L’Origine de la Tragédie/2

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L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 33-38).
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2.

Nous avons jusqu’à présent considéré l’esprit apollinien et son contraire, l’esprit dionysien, comme des forces artistiques qui jaillissent du sein de la nature elle-même, sans l’intermédiaire de l’artiste humain, des forces par lesquelles les instincts d’art de la nature s’assouvissent tout d’abord et directement : d’une part, comme le monde d’images du rêve, dont la perfection ne dépend aucunement de la valeur intellectuelle ou de la culture artistique de l’individu, d’autre part, comme une réalité pleine d’ivresse qui, à son tour, ne se préoccupe pas de l’individu, poursuit même l’anéantissement de l’individu et sa dissolution libératrice par un sentiment d’identification mystique. Par rapport à ces phénomènes artistiques immédiats de la nature, tout artiste est un « imitateur », c’est-à-dire soit l’artiste du rêve apollinien, soit l’artiste de l’ivresse dionysienne, ou enfin, — par exemple dans la tragédie grecque, — à la fois l’artiste de l’ivresse et l’artiste du rêve. C’est comme tel que nous devons le considérer, quand, exalté par l’ivresse dionysiaque jusqu’au mystique renoncement de soi-même, il s’affaisse solitaire, à l’écart des chœurs en délire, et qu’alors, par la puissance du rêve apollinien, son propre état, c’est-à-dire son unité, son identification avec les forces primordiales les plus essentielles du monde, lui est révélé dans une vision symbolique.

Après ces prémisses et ces considérations générales, cherchons à reconnaître à quel degré et dans quelle mesure ces instincts d’art de la nature ont été développés chez les Grecs : nous nous trouverons par là en état de comprendre et d’apprécier plus profondément le rapport de l’artiste grec avec ses modèles primordiaux, ou, suivant l’expression d’Aristote, « l’imitation de la nature ». On ne peut guère émettre que des hypothèses au sujet des rêves des Grecs, malgré toute la littérature spéciale et les nombreuses anecdotes qui s’y rapportent ; cependant on peut le faire avec une certaine sécurité : en présence de la précision et de la sûreté de leur vision plastique, unies à leur évidente et sincère passion de la couleur, on ne pourra se défendre, à la confusion de tous ceux qui naquirent plus tard, de supposer pour leurs rêves aussi une causalité logique des lignes et des contours, des couleurs et des groupes, un enchaînement des scènes rappelant leurs meilleurs bas-reliefs, dont la perfection et l’incomparable beauté nous autoriseraient certainement, si une comparaison était possible, à qualifier d’Homères les Grecs rêvant, et de Grec rêvant, Homère lui-même : et cela avec une signification plus profonde que si l’homme moderne osait, à propos de ses rêves, se comparer à Shakespeare.

En revanche, nous n’avons plus besoin de former des conjectures pour dévoiler l’immense abîme qui sépare les Grecs dionysiens des barbares dionysiens. De tous les confins du vieux monde, — pour ne pas parler ici du nouveau, — de Rome jusqu’à Babylone, nous viennent les témoignages de l’existence de fêtes dionysiennes, dont les spécimens les plus élevés sont, au regard des fêtes dionysiennes grecques, ce que le satyre barbu empruntant au bouc son nom et ses attributs est à Dionysos lui-même. Presque partout l’objet de ces réjouissances est une licence sexuelle effrénée, dont le flot exubérant brise les barrières de la consanguinité et submerge les lois vénérables de la famille : c’est vraiment la plus sauvage bestialité de la nature qui se déchaîne ici, en un mélange horrible de jouissance et de cruauté, qui m’est toujours apparu comme le véritable « philtre de Circé ». Contre la fièvre et la frénésie de ces fêtes qui pénétrèrent jusqu’à eux par tous les chemins de la terre et des eaux, les Grecs semblent avoir été défendus et victorieusement protégés pendant quelque temps par l’orgueilleuse image d’Apollon, à laquelle la tête de Méduse était incapable d’opposer une force plus dangereuse que cette grotesque et brutale violence dionysienne. C’est dans l’art dorique que s’est éternisée cette attitude de majesté dédaigneuse d’Apollon. Mais lorsqu’enfin des racines les plus profondes de l’hellénisme se déchaînèrent de semblables instincts, la résistance devint plus difficile, et même impossible. L’action du dieu de Delphes se borna alors à arracher des mains de son redoutable ennemi, par une alliance opportune, ses armes meurtrières. Cette alliance est le moment le plus important de l’histoire du culte grec : de quelque côté que l’on regarde, on constate les bouleversements produits par cet événement. Ce fut la réconciliation de deux adversaires, avec la rigoureuse délimitation des lignes frontières que chacun, dorénavant, ne devait plus dépasser, et avec des échanges périodiques et solennels de présents ; au fond, l’abîme ne fut pas comblé. Mais si nous examinons comment, sous l’influence de cette paix finale, se manifesta la puissance dionysienne, nous reconnaîtrons dans les orgies dionysiaques des Grecs, en les comparant à la déchéance de l’homme au tigre et au singe des Sakhées babyloniennes, la signification de fêtes de rédemption libératrice du monde et de jours de transfiguration. Avec elles, pour la première fois, le joyeux délire de l’art envahit la nature ; pour la première fois, par elles, la destruction du principe d’individuation devient un phénomène artistique. L’exécrable philtre de jouissance et de cruauté devint impuissant : seul le singulier mélange qui forme le double caractère des émotions des rêveurs dionysiens en évoque le souvenir, — comme un baume salutaire rappelle le poison meurtrier, — je veux dire ce phénomène de la souffrance suscitant le plaisir, de l’allégresse arrachant des accents douloureux. De la plus haute joie jaillit le cri de l’horreur ou la plainte brûlante d’une perte irréparable. À travers ces fêtes grecques passe comme un soupir sentimental de la nature gémissant sur son morcellement en individus. Le chant et la mimique de ces rêveurs à l’âme hybride étaient pour le monde grec homérique quelque chose de nouveau et d’inouï : et en particulier, la musique dionysienne faisait naître en eux l’effroi et le frisson. Si la musique, en apparence, était déjà connue comme art apollinien, à y regarder de près, elle ne possédait cependant ce caractère qu’en qualité de battement cadencé des ondes du rythme, dont la puissance plastique eût été développée jusqu’à la représentation d’impressions apolliniennes. La musique d’Apollon était une architectonique sonore d’ordre dorique, mais dont les sons étaient fixés par avance, tels ceux des cordes de la cithare. Comme non apollinien, en fut soigneusement écarté cet élément qui est l’essence même de la musique dionysienne et de toute musique, la violence émouvante du son, le torrent unanime du mélos et le monde incomparable de l’harmonie. Dans le dithyrambe dionysien, l’homme est entraîné à l’exaltation la plus haute de toutes ses facultés symboliques ; il ressent et veut exprimer des sentiments qu’il n’a jamais éprouvés jusqu’alors : le voile de Maïa s’est déchiré devant ses yeux ; comme génie tutélaire de l’espèce, de la nature elle-même, il est devenu l’Un-absolu. Désormais, l’essence de la nature doit s’exprimer symboliquement ; un nouveau monde de symboles est nécessaire, toute la symbolique corporelle enfin ; non seulement la symbolique des lèvres, du visage, de la parole, mais encore toutes les attitudes et les gestes de la danse, rythmant les mouvements de tous les membres. Alors, avec une véhémence soudaine, les autres forces symboliques, celles de la musique, s’accroissent en rythme, dynamique et harmonie. Pour comprendre ce déchaînement simultané de toutes les forces symboliques, l’homme doit avoir atteint déjà ce haut degré de renoncement qui veut se proclamer symboliquement dans ces forces : l’adepte dithyrambique de Dionysos n’est plus alors compris que de ses pairs ! Avec quelle stupéfaction dut le considérer le Grec apollinien ! Avec une stupéfaction qui fut d’autant plus profonde qu’un frisson s’y mêlait à cette pensée, que tout cela n’était cependant pas si étranger à sa propre nature ; oui, que sa conscience apollinienne n’était qu’un voile qui lui cachait ce monde dionysien.