal. —
Orphée au chant profond dit : — Les dieux semblent être ;
Mais quand on les contemple, on les voit disparaître ;
Tant la Fatalité, larve sans front, sans yeux,
Sans cœur, étreint la terre et l’enfer et les cieux.
Moïse dit : — Il n’est qu’un Dieu. Dieu crée et venge.
L’homme est une ombre, et meurt. — Et Jésus au front d’ange
Dit : — Dieu pardonne. Il rend les bons au paradis.
L’âme humaine survit à l’homme. — Et moi, je dis,
— Car, sur chaque échelon de l’échelle où meurt l’ombre,
Le verbe

lumineux succède au verbe sombre ;
On monte à la parole après le bégaiement
Je dis :

Dieu, c’est le vrai. Ni vengeur, ni clément ;
Il est juste. Venger l’affront, c’est le connaître,
Et c’est le mériter. Être clément, c’est être
Injuste pour tous eux qu’on ne pardonne pas.


Quand tu vis Sabaoth, aigle, tu te trompas.
Griffon, qui sur ton aile as porté l’évangile,
Ecoute. Écoutez tous ! Zoroastre est d’argile ;
Shiva, qui n’est qu’un sage et que l’Inde croit dieu,
Est un morceau de terre ; Orphée au regard bleu
A senti son squelette au sépulcre descendre ;
Et le voleur du feu, Prométhée, est de cendre ;
Moïse n’est pas près du Seigneur Jésus-Christ
N’est pas près du Seigneur ; nul prophète n’écrit
Près de Dieu ; nul archange ailé, nul personnage,
Nul saint : l’Eternité n’a pas de voisinage.
Écoutez ! Gravissez le réel pas à pas.

Dieu n’est point le pêcheur qui jette des appâts
Au pauvre être fuyant que l’appétit assiège ;
Et son bonheur n’est pas de prendre l’homme au piège.

Pas d’enfer éternel. Quoi, l’être aux instants courts,
Quoi, le vivant rapide enchaîné pour toujours !
Quoi, des illusions, des erreurs, des risées,
Quoi, des fautes d’un jour et d’une ombre, écrasées
Par ce roc immobile et monstrueux, jamais !
Dieu se faisant bourreau du haut des clairs sommets !
Dieu, pire que Shylock, le vil rogneur de piastres !
L’Incréé, couronné de comètes et d’astres,
Tenaillant dans sa cave un moucheron puni !
La grandeur s’acharnant aux petits ! L’infini
Donnant la question à l’insecte qui pleure !
L’Éternité tordant les minutes de l’heure !
Quoi ! ce juge aurait soif, quoi ! ce père aurait faim
De l’angoisse sans borne et du-tourment sans fin !
Il aurait pour travail la souffrance, et pour joie
De faire écarteler, dans l’enfer qui flamboie,

L’homme, atome éperdu, sanglant, épouvanté,
Aux quatre vents de l’ombre et de l’immensité !
Chassez ce songe, vous, fantômes, qui le faites !
Quoi ! ces mondes créés dans des robes de fêtes,
Quoi ! la vie et le jour, l’éther, le firmament,
L’azur, l’océan perle et l’astre diamant, :
Cette resplendissante et profonde nature,
Ne seraient qu’une chambre énorme de torture !

Et dans les vastes cieux la constellation,
Du gouffre émerveillé sublime vision,
Mêlant l’étoile bleue et blanche au soleil rouge,
Éclatante, serait la chandelle du bouge !
Que quelqu’un ait rêvé cela, c’est mon ennui.

Et, comme les damnés, hier, demain, aujourd’hui,
Toujours, brûlent au feu qui ne doit pas s’éteindre ;
Et, comme ce serait blâmer. Dieu que les plaindre ;
Ce serait supposer qu’il peut être meilleur ;
En outre, comme, étant larme, angoisse et douleur,
La pitié ferait tache au paradis ; et, comme
Dieu ne doit rien cacher de sa justice a l’homme,
À l’âme, à l’ange, aux saints, et que l’éternel feu,
L’enfer, est un côté de la vertu de Dieu ;
Comme, alors, les élus devant voir la géhenne,
Il faut qu’elle les charme, et que pour eux la peine
Se résolve en bonheur, et qu’avec son tourment
L’enfer soit pour le »ciel un assaisonnement,
Et que l’ange se plaise au sanglot qui s’élève ;
Le paradis n’est plus qu’un balcon de la Grève,
Où l’on

vient voir, avec un sourire serein,
Brûler la Brinvilliers et rouer vif Mandrin,
Où l’on vient savourer l’agonie âpre et lente,
Et voir l’effet que font l’huile et la poix bouillante
Sur Caïn, et Judas hurler, et Lucifer
Rugir à chaque coup de la barre de fer !
Il se tut ; puis rouvrit ses deux lèvres vermeilles
D’où les mots s’envolaient ainsi que des abeilles,
Comme s’ouvre la ruche après que l’aube a lui


Personne n’est puni pour la faute d’autrui.
D’ailleurs, hommes, le fruit est fait, pour qu’on le cueille.

Le livre monde est fait pour qu’on tourne la feuille.
Savoir, c’est vivre ; et vivre est le droit. Adorer,
C’est connaître ; et la porte aime à voir l’âme entrer.
’Quelle que soit la lutte ou la peine ou l’épreuve,
Chaque fois que l’homme, humble et que le doute abreuve,
Saisit un fait nouveau dans l’ombre, il a goûté
De Dieu, de la lumière et de l’éternité.

C’est bien. C’est vers le jour une marche gagnée.

À grands coups de science, à grands coups de cognée,
Les vivants ont raison, dans leur obscurité,
D’ébaucher la statue immense Vérité.
L’homme est le noir sculpteur, le mystère est le marbre.
Faites. Ève a raison de se dresser vers l’arbre ;
Prométhée a raison, Galilée a raison ;
Colomb, qui cueille un monde au fond de l’horizon,
Fait bien ; Dante envahit la nuit cercle par cercle ;
Spinosa du néant lève l’affreux couvercle ;
Fulton dompte la mer que Xercès révolta ;
Galvani forge et mêle, à côté de Volta,
Les fluides, force, âme, aimants, métaux, mercures ;
Mesmer tressaillant touche aux frontières obscures ;
C’est ton droit, homme. Eschyle et Shakespeare ont raison,
Ô terre, d’étoiler ton plafond de prison.
Roemer arrête au vol la lumière ravie ;
Gutenberg fait du jour, de l’amour, de la vie
Avec le plomb fondu du vieux supplice humain ;
Pythagore soumet l’ombre a son examen ;
Papin attelle à l’homme, à la terre charmée,
À l’âme ; au char de feu, le noir cheval fumée ;
Halley de la comète est l’éclatant héraut ;
Leibniz offre à l’esprit l’évasion d’en haut,
Et, tressant le calcul, la pensée et l’étude,
Jette dans l’infini l’échelle de Latude ;
Harvey dit : le sang coule, et l’homme vit ! Képler
Prend dans les cieux l’étoile, et Franklin prend l’éclair ;
Jackson ôte l’angoisse à la chair qu’il mutile ;
Ils sont tous dans le vrai, dans le beau, dans l’utile.

Allez ! prenez la bêche et bêchez le jardin !
Mongolfier veut l’azur en attendant l’Éden ;
Bien. Et Luther fait bien d’ouvrir l’âme, et Vésale
Éclairant le dedans de la mort colossale,
Fait bien. L’audace est sainte et Dieu bénit l’effort.
Tous les glaives de feu derrière Adam ont tort.

Monte, esprit. Dieu t’attend. Dans ses deux mains de flamme,
Équilibre, il tient l’astre, et, justice, il tient l’âme ;
Et, l’univers ayant ce but : voir et savoir,
Pour l’astre et pour l’esprit rayonner est devoir.
Monte, et ne tremble pas. C’est une âpre montée.
Quelquefois l’âme hésite, à mi-côte arrêtée.
L’esprit humain qui va, voit devant lui l’écueil,
L’escarpement, l’horreur, le chaos, le cercueil ;

Et le sentier toujours plus sinistre et plus roide.
Ce marcheur a le front baigné de sueur froide.
Va, marcheur ! Mal et Bien portent à leurs deux bouts
L’effroi. Souvent, féroce au bonheur des hiboux,
Le, progrès, rudoyant tous les petits bien-êtres,
Vomit tous les rayons dans toutes les fenêtres.
Le bien est sans pitié. Traverse sans trembler
Tout ce que tu verras autour de toi hurler ;
Le progrès a parfois l’allure vaste et fauve ;
Et le bien bondissant effare : ceux qu’il sauve.
Va donc ! Double le pas ! L’horizon s’élargit.

Va ! monte ! à chaque étape une larve surgit ;
C’est l’avenir debout dans sa figure étrange
L’avenir semble spectre avant d’apparaître-ange.
Marche ! Qui veut aller à lui doit être prêt,
À tous les grands combats ; l’homme se tromperait
S’il croyait qu’on obtient Dieu sans ; peine, et qu’on pousse
L’enfer dans le-tombeau sans lutte et ; sans secousse.
L’enfantement du mieux a ses convulsions.
Tout dans les cieux se fait par révolutions.
Qu’est-ce que-le progrès ? un lumineux désastre,
Tombant comme la bombe et restant comme l’astre.
L’avenir vient avec, le souffle d un grand vent.
Il chasse rudement les peuples en avant ;
Il fait sous les gibets des tremblements de terre ;
Il creuse brusquement sous l’erreur qu’il fait taire,
Sous tout ce qui fut lâche, atroce, vil, petit,
Des ouvertures d’ombre où le mal s’engloutit.
Va, lutte, Esprit de l’homme ! il ne faut pas qu’on aille
S’imaginer le bien de facile trouvaille.
Le bien étonne ; et l’âme a peur en le créant ;
Il a la majesté suspecte du géant
Quand, écumant, avec une rumeur confuse,
Il sort, lion de l’antre, ou vague de l’écluse.
Oui, le, bien est une eau qui monte dans la nuit ;
Il monte, il est torrent du passé qu’il détruit,
Il est le châtiment ; il vient ; pas de refuge ;
Il monte, il est marée ; il monte, il est déluge !
Sombre inondation de bonheur ! ô terreur,
Dit l’homme ! Et le génie, indomptable éclaireur,
Crie : Ô joie ! — Allons, marche, esprit de l’homme ! avance.
Accepte des fléaux l’énorme connivence !
Marche ! Oui, souvent, douteux pour qui l’a souhaité,

Le progrès, effrayant à force de clarté,
A, quand il vient broyer le faux, l’abject, l’horrible,
Des apparitions de crinière terrible :
Sa promesse menace ; et pour tout ce qui doit
Tomber, mourir, finir dans le jour qui s’accroît,
Faux dieux, faux prêtres, mage impur, juge vendable,
Son rire est le rictus de l’aube formidable.
Depuis Adam, depuis Noé, de temps en temps,
Le progrès, qui poursuit ses vaincus haletants,
Qui veut qu’on soit, qu’on marche et qu’on creuse et qu’on taille,
Pousse ses légions d’azur dans la bataille,
Ses penseurs constellés, éthérés, spacieux,
Tous ses olympiens vêtus d’un pan des cieux ;
Euler le sidéral ; le splendide Épicure,
Et, comme les chouans dans la Vendée obscure,
Les hommes du passé, lourds, troublés, nébuleux,
Disent en les voyant : fuyons ! voici les bleus !
Et ces hommes divins, et ces hommes solaires
Font marcher leurs bienfaits aux pas de leurs colères.
Le bien saisit le mal et l’écrase à son tour.
Accepte l’incendie invincible du jour,
Homme ! va ! jette-toi dans ces gueules ouvertes
Qu’on nomme inventions, nouveautés, découvertes !
L’esprit humain, chercheur de Dieu, voit par moments
Les rayons s’irriter comme des flamboiements
Quand, poussant devant lui la foule coutumière,
Il va de l’hydre d’ombre à l’hydre de lumière !
N’importe ! ne crains pas le progrès rugissant

Pour le sage, le bon, le juste et l’innocent !
Ne crains pas le progrès dévorant les ténèbres !
Trouvant les idéals par l’effort des algèbres !
Montant, géométrie et poésie, à Dieu !
Ne crains pas le progrès, conquérant de ciel bleu,
Sphynx qui fait vivre, archer de l’éternelle cible,
Montagnard du sublime et de l’inaccessible !
Suis ce monstre splendide, homme ! car il est beau
De toutes es laideurs qu’on nomme Mirabeau,
Socrate, Camons, Cromwell, Tyrtée, Ésope ;
Et, faisant le niveau du cèdre et de l’hysope ;
Il apparaît, mêlé d’Homère, de Newton,
Et de Moïse, avec la face de Danton,
Et monte aux cieux portant la tête échevelée
De la nuit sombre au bout de sa pique étoilée !
C’est bien.


L’ange songeait, pareil au lys qui penche.
Il semblait ne vouloir voir que son aile blanche ;
On eût dit qu’il chantait et priait tour à tour,
Et qu’il assoupissait et noyait dans le jour,
Ne se sentant plus vivre et palpiter qu’à peine ;
Ses yeux demi fermés pleins de fierté sereine :
Mais l’autre aile tremblait sur son dos frémissant
Comme pour réveiller le grand esprit absent ;
Il rouvrit par degrés ses yeux brillants de gloire,
Et reprit, regardant malgré lui l’aile noire :


— Oui, c’est vrai, l’ombre. — Hélas ! quand donc l’Éden, l’hymen,
L’aube ? ô noirs cauchemars du lourd sommeil humain !
Le crime originel ! l’enfer ! Ève et la pomme !
Lugubres visions ! Hélas ! hélas ! pour l’homme,
Dieu ne se fait sentir que par sa pesanteur.
L’homme s’obstine à voir dans Dieu le tourmenteur,
Le boucher sombre, armant de tenailles tonnerres
Et de pinces éclairs ses poings tortionnaires,
Le tortureur sans frein, sans loi, sans cœur, sans but !
Il rêve dans les cieux l’effrayant Belzébuth !
Il se fait un azur, un mystère, une bible
Qu’emplit une façon d’Être Suprême horrible ;
Les hommes font Dieu sombre !
Oui, quand l’immensité
Germe en religion dans leur cœur agité,
Voilà ce qu’en voyant l’absolu, leurs yeux voient !
Oui, Dieu monstre attisant les mondes qui flamboient !
L’homme voudrait au ciel arracher cet aveu !
Nous ne pouvons parler avec l’homme de Dieu
Sans mâcher quelque idée affreuse de supplice ;
Démons dans le brasier, damnés sous le cilice,
Dieu borné par l’enfer sans :bornes, les pavés
De l’ombre à jamais pleins de pâles réprouvés !
Ceux-là, dans l’infini, comme tombe une pierre,

S’enfoncent, et, tremblants, ayant dans leur paupière
Le gouffre, vision et disparition,
Dévidant l’écheveau, de la damnation,
Pendent au fil sans fin d’une chute éternelle ;.
Ceux-là râlent, saignant sous leur forme charnelle
Dans on ne : sait quel antre idéal et hideux !
Satan fait un coupable, et le ciel en veut deux ;
Adam et l’homme. Ainsi, comme il est impossible
Que, lorsque l’innocent-dans le monde visible,
Pour la faute d’Adam est puni sans pitié,
Lui, le vrai criminel, ne soit pas châtié,
Adam aurait été conduit devant le juge,
Et là, sombre, à genoux, sans espoir, sans refuge,
Sur le ciel formidable et tendu d’un drap noir,
Lié sur une claie, affreux, terrible à voir,
Sous l’éternité morne abaissant son front blême,
Adam l’ingrat, Adam, le coupable suprême,
Ajoutant tous les maux de sa race à ses maux,
Souffrant, tronc monstrueux, dans ses mille rameaux,
Ayant pour cri le cri qui sort de tous les langes,
Serait exécuté par des bourreaux archanges !
Il serait à jamais supplicié là-haut !
Les hommes, ses enfants, auraient dans leur cachot
Pour plafond le dessous de l’échafaud du père !
Ces étoiles qu’on voit parfois, dans leur repaire,
Par des fentes du ciel s’échappant et glissant,
Tomber sur eux, seraient les gouttes dé son sang !

Ah ! fais cela, toi, l’homme à qui l’horreur agrée,
Esprit de jour taché de-nuit, âme tigrée !
Homme de Louis onze et de Domitien,
Qui, dans les temps nouveaux comme dans l’âge ancien,
Mets l’âme et le cadavre à jamais en présence !
Qui t’appelles Jeffrye et t’es nommé Mézence !
Ô du bien et du mal amphibie effrayant,
Homme qui ne vois pas les anges s’enfuyant !
Fais-ces actions-là dans ta brume de crimes ;
Mais ne les prête pas au songeur des abîmes !
Ne les impute pas au Dieu vivant !
L’esprit
S’arrêta, regarda le gouffre, puis reprit :

Cependant, dans tes jours de piété, toi, l’homme,
Tu rends hommage à Dieu ; tu dis : « Je souffre. En somme,
« J’ai l’âme. Âme, ici-bas je ne suis pas fini.
« Tout est bien. Je vivrai par la mort rajeuni.
« Qu’importe que mon corps se blesse et se meurtrisse !
« Mon âme ira montrer à Dieu la cicatrice.
« Dieu, le débiteur sûr, s’est : toujours acquitté.
« Je suis le créancier de la grande équité.
«

Souffrir, traîner la vie est l’affaire d’une heure ;
« L’astre me tire hors de l’ombre inférieure.
« Mes maux obligent Dieu ; le baume après le fiel ;
« Tout homme en pleurs a droit au regard éternel.
« Tous, l’esclave, le nègre aux reins ceints d’une pagne,
« Le casseur de cailloux songeant dans la campagne,
« Le vil forçat, roulant quelque horrible rocher,
« N’ont qu’à gémir pour voir Jéhovah se pencher.
« L’oubli que ferait Dieu du dernier et du moindre
« Suffirait pour ôter au jour le droit de poindre,
« Pour que l’univers ploie et tremble comme un jonc,
« Pour que l’étoile ait peur et dise : qu’est-ce donc ?
« Et pour qu’au seuil de l’ombre aux profondes marées,
« Les constellations se dressent effarées !
« Oui ; je souffre, mais j’ai, dans mon accablement,
« Hypothèque sur l’aube et sur le firmament,
« Sur tous les éléments que, vivants, nous subîmes,
« Sur l’équilibre immense et sombre des abîmes !
« Je suis aux fers, j’ai soif ; j’ai faim, j’ai froid, j’ai chaud ;
« Mais le paradis brille aux fentes du cachot.

« De ce monde si noir l’ombre est à claire-voie.
« Dieu juste ne veut pas que ma larme me noie ;
« Jamais le port ne manque au pauvre matelot ;
« Ma tempête aboutit à l’azur ; mon sanglot
« Sourit subitement et s’achève cantique.
« Mourir, c’est naître à Dieu. Je suis Caton d’Utique,
« Je ne veux point du bât que portent les romains,
«

Et je tombe indigné, poignardé de mes mains,
« Sanglant ; je suis Socrate, et je bois la ciguë ;
« Je suis Jean Huss, ma chair meurt dans la flamme aiguë ;
« Mais j’ai l’éternité. Je suis l’atome humain,
« Mais l’enfer aujourd’hui promet le ciel demain ;
« Nous luttons, nous râlons, nous gémissons, qu’importe !
« Pas un cri n’est perdu, pas un tourment n’avorte ;
« Le paradis se fait de toutes les douleurs
« Qui deviennent baisers sur le front des meilleurs.
« Le deuil conquiert les cieux comme l’aigle sa proie.
« La racine malheur s’épanouit en joie
« Dans cet Éden sublime où la terre fleurit ;
« Mes maux seront un jour mes biens ; je suis l’esprit.
« Misère, angoisse, pleurs, tout ce que nous saignâmes
« Se retrouve en rayons dans la main de nos âmes ;
« Le tombeau, que la nuit flamboyante bénit,
« Murmure : Ciel ! avec ses lèvres de granit ;
« Là-haut toute souffrance en bonheur est comptée ;
« Dieu, ce soleil qui fait même une ombre à l’athée,
« Serait injuste et faux si c’était autrement.
« Le sépulcre n’est pas une bouche qui ment.
« J’ai la peine d’un jour, mais j’ai l’âme immortelle ! »


Alors, homme, pourquoi la brute souffre-t-elle ?



Pourquoi bats-tu ton âne à grands coups de bâton ?
Quel est son lendemain ? Ton âne est-il Caton ?
Pourquoi le héron gris, qui s’enfuit dans les brumes,
Sent-il le noir faucon fouiller du bec ses plumes ?
Pourquoi, troussant ta manche et tachant tes habits,
Plonges-tu les couteaux aux gorges des brebis ?
Pourquoi bois-tu le sang ayant tondu la laine ?
Pourquoi vas-tu traînant tes buffles dans la plaine
Par cet anneau de fer qui perce leurs naseaux ?
Qu’est-ce que l’hydre doit penser au fond des eaux ?
Vois ce saumon d’argent : vers ses pauvres ouïes
Les flammes du brasier montent épanouies ;

Il était fait pour fuir sous l’eau des bleus ruisseaux.
Vois. Juge. Quoi ! la carpe est coupée en morceaux,
Elle est jetée à l’huile ardente, toute vive !
Quoi !.l’huître vit et souffre aux dents de ton convive !
Et c’est, tout !.Te voilà satisfait dans ta chair
Quand, devant un grand tas de fagots, vif et clair,
Ta broche plie, offrant les lièvres et les cailles.
À la bûche qui rit, monstre aux rouges écailles,
Et livrant l’humble essaim qui jouait, qui volait,
Le hallier, et la sauge avec le serpolet,
L’alouette et les prés, l’étang et la macreuse,
Aux mâchoires de feu de l’âtre qui se creuse !
Les charbons dans la cendre ouvrent leurs sombres yeux.

En voyant ce brasier riche, éclatant, joyeux,
Le passant, à travers la vitre illuminée,
S’empourpre ; et, contemplant ta haute cheminée,
Tu ne te doutes pas que, toi-même, tu ris
À la géhenne horrible, et que, rempli de cris,
D’engrenages hideux et de pinces rougies,
Ce beau foyer de pierre, espoir de tes orgies,
Ce réchaud où la mort frémit à pleine voix,
Où les battements d’ailes et les soupirs des bois
S’en vont, chants des vanneaux et baisers des sarcelles,
Dans la fumée affreuse en fauves étincelles,
Cet antre, où l’on entend, quand on vient s’y pencher,
Tous les pétillements du rire et du bûcher,
Où l’oiseau fume, où meurt le nid, où flambe l’orme,
Est un des trous béants de la fournaise énorme !
C’est l’autel vil du ventre et du plaisir charnel ;
Et le fond communique au mystère éternel !
Cours au désert ; la vie est-elle plus joyeuse ?
Que d’effrayants combats dans le creux d’une yeuse
Entre la guêpe tigre et l’abeille du miel !
Va-t’en aux lieux profonds, aux rocs voisins du ciel,
Aux caves des souris, aux ravins à panthères ;
Regarde ce bloc d’ombre et ce tas de mystères ;
Fouille l’air, l’onde, l’herbe ; écoute l’affreux bruit
Des broussailles, le cri des Alpes dans la nuit,
Le hurlement sans nom des jongles tropicales ;
Quelle vaste douleur ! Les hyènes bancales
Rôdent ; sur la perdrix le milan tombe à pic ;
La martre infâme mord le flanc du porc-épic ;
La chèvre, les deux pieds de devant dans la haie,

Voit la couleuvre et bêle avec terreur ; l’orfraie
S’agite dans l’effroi du problème inconnu ;
Sur le crâne pelé du mont sinistre et nu
Le trou de l’aigle est plein de carnage et de fiente ;
La chouette, en qui vit la nuit terrifiante,
Tout en broyant du bec le rat qu’elle surprit,

Songe ; le vautour blanc lui prend sa proie, et rit ;
L’éléphant marche avec un fracas d’épouvante ;
L’affreux jararrara, comme une onde vivante,
Autour des hauts bambous et des joncs tortueux
Se roule, et les roseaux deviennent monstrueux ;
Le museau de la fouine au poulailler se plonge ;
Sur la biche aux yeux bleus le léopard s’allonge ;
Le bison sur son dos emporte le couquard
Qui lui suce le sang pendant qu’il fuit hagard ;
La baudroie erre et semble un monstre chimérique ;
Quand le grand-duc cornu dans les bois d’Amérique
Plane, l’essaim fuyant des ramiers prend son vol.
Vois. L’oblique hibou guette le rossignol.
Le loup montre sa gueule et l’homme son visage,
Le désert frémit. Vois, les pigeons de passage
Qui vont ; pillant le houx et le genévrier,
L’ours qui sort de son antre au mois de février,
Le phoque au poil luisant qui semble frotté d’huile,
Tout le fourmillement des brutes, le reptile,
L’autour, le scorpion tapi dans les lieux frais,
Le renard, le puma, ce grand chat des forêts
Qui fait en miaulant le bruit d’un bœuf qui gronde,
Le lynx, l’impur condor à la prunelle ronde,
Brigands que la nuit cache en son vaste recel,
Le jaguar à l’affût près, des sources de sel,
Les files de chameaux des horizons arabes,

L’ibis mangeur de vers ; le rat mangeur de crabes ;
Les musquas rongeurs pris au fond des lacs vitreux
Par la glace et l’hiver, se dévorant entr’eux,
Et les boas nageurs et les boas énygres,
Et les vipères, sœurs du crâne plat des tigres,
Le mulot, la bigaille, et, sortant du ruisseau,
L’horrible caïman à tête de pourceau,
Méduse, cachalot, orphe, requin, marbrée,
Baleine à la mâchoire infecte et délabrée,
Mouches s’engloutissant au gouffre engoulevent,
L’unau, le fourmilier traître, lent et bavant,
L’once au jurement fauve, aux moustaches roidies,
Bêtes de l’ombre errant comme des Canidies,
Tout souffre ; grand, petit, le hardi, le prudent,
Tout rencontre un chasseur, une griffe, une dent !
Une sorte d’horreur implacable enveloppe
L’aigle et le colibri, le tigre et l’antilope.
L’eau noire fait songer le grave pélican.
Partout la gueule s’ouvre à côté du volcan ;
Partout les bois ont peur partout la bête tremble
D’un frisson de colère ou d’épouvante ; il semble
À celui qui ne voit l’être que d’un côté
Qu’une haine inouïe emplit l’immensité.

Hommes, les animaux, confuses multitudes ;
Saignent dans vos cités et dans leurs solitudes ;
La bête pleure, rampe, agonise. Pourquoi ?.
Et si le lion dit : qu’est-ce que j’ai fait, moi ?
Que pourras-tu répondre à ce montagnard triste ?

Quoi ! Timour est, Nemrod survit, Caïphe existe ;
Ils souffrent ; mais leur âme est là, blanche et-rêvant,
Qui, prête pour les cieux, frémit dans l’ombre au vent,
Et l’ours et le chacal râlent sans espérance !
Et Dieu voit tout le reste avec indifférence,
Tandis que, regardant fuir Tibère envolé,
Le grand lion rugit sous le ciel étoilé !
Est-ce que cette rosse efflanquée, et qu’on tire
Par la bride au charnier, passe sans te rien dire ?
Pauvre être qui s’en va, ses os trouant sa peau,
Boitant, suivi d’un tas d’enfants, riant troupeau,
Qui viennent lui jeter des pierres et qui chantent !
Est-ce que Montfaucon, ce lieu spectre que hantent
Les noirs Laubardemont, les Maillards, les Vouglans,
Ce sphynx mystérieux des abattoirs sanglants,
Devient soudain pour toi clair comme l’eau de roche,
Parce qu’il démolit sa potence, décroche
L’affreux squelette humain de son fétide étal,
Et se fait, d’étrangleur légal, royal, fatal,
Équarrisseur tuant la brute à tant par tête,
Et, de bourreau de l’homme, assassin de la bête !
Parce qu’il a changé le sang du tablier,
Tout est dit ! Retournez l’effrayant sablier,
.Ou chargez-en le sable, et faites qu’il y tienne
De la cendre animale au lieu de cendre humaine,
Plus d’énigme ! la bête appartient à la mort ;
C’est l’ordre, et tout est bien. Ni doute, ni remord :

Quoi ! partout, crocs, bouchers, égorgements, tueries !
Quoi ! dans les noirs combats du bœuf des Asturies,
Ivresse populaire et passe-temps royaux,
Le cheval éperdu, marche sur ses boyaux,
Le taureau lui crevant le ventre à coups de cornes !
Quoi ! vous jetez des cœurs sanglants aux coins des bornes,
Les pattes des oiseaux et leur pauvre duvet,
Des entrailles, des yeux, et tout cela vivait !
Les chênes qu’adoraient les fauves troglodytes
Sous la hache à grand bruit tombent c’est ; vous le dites,
De la nature morte et l’on peut la tuer.
Le chien aux coups de fouet a dû s’habituer ;
La bête doit souffrir sous le dieu qui foudroie ;
Tout l’arbre qu’on abat et le pavé qu’on broie,
Tout souffre pour souffrir ! C’est bien ? Iniquité !
De quel droit, moi l’esprit, suis-je dans la clarté ?

Pourquoi faut-il que toi, matière, tu pâtisses !
Quoi ! l’astre et le caillou seraient des injustices !
Une injustice en haut ! une injustice en bas !
Quoi ! le porc dans l’ordure et l’âne sous les bâts,
À jamais ! La souffrance à l’angoisse s’enlace ;
Puis, rien ! quoi, l’homme, roi ! quoi, l’être, populace !
Adam seul serait graine et sa seule âme fleur !
Sabaoth vannerait dans un van de douleur
Le monde, et l’homme seul passerait par le crible !
S’il en était ainsi, tout deviendrait terrible,
L’univers fourmillant de bêtes s’emplirait

D’un long rugissement ainsi qu’une forêt,
Les pierres hurleraient : injuste ! injuste ! injuste !
L’arbre en convulsion, la broussaille, l’arbuste,
Se tordraient comme ceux qui sont sur un grabat ;
Et la création ne serait qu’un combat
Des monstres révoltés contre Dieu, belluaire.
S’il en était ainsi, ce monde mortuaire,
Chaos infâme en proie au furieux autan,
Ne vaudrait même pas le crachat de Satan !
S’il en était ainsi, créer serait un crime ;
Une exécration, sortirait de l’abîme,
Te dis-je, on entendrait les brutes gémissant,
Et le loup sans reproche, et le tigre innocent,
Devant les éléments cités en témoignage,
Devant l’infini triste où l’équité surnage,
Dénonçant Dieu, bourreau masqué du monstre obscur.
Alors, sur la sellette immense de l’azur,
L’horreur souffletterait cet accusé sinistre.
Quoi, le malheur pour œuvre et le mal pour ministre !
Quoi ! ployés à jamais sous un arrêt hideux,
Tant d’êtres si nombreux qu’Adam n’est rien près d’eux !
Quoi, pas de lendemain ! quoi, pas de récompense !
Quoi, l’homme seul dirait : je vivrai, car je pense !
Qu’a-t-il fait pour cela ? l’être, galérien !
Fouettés, brisés, broyés, pétrifiés, puis rien !
Se tordre ! et n’être plus, pour dernière aventure !
L’évanouissement au bout de la torture !
Le supplice, et c’est tout ! quoi, cet être vaincu,
Quoi ! cette créature innocente a vécu,
Souffert, saigné, traîné la terreur, bu la haine,

Et traversé d’un bout à l’autre la géhenne,
Tandis que je rayonne et luis, moi séraphin,
Et quand, lasse, elle tombe, agonisante enfin,
Et pose sur la nuit sa tête exténuée,
Dieu ne lui doit rien ! vide, effacement, nuée,
Silence ; et le néant, oreiller de l’enfer !
Ô loi dont frémirait même un livre de fer,
Qui, par Néron dictée en un éclat de rire,
Ferait pleurer le bronze où l’on voudrait l’écrire !

Quoi ! je suis une bête et fais ce que je puis !
L’abîme ! et puis l’abîme, et puis l’abîme, et puis
L’abîme ! Ô désespoir ! ce serait la sentence !

Mais toi, l’élu risible, l’homme à quelle-distance
Es-tu de l’animal ? Le sais-tu ? Ta maison
Est celle du castor ; l’Égypte avait raison
D’être inquiète au seuil de la grande syringe ;
Es-tu sûr de ne pas jeter l’ombre d’un singe ?
Quoi ! l’animal n’est rien ! vaux-tu mieux par hasard ?
Le flatteur sait-il mieux ramper que le-lézard ?
L’envieux a-t-il plus d’esprit que la vipère ?
Qui, de l’homme ou du porc, est le fils ou le père ?
Vaux-tu le geai voleur que tu prends à l’appeau ?
Je voudrais bien savoir ce que c’est que ta peau,

Et si les astres, pleins de sombres rêveries,
En la voyant pendue à vos écorcheries,
S’en étonneraient plus, dans le gouffre des cieux,
Que de la peau d’un bœuf aux yeux mystérieux,
Ou du cerf au poil roux jaspé de taches blanches
Dont l’œil effaré fait des lueurs dans les branches !
Plus d’un secret étrange entre le monstre et toi
Palpite ; et parfois-l’homme en sent le vague effroi
Il est des êtres noirs au-dessous de la bête,
Qui, miasme, poison, peste, aquilon, tempête,
Ouvrant en bas la gueule, aveugle des fléaux,
Font à tous les vivants la guerre du chaos.
Quoique sa dent te morde et que ton bras l’assomme,
L’animal est ton frère, et la bête avec l’homme
Contre la nature hydre a souvent combattu ;
Elle te communique une obscure vertu,.
Et la peau du lion aidait le grand Hercule.
Ah ! tu te crois plein jour et ris du crépuscule !
La pensée est ton lot ! Dieu n’a rien réussi
Hors toi ! Tu te crois rare et parmi tous choisi,
Parce qu’un vent d’en haut parfois souffle en ta brise,
Et que, de temps en temps, criant : Brahma ! Moïse !
Isis ! ou murmurant : Lamma Sabacthani,
Relayant d’autres sœurs dont le temps est fini,
Une. Religion, dans l’ombre ou la lumière,
Paraît à ton chevet, et, nouvelle infirmière,
Vient charger l’oreiller de ton lit d’hôpital !
Toi providentiel, et le reste fatal !

Mais, voyons, raisonnons un peu ; sois économe
D’extase pour toi-même, et regarde-toi.

L’homme,
Titan du relatif et nain de l’absolu,
Se croit astre, et se voit de clarté chevelu ;

Homme, l’orgueil t’enivre ! et c’est un vin de l’ombre.
Redescends ! redescends ! tout à l’heure, âpre et sombre,
L’aigle en rudoyant l’homme avait raison souvent.
Parce que je t’ai dit, moi : c’est bien ! en avant !
Ne t’en va pas cogner les soleils, larve noire !
Épargne à l’infini l’assaut de l’infusoire.
Voyons, qu’es-tu ? peux-tu toi-même t’affirmer ?
À quoi te résous-tu ? douter ? haïr ? aimer ?
Que crois-tu ? Que sais-tu ? Tu n’as dans ta science
Pas même un parti pris d’ombre ou de confiance.
Tu sais au hasard. Lois que ton œil calcula,
Faits, chiffres, procédés, classements, tout cela
Contient-il Dieu ? réponds. Ta science est l’ânesse
Qui va, portant sa charge au moulin de Gonesse,
Sans savoir, en marchant front bas et l’œil troublé,
Si c’est un sac de cendre ou bien un sac de blé.
Que dit l’artiste ému, le prêtre en sa chapelle,
Le vacher retournant le fumier sous sa pelle,
Le pâtre à l’œil vitreux, l’ermite, l’érudit ?
Que dit l’anatomiste au trappiste ? Que dit
Le plongeur du cadavre au mineur du squelette ?
Que dit le médecin au géologue, athlète

Qui lutte avec la terre et tombe exténué ?
Et l’algébriste exact, par l’espace hué,
Que dit-il, ce berger des chiffres indociles ?
Que dit le devin, roi des stryges et des psylles,
Poussant vers l’inconnu qu’à ton vol tu soumets,
Quelque système aveugle ou boîteux qui jamais
N’arrive au bout d’un fait sans trouble et sans encombre ?
Que dit le philosophe, aventurier de l’ombre ?
Et le poète ami des cieux où l’aube point ?
Que disent, frémissants, pâles, la pioche au poing,
Tous ces noirs fossoyeurs de la fosse Science ?
Homme ! ils disent tous : nuit, misère, imprévoyance,
Erreur, néant, fumée, imbécillité, deuil.
Et c’est avec cela que tu fais ton orgueil !
Jour coudoie ignorance en ton savoir hybride.
Tu ne sais pas tenir ta fantaisie en bride.
Tu vas, tu vas, tu vas ! Où vas-tu ?
Vanité !
Tu crois qu’en te créant Dieu t’a mis de côté,
Que ton berceau contient toutes les origines,
Et que tout se condense en toi ; tu t’imagines
Qu’à mesure que tout naissait et surgissait,
L’Éternel t’en donnait quelque chose ; et que c’est
Sous ton crâne que Dieu pensif traça l’épure
De ce monde qu’emplit son auréole pure.
Tu dis : j’ai la raison, la vertu, la beauté.
Tu dis : Dieu fut très las pour m’avoir inventé,

Et tu crois l’égaler chaque fois que tu

bouges.
Allons ! mire-toi donc un peu dans les peaux-ronges !
Que dis-tu-des Yolofs, barbouillés de roucou,
Attachant des colliers d’oreilles à leur cou,
Et des hurons ornés de stupides balafres ?
Mire-toi dans les noirs, mire-toi dans les cafres,
Dans les Yoways ; trouant leurs nez, peignant leurs peaux,
Empoisonnant leur flèche aux glandes dés crapauds !
Apprends ceci, rayon apprends ceci, pensée
L’ange commence à l’homme et l’homme au chimpanzé ;
L’orang-outan ton frère, est, un homme à tâtons.
Tu peux bien l’accepter, puisque nous t’acceptons !
Mire-toi d’ans tes goûts, dans tes mœurs, dans tes races !
Dans tes amours brutaux dans tes instincts voraces ;
Dans l’auge où nous voyons boire tes appétits !
Ton histoire ! tes lois ! ton bruit ! ton cliquetis !
Te figures-tu pas que tes gestes, tes guerres,
Tes cris, troublent l’azur de leurs fracas vulgaires,
Et que le jour mesure à ton pas son déclin ?
Crois-tu pas que le ciel est guelfe ou gibelin,
Que l’Être est Armagnac ou Bourguignon, que l’astre
Connaît oui, non, Genève et, Rome, York et Lancastre,
Et que le monde pend à ton sacré cheveu ?
Tes princes ? tes sultans ? tes rois ? demande un peu
Ce que de ta grandeur pensent les astronomes.
Parles-en à Newton. Parce que tu te nommes
César ou Henri quatre, et qu’un beau jour Casca
Ou Ravaillac, te prit en traître, s’embusqua
Dans l’ombre, et te coupa la veine cardiaque,
Crois-tu pas déranger l’énorme zodiaque ?

Et quant à tes cités, Babels de monuments
Où parlent à la fois tous les événements,
Qu’est-ce :que cela pèse ? arches, tours, pyramides,
Je serais peu : surpris qu’en ses rayons humides,
L’aube les emportât pêle-mêle un matin
Avec les gouttes d’eau de la sauge et du thym.
Et ton architecture étagée et superbe
Finit par n’être plus qu’un tas de pierre et d’herbe
Où, la tête au soleil, siffle l’aspic subtil :
Ton marbre, dont tu fais des dieux, que devient-il ?
Le temps court, et monnoye en courant tes statues ;
Ton bronze qu’à tes rois guerriers tu prostitues,
On en fait des liards qui valent les héros.
Ton marbre, chaux et plâtre, emplit les tombereaux.
Homme, le papillon qui vit une semaine,
Le puceron qu’un jour crée et qu’un jour remmène,
L’éphémère, enviant cette longévité,
Égalent ton granit devant l’immensité.

Ah ! tes œuvres, vraiment, parlons-en. Meurtre, envie,
Sang ! Tu construis la mort quand Dieu sème la vie !
Et, pendant que Dieu fait les chênes sur les monts,
Les baobabs pareils à des pieds de mammons,
L’arbre a pain, le palmier splendide, les mélèzes,
D’où sort un chant pareil à la voix des falaises,
L’olivier, le figuier, le cèdre, le nopal,
Tu fais l’arbre gibet, l’arbre croix, l’arbre pal,
L’affreux arbre supplice, énorme, vaste, infâme,
Cyprès dont les rameaux, faisant la nuit sur l’âme,

Sonnent lugubrement comme des enchaînés,
Dont chaque branche, hélas ! porte deux condamnés,
Et penche en frissonnant deux spectres sur l’abîme ;
Au soleil, du côté de l’homme, la victime,
Et du côté de Dieu, dans l’ombre, le bourreau !

Ah ! tu te crois divin ! tu places ton zéro
En regard de cet orbe inouï qu’emplit l’onde
De l’océan sagesse et qu’on nomme le monde !
Ah ! géant ! tout savoir, ce n’est pour toi qu’un jeu.
Pourquoi te contenter d’un à peu près de Dieu ?
Pourquoi ne pas tirer l’abîme à clair ? Colosse !
Plus haut qu’Atlas, et plus que les oiseaux véloce !
Pourquoi te contenter de tes religions ?
Lorsque dans l’infini nous nous réfugions,
Pourquoi ne pas nous suivre, âme au cercueil penchante,
Et tout prendre ? Pourquoi, ce que l’abîme chante,
Ne pas le déchiffrer ? tu n’as qu’à le vouloir !
Si tu ne l’entends pas, tu peux du moins le voir,
L’hymne éternel vibrant sous les éternels voiles.
Les constellations sont des gammes d’étoiles ;
Et les vents par moments te chantent des lambeaux
Du chant prodigieux qui remplit les tombeaux.
Allons, fais un effort, esprit plus grand que l’aigle ;
Prends ton échelle, prends ta plume, prends ta règle ;
Toute cette musique à l’ineffable bruit
Est là sur le registre effrayant de la nuit ;
Va, monte ; tu n’as plus qu’à tracer des portées
Sous les septentrions et sous les voies-lactées
Pour lire à l’instant même, au fond des cieux vermeils,
La symphonie écrite en notes de soleils !

Qu’attends-tu, dis ? Va donc au fond de Dieu ! va vite !
Ah ! souffle du fumier que le parfum évite,
Homme, ombre ! coureur vain de tous les pas perdus !
Marchand des Christs trahis et des Josephs vendus !
Va ! tu sors de la fange, et ta mère malsaine,
C’est la matière infecte et la matière obscène !
Tes sombres légions vermineuses, amas,
Troupeau, tas imbécile adorant des lamas,

Avec ce qu’elles font et ce qu’elles projettent,
Entre la nourriture et l’excrément-végètent !

Mais tu te fais petit ; tu changes d’argument,
Et c’est là, reprends-tu, ta plainte justement
L’homme est un désir vaste en une étreinte étroite,
Un eunuque amoureux, un voyageur qui boîte ;
L’homme n’est rien la terre à chaque heure lui ment ;
La vie est un à-compte au lieu d’être un paiement ;
Tes sages te l’ont dit, et, dans ton humeur noire,
Toi, l’homme, tu n’es pas éloigné de le croire ;
C’est trop peu d’être un homme ; en naissant Dieu devait
Te donner tout l’azur dont la mort te revêt.
Ah ! tu n’es pas déjà content de Dieu toi-même !

Tu voudrais sur la-terre être un être suprême ;
Créancier exigeant, tu te plains d’être né
À demi, que le ciel ne t’ait pas tout donné,
Que Dieu soit en retard, que lui, lui qui médite,
Lui qui vit, ne t’ait pas, à l’échéance dite,
Fait livraison de l’ombre et de l’éternité ;
Et tu voudrais encore que tout l’autre côté
De la création, misère inaperçue,
Fût à jamais plongé dans la nuit sans issue !
Mais tu dis : — Le caillou brisé, l’arbre abattu,
Ne souffrent point ; la bête ignore. — Qu’en sais-tu ?
Sais-tu la profondeur du soupir, et l’abîme
Du cri ? pour voir le fond du gouffre, es-tu la cime ?
Et s’il était des pleurs qui coulent en dedans ?
Et s’il était un doigt, léché des flots grondants,
Qui sentît tressaillir la montagne plaintive,
Et pour qui le rocher fût une sensitive ?
Que sais-tu ? Ta morale ; ô juif, payen, chrétien,
Est une carte obscure et bizarre du bien
Et du mal, dont tu peins a ton gré les frontières.

Ce livre, dont tu fais la table des matières,
L’as-tu lu ? Que vois-tu par ton trou de prison ?
Portes-tu dans ton-œil l’insondable horizon ?
Fermes-tu l’univers en fermant ta fenêtre ?
De quel droit marques-tu des limites a l’être,
Et dis-tu, te penchant sur le monde obscurci
Et sur le flot vivant : On souffre jusqu’ici !

Eh ! vois donc les douleurs de ces bêtes hagardes !

Ah ! la souffrance étant l’avenir, tu la gardes !
Tu n’en veux que pour toi ! tout le reste est trop vil.
Tu vois l’arbre se tordre et : tu dis Souffre-t-il ?
Tu dis : — La brute meurt ; son souvenir s’envole
Elle ne s’aperçoit pas même qu’on la vole.
Quoi ! l’homme fils unique, et l’univers bâtard !

Quoi ! tes maux seuls auraient le paradis plus tard
Qui, vrai pour toi, serait pour tout autre une fable !
La bête trouverait l’Éternel insolvable !
Quoi ! les monstres auraient, songeurs silencieux,
Droit de hocher la tête en présence des cieux !
Dieu baisserait les yeux devant leur sombre lutte !
Ils pourraient lui jeter le mépris de la brute !
Quoi ! devant les soleils, les astres triomphaux,
Et l’étoile, et l’aurore, ils pourraient dire : or faux !
Douleur, néant, horreur, seraient la destinée !
Quoi ! la création tout entière damnée,
Rêve affreux ! pas de but ; l’homme seul arrivé ;
Souffrir, et ne rien voir ; la douleur, œil crevé ;
Tout injuste, une vaste et stupide spirale
D’êtres perdus, sans jour, sans nœud, sans loi morale,
Allant on ne sait où, venant on ne sait d’où,
Et, tout au fond de l’ombre effroyable, Dieu fou !
Ce Jéhovah Moloch ! que veut-on que j’en fasse ?
Songe exécré ! crachat de l’homme sur ta face,
Ô mon Dieu ! calomnie au père universel !
Bave d’inventions qui tacherait le ciel,
Si la fange pouvait atteindre, écume vile,
Dieu, l’outragé sublime, éternel et tranquille !

Non ! tous les êtres sont, et furent, et seront.
Qu’il ait sa cendre au cœur, qu’il ait sa flamme au front,
Tout être est immortel comme essence ; et retrouve
Ce qui lui reste dû par la loi qui l’éprouve ;
Ce n’est point un motif parce qu’on est petit
Pour ne pas être vu ; nul en vain ne pâtit ;
Dieu n’est pas le myope immense de l’espace.
L’aboiement de l’écueil qui-jamais ne se lasse,
Le tonnerre, le vol de l’astre échevelé,
Tous les rugissements du vent démuselé,
La trombe, le volcan, font, dans l’éternel gouffre,
Moins de bruit que ce cri d’un moucheron : je souffre !
Tous les êtres sont Dieu ; tous les flots sont la mer.

Non ! non ! l’écrasement n’est point la loi du ver.
Non ! non ! toute souffrance est un sillon. Prière
Et pleurs défont toujours quelque chose en arrière
Et font, ô cieux sereins ! quelque chose en avant.
Tout être se rachète ou tout être se vend.


Ô dédain de la bête et mépris de la chose !
Double faute de l’homme et son double malheur !
Si pour la vie infime il eût été meilleur,
Au lieu d’écraser tout, s’il eût fait le contraire,
Au lieu d’être bourreau, s’il se fût montré frère,
S’il eût compris l’amas vivant qui remuait,
Et l’être monstrueux, e grand souffrant muet,
L’homme, en butte à cette heure aux aboiements de l’ombre,
Eût été l’aîné roi de la famille sombre.
Cet aveugle serait devenu le voyant.
Il eût vu revenir à lui l’être fuyant.
La vie a son esprit qu’a troublé l’ignorance
Fût apparue avec toute sa transparence,
Et l’homme, sous le marbre ou le bois ou la chair,
De l’âme universelle eût vu le pâle éclair.
En s’inclinant, avec la majesté des prêtres,
Sur ces masques hagards qu’on appelle les êtres,
Calme, il eût relevé le morne abattement
Du monde terrassé qui vit sinistrement.
Sa pitié, s’émiettant aux souffrances farouches,.
Eût fait tourner vers lui toutes ces âpres bouches.
La bête eût accepté l’homme ; le chêne l’eût

Accueilli dans les bois de son grave salut ;
La pierre en son horreur l’eût adoré. La roche,
Morne, se fût sentie émue à son approche ;
Et dans tous les cailloux il eût eu des autels.
Il eût senti sous lui de sombres immortels.
Il eût été le mage. Il eût connu lès causes.
Il aurait sur son front la lumière des choses ;
Il serait l’Homme Esprit. L’aigle eût fraternisé ;
Et, lui montrant le, ciel, le lion eût posé
Sa griffe sur l’épaule auguste du Génie.
Au lieu de le haïr dans leur morne agonie,
Les vivants effrayants d’en bas eussent béni
Ce grand communiant de l’amour infini.
En le voyant, la fosse eût resplendi, pareille
Aux soirs d’été qu’embrase une clarté vermeille ;
La tombe aurait chanté, le spectre aurait souri.
Il eût des inconnus été le favori,
Bien et mai. La loi vient de derrière la vie
Et derrière la mort continue. Homme, envie
Ton chien ; tu ne sais pas ; triste maître hagard,
S’il n’a pas plus d’azur que toi dans le regard.
Tout vit. Création couvre métempsychose.

Le bien-aimé de ceux-qui sont sous, les écorces,
Sous les granits, avec les sèves et les forces,
Et, dans tous ses travaux, sans cesse, à tout moment,
Toute l’obscurité l’eût baisé doucement.
L’ombre immense serait son fauve auxiliaire.
La nature, de l’homme aurait été le lierre,
Et l’aurait, dans les pleurs, dans les chocs, dans les maux,
Dans les deuils, protégé de ses mille rameaux.
Il eût senti, du fond des insondables cuves,
Monter vers lui les vents, les parfums, les effluves,
Les magnétismes purs, les souffles, les aimants,
Et le secours profond des sombres éléments ;
Les fléaux, qui lui font la guerre du désordre,
Fussent venus lécher ses pieds qu’ils viennent mordre ;
Quand sa barque, le soir, se risque hors du port,

Le flot eût dit au vent : c’est lui. Souffle moins fort.
L’azur eût murmuré : paix à la voile blonde !
L’écueil eût fait effort pour se courber sous l’onde.
L’être multiple épars dans l’expiation
L’eût partout conseillé de son vague rayon ;
Sentant cette belle âme humaine, bonne et tendre,
Se baisser, et toucher leur chaîne, et la détendre,
La création brute au difforme poitrail,
L’instinct, cette lueur de l’âme au soupirail,
Le grand Tout, ce flot sourd qui s’enfle et qui se creuse,
L’énormité, la chose informe et ténébreuse,
L’horreur des bois, l’horreur des mers, l’horreur des cieux,
Tout le mystérieux, tout le prodigieux,
Fût accouru, soumis, à son appel sublime,
À travers l’ombre ; et l’homme eût eu pour chien l’abîme.
Il sentirait, rêveur, satisfait, ébloui,
La pénétration des étoiles en lui ;
L’ange le montrerait à l’ange qui se penche ;
Il serait aujourd’hui la grande tête blanche
Aperçue au-dessus du gouffre et de la nuit.

Mais il n’a rien compris, rien sondé, rien traduit,
Rien aimé, que lui-même et lui seul. L’égoïste
Vit dans sa vanité démesurée et triste,
Presque en dehors du groupe immense des vivants.
Dans ce sombre univers, monceau d’esprits rêvants,
Il voit deux êtres : lui qu’il sent, Dieu qu’il suppose.

L’étincelle de Dieu, l’âme, est dans toute chose.
Le monde est un ensemble où personne n’est seul ;
Tout corps masque un esprit ; toute chair est linceul ;
Et pour voir l’âme on n’a qu’à lever le suaire.

La faute est le squelette et l’être est l’ossuaire.
C’est à dire, ô vivant, car pour la terre il faut
Sans cesse commenter les formules d’en haut,
Que ce monde, où Dieu met ce que des cieux il ôte,
N’est que le cimetière horrible de la faute.

Tout fait, germe : Et la vie est un flanc qui conçoit,
Quoi ? la vie à venir. Tout être, quel qu’il soit,
De l’astre à l’excrément, de la taupe au prophète,
Est un esprit traînant la forme qu’il s’est faite.
Autant que dans la grâce et que dans la beauté,
L’être persiste et vit dans la difformité
Sous l’engloutissement de la matière infâme ;

Autant qu’Ève au doux front, Léviathan, c’est l’âme.
La noirceur d’aujourd’hui fait la nuit de demain.
Oui, bête, arbre, rocher, broussaille du chemin,
Tout être est un vivant de l’immensité sombre ;
L’homme n’est pas le seul qui soit suivi d’une ombre ;
Tous, même le caillou misérable et honteux,
Ont derrière eux une ombre, une ombre devant eux ;
Tous sont l’âme, qui vit, qui vécut, qui doit vivre,
Qui tombe et s’emprisonne, ou monte et se délivre !.
Tout ce qui rampe expie une chute du ciel.
La pierre est une cave où rêve un criminel,
Prends garde, esprit ! recule au seuil du mal, arrête !
L’arbre t’attend, le roc te guette, esprit ! La bête
Est une chausse-trappe où l’homme peut tomber.
Tremble. Pas d’action qu’on puisse dérober
À Dieu, pour qui dans toi veille ta conscience.
Tout être est responsable ; il croît, décroît, vit, pense,
Condamné par lui-même ou par lui-même absous ;
Tout ce qu’il fait s’en va dans l’espace ; et dessous
Est l’infini, compteur exact, plateau sans bornes ;
Et la chute possible, et les ténèbres mornes
Où serpentent, chassés du vent qui les poursuit,
Les essaims tortueux des mondes de la nuit.
Oui, l’âme dans le mal, hélas, naufrage et sombre.


Hommes, votre lumière est faite avec de l’ombre ;
Sous votre bagne il est d’autres cachots profonds ;
Vous ne vous en doutez pas même ; ô noirs bouffons,
Qui riez, qui chantez, qui raillez, c’est le pire,
Le monde des sanglots commence a votre rire.
En même temps la joie est au-dessus de vous ;
Car, devant le regard de l’Être sans courroux,
Tout se tient ; et l’extase a la douleur s’enlace.

L’ange me regardait, et, sans que je parlasse,
Il voyait ma pensée, et, dans mon âme entrant,
Son œil fixe rendait mon crâne transparent.
Il dit, levant un doigt de sa main souveraine :

— Que l’oreille d’en bas qui m’écoute, comprenne
Que l’ange ne s’est pas contredit en montrant
L’homme si vain après l’avoir montré si grand ;
Tout est haut, tout est bas tout est lent, tout va vite ;
Toute chose créée est splendide et petite ;
Tout être a deux aspects, ténèbres et rayons ;
Et la justice sort des confrontations
Du côté misérable avec la face auguste.



L’être est un hideux tronc qui porte un divin buste.
Mais à la conscience heureux qui s’est fié !
Tout, même ce tronc vil, sera glorifié.

Dieu, l’avertisseur juste, incessamment regarde
La vie, et dans les vents murmure : prenez garde !
Et suit des yeux le choc des bons et des mauvais.
Tout à l’heure, ô vivant terrestre, tu pouvais
Me répondre : Oui, le ciel est gibelin ou guelfe ;
L’astre connaît Isis et Phoebus, Thèbe et Delphe,
Genève et Rome, Œdipe et Sphynx, énigme et mot ;
Le météore prend fait et cause là-haut
Pour ou contre Pompée ou César, pour ou contre
Le pâle Capulet qu’un Montaigu rencontre ;
Car dans toute querelle est un peu d’équité,
Et dans toute lueur un peu de vérité ;
Et si la rose rouge a tort, la rose blanche
A raison. Et cela suffit pour que Dieu penche.
Le nuage, le jour ; la rosée en sueur,
La comète traînant sa sinistre lueur,
Tous les êtres profonds qui passent dans l’abîme,
Sont du parti de ceux qu’on foule et qu’on opprime ;

Et, luttant pour le droit et pour la vérité,
Le faible a dans les reins toute l’immensité
De là l’auguste foi du cœur simple et robuste.
Vivants, tous les cheveux de la tête du juste,
Par des fils que nul bras n’a pu briser encore,
Sont liés aux rayons de tous les astres d’or.
Vis, âme : — Oh ! que Dieu soit dans ce que tu préfères !
La loi, sous ses deux noms une dans les deux sphères,
Vivants, c’est le progrès ; morts, c’est l’ascension.
Toute cité, d’en bas ou d’en haut, est Sion ;
Tout être, par l’effort du labeur volontaire,
Sort de l’épreuve, et rentre au bonheur ; toute terre
Doit devenir Éden et tout ciel paradis.

Les gisants s’écrieront : debout ! les engourdis
Remueront ; l’avenir, parlant d’une voix tendre,
Dira : terre, voici le chemin qu’il faut prendre,
Ô terre ! et l’harmonie en chantant conquerra
L’horreur du Groënland, l’horreur du Sahara,
Et le sable et la neige, et ces larves barbares,
Caraïbes, hurons, bédouins, malabares,

Peuples sourds de l’Ohio, du Thibet, du Darfour,
Que l’ombre garde assis dans son noir carrefour.
L’aube, cette blancheur juste, sacrée, intègre,
Qui se fait dans la nuit, se fera dans le nègre.
La Rome du désert naîtra de Tombouctou.
Oh ! pourvu que ce soit en avant, Dieu sait où,
Va, vole ! Je l’ai dit, et je te le répète,
La-bas, où l’on entend sonner de la trompette,
La-bas dans l’inconnu, là-bas dans le réel,
Dans le vrai ; dans le beau, dans le grand, dans le ciel,
Genre humain, genre humain, ouvre tes larges ailes !

En même temps la mort aux splendides prunelles
Pousse vers l’éternelle et suprême clarté
Le monstre, et l’homme au vent du sépulcre emporté,
Troupeau fuyant qu’au bord du gouffre elle dénombre.
L’aurore est un baiser qui veut les fronts de l’ombre.
Tout se meut, se soulève, et s’efforce, et gravit,
Et se hausse, et s’envole, et ressuscite, et vit !
Rien n’est fait pour rester dans l’obscurité sourde.
L’âme en exil devient à chaque instant moins lourde,
Et s’approche du ciel qui vous réclame tous.
D’heure en heure, pour ceux qui se sont faits plis doux,
La peine s’attendrit l’ombre en bonheur se change ;
La bête est commuée en homme, l’homme en ange ;
Par l’expiation, échelle d’équité,
Dont un bout est nuit froide et l’autre bout clarté,
Sans cesse, sous l’azur que la lumière noie,
L’univers Châtiment monte à l’univers Joie.


Et l’on y vient d’un bond, et du plus triste lieu.
Oui, l’horreur et le mal peuvent aux pieds de Dieu

Se verser tout à coup en urnes de lumière.
Oui, les plus noirs ont droit à la plus blanche sphère ;
Les plus vils ont pour loi d’atteindre les plus hauts.
Tous les rayonnements puisent tous les chaos,
Vident la nuit, et font, ravissement des anges,
Des gerbes d’arcs-en-ciel avec toutes les fanges !
Point de déshérité ! Non ! point de paria !
Je levai les deux mains au ciel ; l’ange cria :
Ô profondeurs, voilà que ce passant s’étonne !.
Puis il reprit :

— Rêveur qu’emporte un vent d’automne,
Sors de l’infirmité de ta stupeur sans yeux.
Apprends l’immensité. Guetteur obscur des cieux,
Sache, ô vivant qui viens regarder l’aube naître,
Que l’expiation va plus avant peut-être

Que tu ne descendis et que tu ne sondas,
Homme, et qu’elle peut faire un élu de Judas
Sache que Dieu, domptant même l’œil qui fascine,
Change, quand il lui, plaît, le serpent en racine,
Si bien qu’avec le temps ses desseins sont remplis,
Et que de la vipère il fait sortir un l’ys.
Qu’ont donc appris à l’homme Inde, Égypte et Chaldée,
S’il est pétrifié par cette simple idée
Que l’âme se perdra, se perd et se perdit,
Mais que Dieu peut toujours la trouver ? Qui te dit
Que, le jour où, la mort enfin te fera naître,.
Tu ne verras, pas, homme, au seuil des cieux paraître,
Un archange plus grand et plus éblouissant
Et plus beau que celui qui te parle à présent,
Ayant des fleurs soleils, des astres étincelles,
Et tous les diamants du gouffre dans ses ailes,
Qui viendra vers toi, pur, auguste, doux ; serein,
Calme, et qui te dira : c’est moi qui fus :Caïn ?
Homme, sache que Dieu pourrait prendre un cloporte,
Un crapaud, l’acarus que ton ulcère porte,
Et lui donner l’aurore et le septentrion.
Sache que Dieu pourrait choisir un vibrion,
Un ver de terre au fond du sépulcre nocturne,
Et lui dire : — Voilà Sirius et Saturne,
Arcturus, Orion et les pléiades d’or ;
Je te les donne. Prends. Et je te donne encore


Le vaste Jupiter avec ses quatre lunes.
Prends l’ouragan, le bruit, le jour bleu, les nuits brunes,
Le tropique et l’été, le pôle avec l’hiver.
Vénus, perle du soir, je te donne à ce ver.
Ver, prends Aldebaran que vit Jean, mon apôtre,
Et prends ses trois soleils qui roulent l’un sur l’autre ;
Prends tous les firmaments et tous les océans,
Et le haut zodiaque aux douze astres géants,
Tournant comme une roue au fond des ombres noires.
Sache que Dieu pourrait donner toutes ces gloires
A ce vil ver de terre immonde et chassieux
Sans étonner un seul archange dans les cieux !
Et sache aussi que Dieu donnerait à cet être :
Ce que dans tous les lieux l’éternité voit naître,
Tous les astres qu’on voit, tous ceux qu’on ne voit pas,
Tout ce qui tourbillonne au souffle du trépas,
Et les mille flambeaux tremblant sur le grand voile,
Sans que l’infini fût amoindri d’une étoile,
Et qu’ayant tout donné, Dieu n’aurait rien de moins.

Et l’archange reprit : Soleils, soyez témoins,

Soyez témoins, ô cieux, que l’ilote et l’esclave,
Le goîtreux dont l’œil rêve et dont la lèvre bave
Dans ses mornes sommeils,
Et sur son lit maudit, le lépreux solitaire,
 cieux, sont vos égaux, et que les vers de terre
Sont vos frères, soleils !

Soyez témoins, éthers où vit l’âme ravie,
Épanouissements de splendeur et de vie,
Édens par Dieu dorés ;
Paradis qui passez avec le son des lyres,
Rayons, soyez témoins, soyez témoins, sourires,
Que les pleurs sont sacrés !

Il ne tient qu à la nuit, et cela dépend d’elle,
D’être heureuse, innocente, et sincère, et fidèle,
De nous éblouir tous,
Et de voir tout à coup, clartés dans l’ombre écloses,
Des flots de colibris ; sortis d’un tas de roses,
Aveugler ses hiboux !

Le méchant est un mort dont l’harmonie est veuve.
Il peut, quand il lui plaît, renaître après l’épreuve,
Et revenir, ailé,

Superbe, triomphant, sans pleurs, sans deuil, sans crainte,
Serein car tout esprit de la justice sainte
Est l’époux étoilé !


Hommes ! l’orgueil en vous parfois crie et résiste,
Et vous dites, entant que votre terre est triste :
« Dieu pour nous est sans nom :
« Qu’a trouvé Ptolémée et que sait Épicure ?
« Double négation « :.le ciel noir, l’âme obscure.
« L’être est Nuit, l’homme est Non.
« Le mal est notre maître et, le doute est notre hôte ;
« Dieu nous montre la peine et nous cache la faute ;
« Que veut ce dieu lointain ?.
« Notre vie est si morne et notre âme est si noire,
« Hélas ! que, par moments, nous hésitons à croire
« L’étoile du matin !
« Il semble que Dieu triste essaie à chaque aurore
« De créer un jour pur, divin, charmant, sonore,
« Par la joie expliqué,
« D’un éternel midi réchauffant la nature,
« Sans tache... et chaque soir, la nuit revient, rature
« Du jour toujours manqué !

« Qui nous dit que ce monde inique et léthifère
« Est l’œuvre de quelqu’un qui sait ce qu’il veut faire ?
« Tout rampe de terreur ;
« Ces monts, ces mers, ces champs où nos troupeaux vont paître,
« Ces globes, ces soleil ; ces cieux ne sont peut être
« Que quelque immense erreur ! »


Et vous criez, vivants sinistres de la tombe :
« L’anathème nous tient ;l’horreur sur nous surplombe ;
« Ce guichetier nous suit ;
« L’obscurité nous couve, et la geôle âpre et lourde
« Nous guette, et chaque étoile est la lanterne sourde
« D’un spectre de la nuit !
« Nous sommes prisonniers ; les ténèbres nous gardent ;
« Tous les yeux de l’abîme à la fois nous regardent ;
« Comment fuir ? on nous voit !
« Comment nous évader ? » Il suffit, pour qu’on sorte,
Qu’une bonne action pousse l’énorme porte..
Du bout du petit doigt !

Le Dieu juste, qui met à toute peine un terme
Ne veut pas que le grand sur le petit se ferme ;
Il veut la liberté,
Et c’est avec l’atome, ô pauvre âme inquiète,
Que ce Dieu fait la clef de la serrure faite
Avec l’immensité.

Dieu ne permet à rien l’oppression ; la brute
Et l’ange sont amis ; au fond de toute chute
Dieu met de sa clarté ;

De toute ascension Dieu marque le solstice ;
Il crie aux quatre vents : Égalité !. Justice !
Équilibre ! Équité !
Et l’un des quatre vents va le dire à l’aurore ;
L’autre au couchant pourpré qu’un divin nimbe dore
Et qui s’épanouit
Le troisième le dit au midi qui s’enivre
De l’éblouissement de tout ce qu’il fait vivre ;
Le dernier à la nuit.

Qu’est-ce que le rayon a de plus que la bête ?
Le tigre a sa fureur, le ciel a sa tempête ;
Tout est égal à tout
L’insecte vaut le globe ; et, soleils, sphères, gloires,
Tous les géants, égaux à tous les infusoires,
Gisent sous Dieu debout.
Tout n’est qu’un tourbillon de poussière qui vole.
La mouche et sa lueur, l’astre et son auréole,
Cendre ! apparitions !
Vie ! Être ! ô précipice obscur ! horreurs sacrées,
Où Dieu laisse en rêvant tomber des empyrées
Et des créations !


L’infiniment petit, l’infiniment grand ; songes !
Ces soleils que tu vois, ces azurs où tu plonges ;
Âme errant sans appuis,
Les orbites de feu des sphères vagabondes,
Les éthers constellés, les firmaments ; les mondes,
Cercles du fond du puits !

Ô citerne de l’ombre ! Ô profondeurs livides !
Les plénitudes sont pareilles à des vides.
L’œil cherche le soutien.
L’être est prodigieux à ce point, j’en frissonne,
Qu’il ressemble au néant ; et Tout par moments donne
Le vertige de Rien !

On revient au néant par l’énormité même,
Oui ! S’il n’était pas là, lui, le témoin suprême,
Oh ! comme on frémirait !

Mais ce grand front serein dans l’immensité rentre,
Et, comme un feu suffit pour éclairer un antre,
L’univers reparaît.

Ô Création, choc de souffles, bruit d’atomes,
Terre, trône de l’homme, univers, cieux, royaumes,
Rayons, sceptres, pavois,
Monde noir qui te tais et qui dors ! Dieu se lève.
Ombre ! il est le regard ; sommeil ! il est le rêve ;
Silence, il est la voix !

Dieu vit. Quiconque mange est assis à sa table.
Il est l’inaccessible, il est l’inévitable ;
L’athée au sombre vœu,
En se précipitant, sans foi, sans loi, sans prisme,
La tête la première ; au fond de l’athéisme,
Brise son âme à Dieu !
Il est le fond de l’être. Oui, terrible ou propice,
Tout vertige le trouve au bas du précipice.
Satan, l’ange échappé,
Se cramponne lui-même au père, et l’on devine
Dans le pli d’un des pans de la robe divine
Ce noir poignet crispé.

Dieu ! Dieu ! Dieu ! l’âme unique est dans tout, et traverse
L’âme individuelle, en chaque être diverse ;
Tout char l’a pour essieu ;
La tête de mort, blême au fond de l’ombre immonde,
Par un de ses deux trous, sinistre, voit le monde,
Et par l’autre voit Dieu.
Cet ensemble, où l’on voit toujours plus d’aube naître,
Et qu’on nomme le ciel et l’enfer, se pénètre ;
Rayon et flamboiement ;

L’un descend, l’autre monte ; et Dieu dans l’ombre passe ;
Et chacun d’eux éclaire un côté de sa face
Au fond du firmament.
Par moments, dans l’azur où l’archange a son aire,
Il se fait des hymens que chante le tonnerre ;
L’âme épouse le ver ;
Et le ciel et l’enfer, et la lumière et l’ombre,
Et le rayon splendide et le flamboiement sombre
Se mêlent dans l’éclair.

Rien n’est désespéré, car rien n’est hors de l’être.
Vivez ! Le disparu peut toujours reparaître.
Le mal par vous construit,
Se place, dans la vaste et morne apocalypse,
Entre votre âme et Dieu ; l’enfer est une éclipse ;
Le mal passe, Dieu luit !
Transfigurations splendides et subites !
Les châtiments sont pleins de sombres : cénobites,
De bras au ciel tendus.
Parfois les lieux profonds ont des sanglots sublimes
Qui jettent tout à coup près de Dieu sur les cimes
Des monstres éperdus !


Chaque globe est un œuf hideux, sur qui se pose
La nuit triste, où l’on sent remuer quelque chose,
Couvert d’êtres maudits,
Lugubre, affreux, rongé de moisissure verte,
Qu’un jour un bec de feu brise, et d’où, l’aile ouverte,
Sort l’aigle Paradis.

Ce n’est pas le pardon c’est la justice auguste ;
C’est, après le rachat, la délivrance juste ;
L’équitable retour
Des hydres vers l’azur où l’on voit l’astre éclore,
Des muets vers la voix, des larmes vers-l’aurore,
Des spectres vers le jour !

Dieu n’est pas moins en bas qu’en haut ; oui, la nature
Sacre l’égalité de toute créature
Devant le créateur ; .
Et c’est le cœur de Dieu que sent l’être unanime
Dans ces deux battements énormes de l’abîme,
Profondeur et Hauteur.

Ces deux pulsations de la vie éternelle
Jettent l’âme innocente et l’âme criminelle,
L’une aux cieux ; l’autre aux nuits ;
Chacun va dans la sphère où sa pesanteur tombe.
Dieu, pour noircir l’orfraie et blanchir la colombe,
N’a :qu’à dire je suis.


La conscience est là, lueur crépusculaire.
Vous êtes avertis, vivants ; le crime éclaire.
Tu tombes, tu sais où !
La drachme de Judas, par la nuit ramassée,
Rayonne et luit au fond de l’ombre hérissée ;
C’est l’œil rond du hibou.

Dieu laisse à tous le poids qu’ils ont. Coupable-ou sainte,
L’action est un pied qui marque son empreinte.
. Dieu laisse au mal le mal.

Dieu, choisir ! l’absolu n’a pas de préférence ;
Le cercle ne peut rien sur la circonférence ;
Le parfait est fatal.

Oui, Dieu, c’est l’équilibre. Êtres, Dieu pèse et crée :
À droite l’étendue, a gauche la durée ;
L’évident, l’incompris ;
Les éblouissements, contre-poids des désastres ;
L’abîme balançant l’âme ; ici tous les astres,
Et là tous les esprits.

En lui sont la raison et le centre imperdable ;
Tous les balancements de l’ordre formidable
S’y règlent à la fois ;

Toutes les équités forment cette âme immense ;
Elle est le grand niveau de l’être ; et la clémence
Y serait un faux poids.

L’absolu ! l’absolu ! Ni fureurs, ni faiblesses.
Impassible, étoilée, âpre, tu ne te laisses,
Au fond du ciel béni,
Violer, dans ta paix qu’aucun flot ne déborde,
Jamais, à rien, pas même à la miséricorde,
Sombre vierge Infini !

Rien ne fait vaciller l’axe, que la justice.
Chacun pèse sa vie ; orgueil, sagesse ou vice.
Vivez ! cherchez le mieux !
L’action pend à l’âme. Avec tout ce qu’il sème,
Chaque être a son insu se compose à lui-même
Son poids mystérieux.

La balance n’a pas le droit de faire grâce.
Elle oscille en dehors du temps et de l’espace ;
Elle est la vérité ;
Sous la seule équité son tremblement s’apaise.
Demande aux deux plateaux si l’immensité pèse.
Plus que l’éternité !


L’archange disparut comme, au front du Vésuve,
S’efface une fumée, ou comme, dans la cuve,
S’évanouit l’écume en tombant du pressoir.

VIII[modifier]


Et je vis au-dessus de ma tête un point noir.
Et ce point noir semblait une mouche dans l’ombre.

Comme un vert rejeton sort d’une souche sombre,
Des profondeurs sortait le jour éblouissant,
Je me précipitai vers le point grandissant,
Plus prompt que les oiseaux envolés hors des branches ;
C’était une lumière avec deux ailes blanches ;
Et qui m’avait semblé, lorsque je l’aperçus,
Obscure, tant le ciel rayonnait-au-dessus.


Cette clarté disait :
— Pas de droite et de gauche ;
Pas de haut ni de bas ; pas de glaive qui fauche ;
Pas de trône jetant dans l’ombre un vague éclair ;
Pas de lendemain, pas d’aujourd’hui, pas d’hier ;
Pas d’heure frissonnant au vol du temps rapace ;
Point de temps ; point d’ici, point de là ; point d’espace ;
Pas d’aube et pas de soir ; pas de-tiare ayant
L’astre pour escarboucle à son faîte effrayant ;
Pas de balance ; pas de sceptre, pas :de globe ;
Pas de Satan caché dans les plis de la robe ;
Pas de robe ; pas d’âme à la main ; pas de mains ;
Et vengeance, pardon, justice, mots humains.

Qui que tu sois, écoute : il est.
Qu’est-il ? Renonce !

L’ombre est la question, le monde est la réponse.

Il est. C’est le vivant, le vaste épanoui !
Ce que contemple au, loin le soleil ébloui,
C’est lui : Les cieux, vous, nous ; les étoiles, poussière !
Il est l’œil gouffre, ouvert au fond de la lumière,
Vu par tous les flambeaux, senti par tous les nids,
D’où l’univers jaillit en rayons infinis.
Il regarde, et c’est tout. Voir suffit au sublime,
Il crée un monde rien qu’en voyant un abîme
Et cet être qui voit, ayant toujours été,
A toujours tout créé, de toute éternité.
Quand la bouche d’en bas touche à ce nom suprême,
L’essai de la louange est presque le blasphème :
Pas d’explication donc ! Fais mettre à genoux
Ta pensée, et deviens un regard ; comme nous.
Pourquoi chercher les mots où ne sont plus les choses ?
Le vil langage humain n’a pas : d’apothéoses.

Ce qu’Il est, est à peine entrevu du tombeau.
Il échappe aux mots noirs de l’ombre. On aurait beau
Faire une strophe avec les brises éternelles,
Et, pour en parfumer et dorer les deux ailes,
Mettre l’astre dans l’une et dans l’autre la fleur,
Et mêler tout l’azur à leur splendide ampleur,
On ne peindrait pas Dieu. Songeur, qu’on le revête
De bruit et d’aquilon, de foudre et de tempête ;

Qu’on le montre éveillé, qu’on le montre dormant,
Sa respiration soulevant doucement
Toutes les profondeurs de toute l’étendue,
Remuant la comète au fond des cieux perdue,
Le vent sur son cheval, la mort sur son éclair,
Et le balancement monstrueux de la mer,
On ne le peindra pas. Lui ! Lui ! l’inamissible,
L’éternel, l’incréé, l’imprévu, l’impossible,
Il est. La taupe fouille et creuse, et l’aperçoit ;
L’ombre dit à la taupe es-tu sûre qu’il soit ?
La taupe répond : Dieu ! Dieu de l’aigle est la proie.
Suppose que sur terre un seul être en Dieu croie,
Cet être, si jamais le soleil, s’éclipsait,
Remplacerait l’aurore. Et sais-tu ce que c’est
Que le fauve ouragan, tonnant et formidable ?
C’est, dans les profondeurs du gouffre inabordable,
L’infini murmurant : je l’aime ! à demi-voix ;
Quand l’étoile rayonne, elle dit : je le vois !
Tout le cri, tout le bruit et tout l’hymne de l’homme
Avorte à dire Dieu ! Le baiser seul le nomme.


J’aime !


Ici la clarté me dit :

— Si tu m’en crois,
Va-t’en. Car les rayons brûlants dont tu t’accrois
Pourraient te consumer, frémissant, avant l’heure.
L’homme meurt d’un excès de flamme intérieure ;
L’ange qui va trop loin dit : Ne restons pas là.
En voulant trop voir Dieu, Moïse chancela ;
Un peu plus, il tombait du haut de cette cime,
L’œil plein des tournoiements terribles de l’abîme.

— Parle ! oh ! parle ! criai-je à la forme de feu.

— Ô curieux du gouffre, Empédocle de Dieu,
Je parlerai, dit l’être, et même ton langage ;
Car, quand dans l’infini sous vos yeux on s’engage,
Hommes, on ne peut plus toucher a ses rameaux
Sans en faire tomber vos misérables mots.

Le tout éternel sort de l’éternel atome.

De l’équation Dieu le monde est le binôme
Dieu, c’est le grand réel et le grand inconnu ;
Il est ; et c’est errer que dire : Il est venu.
Quoique l’impénétrable énigme le vêtisse,
Quoiqu’il n’ait ni lever, ni coucher, ni solstice,
Êtres bornés, il marque, au fond du ciel sans bord,
Vos quatre angles, levant, occident, midi, nord ;
Il est X, élément du rayonnement, nombre
De l’infini, clarté formidable de l’ombre,
Lueur sur le coran comme sur le missel,
Éternelle présence à l’œil universel !
C’est lui l’autorité d’où jaillit l’âme libre ;
C’est lui l’axe invisible autour duquel tout vibre,
Et l’oscillation dans l’immobilité ;
Oscillation sombre, au cercle illimité,
Qui va, prodigieuse, une, inouïe, étrange,
Des oreilles de l’âne aux ailes de l’archange.
L’être sans cesse en lui se forme et se dissout ;
Il est la parallèle éternelle de tout ;
Il est précision, loi, règle, certitude,
Justesse, abstraction, rigueur, exactitude,
Et toute cette algèbre en tendresse se fond.
Et dans l’indéfini, l’obscur et le profond,
À travers ce qu’on nomme air et terre, flamme, onde,
Cet X a quatre bras, pour embrasser le monde,
Et, se dressant visible aux yeux morts ou déçus,

Il est croix sur la terre et s’appelle Jésus.

Hors de la terre il est l’innommé.

Chaque sphère
Le nomme en frissonnant du nom qu’elle préfère,
Mais tous les noms sur Dieu sont des flots insensés.
Quant au globe-chétif et morne où vous passez,
Hommes, l’ange a parlé d’une façon sévère ;
L’homme est l’être sacré que la terre révère ;
Mais l’arbre est quelque chose et la bête est quelqu’un ;
La pierre et son silence, et l’herbe et son parfum ;.
Vivent ; l’homme, rayon, doit plaindre la poussière ;
L’être est une famille où l’homme est le grand frère
Et lui, l’âme, d’en haut, il doit, dans leurs combats,
Verser tout son azur sur les âmes d’en bas ;

L’homme, malgré sa haine et malgré sa démence,
Est le commencement de la lumière immense.
L’égalité dans l’ombre ébauche l’unité ;
L’unité, c’est le but de la route clarté.

Âme ! être, c’est aimer.

Il est.

C’est l’être extrême.
Dieu, c’est le jour sans borne et sans fin qui dit : j’aime.
Lui, l’incommensurable, il n’a point de compas ;
Il ne se venge pas, il ne pardonne pas ;
Son baiser éternel ignore la morsure ;
Et quand on dit : justice, on suppose mesure.
Il n’est point juste ; il est. Qui n’est que juste est peu.
La justice, c’est vous, humanité ; mais Dieu
Est la bonté. Dieu, branche où tout oiseau se pose !
Dieu, c’est la flamme aimante au fond de toute chose.
Oh ! tous sont appelés et tous seront élus.
Père, il songe au méchant pour l’aimer un peu plus.
Vivants, Dieu pénétrant en vous ;-chasse le vice.
L’infini qui dans l’homme entre, y devient justice ;
La justice n’étant que le rapport secret
De ce que l’homme fait à ce que Dieu ferait.
Bonté, c’est la lueur qui dore tous les faîtes ;
Et, pour parler toujours, hommes, comme vous faites,

Vous qui ne pouvez voir que-la forme et le lieu,
Justice est le profil de la face de Dieu.
Vous voyez un côté, vous ne voyez pas l’autre.
Le bon, c’est le martyr ; le juste n’est qu’apôtre ;
Et votre infirmité, c’est que votre raison
De l’horizon humain conclut l’autre horizon.
Limités, vous prenez Dieu pour l’autre hémisphère.
Mais lui, l’être absolu, qu’est-ce qu’il pourrait faire
D’un rapport ?.L’innombrable est-il fait pour chiffrer ?
Non, tout dans sa bonté sombre vient s’engouffrer.
 On ne sait où l’on vole, on ne sait où l’on tombe,
On nomme cela mort, néant, ténèbres, tombe,
Et, sage, fou, riant, pleurant, tremblant, moqueur,
On s’abîme éperdu dans cet immense cœur !
Dans cet azur sans fond la clémence étoilée
Elle-même s’efface, étant d’ombre mêlée !

L’être pardonné garde un souvenir secret,
Et n’ose aller trop haut ; le pardon semblerait
Reproche à la prière, et Dieu veut qu’elle approche ;
N’étant jamais tristesse, il n’est jamais reproche,
Enfants ; et maintenant, croyez si vous voulez !

Devant le sacrifice et les cieux constellés,
Devant l’aigle effaré ; devant les forêts vertes,
Devant les profondeurs dans tout être entr’ouvertes,
Hommes, on peut nier, mais l’inconvénient
C’est que l’esprit décroît et noircit en niant.
L’être fait pour l’extase et la soif infinie
Devient sarcasme, rire, ignorance, ironie ;

Il n’a plus rien de saint, il n’a plus rien de cher ;
Et sa tête de mort apparaît sous sa chair.
Votre t’erre niant ne serait qu’une infâme,
Et sa nuit grandirait ; car retirer cette âme.
À l’univers, c’est faire un abîme au milieu.
Qui, du centre de l’être insondable, ôte Dieu,
Ôte l’Idée avec tous ses aspects, puissance,
Vérité, liberté, paix, justice, innocence ;
Ôte aux êtres le droit, ôte aux forces l’aimant,
Ote la clef de voûte, et vois l’écroulement !
Je t’ai parlé ta langue, homme que je rencontre.
Et que veux-tu de plus ? faut-il qu’on te le montre ?
Ô regardeur aveugle et qui te crois voyant,
Comment te montrer Dieu, cet informé effrayant ?
Comment te dire : ici finit, ici commence ?
Fin et commencement sont des mots de démence.
Fin et commencement sont vos deux grands haillons.
Homme, chante ou blasphème à travers tes bâillons, ;
Tu mêleras, sans dire un mot de la grande âme,
Ton blasphème à la nuit et ton hymne à la flamme :
L’idée à peine éclôt que les mots la défont.
Comment se figurer la face du profond,
Le contour du vivant sans borne, et l’attitude
De la toute-puissance et de la plénitude ?

Est-ce Allah, Brahma, Pan, Jésus, que nous-voyons ?
Ou Jéhovah ? Rayons ! rayons ! rayons ! rayons !

La clarté s’arrêta, comme tout éblouie.
Je m’évanouissais, et la vue et l’ouïe,
Et jusqu’aux battements du cœur s’interrompant,
S’en allaient hors de moi comme une eau se répand.

Et la clarté cria dans la profondeur noire
Où flottaient vaguement sous la brume illusoire
Ces faces de néant qu’on voit dans le trépas :

Ô Ténèbres, sachez ceci : la nuit n’est pas.

Tout est azur, aurore, aube sans crépuscule,
Et fournaise d’extase où l’âme parfum brûle.
Le noir, c’est non ; et non, c’est Rien. Tout est certain.
Tout est blancheur, vertu, soleil levant, matin,
Placide éclair, rayon serein, frisson de flamme.
Un ange qui dirait : la nuit, dirait : je blâme.
Les astres ne sont pas. Ces lueurs des tombeaux

Sont fausses, et le jour ignore les flambeaux.
La constellation dans l’illusion rampe ;
Le plein midi n’aurait que faire d’une lampe ;
Tout rayonnement vient du centre et du milieu ;
Comme il n’est qu’une aurore, il n’est qu’un soleil, Dieu,
Qui pour les yeux de chair, couverts de sombres voiles,
Pleut le jour en rayons et la nuit en étoiles.
L’âme est l’œil, il est l’astre. Elle ne voit que lui.
Tout est clarté. Le ver rampant, l’ange ébloui,
Tout, les immensités où se perdent les sondes,
Tout, ces vagues de Dieu que vous nommez les mondes,
L’apparent, le réel, vierge en robe de lin,
Homme, enfant, cieux et mers, espaces, tout est plein
D’un resplendissement d’éternité tranquille.
Comptez les milliards de siècles par cent mille,
Vous n’aurez pas dit un devant l’éternité.
Jetez toute votre ombre, ô nuits, à la clarté,
Au gouffre de splendeur que Dieu profond anime,
Et vous ne ferez pas une tache a l’abîme.
Vous n’êtes point. Au bas des cieux où nous montons,
On voit vos grandes mains qui cherchent a tâtons,
Ô nuits, spectres ! on voit vos formes de nuées
S’approcher et grandir ou fuir diminuées,
Et le grand gouffre bleu, plein d’éblouissements,
Ô brumes, ne sait rien de vos écroulements,
Et le rayonnement formidable flamboie.
Ombres, vous n’êtes point. Pour être il faut qu’on voie.
Ténèbres, il n’est pas, devant les firmaments,

De ténèbres ; il n’est que des aveuglements.

Des aveugles ! Pourquoi ? Pourquoi la loi, la-règle,
Le gland avant le chêne, et l’œuf sombre avant l’aigle ?
L’aveugle est l’embryon du voyant ; le voyant
Se change en lumineux ; qui devient, flamboyant ;
C’est la loi. Vous verrez, vous rayonnerez ; ombres !
Vous serez les frontons éternels, ô décombres !
Limbes, vous serez ciel ! Vous l’êtes déjà, nuit !
De même que déjà le germe, c’est le fruit ;
Que déjà dans le gland, monde que l’herbe ignore,
Avec toute sa feuille éclatante d’aurore,
Avec son noir branchage où la lune blêmit,
Solide et frissonnant, le grand chêne frémit,
Plein de cris, de chansons, d’hymens et de querelles ;
Et que dans l’œuf profond déjà tremblent les ailes !
Devoir être, c’est être. Oui, la fange est cristal :
Chrysalide du bien qu’on appelle le mal,
Ne te plains pas ; un fil à Dieu même te noue.

Le réel, c’est la roue, et non le tour de roue.
larves, vous serez. Attendez votre tour.
Puisque le papillon qu’elle doit être un jour ;
Est là-haut, ouvrant l’aile ; et, joyeux, tourbillonne,
Puisque le paradis qu’il doit être-rayonne,
La chenille n’est pas, l’enfer n’existe point.

À la vie à venir le sort présent se joint.
L’être, qui n’est vivant que complet, se déploie
Composé d’aucune ombre et de toute la joie,
Ne gardant du passé que l’extase, et rempli
D’un souvenir céleste et d’un divin oubli.

L’univers, c’est un livre, et des yeux qui le lisent.
Ceux qui sont dans la nuit ont raison quand ils disent :
Rien n’existe ! Car c’est dans un rêve qu’ils sont.

Rien n’existe que lui ; le flamboiement profond,
Et les âmes, les grains de lumière, les mythes,
Les moi mystérieux, atomes sans limites,
Qui vont vers le grand moi, leur centre et leur aimant ;
Points touchant au zénith par le rayonnement,
Ainsi qu’un vêtement subissant la matière,
Traversant tour à tour dans l’étendue entière
La formule de chair propre à chaque milieu,
Ici la sève, ici le sang, ici le feu ;

Blocs, arbres, griffes, dents, fronts pensants, auréoles ;
Retournant aux cercueils comme à des alvéoles ;
Mourant pour s’épurer, tombant pour s’élever,
Sans fin, ne se perdant que pour se retrouver,

Chaîne d’êtres qu’en haut l’échelle d’or réclame,
Vers l’éternel foyer volant de flamme en flamme,
Juste éclos du pervers, bon sorti du méchant ;
Montant, montant, montant sans cesse, et le cherchant,
Et l’approchant toujours, mais sans jamais l’atteindre,
Lui, l’être qu’on ne peut toucher, ternir, éteindre,
Le voyant, le vivant, sans mort, sans nuit, sans mal,
L’idée énorme au fond de l’immense idéal !

La matière n’est pas et l’âme seule existe.

Rien n’est mort, rien n’est faux, rien n’est noir, rien n’est triste ;
Personne n’est puni, personne n’est banni.
Tous les cercles qui sont dans le cercle infini
N’ont que de l’idéal dans leurs circonférences :

Astres, mondes, soleils, étoiles, apparences,
Masques d’ombre ou de feu, faces des visions,
Globes, humanités, terres, créations,
Univers où jamais on ne voit rien qui dorme,
Points d’intersection du nombre et de la forme,
Chocs de l’éclair puissance et du rayon beauté,

Rencontres de la vie avec l’éternité,
Ô fumée, écoutez ! Et vous, écoutez, âmes,
Qui seules resterez étant souffles et flammes,
Esprits purs qui mourez et naissez tour à tour :
Dieu n’a qu’un front : Lumière ! et n’a qu’un nom : Amour !
Je tremblais ; comme si, prêt à changer de forme,
J’eusse été foudroyé par un baiser énorme.
La clarté flamboyait, transparente et debout.
Et je criai : lumière, ô lumière, est-ce tout ?

Et la clarté me dit : silence. Le prodige
Sort éternellement du mystère, te dis-je.
Aveugle qui croit lire et fou qui croit savoir !

IX[modifier]

Et je vis au-dessus de ma tête un point noir.