L’Origine des espèces/Chapitre VI

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L’Origine des espèces (1859 (1re éd.) — 1872 (6e éd., traduite en 1876))
Traduction par Edmond Barbier.
Librairie C. Reinwald, Schleicher Frères éditeurs (p. 181-227).


CHAPITRE VI.

Difficultés soulevées contre l’hypothèse de la descendance avec modifications.

Difficultés que présente la théorie de la descendance avec modifications. — Manque ou rareté des variétés de transition. — Transitions dans les habitudes de la vie. — Habitudes différentes chez une même espèce. — Espèces ayant des habitudes entièrement différentes de celles de ses espèces voisines. — Organes de perfection extrême. — Mode de transition. — Cas difficiles. — Natura non facit saltum. — Organes peu importants. — Les organes ne sont pas absolument parfaits dans tous les cas. — La loi de l’unité de type et des conditions d’existence est comprise dans la théorie de la sélection naturelle.

Une foule d’objections se sont sans doute présentées à l’esprit du lecteur avant qu’il en soit arrivé à cette partie de mon ouvrage. Les unes sont si graves, qu’aujourd’hui encore je ne peux y réfléchir sans me sentir quelque peu ébranlé ; mais, autant que j’en peux juger, la plupart ne sont qu’apparentes, et quant aux difficultés réelles, elles ne sont pas, je crois, fatales à l’hypothèse que je soutiens.

On peut grouper ces difficultés et ces objections ainsi qu’il suit :

1o Si les espèces dérivent d’autres espèces par des degrés insensibles, pourquoi ne rencontrons-nous pas d’innombrables formes de transition ? Pourquoi tout n’est-il pas dans la nature à l’état de confusion ? Pourquoi les espèces sont-elles si bien définies ?

2o Est-il possible qu’un animal ayant, par exemple, la conformation et les habitudes de la chauve-souris ait pu se former à la suite de modifications subies par quelque autre animal ayant des habitudes et une conformation toutes différentes ? Pouvons-nous croire que la sélection naturelle puisse produire, d’une part, des organes insignifiants tels que la queue de la girafe, qui sert de chasse-mouches et, d’autre part, un organe aussi important que l’œil ?

3o Les instincts peuvent-ils s’acquérir et se modifier par l’action de la sélection naturelle ? Comment expliquer l’instinct qui pousse l’abeille à construire des cellules et qui lui a fait devancer ainsi les découvertes des plus grands mathématiciens ?

4o Comment expliquer que les espèces croisées les unes avec les autres restent stériles ou produisent des descendants stériles, alors que les variétés croisées les unes avec les autres restent fécondes ?

Nous discuterons ici les deux premiers points ; nous consacrerons le chapitre suivant à quelques objections diverses ; l’instinct et l’hybridité feront l’objet de chapitres spéciaux.

DU MANQUE OU DE LA RARETÉ DES VARIÉTÉS DE TRANSITION.

La sélection naturelle n’agit que par la conservation des modifications avantageuses ; chaque forme nouvelle, survenant dans une localité suffisamment peuplée, tend, par conséquent, à prendre la place de la forme primitive moins perfectionnée, ou d’autres formes moins favorisées avec lesquelles elle entre en concurrence, et elle finit par les exterminer. Ainsi, l’extinction et la sélection naturelle vont constamment de concert. En conséquence, si nous admettons que chaque espèce descend de quelque forme inconnue, celle-ci, ainsi que toutes les variétés de transition, ont été exterminées par le fait seul de la formation et du perfectionnement d’une nouvelle forme.

Mais pourquoi ne trouvons-nous pas fréquemment dans la croûte terrestre les restes de ces innombrables formes de transition qui, d’après cette hypothèse, ont dû exister ? La discussion de cette question trouvera mieux sa place dans le chapitre relatif à l’imperfection des documents géologiques ; je me bornerai à dire ici que les documents fournis par la géologie sont infiniment moins complets qu’on ne le croit ordinairement. La croûte terrestre constitue, sans doute, un vaste musée ; mais les collections naturelles provenant de ce musée sont très imparfaites et n’ont été réunies d’ailleurs qu’à de longs intervalles.

Quoi qu’il en soit, on objectera sans doute que nous devons certainement rencontrer aujourd’hui beaucoup de formes de transition quand plusieurs espèces très voisines habitent une même région.

Prenons un exemple très simple : en traversant un continent du nord au sud, on rencontre ordinairement, à des intervalles successifs, des espèces très voisines, ou espèces représentatives, qui occupent évidemment à peu près la même place dans l’économie naturelle du pays. Ces espèces représentatives se trouvent souvent en contact et se confondent même l’une avec l’autre ; puis, à mesure que l’une devient de plus en plus rare, l’autre augmente peu à peu et finit par se substituer à la première. Mais, si nous comparons ces espèces là où elles se confondent, elles sont généralement aussi absolument distinctes les unes des autres, par tous les détails de leur conformation, que peuvent l’être les individus pris dans le centre même de la région qui constitue leur habitat ordinaire. Ces espèces voisines, dans mon hypothèse, descendent d’une souche commune ; pendant le cours de ses modifications, chacune d’elles a dû s’adapter aux conditions d’existence de la région qu’elle habite, a dû supplanter et exterminer la forme parente originelle, ainsi que toutes les variétés qui ont formé les transitions entre son état actuel et ses différents états antérieurs. On ne doit donc pas s’attendre à trouver actuellement, dans chaque localité, de nombreuses variétés de transition, bien qu’elles doivent y avoir existé et qu’elles puissent y être enfouies à l’état fossile. Mais pourquoi ne trouve-t-on pas actuellement, dans les régions intermédiaires, présentant des conditions d’existence intermédiaires, des variétés reliant intimement les unes aux autres les formes extrêmes ? Il y a là une difficulté qui m’a longtemps embarrassé ; mais on peut, je crois, l’expliquer dans une grande mesure.

En premier lieu, il faut bien se garder de conclure qu’une région a été continue pendant de longes périodes, parce qu’elle l’est aujourd’hui. La géologie semble nous démontrer que, même pendant les dernières parties de la période tertiaire, la plupart des continents étaient morcelés en îles dans lesquelles des espèces distinctes ont pu se former séparément, sans que des variétés intermédiaires aient pu exister dans des zones intermédiaires. Par suite de modifications dans la forme des terres et de changements climatériques, les aires marines actuellement continues doivent avoir souvent existé, jusqu’à une époque récente, dans un état beaucoup moins uniforme et beaucoup moins continu qu’à présent. Mais je n’insiste pas sur ce moyen d’éluder la difficulté : je crois, en effet, que beaucoup d’espèces parfaitement définies se sont formées dans des régions strictement continues ; mais je crois, d’autre part, que l’état autrefois morcelé de surfaces qui n’en font plus qu’une aujourd’hui a joué un rôle important dans la formation de nouvelles espèces, surtout chez les animaux errants qui se croisent facilement.

Si nous observons la distribution actuelle des espèces sur un vaste territoire, nous remarquons qu’elles sont, en général, très nombreuses dans une grande région, puis qu’elles deviennent tout à coup de plus en plus rares sur les limites de cette région et qu’elles finissent par disparaître. Le territoire neutre, entre deux espèces représentatives, est donc généralement très étroit, comparativement à celui qui est propre à chacune d’elles. Nous observons le même fait en faisant l’ascension d’une montagne ; Alphonse de Candolle a fait remarquer avec quelle rapidité disparaît quelquefois une espèce alpine commune. Les sondages effectués à la drague dans les profondeurs de la mer ont fourni des résultats analogues à E. Forbes. Ces faits doivent causer quelque surprise à ceux qui considèrent le climat et les conditions physiques de l’existence comme les éléments essentiels de la distribution des êtres organisés ; car le climat, l’altitude ou la profondeur varient de façon graduelle et insensible. Mais, si nous songeons que chaque espèce, même dans son centre spécial, augmenterait immensément en nombre sans la concurrence que lui opposent les autres espèces ; si nous songeons que presque toutes servent de proie aux autres ou en font la leur ; si nous songeons, enfin, que chaque être organisé a, directement ou indirectement, les rapports les plus intimes et les plus importants avec les autres êtres organisés, il est facile de comprendre que l’extension géographique d’une espèce, habitant un pays quelconque, est loin de dépendre exclusivement des changements insensibles des conditions physiques, mais que cette extension dépend essentiellement de la présence d’autres espèces avec lesquelles elle se trouve en concurrence et qui, par conséquent, lui servent de proie, ou à qui elle sert de proie. Or, comme ces espèces sont elles-mêmes définies et qu’elles ne se confondent pas par des gradations insensibles, l’extension d’une espèce quelconque dépendant, dans tous les cas, de l’extension des autres, elle tend à être elle-même nettement circonscrite. En outre, sur les limites de son habitat, là où elle existe en moins grand nombre, une espèce est extrêmement sujette à disparaître par suite des fluctuations dans le nombre de ses ennemis ou des êtres qui lui servent de proie, ou bien encore de changements dans la nature du climat ; la distribution géographique de l’espèce tend donc à se définir encore plus nettement.

Les espèces voisines, ou espèces représentatives, quand elles habitent une région continue, sont ordinairement distribuées de telle façon que chacune d’elles occupe un territoire considérable et qu’il y a entre elles un territoire neutre, comparativement étroit, dans lequel elles deviennent tout à coup de plus en plus rares ; les variétés ne différant pas essentiellement des espèces, la même règle s’applique probablement aux variétés. Or, dans le cas d’une espèce variable habitant une région très étendue, nous aurons à adapter deux variétés à deux grandes régions et une troisième variété à une zone intermédiaire étroite qui les sépare. La variété intermédiaire, habitant une région restreinte, est, par conséquent, beaucoup moins nombreuse ; or, autant que je puis en juger, c’est ce qui se passe chez les variétés à l’état de nature. J’ai pu observer des exemples frappants de cette règle chez les variétés intermédiaires qui existent entre les variétés bien tranchées du genre Balanus. Il résulte aussi des renseignements que m’ont transmis M. Watson, le docteur Asa Gray et M. Wollaston, que les variétés reliant deux autres formes quelconques sont, en général, numériquement moins nombreuses que les formes qu’elles relient. Or, si nous pouvons nous fier à ces faits et à ces inductions, et en conclure que les variétés qui en relient d’autres existent ordinairement en moins grand nombre que les formes extrêmes, nous sommes à même de comprendre pourquoi les variétés intermédiaires ne peuvent pas persister pendant de longues périodes, et pourquoi, en règle générale, elles sont exterminées et disparaissent plus tôt que les formes qu’elles reliaient primitivement les unes aux autres.

Nous avons déjà vu, en effet, que toutes les formes numériquement faibles courent plus de chances d’être exterminées que celles qui comprennent de nombreux individus ; or, dans ce cas particulier, la forme intermédiaire est essentiellement exposée aux empiètements des formes très voisine qui l’entourent de tous côtés. Il est, d’ailleurs, une considération bien plus importante : c’est que, pendant que s’accomplissent les modifications qui, pensons-nous, doivent perfectionner deux variétés et les convertir en deux espèces distinctes, les deux variétés, qui sont numériquement parlant les plus fortes et qui ont un habitat plus étendu, ont de grands avantages sur la variété intermédiaire qui existe en petit nombre dans une étroite zone intermédiaire. En effet, les formes qui comprennent de nombreux individus ont plus de chance que n’en ont les formes moins nombreuses de présenter, dans un temps donné, plus de variations à l’action de la sélection naturelle. En conséquence, les formes les plus communes tendent, dans la lutte pour l’existence, à vaincre et à supplanter les formes moins communes, car ces dernières se modifient et se perfectionnent plus lentement. C’est en vertu du même principe, selon moi, que les espèces communes dans chaque pays, comme nous l’avons vu dans le second chapitre, présentent, en moyenne, un plus grand nombre de variétés bien tranchées que les espèces plus rares. Pour bien faire comprendre ma pensée, supposons trois variétés de moutons, l’une adaptée à une vaste région montagneuse, la seconde habitant un terrain comparativement restreint et accidenté, la troisième occupant les plaines étendues qui se trouvent à la base des montagnes. Supposons, en outre, que les habitants de ces trois régions apportent autant de soins et d’intelligence à améliorer les races par la sélection ; les chances de réussite sont, dans ce cas, toutes en faveur des grands propriétaires de la montagne ou de la plaine, et ils doivent réussir à améliorer leurs animaux beaucoup plus promptement que les petits propriétaires de la région intermédiaire plus restreinte. En conséquence, les races améliorées de la montagne et de la plaine ne tarderont pas à supplanter la race intermédiaire moins parfaite, et les deux races, qui étaient à l’origine numériquement les plus fortes, se trouveront en contact immédiat, la variété ayant disparu devant elles.

Pour me résumer, je crois que les espèces arrivent à être assez bien définies et à ne présenter, à aucun moment, un chaos inextricable de formes intermédiaires :

1o Parce que les nouvelles variétés se forment très lentement. La variation, en effet, suit une marche très lente et la sélection naturelle ne peut rien jusqu’à ce qu’il se présente des différences ou des variations individuelles favorables, et jusqu’à ce qu’il se trouve, dans l’économie naturelle de la région, une place que puissent mieux remplir quelques-uns de ses habitants modifiés. Or, ces places nouvelles ne se produisent qu’en vertu de changements climatériques très lents, ou à la suite de l’immigration accidentelle de nouveaux habitants, ou peut-être et dans une mesure plus large, parce que, quelques-uns des anciens habitants s’étant lentement modifiés, les anciennes et les nouvelles formes ainsi produites agissent et réagissent les unes sur les autres. Il en résulte que, dans toutes les régions et à toutes les époques, nous ne devons rencontrer que peu d’espèces présentant de légères modifications, permanentes jusqu’à un certain point ; or, cela est certainement le cas.

2o Parce que des surfaces aujourd’hui continues ont dû, à une époque comparativement récente, exister comme parties isolées sur lesquelles beaucoup de formes, plus particulièrement parmi les classes errantes et celles qui s’accouplent pour chaque portée, ont pu devenir assez distinctes pour être regardées comme des espèces représentatives. Dans ce cas, les variétés intermédiaires qui reliaient les espèces représentatives à la souche commune ont dû autrefois exister dans chacune de ces stations isolées ; mais ces chaînons ont été exterminés par la sélection naturelle, de telle sorte qu’ils ne se trouvent plus à l’état vivant.

3o Lorsque deux ou plusieurs variétés se sont formées dans différentes parties d’une surface strictement continue, il est probable que des variétés intermédiaires se sont formées en même temps dans les zones intermédiaires ; mais la durée de ces espèces a dû être d’ordinaire fort courte. Ces variétés intermédiaires, en effet, pour les raisons que nous avons déjà données (raisons tirées principalement de ce que nous savons sur la distribution actuelle d’espèces très voisines, ou espèces représentatives, ainsi que de celle des variétés reconnues), existent dans les zones intermédiaires en plus petit nombre que les variétés qu’elles relient les unes aux autres. Cette cause seule suffirait à exposer les variétés intermédiaires à une extermination accidentelle ; mais il est, en outre, presque certain qu’elles doivent disparaître devant les formes qu’elles relient à mesure que l’action de la sélection naturelle se fait sentir davantage ; les formes extrêmes, en effet, comprenant un plus grand nombre d’individus, présentent en moyenne plus de variations et sont, par conséquent, plus sensibles à l’action de la sélection naturelle, et plus disposées à une amélioration ultérieure.

Enfin, envisageant cette fois non pas un temps donné, mais le temps pris dans son ensemble, il a dû certainement exister, si ma théorie est fondée, d’innombrables variétés intermédiaires reliant intimement les unes aux autres les espèces d’un même groupe ; mais la marche seule de la sélection naturelle, comme nous l’avons fait si souvent remarquer, tend constamment à éliminer les formes parentes et les chaînons intermédiaires. On ne pourrait trouver la preuve de leur existence passée que dans les restes fossiles qui, comme nous essayerons de le démontrer dans un chapitre subséquent, ne se conservent que d’une manière extrêmement imparfaite et intermittente.

DE L’ORIGINE ET DES TRANSITIONS DES ÊTRES ORGANISÉS AYANT UNE CONFORMATION ET DES HABITUDES PARTICULIÈRES.

Les adversaires des idées que j’avance ont souvent demandé comment il se fait, par exemple, qu’un animal carnivore terrestre ait pu se transformer en un animal ayant des habitudes aquatiques ; car comment cet animal aurait-il pu subsister pendant l’état de transition ? Il serait facile de démontrer qu’il existe aujourd’hui des animaux carnivores qui présentent tous les degrés intermédiaires entre des mœurs rigoureusement terrestres et des mœurs rigoureusement aquatiques ; or, chacun d’eux étant soumis à la lutte pour l’existence, il faut nécessairement qu’il soit bien adapté à la place qu’il occupe dans la nature. Ainsi, le Mustela vison de l’Amérique du Nord a les pieds palmés et ressemble à la loutre par sa fourrure, par ses pattes courtes et par la forme de sa queue. Pendant l’été, cet animal se nourrit de poissons et plonge pour s’en emparer ; mais, pendant le long hiver des régions septentrionales, il quitte les eaux congelées et, comme les autres putois, se nourrit de souris et d’animaux terrestres. Il aurait été beaucoup plus difficile de répondre si l’on avait choisi un autre cas et si l’on avait demandé, par exemple, comment il se fait qu’un quadrupède insectivore a pu se transformer en une chauve-souris volante. Je crois cependant que de semblables objections n’ont pas un grand poids.

Dans cette occasion, comme dans beaucoup d’autres, je sens toute l’importance qu’il y aurait à exposer tous les exemples frappants que j’ai recueillis sur les habitudes et les conformations de transition chez ces espèces voisines, ainsi que sur la diversification d’habitudes, constantes ou accidentelles, qu’on remarque chez une même espèce. Il ne faudrait rien moins qu’une longue liste de faits semblables pour amoindrir la difficulté que présente la solution de cas analogues à celui de la chauve-souris.

Prenons la famille des écureuils : nous remarquons chez elle une gradation insensible, depuis des animaux dont la queue n’est que légèrement aplatie, et d’autres, ainsi que le fait remarquer sir J. Richardson, dont la partie postérieure du corps n’est que faiblement dilatée avec la peau des flancs un peu développée, jusqu’à ce qu’on appelle les Ecureuils volants. Ces derniers ont les membres et même la racine de la queue unis par une large membrane qui leur sert de parachute et qui leur permet de franchir, en fendant l’air, d’immenses distances d’un arbre à un autre. Nous ne pouvons douter que chacune de ces conformations ne soit utile à chaque espèce d’écureuil dans son habitat, soit en lui permettant d’échapper aux oiseaux ou aux animaux carnassiers et de se procurer plus rapidement sa nourriture, soit surtout en amoindrissant le danger des chutes. Mais il n’en résulte pas que la conformation de chaque écureuil soit absolument la meilleure qu’on puisse concevoir dans toutes les conditions naturelles. Supposons, par exemple, que le climat et la végétation viennent à changer, qu’il y ait immigration d’autres rongeurs ou d’autres bêtes féroces, ou que d’anciennes espèces de ces dernières se modifient, l’analogie nous conduit à croire que les écureuils, ou quelques-uns tout au moins, diminueraient en nombre ou disparaîtraient, à moins qu’ils ne se modifiassent et ne se perfectionnassent pour parer à cette nouvelle difficulté de leur existence.

Je ne vois donc aucune difficulté, surtout dans des conditions d’existence en voie de changement, à la conservation continue d’individus ayant la membrane des flancs toujours plus développée, chaque modification étant utile, chacune se multipliant jusqu’à ce que, grâce à l’action accumulatrice de la sélection naturelle, un parfait écureuil volant ait été produit.

Considérons actuellement le Galéopithèque ou lémur volant, que l’on classait autrefois parmi les chauves-souris, mais que l’on range aujourd’hui parmi les insectivores. Cet animal porte une membrane latérale très large, qui part de l’angle de la mâchoire pour s’étendre jusqu’à la queue, en recouvrant ses membres et ses doigts allongés ; cette membrane est pourvue d’un muscle extenseur. Bien qu’aucun individu adapté à glisser dans l’air ne relie actuellement le galéopithèque aux autres insectivores, on peut cependant supposer que ces chaînons existaient autrefois et que chacun d’eux s’est développé de la même façon que les écureuils volants moins parfaits, chaque gradation de conformation présentant une certaine utilité à son possesseur. Je ne vois pas non plus de difficulté insurmontable à croire, en outre, que les doigts et l’avant-bras du galéopithèque, reliés par la membrane, aient pu être considérablement allongés par la sélection naturelle, modifications qui, au point de vue des organes du vol, auraient converti cet animal en une chauve-souris. Nous voyons peut-être, chez certaines Chauves-Souris dont la membrane de l’aile s’étend du sommet de l’épaule à la queue, en recouvrant les pattes postérieures, les traces d’un appareil primitivement adapté à glisser dans l’air, plutôt qu’au vol proprement dit.

Si une douzaine de genres avaient disparu, qui aurait osé soupçonner qu’il a existé des oiseaux dont les ailes ne leur servent que de palettes pour battre l’eau, comme le canard à ailes courtes (Micropterus d’Eyton) ; de nageoires dans l’eau et de pattes antérieures sur terre, comme chez le pingouin ; de voiles chez l’autruche, et à aucun usage fonctionnel chez l’Apteryx ? Cependant, la conformation de chacun de ces oiseaux est excellente pour chacun d’eux dans les conditions d’existence où il se trouve placé, car chacun doit lutter pour vivre, mais elle n’est pas nécessairement la meilleure qui se puisse concevoir dans toutes les conditions possibles. Il ne faudrait pas conclure des remarques qui précèdent qu’aucun des degrés de conformation d’ailes qui y sont signalés, et qui tous peut-être résultent du défaut d’usage, doive indiquer la marche naturelle suivant laquelle les oiseaux ont fini par acquérir leur perfection de vol ; mais ces remarques servent au moins à démontrer la diversité possible des moyens de transition.

Si l’on considère que certains membres des classes aquatiques, comme les crustacés et les mollusques, sont adaptés à la vie terrestre ; qu’il existe des oiseaux et des mammifères volants, des insectes volants de tous les types imaginables ; qu’il y a eu autrefois des reptiles volants, on peut concevoir que les poissons volants, qui peuvent actuellement s’élancer dans l’air et parcourir des distances considérables en s’élevant et en se soutenant au moyen de leurs nageoires frémissantes, auraient pu se modifier de manière à devenir des animaux parfaitement ailés. S’il en avait été ainsi, qui aurait pu s’imaginer que, dans un état de transition antérieure, ces animaux habitaient l’océan et qu’ils se servaient de leurs organes de vol naissants, autant que nous pouvons le savoir, dans le seul but d’échapper à la voracité des autres poissons ?

Quand nous voyons une conformation absolument parfaite appropriée à une habitude particulière, telle que l’adaptation des ailes de l’oiseau pour le vol, nous devons nous rappeler que les animaux présentant les premières conformations graduelles et transitoires ont dû rarement survivre jusqu’à notre époque, car ils ont dû disparaître devant leurs successeurs que la sélection naturelle a rendus graduellement plus parfaits. Nous pouvons conclure en outre que les états transitoires entre des conformations appropriées à des habitudes d’existence très différentes ont dû rarement, à une antique période, se développer en grand nombre et sous beaucoup de formes subordonnées. Ainsi, pour en revenir à notre exemple imaginaire du poisson volant, il ne semble pas probable que les poissons capables de s’élever jusqu’au véritable vol auraient revêtu bien des formes différentes, aptes à chasser, de diverses manières, des proies de diverses natures sur la terre et sur l’eau, avant que leurs organes du vol aient atteint un degré de perfection assez élevé pour leur assurer, dans la lutte pour l’existence, un avantage décisif sur d’autres animaux. La chance de découvrir, à l’état fossile, des espèces présentant les différentes transitions de conformation, est donc moindre, parce qu’elles ont existé en moins grand nombre que des espèces ayant une conformation complètement développée.

Je citerai actuellement deux ou trois exemples de diversifications et de changements d’habitudes chez les individus d’une même espèce. Dans l’un et l’autre cas, la sélection naturelle pourrait facilement adapter la conformation de l’animal à ses habitudes modifiées, ou exclusivement à l’une d’elles seulement. Toutefois, il est difficile de déterminer, cela d’ailleurs nous importe peu, si les habitudes changent ordinairement les premières, la conformation se modifiant ensuite, ou si de légères modifications de conformations entraînent un changement d’habitudes ; il est probable que ces deux modifications se présentent souvent simultanément. Comme exemple de changements d’habitudes, il suffit de signaler les nombreux insectes britanniques qui se nourrissent aujourd’hui de plantes exotiques, ou exclusivement de substances artificielles. On pourrait citer des cas innombrables de modifications d’habitudes ; j’ai souvent, dans l’Amérique méridionale, surveillé un gobe-mouches (Saurophagus sulphuratus) planer sur un point, puis s’élancer vers un autre, tout comme le ferait un émouchet ; puis, à d’autres moments, se tenir immobile au bord de l’eau pour s’y précipiter à la poursuite du poisson, comme le ferait un martin-pêcheur. On peut voir dans nos pays la grosse mésange (Parus major) grimper aux branches tout comme un grimpereau ; quelquefois, comme la pie-grièche, elle tue les petits oiseaux en leur portant des coups sur la tête, et je l’ai souvent observée, je l’ai plus souvent encore entendue marteler des graines d’if sur une branche et les briser comme le ferait la citelle. Hearne a vu, dans l’Amérique du Nord, l’ours noir nager pendant des heures, la gueule toute grande ouverte, et attraper ainsi des insectes dans l’eau, à peu près comme le ferait une baleine.

Comme nous voyons quelquefois des individus avoir des habitudes différentes de celles propres à leur espèce et aux autres espèces du même genre, il semblerait que ces individus dussent accidentellement devenir le point de départ de nouvelles espèces, ayant des habitudes anormales, et dont la conformation s’écarterait plus ou moins de celle de la souche type. La nature offre des cas semblables. Peut-on citer un cas plus frappant d’adaptation que celui de la conformation du pic pour grimper aux troncs d’arbres, et pour saisir les insectes dans les fentes de l’écorce ? Il y a cependant dans l’Amérique septentrionale des pics qui se nourrissent presque exclusivement de fruits, et d’autres qui, grâce à leurs ailes allongées, peuvent chasser les insectes au vol. Dans les plaines de la Plata, où il ne pousse pas un seul arbre, on trouve une espèce de pic (Colaptes campestris) ayant deux doigts en avant et deux en arrière, la langue longue et effilée, les plumes caudales pointues, assez rigides pour soutenir l’oiseau dans la position verticale, mais pas tout à fait aussi rigides qu’elles le sont chez les vrais pics, et un fort bec droit, qui n’est pas toutefois aussi droit et aussi fort que celui des vrais pics, mais qui est cependant assez solide pour percer le bois. Ce Colaptes est donc bien un pic par toutes les parties essentielles de sa conformation. Les caractères même insignifiants, tels que la coloration, le son rauque de la voix, le vol ondulé, démontrent clairement sa proche parenté avec notre pic commun ; cependant, je puis affirmer, d’après mes propres observations, que confirment d’ailleurs celles d’Azara, observateur si soigneux et si exact, que, dans certains districts considérables, ce Colaptes ne grimpe pas aux arbres et qu’il fait son nid dans des trous qu’il creuse dans la terre ! Toutefois, comme l’a constaté M. Hudson, ce même pic, dans certains autres districts, fréquente les arbres et creuse des trous dans le tronc pour y faire son nid. Comme autre exemple des habitudes variées de ce genre, je puis ajouter que de Saussure a décrit un Colaptes du Mexique qui creuse des trous dans du bois dur pour y déposer une provision de glands.

Le pétrel est un des oiseaux de mer les plus aériens que l’on connaisse ; cependant, dans les baies tranquilles de la Terre de Feu, on pourrait certainement prendre le Puffinuria Berardi pour un grèbe ou un pingouin, à voir ses habitudes générales, sa facilité extraordinaire pour plonger, sa manière de nager et de voler, quand on peut le décider à le faire ; cependant cet oiseau est essentiellement un pétrel, mais plusieurs parties de son organisation ont été profondément modifiées pour l’adapter à ses nouvelles habitudes, tandis que la conformation du pic de la Plata ne s’est que fort peu modifiée. Les observations les plus minutieuses, faites sur le cadavre d’un cincle (merle d’eau), ne laisseraient jamais soupçonner ses habitudes aquatiques ; cependant, cet oiseau, qui appartient à la famille des merles, ne trouve sa subsistance qu’en plongeant, il se sert de ses ailes sous l’eau et saisit avec ses pattes les pierres du fond. Tous les membres du grand ordre des hyménoptères sont terrestres, à l’exception du genre proctotrupes, dont sir John Lubbock a découvert les habitudes aquatiques. Cet insecte entre souvent dans l’eau en s’aidant non de ses pattes, mais de ses ailes et peut y rester quatre heures sans revenir à la surface ; il ne semble, cependant, présenter aucune modification de conformation en rapport avec ses habitudes anormales.

Ceux qui croient que chaque être a été créé tel qu’il est aujourd’hui doivent ressentir parfois un certain étonnement quand ils rencontrent un animal ayant des habitudes et une conformation qui ne concordent pas. Les pieds palmés de l’oie et du canard sont clairement conformés pour la nage. Il y a cependant dans les régions élevées des oies aux pieds palmés, qui n’approchent jamais de l’eau ; Audubon, seul, a vu la frégate, dont les quatre doigts sont palmés, se poser sur la surface de l’Océan. D’autre part, les grèbes et les foulques, oiseaux éminemment aquatiques, n’ont en fait de palmures qu’une légère membrane bordant les doigts. Ne semble-t-il pas évident que les longs doigts dépourvus de membranes des grallatores sont faits pour marcher dans les marais et sur les végétaux flottants ? La poule d’eau et le râle des genêts appartiennent à cet ordre ; cependant le premier de ces oiseaux est presque aussi aquatique que la foulque, et le second presque aussi terrestre que la caille ou la perdrix. Dans ces cas, et l’on pourrait en citer beaucoup d’autres, les habitudes ont changé sans que la conformation se soit modifiée de façon correspondante. On pourrait dire que le pied palmé de l’oie des hautes régions est devenu presque rudimentaire quant à ses fonctions, mais non pas quant à sa conformation. Chez la frégate, une forte échancrure de la membrane interdigitale indique un commencement de changement dans la conformation.

Celui qui croit à des actes nombreux et séparés de création peut dire que, dans les cas de cette nature, il a plu au Créateur de remplacer un individu appartenant à un type par un autre appartenant à un autre type, ce qui me paraît être l’énoncé du même fait sous une forme recherchée. Celui qui, au contraire, croit à la lutte pour l’existence et au principe de la sélection naturelle reconnaît que chaque être organisé essaye constamment de se multiplier en nombre ; il sait, en outre, que si un être varie si peu que ce soit dans ses habitudes et dans sa conformation, et obtient ainsi un avantage sur quelque autre habitant de la même localité, il s’empare de la place de ce dernier, quelque différente qu’elle puisse être de celle qu’il occupe lui-même. Aussi n’éprouve-t-il aucune surprise en voyant des oies et des frégates aux pieds palmés, bien que ces oiseaux habitent la terre et qu’ils ne se posent que rarement sur l’eau ; des râles de genêts à doigts allongés vivant dans les prés au lieu de vivre dans les marais ; des pics habitant des lieux dépourvus de tout arbre ; et, enfin, des merles ou des hyménoptères plongeurs et des pétrels ayant les mœurs des pingouins.

ORGANES TRÈS PARFAITS ET TRÈS COMPLEXES.

Il semble absurde au possible, je le reconnais, de supposer que la sélection naturelle ait pu former l’œil avec toutes les inimitables dispositions qui permettent d’ajuster le foyer à diverses distances, d’admettre une quantité variable de lumière et de corriger les aberrations sphériques et chromatiques. Lorsqu’on affirma pour la première fois que le soleil est immobile et que la terre tourne autour de lui, le sens commun de l’humanité déclara la doctrine fausse ; mais on sait que le vieux dicton : Vox populi, vox Dei, n’est pas admis en matière de science. La raison nous dit que si, comme cela est certainement le cas, on peut démontrer qu’il existe de nombreuses gradations entre un œil simple et imparfait et un œil complexe et parfait, chacune de ces gradations étant avantageuse à l’être qui la possède ; que si, en outre, l’œil varie quelquefois et que ces variations sont transmissibles par hérédité, ce qui est également le cas ; que si, enfin, ces variations sont utiles à un animal dans les conditions changeantes de son existence, la difficulté d’admettre qu’un œil complexe et parfait a pu être produit par la sélection naturelle, bien qu’insurmontable pour notre imagination, n’attaque en rien notre théorie. Nous n’avons pas plus à nous occuper de savoir comment un nerf a pu devenir sensible à l’action de la lumière que nous n’avons à nous occuper de rechercher l’origine de la vie elle-même ; toutefois, comme il existe certains organismes inférieurs sensibles à la lumière, bien que l’on ne puisse découvrir chez eux aucune trace de nerf, il ne paraît pas impossible que certains éléments du sarcode, dont ils sont en grande partie formés, puissent s’agréger et se développer en nerfs doués de cette sensibilité spéciale.

C’est exclusivement dans la ligne directe de ses ascendants que nous devons rechercher les gradations qui ont amené les perfectionnements d’un organe chez une espèce quelconque. Mais cela n’est presque jamais possible, et nous sommes forcés de nous adresser aux autres espèces et aux autres genres du même groupe, c’est-à-dire aux descendants collatéraux de la même souche, afin de voir quelles sont les gradations possibles dans les cas où, par hasard, quelques-unes de ces gradations se seraient transmises avec peu de modifications. En outre, l’état d’un même organe chez des classes différentes peut incidemment jeter quelque lumière sur les degrés qui l’ont amené à la perfection.

L’organe le plus simple auquel on puisse donner le nom d’œil, consiste en un nerf optique, entouré de cellules de pigment, et recouvert d’une membrane transparente, mais sans lentille ni aucun autre corps réfringent. Nous pouvons, d’ailleurs, d’après M. Jourdain, descendre plus bas encore et nous trouvons alors des amas de cellules pigmentaires paraissant tenir lieu d’organe de la vue, mais ces cellules sont dépourvues de tout nerf et reposent simplement sur des tissus sarcodiques. Des organes aussi simples, incapables d’aucune vision distincte, ne peuvent servir qu’à distinguer entre la lumière et l’obscurité. Chez quelques astéries, certaines petites dépressions dans la couche de pigment qui entoure le nerf sont, d’après l’auteur que nous venons de citer, remplies de matières gélatineuses transparentes, surmontées d’une surface convexe ressemblant à la cornée des animaux supérieurs. M. Jourdain suppose que cette surface, sans pouvoir déterminer la formation d’une image, sert à concentrer les rayons lumineux et à en rendre la perception plus facile. Cette simple concentration de la lumière constitue le premier pas, mais de beaucoup le plus important, vers la constitution d’un œil véritable, susceptible de former des images ; il suffit alors, en effet, d’ajuster l’extrémité nue du nerf optique qui, chez quelques animaux inférieurs, est profondément enfouie dans le corps et qui, chez quelques autres, se trouve plus près de la surface, à une distance déterminée de l’appareil de concentration, pour que l’image se forme sur cette extrémité.

Dans la grande classe des articulés, nous trouvons, comme point de départ, un nerf optique simplement recouvert d’un pigment ; ce dernier forme quelquefois une sorte de pupille, mais il n’y a ni lentille ni trace d’appareil optique. On sait actuellement que les nombreuses facettes qui, par leur réunion, constituent la cornée des grands yeux composés des insectes, sont de véritables lentilles, et que les cônes intérieurs renferment des filaments nerveux très singulièrement modifiés. Ces organes, d’ailleurs, sont tellement diversifiés chez les articulés, que Müller avait établi trois classes principales d’yeux composés, comprenant sept subdivisions et une quatrième classe d’yeux simples agrégés.

Si l’on réfléchit à tous ces faits, trop peu détaillés ici, relatifs à l’immense variété de conformation qu’on remarque dans les yeux des animaux inférieurs ; si l’on se rappelle combien les formes actuellement vivantes sont peu nombreuses en comparaison de celles qui sont éteintes, il n’est plus aussi difficile d’admettre que la sélection naturelle ait pu transformer un appareil simple, consistant en un nerf optique recouvert d’un pigment et surmonté d’une membrane transparente, en un instrument optique aussi parfait que celui possédé par quelque membre que ce soit de la classe des articulés.

Quiconque admet ce point ne peut hésiter à faire un pas de plus, et s’il trouve, après avoir lu ce volume, que la théorie de la descendance, avec les modifications qu’apporte la sélection naturelle, explique un grand nombre de faits autrement inexplicables, il doit admettre que la sélection naturelle a pu produire une conformation aussi parfaite que l’œil d’un aigle, bien que, dans ce cas, nous ne connaissions pas les divers états de transition. On a objecté que, pour que l’œil puisse se modifier tout en restant un instrument parfait, il faut qu’il soit le siège de plusieurs changements simultanés, fait que l’on considère comme irréalisable par la sélection naturelle. Mais, comme j’ai essayé de le démontrer dans mon ouvrage sur les variations des animaux domestiques, il n’est pas nécessaire de supposer que les modifications sont simultanées, à condition qu’elles soient très légères et très graduelles. Différentes sortes de modifications peuvent aussi tendre à un même but général ; ainsi, comme l’a fait remarquer M. Wallace, « si une lentille a un foyer trop court ou trop long, cette différence peut se corriger, soit par une modification de la courbe, soit par une modification de la densité ; si la courbe est irrégulière et que les rayons ne convergent pas vers un même point, toute amélioration dans la régularité de la courbe constitue un progrès. Ainsi, ni la contraction de l’iris, ni les mouvements musculaires de l’œil ne sont essentiels à la vision : ce sont uniquement des progrès qui ont pu s’ajouter et se perfectionner à toutes les époques de la construction de l’appareil. » Dans la plus haute division du règne animal, celle des vertébrés, nous pouvons partir d’un œil si simple, qu’il ne consiste, chez le branchiostome, qu’en un petit sac transparent, pourvu d’un nerf et plein de pigment, mais dépourvu de tout autre appareil. Chez les poissons et chez les reptiles, comme Owen l’a fait remarquer, « la série des gradations des structures dioptriques est considérable. » Un fait significatif, c’est que, même chez l’homme, selon Virchow, qui a une si grande autorité, la magnifique lentille cristalline se forme dans l’embryon par une accumulation de cellules épithéliales logées dans un repli de la peau qui affecte la forme d’un sac ; le corps vitré est formé par un tissu embryonnaire sous-cutané. Toutefois, pour en arriver à une juste conception relativement à la formation de l’œil avec tous ses merveilleux caractères, qui ne sont pas cependant encore absolument parfaits, il faut que la raison l’emporte sur l’imagination ; or, j’ai trop bien senti moi-même combien cela est difficile, pour être étonné que d’autres hésitent à étendre aussi loin le principe de la sélection naturelle.

La comparaison entre l’œil et le télescope se présente naturellement à l’esprit. Nous savons que ce dernier instrument a été perfectionné par les efforts continus et prolongés des plus hautes intelligences humaines, et nous en concluons naturellement que l’œil a dû se former par un procédé analogue. Mais cette conclusion n’est-elle pas présomptueuse ? Avons-nous le droit de supposer que le Créateur met en jeu des forces intelligentes analogues à celles de l’homme ? Si nous voulons comparer l’œil à un instrument optique, nous devons imaginer une couche épaisse d’un tissu transparent, imbibé de liquide, en contact avec un nerf sensible à la lumière ; nous devons supposer ensuite que les différentes parties de cette couche changent constamment et lentement de densité, de façon à se séparer en zones, ayant une épaisseur et une densité différentes, inégalement distantes entre elles et changeant graduellement de forme à la surface. Nous devons supposer, en outre, qu’une force représentée par la sélection naturelle, ou la persistance du plus apte, est constamment à l’affût de toutes les légères modifications affectant les couches transparentes, pour conserver toutes celles qui, dans diverses circonstances, dans tous les sens et à tous les degrés, tendent à permettre la formation d’une image plus distincte. Nous devons supposer que chaque nouvel état de l’instrument se multiplie par millions, pour se conserver jusqu’à ce qu’il s’en produise un meilleur qui remplace et annule les précédents. Dans les corps vivants, la variation cause les modifications légères, la reproduction les multiplie presque à l’infini, et la sélection naturelle s’empare de chaque amélioration avec une sûreté infaillible. Admettons, enfin, que cette marche se continue pendant des millions d’années et s’applique pendant chacune à des millions d’individus ; ne pouvons-nous pas admettre alors qu’il ait pu se former ainsi un instrument optique vivant, aussi supérieur à un appareil de verre que les œuvres du Créateur sont supérieures à celles de l’homme ?

MODES DE TRANSITIONS.

Si l’on arrivait à démontrer qu’il existe un organe complexe qui n’ait pas pu se former par une série de nombreuses modifications graduelles et légères, ma théorie ne pourrait certes plus se défendre. Mais je ne peux trouver aucun cas semblable. Sans doute, il existe beaucoup d’organes dont nous ne connaissons pas les transitions successives, surtout si nous examinons les espèces très isolées qui, selon ma théorie, ont été exposées à une grande extinction. Ou bien, encore, si nous prenons un organe commun à tous les membres d’une même classe, car, dans ce dernier cas, cet organe a dû surgir à une époque reculée depuis laquelle les nombreux membres de cette classe se sont développés ; or, pour découvrir les premières transitions qu’a subies cet organe, il nous faudrait examiner des formes très anciennes et depuis longtemps éteintes.

Nous ne devons conclure à l’impossibilité de la production d’un organe par une série graduelle de transitions d’une nature quelconque qu’avec une extrême circonspection. On pourrait citer, chez les animaux inférieurs, de nombreux exemples d’un même organe remplissant à la fois des fonctions absolument distinctes. Ainsi, chez la larve de la libellule et chez la loche (Cobites) le canal digestif respire, digère et excrète. L’hydre peut être tournée du dedans au dehors, et alors sa surface extérieure digère et l’estomac respire. Dans des cas semblables, la sélection naturelle pourrait, s’il devait en résulter quelque avantage, spécialiser pour une seule fonction tout ou partie d’un organe qui jusque-là aurait rempli deux fonctions, et modifier aussi considérablement sa nature par des degrés insensibles. On connaît beaucoup de plantes qui produisent régulièrement, en même temps, des fleurs différemment construites ; or, si ces plantes ne produisaient plus que des fleurs d’une seule sorte, un changement considérable s’effectuerait dans le caractère de l’espèce avec une grande rapidité comparative. Il est probable cependant que les deux sortes de fleurs produites par la même plante se sont, dans le principe, différenciées l’une de l’autre par des transitions insensibles que l’on peut encore observer dans quelques cas.

Deux organes distincts, ou le même organe sous deux formes différentes, peuvent accomplir simultanément la même fonction chez un même individu, ce qui constitue un mode fort important de transition. Prenons un exemple, il y a des poissons qui respirent par leurs branchies l’air dissous dans l’eau, et qui peuvent, en même temps, absorber l’air libre par leur vessie natatoire, ce dernier organe étant partagé en divisions fortement vasculaires et muni d’un canal pneumatique pour l’introduction de l’air. Prenons un autre exemple dans le règne végétal : les plantes grimpent de trois manières différentes, en se tordant en spirales, en se cramponnant à un support par leurs vrilles, ou bien par l’émission de radicelles aériennes. Ces trois modes s’observent ordinairement dans des groupes distincts, mais il y a quelques espèces chez lesquelles on rencontre deux de ces modes, ou même les trois combinés chez le même individu. Dans des cas semblables l’un des deux organes pourrait facilement se modifier et se perfectionner de façon à accomplir la fonction à lui tout seul ; puis, l’autre organe, après avoir aidé le premier dans le cours de son perfectionnement, pourrait, à son tour, se modifier pour remplir une fonction distincte, ou s’atrophier complètement.

L’exemple de la vessie natatoire chez les poissons est excellent, en ce sens qu’il nous démontre clairement le fait important qu’un organe primitivement construit dans un but distinct, c’est-à-dire pour faire flotter l’animal, peut se convertir en un organe ayant une fonction très différente, c’est-à-dire la respiration. La vessie natatoire fonctionne aussi, chez certains poissons, comme un accessoire de l’organe de l’ouïe. Tous les physiologistes admettent que, par sa position et par sa conformation, la vessie natatoire est homologue ou idéalement semblable aux poumons des vertébrés supérieurs ; on est donc parfaitement fondé à admettre que la vessie natatoire a été réellement convertie en poumon, c’est-à-dire en un organe exclusivement destiné à la respiration.

On peut conclure de ce qui précède que tous les vertébrés pourvus de poumons descendent par génération ordinaire de quelque ancien prototype inconnu, qui possédait un appareil flotteur ou, autrement dit, une vessie natatoire. Nous pouvons ainsi, et c’est une conclusion que je tire de l’intéressante description qu’Owen a faite à ces parties, comprendre le fait étrange que tout ce que nous buvons et que tout ce que nous mangeons doit passer devant l’orifice de la trachée, au risque de tomber dans les poumons, malgré l’appareil remarquable qui permet la fermeture de la glotte. Chez les vertébrés supérieurs, les branchies ont complètement disparu ; cependant, chez l’embryon, les fentes latérales du cou et la sorte de boutonnière faite par les artères en indiquent encore la position primitive. Mais on peut concevoir que la sélection naturelle ait pu adapter les branchies, actuellement tout à fait disparues, à quelques fonctions toutes différentes ; Landois, par exemple, a démontré que les ailes des insectes ont eu pour origine la trachée ; il est donc très probable que, chez cette grande classe, des organes qui servaient autrefois à la respiration se trouvent transformés en organes servant au vol.

Il est si important d’avoir bien présente à l’esprit la probabilité de la transformation d’une fonction en une autre, quand on considère les transitions des organes, que je citerai un autre exemple. On remarque chez les cirripèdes pédonculés deux replis membraneux, que j’ai appelés freins ovigères et qui, à l’aide d’une sécrétion visqueuse, servent à retenir les œufs dans le sac jusqu’à ce qu’ils soient éclos. Les cirripèdes n’ont pas de branchies, toute la surface du corps, du sac et des freins servent à la respiration. Les cirripèdes sessiles ou balanides, d’autre part, ne possèdent pas les freins ovigères, les œufs restant libres au fond du sac dans la coquille bien close ; mais, dans une position correspondant à celle qu’occupent les freins, ils ont des membranes très étendues, très repliées, communiquant librement avec les lacunes circulatoires du sac et du corps, et que tous les naturalistes ont considérées comme des branchies. Or, je crois qu’on ne peut contester que les freins ovigères chez une famille sont strictement homologues avec les branchies d’une autre famille, car on remarque toutes les gradations entre les deux appareils. Il n’y a donc pas lieu de douter que les deux petits replis membraneux qui primitivement servaient de freins ovigères, tout en aidant quelque peu à la respiration, ont été graduellement transformés en branchies par la sélection naturelle, par une simple augmentation de grosseur et par l’atrophie des glandes glutinifères. Si tous les cirripèdes pédonculés qui ont éprouvé une extinction bien plus considérable que les cirripèdes sessiles avaient complètement disparu, qui aurait pu jamais s’imaginer que les branchies de cette dernière famille étaient primitivement des organes destinés à empêcher que les œufs ne fussent entraînés hors du sac ?

Le professeur Cope et quelques autres naturalistes des États-Unis viennent d’insister récemment sur un autre mode possible de transition, consistant en une accélération ou en un retard apporté à l’époque de la reproduction. On sait actuellement que quelques animaux sont aptes à se reproduire à un âge très précoce, avant même d’avoir acquis leurs caractères complets ; or, si cette faculté venait à prendre chez une espèce un développement considérable, il est probable que l’état adulte de ces animaux se perdrait tôt ou tard ; dans ce cas, le caractère de l’espèce tendrait à se modifier et à se dégrader considérablement surtout si la larve différait beaucoup de la forme adulte. On sait encore qu’il y a un assez grand nombre d’animaux qui, après avoir atteint l’âge adulte, continuent à changer de caractère pendant presque toute leur vie. Chez les mammifères, par exemple, l’âge modifie souvent beaucoup la forme du crâne, fait dont le docteur Murie a observé des exemples frappants chez les phoques. Chacun sait que la complication des ramifications des cornes du cerf augmente beaucoup avec l’âge, et que les plumes de quelques oiseaux se développent beaucoup quand ils vieillissent. Le professeur Cope affirme que les dents de certains lézards subissent de grandes modifications de forme quand ils avancent en âge ; Fritz Müller a observé que les crustacés, après avoir atteint l’âge adulte, peuvent revêtir des caractères nouveaux, affectant non seulement des parties insignifiantes, mais même des parties fort importantes. Dans tous ces cas — et ils sont nombreux — si l’âge de la reproduction était retardé, le caractère de l’espèce se modifierait tout au moins dans son état adulte ; il est même probable que les phases antérieures et précoces du développement seraient, dans quelques cas, précipitées et finalement perdues. Je ne puis émettre l’opinion que quelques espèces aient été souvent, ou aient même été jamais modifiées par ce mode de transition comparativement soudain ; mais, si le cas s’est présenté, il est probable que les différences entre les jeunes et les adultes et entre les adultes et les vieux ont été primitivement acquises par degrés insensibles.

DIFFICULTÉS SPÉCIALES DE LA THÉORIE DE LA SÉLECTION NATURELLE.

Bien que nous ne devions admettre qu’avec une extrême circonspection l’impossibilité de la formation d’un organe par une série de transitions insensibles, il se présente cependant quelques cas sérieusement difficiles.

Un des plus sérieux est celui des insectes neutres, dont la conformation est souvent toute différente de celle des mâles ou des femelles fécondes ; je traiterai ce sujet dans le prochain chapitre. Les organes électriques des poissons offrent encore de grandes difficultés, car il est impossible de concevoir par quelles phases successives ces appareils merveilleux ont pu se développer. Il n’y a pas lieu, d’ailleurs, d’en être surpris, car nous ne savons même pas à quoi ils servent. Chez le gymnote et chez la torpille ils constituent sans doute un puissant agent de défense et peut-être un moyen de saisir leur proie ; d’autre part, chez la raie, qui possède dans la queue un organe analogue, il se manifeste peu d’électricité, même quand l’animal est très irrité, ainsi que l’a observé Matteucci ; il s’en manifeste même si peu, qu’on peut à peine supposer à cet organe les fonctions que nous venons d’indiquer. En outre, comme l’a démontré le docteur R.-Mac-Donnell, la raie, outre l’organe précité, en possède un autre près de la tête ; on ne sait si ce dernier organe est électrique, mais il paraît être absolument analogue à la batterie électrique de la torpille. On admet généralement qu’il existe une étroite analogie entre ces organes et le muscle ordinaire, tant dans la structure intime et la distribution des nerfs que dans l’action qu’exercent sur eux divers réactifs. Il faut surtout observer qu’une décharge électrique accompagne les contractions musculaires, et, comme l’affirme le docteur Radcliffe, « dans son état de repos l’appareil électrique de la torpille paraît être le siège d’un chargement tout pareil à celui qui s’effectue dans les muscles et dans les nerfs à l’état d’inaction, et le choc produit par la décharge subite de l’appareil de la torpille ne serait en aucune façon une force de nature particulière, mais simplement une autre forme de la décharge qui accompagne l’action des muscles et du nerf moteur. » Nous ne pouvons actuellement pousser plus loin l’explication ; mais, comme nous ne savons rien relativement aux habitudes et à la conformation des ancêtres des poissons électriques existants, il serait extrêmement téméraire d’affirmer l’impossibilité que ces organes aient pu se développer graduellement en vertu de transitions avantageuses.

Une difficulté bien plus sérieuse encore semble nous arrêter quand il s’agit de ces organes ; ils se trouvent, en effet, chez une douzaine d’espèces de poissons, dont plusieurs sont fort éloignés par leurs affinités.

Quand un même organe se rencontre chez plusieurs individus d’une même classe, surtout chez les individus ayant des habitudes de vie très différentes, nous pouvons ordinairement attribuer cet organe à un ancêtre commun qui l’a transmis par hérédité à ses descendants ; nous pouvons, en outre, attribuer son absence, chez quelques individus de la même classe, à une disparition provenant du non-usage ou de l’action de la sélection naturelle. De telle sorte donc que, si les organes électriques provenaient par hérédité de quelque ancêtre reculé, nous aurions pu nous attendre à ce que tous les poissons électriques fussent tout particulièrement alliés les uns aux autres ; mais tel n’est certainement pas le cas. La géologie, en outre, ne nous permet pas de penser que la plupart des poissons ont possédé autrefois des organes électriques que leurs descendants modifiés ont aujourd’hui perdus. Toutefois, si nous étudions ce sujet de plus près, nous nous apercevons que les organes électriques occupent différentes parties du corps des quelques poissons qui les possèdent ; que la conformation de ces organes diffère sous le rapport de l’arrangement des plaques et, selon Pacini, sous le rapport des moyens mis en œuvre pour exciter l’électricité, et, enfin, que ces organes sont pourvus de nerfs venant de différentes parties du corps, et c’est peut-être là la différence la plus importante de toutes. On ne peut donc considérer ces organes électriques comme homologues, tout au plus peut-on les regarder comme analogues sous le rapport de la fonction. Il n’y a donc aucune raison de supposer qu’ils proviennent par hérédité d’un ancêtre commun ; si l’on admettait, en effet, cette communauté d’origine, ces organes devraient se ressembler exactement sous tous les rapports. Ainsi s’évanouit la difficulté inhérente à ce fait qu’un organe, apparemment le même, se trouve chez plusieurs espèces éloignées les unes des autres, mais il n’en reste pas moins à expliquer cette autre difficulté, moindre certainement, mais considérable encore : par quelle série de transitions ces organes se sont-ils développés dans chaque groupe séparé de poissons ?

Les organes lumineux qui se rencontrent chez quelques insectes appartenant à des familles très différentes et qui sont situés dans diverses parties du corps, offrent, dans notre état d’ignorance actuelle, une difficulté absolument égale à celle des organes électriques. On pourrait citer d’autres cas analogues : chez les plantes, par exemple, la disposition curieuse au moyen de laquelle une masse de pollen portée sur un pédoncule avec une glande adhésive, est évidemment la même chez les orchidées et chez les asclépias, — genres aussi éloignés que possible parmi les plantes à fleurs ; — mais, ici encore, les parties ne sont pas homologues. Dans tous les cas où des êtres, très éloignés les uns des autres dans l’échelle de l’organisation, sont pourvus d’organes particuliers et analogues, on remarque que, bien que l’aspect général et la fonction de ces organes puissent être les mêmes, on peut cependant toujours discerner entre eux quelques différences fondamentales. Par exemple, les yeux des céphalopodes et ceux des vertébrés paraissent absolument semblables ; or, dans des groupes si éloignés les uns des autres, aucune partie de cette ressemblance ne peut être attribuée à la transmission par hérédité d’un caractère possédé par un ancêtre commun. M. Mivart a présenté ce cas comme offrant une difficulté toute spéciale, mais il m’est impossible de découvrir la portée de son argumentation. Un organe destiné à la vision doit se composer de tissus transparents et il doit renfermer une lentille quelconque pour permettre la formation d’une image au fond d’une chambre noire. Outre cette ressemblance superficielle, il n’y a aucune analogie réelle entre les yeux des seiches et ceux des vertébrés ; on peut s’en convaincre, d’ailleurs, en consultant l’admirable mémoire de Hensen sur les yeux des céphalopodes. Il m’est impossible d’entrer ici dans les détails ; je peux toutefois indiquer quelques points de différence. Le cristallin, chez les seiches les mieux organisées, se compose de deux parties placées l’une derrière l’autre et forme comme deux lentilles qui, toutes deux, ont une conformation et une disposition toutes différentes de ce qu’elles sont chez les vertébrés. La rétine est complètement dissemblable ; elle présente, en effet, une inversion réelle des éléments constitutifs et les membranes formant les enveloppes de l’œil contiennent un gros ganglion nerveux. Les rapports des muscles sont aussi différents qu’il est possible et il en est de même pour d’autres points. Il en résulte donc une grande difficulté pour apprécier jusqu’à quel point il convient d’employer les mêmes termes dans la description des yeux des céphalopodes et de ceux des vertébrés. On peut, cela va sans dire, nier que, dans chacun des cas, l’œil ait pu se développer par la sélection naturelle de légères variations successives ; mais, si on l’admet pour l’un, ce système est évidemment possible pour l’autre, et on peut, ce mode de formation accepté, déduire par anticipation les différences fondamentales existant dans la structure des organes visuels des deux groupes. De même que deux hommes ont parfois, indépendamment l’un de l’autre, fait la même invention, de même aussi il semble que, dans les cas précités, la sélection naturelle, agissant pour le bien de chaque être et profitant de toutes les variations favorables, a produit des organes analogues, tout au moins en ce qui concerne la fonction, chez des êtres organisés distincts qui ne doivent rien de l’analogie de conformation que l’on remarque chez eux à l’héritage d’un ancêtre commun.

Fritz Müller a suivi avec beaucoup de soin une argumentation presque analogue pour mettre à l’épreuve les conclusions indiquées dans ce volume. Plusieurs familles de crustacés comprennent quelques espèces pourvues d’un appareil respiratoire qui leur permet de vivre hors de l’eau. Dans deux de ces familles très voisines, qui ont été plus particulièrement étudiées par Müller, les espèces se ressemblent par tous les caractères importants, à savoir : les organes des sens, le système circulatoire, la position des touffes de poil qui tapissent leurs estomacs complexes, enfin toute la structure des branchies qui leur permettent de respirer dans l’eau, jusqu’aux crochets microscopiques qui servent à les nettoyer. On aurait donc pu s’attendre à ce que, chez les quelques espèces des deux familles qui vivent sur terre, les appareils également importants de la respiration aérienne fussent semblables ; car pourquoi cet appareil, destiné chez ces espèces à un même but spécial, se trouve-t-il être différent, tandis que les autres organes importants sont très semblables ou même identiques ?

Fritz Müller soutient que cette similitude sur tant de points de conformation doit, d’après la théorie que je défends, s’expliquer par une transmission héréditaire remontant à un ancêtre commun. Mais, comme la grande majorité des espèces qui appartiennent aux deux familles précitées, de même d’ailleurs que tous les autres crustacés, ont des habitudes aquatiques, il est extrêmement improbable que leur ancêtre commun ait été pourvu d’un appareil adapté à la respiration aérienne. Müller fut ainsi conduit à examiner avec soin cet appareil respiratoire chez les espèces qui en sont pourvues ; il trouva que cet appareil diffère, chez chacune d’elles, sous plusieurs rapports importants, comme, par exemple, la position des orifices, le mode de leur ouverture et de leur fermeture, et quelques détails accessoires. Or, on s’explique ces différences, on aurait même pu s’attendre à les rencontrer, dans l’hypothèse que certaines espèces appartenant à des familles distinctes se sont peu à peu adaptées à vivre de plus en plus hors de l’eau et à respirer à l’air libre. Ces espèces, en effet, appartenant à des familles distinctes, devaient différer dans une certaine mesure ; or, leur variabilité ne devait pas être exactement la même, en vertu du principe que la nature de chaque variation dépend de deux facteurs, c’est-à-dire la nature de l’organisme et celle des conditions ambiantes. La sélection naturelle, en conséquence, aura dû agir sur des matériaux ou des variations de nature différente, afin d’arriver à un même résultat fonctionnel, et les conformations ainsi acquises doivent nécessairement différer. Dans l’hypothèse de créations indépendantes, ce cas tout entier reste inintelligible. La série des raisonnements qui précèdent paraît avoir eu une grande influence pour déterminer Fritz Müller à adopter les idées que j’ai développées dans le présent ouvrage.

Un autre zoologiste distingué, feu le professeur Claparède, est arrivé au même résultat en raisonnant de la même manière. Il démontre que certains acarides parasites, appartenant à des sous-familles et à des familles distinctes, sont pourvus d’organes qui leur servent à se cramponner aux poils. Ces organes ont dû se développer d’une manière indépendante et ne peuvent avoir été transmis par un ancêtre commun ; dans les divers groupes, ces organes sont formés par une modification des pattes antérieures, des pattes postérieures, des mandibules ou lèvres, et des appendices de la face inférieure de la partie postérieure du corps.

Dans les différents exemples que nous venons de discuter, nous avons vu que, chez des êtres plus ou moins éloignés les uns des autres, un même but est atteint et une même fonction accomplie par des organes assez semblable en apparence, mais qui ne le sont pas en réalité. D’autre part, il est de règle générale dans la nature qu’un même but soit atteint par les moyens les plus divers, même chez des êtres ayant entre eux d’étroites affinités. Quelle différence de construction n’y a-t-il pas, en effet, entre l’aile emplumée d’un oiseau et l’aile membraneuse de la chauve-souris ; et, plus encore, entre les quatre ailes d’un papillon, les deux ailes de la mouche et les deux ailes et les deux élytres d’un coléoptère ? Les coquilles bivalves sont construites pour s’ouvrir et se fermer, mais quelle variété de modèles ne remarque-t-on pas dans la conformation de la charnière, depuis la longue série de dents qui s’emboîtent régulièrement les unes dans les autres chez la nucule, jusqu’au simple ligament de la moule ? La dissémination des graines des végétaux est favorisée par leur petitesse, par la conversion de leurs capsules en une enveloppe légère sous forme de ballon, par leur situation au centre d’une pulpe charnue composée des parties les plus diverses, rendue nutritive, revêtue de couleurs voyantes de façon à attirer l’attention des oiseaux qui les dévorent, par la présence de crochets, de grappins de toutes sortes, de barbes dentelées, au moyen desquels elles adhèrent aux poils des animaux ; par l’existence d’ailerons et d’aigrettes aussi variés par la forme qu’élégants par la structure, qui en font les jouets du moindre courant d’air. La réalisation du même but par les moyens les plus divers est si importante, que je citerai encore un exemple. Quelques auteurs soutiennent que si les êtres organisés ont été façonnés de tant de manières différentes, c’est par pur amour de la variété, comme les jouets dans un magasin ; mais une telle idée de la nature est inadmissible. Chez les plantes qui ont les sexes séparés ainsi que chez celles qui, bien qu’hermaphrodites, ne peuvent pas spontanément faire tomber le pollen sur les stigmates, un concours accessoire est nécessaire pour que la fécondation soit possible. Chez les unes, le pollen en grains très légers et non adhérents est emporté par le vent et amené ainsi sur le stigmate par pur hasard ; c’est le mode le plus simple que l’on puisse concevoir. Il en est un autre bien différent, quoique presque aussi simple : il consiste en ce qu’une fleur symétrique sécrète quelques gouttes de nectar recherché par les insectes, qui, en s’introduisant dans la corolle pour le recueillir, transportent le pollen des anthères aux stigmates.

Partant de cet état si simple, nous trouvons un nombre infini de combinaisons ayant toutes un même but, réalisé d’une façon analogue, mais entraînant des modifications dans toutes les parties de la fleur. Tantôt le nectar est emmagasiné dans des réceptacles affectant les formes les plus diverses ; les étamines et les pistils sont alors modifiés de différentes façons, quelquefois ils sont disposés en trappes, quelquefois aussi ils sont susceptibles de mouvements déterminés par l’irritabilité et l’élasticité. Partant de là, nous pourrions passer en revue des quantités innombrables de conformations pour en arriver enfin à un cas extraordinaire d’adaptation que le docteur Crüger a récemment décrit chez le coryanthes. Une partie de la lèvre inférieure (labellum) de cette orchidée est excavée de façon à former une grande auge dans laquelle tombent continuellement des gouttes d’eau presque pure sécrétée par deux cornes placées au-dessus ; lorsque l’auge est à moitié pleine, l’eau s’écoule par un canal latéral. La base du labellum qui se trouve au-dessus de l’auge est elle-même excavée et forme une sorte de chambre pourvue de deux entrées latérales ; dans cette chambre, on remarque des crêtes charnues très curieuses. L’homme le plus ingénieux ne pourrait s’imaginer à quoi servent tous ces appareils s’il n’a été témoins de ce qui se passe. Le docteur Crüger a remarqué que beaucoup de bourdons visitent les fleurs gigantesques de cette orchidée non pour en sucer le nectar, mais pour ronger les saillies charnues que renferme la chambre placée au-dessus de l’auge ; en ce faisant, les bourdons se poussent fréquemment les uns les autres dans l’eau, se mouillent les ailes et, ne pouvant s’envoler, sont obligés de passer par le canal latéral qui sert à l’écoulement du trop-plein. Le docteur Crüger a vu une procession continuelle de bourdons sortant ainsi de leur bain involontaire. Le passage est étroit et recouvert par la colonne de telle sorte que l’insecte, en s’y frayant un chemin, se frotte d’abord le dos contre le stigmate visqueux et ensuite contre les glandes également visqueuses des masses de pollen. Celles-ci adhèrent au dos du premier bourdon qui a traversé le passage et il les emporte. Le docteur Crüger m’a envoyé dans de l’esprit-de-vin une fleur contenant un bourdon tué avant qu’il se soit complètement dégagé du passage et sur le dos duquel on voit une masse de pollen. Lorsque le bourdon ainsi chargé de pollen s’envole sur une autre fleur ou revient une seconde fois sur la même et que, poussé par ses camarades, il retombe dans l’auge, il ressort par le passage, la masse de pollen qu’il porte sur son dos se trouve nécessairement en contact avec le stigmate visqueux, y adhère et la fleur est ainsi fécondée. Nous comprenons alors l’utilité de toutes les parties de la fleur, des cornes sécrétant de l’eau, de l’auge demi-pleine qui empêche les bourdons de s’envoler, les force à se glisser dans le canal pour sortir et par cela même à se frotter contre le pollen visqueux et contre le stigmate également visqueux.

La fleur d’une autre orchidée très voisine, le Catasetum, a une construction également ingénieuse, qui répond au même but, bien qu’elle soit toute différente. Les bourdons visitent cette fleur comme celle du coryanthes pour en ronger le labellum ; ils touchent alors inévitablement une longue pièce effilée, sensible, que j’ai appelée l’antenne. Celle-ci, dès qu’on la touche, fait vibrer une certaine membrane qui se rompt immédiatement ; cette rupture fait mouvoir un ressort qui projette le pollen avec la rapidité d’une flèche dans la direction de l’insecte au dos duquel il adhère par son extrémité visqueuse. Le pollen de la fleur mâle (car, dans cette orchidée, les sexes sont séparés) est ainsi transporté à la fleur femelle, où il se trouve en contact avec le stigmate, assez visqueux pour briser certains fils élastiques ; le stigmate retient le pollen et est ainsi fécondé.

On peut se demander comment, dans les cas précédents et dans une foule d’autres, on arrive à expliquer tous ces degrés de complication et ces moyens si divers pour obtenir un même résultat. On peut répondre, sans aucun doute, que, comme nous l’avons déjà fait remarquer, lorsque deux formes qui diffèrent l’une de l’autre dans une certaine mesure se mettent à varier, leur variabilité n’est pas identique et, par conséquent, les résultats obtenus par la sélection naturelle, bien que tendant à un même but général, ne doivent pas non plus être identiques. Il faut se rappeler aussi que tous les organismes très développés ont subi de nombreuses modifications ; or, comme chaque conformation modifiée tend à se transmettre par hérédité, il est rare qu’une modification disparaisse complètement sans avoir subi de nouveaux changements. Il en résulte que la conformation des différentes parties d’une espèce, à quelque usage que ces parties servent d’ailleurs, représente la somme de nombreux changements héréditaires que l’espèce a successivement éprouvés, pour s’adapter à de nouvelles habitudes et à de nouvelles conditions d’existence.

Enfin, bien que, dans beaucoup de cas, il soit très difficile de faire même la moindre conjecture sur les transitions successives qui ont amené les organes à leur état actuel, je suis cependant étonné, en songeant combien est minime la proportion entre les formes vivantes et connues et celles qui sont éteintes et inconnues, qu’il soit si rare de rencontrer un organe dont on ne puisse indiquer quelques états de transition. Il est certainement vrai qu’on voit rarement apparaître chez un individu de nouveaux organes qui semblent avoir été créés dans un but spécial ; c’est même ce que démontre ce vieil axiome de l’histoire naturelle dont on a quelque peu exagéré la portée : Natura non facit saltum. La plupart des naturalistes expérimentés admettent la vérité de cet adage ; ou, pour employer les expressions de Milne-Edwards, la nature est prodigue de variétés, mais avare d’innovations. Pourquoi, dans l’hypothèse des créations, y aurait-il tant de variétés et si peu de nouveautés réelles ? Pourquoi toutes les parties, tous les organes de tant d’êtres indépendants, créés, suppose-t-on, séparément pour occuper une place séparée dans la nature, seraient-ils si ordinairement reliés les uns aux autres par une série de gradations ? Pourquoi la nature n’aurait-elle pas passé soudainement d’une conformation à une autre ? La théorie de la sélection naturelle nous fait comprendre clairement pourquoi il n’en est point ainsi ; la sélection naturelle, en effet, n’agit qu’en profitant de légères variations successives, elle ne peut donc jamais faire de sauts brusques et considérables, elle ne peut avancer que par degrés insignifiants, lents et sûrs.

ACTION DE LA SÉLECTION NATURELLE SUR LES ORGANES PEU IMPORTANTS EN APPARENCE.

La sélection naturelle n’agissant que par la vie et par la mort, par la persistance du plus apte et par l’élimination des individus moins perfectionnés, j’ai éprouvé quelquefois de grandes difficultés à m’expliquer l’origine ou la formation de parties peu importantes ; les difficultés sont aussi grandes, dans ce cas, que lorsqu’il s’agit des organes les plus parfaits et les plus complexes, mais elles sont d’une nature différente.

En premier lieu, notre ignorance est trop grande relativement à l’ensemble de l’économie organique d’un être quelconque, pour que nous puissions dire quelles sont les modifications importantes et quelles sont les modifications insignifiantes. Dans un chapitre précédent, j’ai indiqué quelques caractères insignifiants, tels que le duvet des fruits ou la couleur de la chair, la couleur de la peau et des poils des quadrupèdes, sur lesquels, en raison de leur rapport avec des différences constitutionnelles, ou en raison de ce qu’ils déterminent les attaques de certains insectes, la sélection naturelle a certainement pu exercer une action. La queue de la girafe ressemble à un chasse-mouches artificiel ; il paraît donc d’abord incroyable que cet organe ait pu être adapté à son usage actuel par une série de légères modifications qui l’auraient mieux approprié à un but aussi insignifiant que celui de chasser les mouches. Nous devons réfléchir, cependant, avant de rien affirmer de trop positif même dans ce cas, car nous savons que l’existence et la distribution du bétail et d’autres animaux dans l’Amérique méridionale dépendent absolument de leur aptitude à résister aux attaques des insectes ; de sorte que les individus qui ont les moyens de se défendre contre ces petits ennemis peuvent occuper de nouveaux pâturages et s’assurer ainsi de grands avantages. Ce n’est pas que, à de rares exceptions près, les gros mammifères puissent être réellement détruits par les mouches, mais ils sont tellement harassés et affaiblis par leurs attaques incessantes, qu’ils sont plus exposés aux maladies et moins en état de se procurer leur nourriture en temps de disette, ou d’échapper aux bêtes féroces.

Des organes aujourd’hui insignifiants ont probablement eu, dans quelques cas, une haute importance pour un ancêtre reculé. Après s’être lentement perfectionnés à quelque période antérieure, ces organes se sont transmis aux espèces existantes à peu près dans le même état, bien qu’ils leur servent fort peu aujourd’hui ; mais il va sans dire que la sélection naturelle aurait arrêté toute déviation désavantageuse de leur conformation. On pourrait peut-être expliquer la présence habituelle de la queue et les nombreux usages auxquels sert cet organe chez tant d’animaux terrestres dont les poumons ou vessies natatoires modifiés trahissent l’origine aquatique, par le rôle important que joue la queue, comme organe de locomotion, chez tous les animaux aquatiques. Une queue bien développée s’étant formée chez un animal aquatique, peut ensuite s’être modifiée pour divers usages, comme chasse-mouches, comme organe de préhension, comme moyen de se retourner, chez le chien par exemple, bien que, sous ce dernier rapport, l’importance de la queue doive être très minime, puisque le lièvre, qui n’a presque pas de queue, se retourne encore plus vivement que le chien.

En second lieu, nous pouvons facilement nous tromper en attribuant de l’importance à certains caractères et en croyant qu’ils sont dus à l’action de la sélection naturelle. Nous ne devons pas perdre de vue les effets que peuvent produire l’action définie des changements dans les conditions d’existence, — les prétendues variations spontanées qui semblent dépendre, à un faible degré, de la nature des conditions ambiantes, — la tendance au retour vers des caractères depuis longtemps perdus, — les lois complexes de la croissance, telles que la corrélation, la compensation, la pression qu’une partie peut exercer sur une autre, etc., — et, enfin, la sélection sexuelle, qui détermine souvent la formation de caractères utiles à un des sexes, et ensuite leur transmission plus ou moins complète à l’autre sexe pour lequel ils n’ont aucune utilité. Cependant, les conformations ainsi produites indirectement, bien que d’abord sans avantages pour l’espèce, peuvent, dans la suite, être devenues utiles à sa descendance modifiée qui se trouve dans des conditions vitales nouvelles ou qui a acquis d’autres habitudes.

S’il n’y avait que des pics verts et que nous ne sachions pas qu’il y a beaucoup d’espèces de pics de couleur noire et pie, nous aurions probablement pensé que la couleur verte du pic est une admirable adaptation, destinée à dissimuler à ses ennemis cet oiseau si éminemment forestier. Nous aurions, par conséquent, attaché beaucoup d’importance à ce caractère, et nous l’aurions attribué à la sélection naturelle ; or, cette couleur est probablement due à la sélection sexuelle. Un palmier grimpant de l’archipel malais s’élève le long des arbres les plus élevés à l’aide de crochets admirablement construits et disposés à l’extrémité de ses branches. Cet appareil rend sans doute les plus grands services à cette plante ; mais, comme nous pouvons remarquer des crochets presque semblables sur beaucoup d’arbres qui ne sont pas grimpeurs, et que ces crochets, s’il faut en juger par la distribution des espèces épineuses de l’Afrique et de l’Amérique méridionale, doivent servir de défense aux arbres contre les animaux, de même les crochets du palmier peuvent avoir été dans l’origine développés dans ce but défensif, pour se perfectionner ensuite et être utilisés par la plante quand elle a subi de nouvelles modifications et qu’elle est devenue un grimpeur. On considère ordinairement la peau nue qui recouvre la tête du vautour comme une adaptation directe qui lui permet de fouiller incessamment dans les chairs en putréfaction ; le fait est possible, mais cette dénudation pourrait être due aussi à l’action directe de la matière putride. Il faut, d’ailleurs, ne s’avancer sur ce terrain qu’avec une extrême prudence, car on sait que le dindon mâle a la tête dénudée, et que sa nourriture est toute différente. On a soutenu que les sutures du crâne, chez les jeunes mammifères, sont d’admirables adaptations qui viennent en aide à la parturition ; il n’est pas douteux qu’elles ne facilitent cet acte, si même elles ne sont pas indispensables. Mais, comme les sutures existent aussi sur le crâne des jeunes oiseaux et des jeunes reptiles qui n’ont qu’à sortir d’un œuf brisé, nous pouvons en conclure que cette conformation est une conséquence des lois de la croissance, et qu’elle a été ensuite utilisée dans la parturition des animaux supérieurs.

Notre ignorance est profonde relativement aux causes des variations légères ou des différences individuelles ; rien ne saurait mieux nous le faire comprendre que les différences qui existent entre les races de nos animaux domestiques dans différents pays, et, plus particulièrement, dans les pays peu civilisés où il n’y a eu que peu de sélection méthodique. Les animaux domestiques des sauvages, dans différents pays, ont souvent à pourvoir à leur propre subsistance, et sont, dans une certaine mesure, exposés à l’action de la sélection naturelle ; or, les individus ayant des constitutions légèrement différentes pourraient prospérer davantage sous des climats divers. Chez le bétail, la susceptibilité aux attaques des mouches est en rapport avec la couleur ; il en est de même pour l’action vénéneuse de certaines plantes, de telle sorte que la coloration elle-même se trouve ainsi soumise à l’action de la sélection naturelle. Quelques observateurs sont convaincus que l’humidité du climat affecte la croissance des poils et qu’il existe un rapport entre les poils et les cornes. Les races des montagnes diffèrent toujours des races des plaines ; une région montagneuse doit probablement exercer une certaine influence sur les membres postérieurs en ce qu’ils ont un travail plus rude à accomplir, et peut-être même aussi sur la forme du bassin ; conséquemment, en vertu de la loi des variations homologues, les membres antérieurs et la tête doivent probablement être affectés aussi. La forme du bassin pourrait aussi affecter, par la pression, la forme de quelques parties du jeune animal dans le sein de sa mère. L’influence des hautes régions sur la respiration tend, comme nous avons bonne raison de le croire, à augmenter la capacité de la poitrine et à déterminer, par corrélation, d’autres changements. Le défaut d’exercice joint à une abondante nourriture a probablement, sur l’organisme entier, des effets encore plus importants ; c’est là, sans doute, comme H. von Nathusius vient de le démontrer récemment dans son excellent traité, la cause principale des grandes modifications qu’ont subies les races porcines. Mais, nous sommes bien trop ignorants pour pouvoir discuter l’importance relative des causes connues ou inconnues de la variation ; j’ai donc fait les remarques qui précèdent uniquement pour démontrer que, s’il nous est impossible de nous rendre compte des différences caractéristiques de nos races domestiques, bien qu’on admette généralement que ces races descendent directement d’une même souche ou d’un très petit nombre de souches, nous ne devrions pas trop insister sur notre ignorance quant aux causes précises des légères différences analogues qui existent entre les vraies espèces.

JUSQU’À QUEL POINT EST VRAIE LA DOCTRINE UTILITAIRE ; COMMENT S’ACQUIERT LA BEAUTÉ.

Les remarques précédentes m’amènent à dire quelques mots sur la protestation qu’ont faite récemment quelques naturalistes contre la doctrine utilitaire, d’après laquelle chaque détail de conformation a été produit pour le bien de son possesseur. Ils soutiennent que beaucoup de conformations ont été créées par pur amour de la beauté, pour charmer les yeux de l’homme ou ceux du Créateur (ce dernier point, toutefois, est en dehors de toute discussion scientifique) ou par pur amour de la variété, point que nous avons déjà discuté. Si ces doctrines étaient fondées, elles seraient absolument fatales à ma théorie. J’admets complètement que beaucoup de conformations n’ont plus aujourd’hui d’utilité absolue pour leur possesseur, et que, peut-être, elles n’ont jamais été utiles à leurs ancêtres ; mais cela ne prouve pas que ces conformations aient eu uniquement pour cause la beauté ou la variété. Sans aucun doute, l’action définie du changement des conditions et les diverses causes de modifications que nous avons indiquées ont toutes produit un effet probablement très grand, indépendamment des avantages ainsi acquis. Mais, et c’est là une considération encore plus importante, la plus grande partie de l’organisme de chaque créature vivante lui est transmise par hérédité ; en conséquence, bien que certainement chaque individu soit parfaitement approprié à la place qu’il occupe dans la nature, beaucoup de conformations n’ont plus aujourd’hui de rapport bien direct et bien intime avec ses nouvelles conditions d’existence. Ainsi, il est difficile de croire que les pieds palmés de l’oie habitant les régions élevées, ou que ceux de la frégate, aient une utilité bien spéciale pour ces oiseaux ; nous ne pouvons croire que les os similaires qui se trouvent dans le bras du singe, dans la jambe antérieure du cheval, dans l’aile de la chauve-souris et dans la palette du phoque aient une utilité spéciale pour ces animaux. Nous pouvons donc, en toute sûreté, attribuer ces conformations à l’hérédité. Mais, sans aucun doute, des pieds palmés ont été aussi utiles à l’ancêtre de l’oie terrestre et de la frégate qu’ils le sont aujourd’hui à la plupart des oiseaux aquatiques. Nous pouvons croire aussi que l’ancêtre du phoque n’avait pas une palette, mais un pied à cinq doigts, propre à saisir ou à marcher ; nous pouvons peut-être croire, en outre, que les divers os qui entrent dans la constitution des membres du singe, du cheval et de la chauve-souris se sont primitivement développés en vertu du principe d’utilité, et qu’ils proviennent probablement de la réduction d’os plus nombreux qui se trouvaient dans la nageoire de quelque ancêtre reculé ressemblant à un poisson, ancêtre de toute la classe. Il est à peine possible de déterminer quelle part il faut faire aux différentes causes de changement, telles que l’action définie des conditions ambiantes, les prétendues variations spontanées et les lois complexes de la croissance ; mais, après avoir fait ces importantes réserves, nous pouvons conclure que tout détail de conformation chez chaque être vivant est encore aujourd’hui, ou a été autrefois, directement ou indirectement utile à son possesseur.

Quant à l’opinion que les êtres organisés ont reçu la beauté pour le plaisir de l’homme — opinion subversive de toute ma théorie — je ferai tout d’abord remarquer que le sens du beau dépend évidemment de la nature de l’esprit, indépendamment de toute qualité réelle chez l’objet admiré, et que l’idée du beau n’est pas innée ou inaltérable. La preuve de cette assertion, c’est que les hommes de différentes races admirent, chez les femmes, un type de beauté absolument différent. Si les beaux objets n’avaient été créés que pour le plaisir de l’homme, il faudrait démontrer qu’il y avait moins de beauté sur la terre avant que l’homme ait paru sur la scène. Les admirables volutes et les cônes de l’époque éocène, les ammonites si élégamment sculptées de la période secondaire, ont-ils donc été créés pour que l’homme puisse, des milliers de siècles plus tard, les admirer dans ses musées ? Il y a peu d’objets plus admirables que les délicates enveloppes siliceuses des diatomées : ont-elles donc été créées pour que l’homme puisse les examiner et les admirer en se servant des plus forts grossissements du microscope ? Dans ce dernier cas, comme dans beaucoup d’autres, la beauté dépend tout entière de la symétrie de croissance. On met les fleurs au nombre des plus belles productions de la nature ; mais elles sont devenues brillantes, et, par conséquent, belles, pour faire contraste avec les feuilles vertes, de façon à ce que les insectes puissent les apercevoir facilement. J’en suis arrivé à cette conclusion, parce que j’ai trouvé, comme règle invariable, que les fleurs fécondées par le vent, n’ont jamais une corolle revêtue de brillantes couleurs. Diverses plantes produisent ordinairement deux sortes de fleurs : les unes ouvertes et aux couleurs brillantes de façon à attirer les insectes, les autres fermées, incolores, privées de nectar, et que ne visitent jamais les insectes. Nous en pouvons conclure que si les insectes ne s’étaient jamais développés à la surface de la terre, nos plantes ne se seraient pas couvertes de fleurs admirables et qu’elles n’auraient produit que les tristes fleurs que nous voyons sur les pins, sur les chênes, sur les noisetiers, sur les frênes, sur les graminées, les épinards, les orties, qui toutes sont fécondées par l’action du vent. Le même raisonnement peut s’appliquer aux fruits ; tout le monde admet qu’une fraise ou qu’une cerise bien mûre est aussi agréable à l’œil qu’au palais ; que les fruits vivement colorés du fusain et les baies écarlates du houx sont d’admirables objets. Mais cette beauté n’a d’autre but que d’attirer les oiseaux et les insectes pour qu’en dévorant ces fruits ils en disséminent les graines ; j’ai, en effet, observé, et il n’y a pas d’exception à cette règle, que les graines sont toujours disséminées ainsi quand elles sont enveloppées d’un fruit quelconque (c’est-à-dire qu’elles se trouvent enfouies dans une masse charnue), à condition que ce fruit ait une teinte brillante ou qu’il soit très apparent parce qu’il est blanc ou noir.

D’autre part, j’admets volontiers qu’un grand nombre d’animaux mâles, tels que tous nos oiseaux les plus magnifiques, quelques reptiles, quelques mammifères, et une foule de papillons admirablement colorés, ont acquis la beauté pour la beauté elle-même ; mais ce résultat a été obtenu par la sélection sexuelle, c’est-à-dire parce que les femelles ont continuellement choisi les plus beaux mâles ; cet embellissement n’a donc pas eu pour but le plaisir de l’homme. On pourrait faire les mêmes remarques relativement au chant des oiseaux. Nous pouvons conclure de tout ce qui précède qu’une grande partie du règne animal possède à peu près le même goût pour les belles couleurs et pour la musique. Quand la femelle est aussi brillamment colorée que le mâle, ce qui n’est pas rare chez les oiseaux et chez les papillons, cela parait résulter de ce que les couleurs acquises par la sélection sexuelle ont été transmises aux deux sexes au lieu de l’être aux mâles seuls. Comment le sentiment de la beauté, dans sa forme la plus simple, c’est-à-dire la sensation de plaisir particulier qu’inspirent certaines couleurs, certaines formes et certains sons, s’est-il primitivement développé chez l’homme et chez les animaux inférieurs ? C’est là un point fort obscur. On se heurte d’ailleurs aux mêmes difficultés si l’on veut expliquer comment il se fait que certaines saveurs et certains parfums procurent une jouissance, tandis que d’autres inspirent une aversion générale. Dans tous ces cas, l’habitude paraît avoir joué un certain rôle ; mais ces sensations doivent avoir quelques causes fondamentales dans la constitution du système nerveux de chaque espèce.

La sélection naturelle ne peut, en aucune façon, produire des modifications chez une espèce dans le but exclusif d’assurer un avantage à une autre espèce, bien que, dans la nature, une espèce cherche incessamment à tirer avantage ou à profiter de la conformation des autres. Mais la sélection naturelle peut souvent produire — et nous avons de nombreuses preuves qu’elle le fait — des conformations directement préjudiciables à d’autres animaux, telles que les crochets de la vipère et l’ovipositeur de l’ichneumon, qui lui permet de déposer ses œufs dans le corps d’autres insectes vivants. Si l’on parvenait à prouver qu’une partie quelconque de la conformation d’une espèce donnée a été formée dans le but exclusif de procurer certains avantages à une autre espèce, ce serait la ruine de ma théorie ; ces parties, en effet, n’auraient pas pu être produites par la sélection naturelle. Or, bien que dans les ouvrages sur l’histoire naturelle on cite de nombreux exemples à cet effet, je n’ai pu en trouver un seul qui me semble avoir quelque valeur. On admet que le serpent à sonnettes est armé de crochets venimeux pour sa propre défense et pour détruire sa proie ; mais quelques écrivains supposent en même temps que ce serpent est pourvu d’un appareil sonore qui, en avertissant sa proie, lui cause un préjudice. Je croirais tout aussi volontiers que le chat recourbe l’extrémité de sa queue, quand il se prépare à s’élancer, dans le seul but d’avertir la souris qu’il convoite. L’explication de beaucoup la plus probable est que le serpent à sonnettes agite son appareil sonore, que le cobra gonfle son jabot, que la vipère s’enfle, au moment où elle émet son sifflement si dur et si violent, dans le but d’effrayer les oiseaux et les bêtes qui attaquent même les espèces les plus venimeuses. Les serpents, en un mot, agissent en vertu de la même cause qui fait que la poule hérisse ses plumes et étend ses ailes quand un chien s’approche de ses poussins. Mais la place me manque pour entrer dans plus de détails sur les nombreux moyens qu’emploient les animaux pour essayer d’intimider leurs ennemis.

La sélection naturelle ne peut déterminer chez un individu une conformation qui lui serait plus nuisible qu’utile, car elle ne peut agir que par et pour son bien. Comme Paley l’a fait remarquer, aucun organe ne se forme dans le but de causer une douleur ou de porter un préjudice à son possesseur. Si l’on établit équitablement la balance du bien et du mal causés par chaque partie, on s’apercevra qu’en somme chacune d’elles est avantageuse. Si, dans le cours des temps, dans des conditions d’existence nouvelles, une partie quelconque devient nuisible, elle se modifie ; s’il n’en est pas ainsi, l’être s’éteint, comme tant de millions d’autres êtres se sont éteints avant lui.

La sélection naturelle tend seulement à rendre chaque être organisé aussi parfait, ou un peu plus parfait, que les autres habitants du même pays avec lesquels il se trouve en concurrence. C’est là, sans contredit, le comble de la perfection qui peut se produire à l’état de nature. Les productions indigènes de la Nouvelle-Zélande, par exemple, sont parfaites si on les compare les unes aux autres, mais elles cèdent aujourd’hui le terrain et disparaissent rapidement devant les légions envahissantes de plantes et d’animaux importés d’Europe. La sélection naturelle ne produit pas la perfection absolue ; autant que nous en pouvons juger, d’ailleurs, ce n’est pas à l’état de nature que nous rencontrons jamais ces hauts degrés. Selon Müller, la correction pour l’aberration de la lumière n’est pas parfaite, même dans le plus parfait de tous les organes, l’œil humain. Helmholtz, dont personne ne peut contester le jugement, après avoir décrit dans les termes les plus enthousiastes la merveilleuse puissance de l’œil humain, ajoute ces paroles remarquables : « Ce que nous avons découvert d’inexact et d’imparfait dans la machine optique et dans la production de l’image sur la rétine n’est rien comparativement aux bizarreries que nous avons rencontrées dans le domaine de la sensation. Il semblerait que la nature ait pris plaisir à accumuler les contradictions pour enlever tout fondement à la théorie d’une harmonie préexistante entre les mondes intérieurs et extérieurs. » Si notre raison nous pousse à admirer avec enthousiasme une foule de dispositions inimitables de la nature, cette même raison nous dit, bien que nous puissions facilement nous tromper dans les deux cas, que certaines autres dispositions sont moins parfaites. Pouvons-nous, par exemple, considérer comme parfait l’aiguillon de l’abeille, qu’elle ne peut, sous peine de perdre ses viscères, retirer de la blessure qu’elle a faite à certains ennemis, parce que cet aiguillon est barbelé, disposition qui cause inévitablement la mort de l’insecte ?

Si nous considérons l’aiguillon de l’abeille comme ayant existé chez quelque ancêtre reculé à l’état d’instrument perforant et dentelé, comme on en rencontre chez tant de membres du même ordre d’insectes ; que, depuis, cet instrument se soit modifié sans se perfectionner pour remplir son but actuel, et que le venin, qu’il sécrète, primitivement adapté à quelque autre usage, tel que la production de galles, ait aussi augmenté de puissance, nous pouvons peut-être comprendre comment il se fait que l’emploi de l’aiguillon cause si souvent la mort de l’insecte. En effet, si l’aptitude à piquer est utile à la communauté, elle réunit tous les éléments nécessaires pour donner prise à la sélection naturelle, bien qu’elle puisse causer la mort de quelques-uns de ses membres. Nous admirons l’étonnante puissance d’odorat qui permet aux mâles d’un grand nombre d’insectes de trouver leur femelle, mais pouvons-nous admirer chez les abeilles la production de tant de milliers de mâles qui, à l’exception d’un seul, sont complètement inutiles à la communauté et qui finissent par être massacrés par leurs sœurs industrieuses et stériles ? Quelque répugnance que nous ayons à le faire, nous devrions admirer la sauvage haine instinctive qui pousse la reine abeille à détruire, dès leur naissance, les jeunes reines, ses filles, ou à périr elle-même dans le combat ; il n’est pas douteux, en effet, qu’elle n’agisse pour le bien de la communauté et que, devant l’inexorable principe de la sélection naturelle, peu importe l’amour ou la haine maternelle, bien que ce dernier sentiment soit heureusement excessivement rare. Nous admirons les combinaisons si diverses, si ingénieuses, qui assurent la fécondation des orchidées et de beaucoup d’autres plantes par l’entremise des insectes ; mais pouvons-nous considérer comme également parfaite la production, chez nos pins, d’épaisses nuées de pollen, de façon à ce que quelques grains seulement puissent tomber par hasard sur les ovules ?

RÉSUMÉ : LA THÉORIE DE LA SÉLECTION NATURELLE COMPREND LA LOI DE L’UNITÉ DE TYPE ET DES CONDITIONS D’EXISTENCE.

Nous avons consacré ce chapitre à la discussion de quelques-unes des difficultés que présente notre théorie et des objections qu’on peut soulever contre elle. Beaucoup d’entre elles sont sérieuses, mais je crois qu’en les discutant nous avons projeté quelque lumière sur certains faits que la théorie des créations indépendantes laisse dans l’obscurité la plus profonde. Nous avons vu que, pendant une période donnée, les espèces ne sont pas infiniment variables, et qu’elles ne sont pas reliées les unes aux autres par une foule de gradations intermédiaires ; en partie, parce que la marche de la sélection naturelle est toujours lente et que, pendant un temps donné, elle n’agit que sur quelques formes ; en partie, parce que la sélection naturelle implique nécessairement l’élimination constante et l’extinction des formes intermédiaires antérieures. Les espèces très voisines, habitant aujourd’hui une surface continue, ont dû souvent se former alors que cette surface n’était pas continue et que les conditions extérieures de l’existence ne se confondaient pas insensiblement dans toutes ses parties. Quand deux variétés surgissent dans deux districts d’une surface continue, il se forme souvent une variété intermédiaire adaptée à une zone intermédiaire ; mais, en vertu de causes que nous avons indiquées, la variété intermédiaire est ordinairement moins nombreuse que les deux formes qu’elle relie ; en conséquence, ces deux dernières, dans le cours de nouvelles modifications favorisées par le nombre considérable d’individus qu’elles contiennent, ont de grands avantages sur la variété intermédiaire moins nombreuse et réussissent ordinairement à l’éliminer et à l’exterminer.

Nous avons vu, dans ce chapitre, qu’il faut apporter la plus grande prudence avant de conclure à l’impossibilité d’un changement graduel des habitudes d’existence les plus différentes ; avant de conclure, par exemple, que la sélection naturelle n’a pas pu transformer en chauve-souris un animal qui, primitivement, n’était apte qu’à planer en glissant dans l’air.

Nous avons vu qu’une espèce peut changer ses habitudes si elle est placée dans de nouvelles conditions d’existence, ou qu’elle peut avoir des habitudes diverses, quelquefois très différentes de celles de ses plus proches congénères. Si nous avons soin de nous rappeler que chaque être organisé s’efforce de vivre partout où il peut, nous pouvons comprendre, en vertu du principe que nous venons d’exprimer, comment il se fait qu’il y ait des oies terrestres à pieds palmés, des pics ne vivant pas sur les arbres, des merles qui plongent dans l’eau et des pétrels ayant les habitudes des pingouins.

La pensée que la sélection naturelle a pu former un organe aussi parfait que l’œil, paraît de nature à faire reculer le plus hardi ; il n’y a, cependant, aucune impossibilité logique à ce que la sélection naturelle, étant données des conditions de vie différentes, ait amené à un degré de perfection considérable un organe, quel qu’il soit, qui a passé par une longue série de complications toutes avantageuses à leur possesseur. Dans les cas où nous ne connaissons pas d’états intermédiaires ou de transition, il ne faut pas conclure trop promptement qu’ils n’ont jamais existé, car les métamorphoses de beaucoup d’organes prouvent quels changements étonnants de fonction sont tout au moins possibles. Par exemple, il est probable qu’une vessie natatoire s’est transformée en poumons. Un même organe, qui a simultanément rempli des fonctions très diverses, puis qui s’est spécialisé en tout ou en partie pour une seule fonction, ou deux organes distincts ayant en même temps rempli une même fonction, l’un s’étant amélioré tandis que l’autre lui venait en aide, sont des circonstances qui ont dû souvent faciliter la transition.

Nous avons vu que des organes qui servent au même but et qui paraissent identiques, ont pu se former séparément, et de façon indépendante, chez deux formes très éloignées l’une de l’autre dans l’échelle organique. Toutefois, si l’on examine ces organes avec soin, on peut presque toujours découvrir chez eux des différences essentielles de conformation, ce qui est la conséquence du principe de la sélection naturelle. D’autre part, la règle générale dans la nature est d’arriver aux mêmes fins par une diversité infinie de conformations et ceci découle naturellement aussi du même grand principe.

Dans bien des cas, nous sommes trop ignorants pour pouvoir affirmer qu’une partie ou qu’un organe a assez peu d’importance pour la prospérité d’une espèce, pour que la sélection naturelle n’ait pas pu, par de lentes accumulations, apporter des modifications dans sa structure. Dans beaucoup d’autres cas, les modifications sont probablement le résultat direct des lois de la variation ou de la croissance, indépendamment de tous avantages acquis.

Mais nous pouvons affirmer que ces conformations elles-mêmes ont été plus tard mises à profit et modifiées de nouveau pour le bien de l’espèce, placée dans de nouvelles conditions d’existence. Nous pouvons croire aussi qu’une partie ayant eu autrefois une haute importance s’est souvent conservée ; la queue, par exemple, d’un animal aquatique existe encore chez ses descendants terrestres, bien que cette partie ait actuellement une importance si minime, que, dans son état actuel, elle ne pourrait pas être produite par la sélection naturelle.

La sélection naturelle ne peut rien produire chez une espèce, dans un but exclusivement avantageux ou nuisible à une autre espèce, bien qu’elle puisse amener la production de parties, d’organes ou d’excrétions très utiles et même indispensables, ou très nuisibles à d’autres espèces ; mais, dans tous les cas, ces productions sont en même temps avantageuses pour l’individu qui les possède.

Dans un pays bien peuplé, la sélection naturelle agissant principalement par la concurrence des habitants ne peut déterminer leur degré de perfection que relativement aux types du pays. Aussi, les habitants d’une région plus petite disparaissent généralement devant ceux d’une région plus grande. Dans cette dernière, en effet, il y a plus d’individus ayant des formes diverses, la concurrence est plus active et, par conséquent, le type de perfection est plus élevé. La sélection naturelle ne produit pas nécessairement la perfection absolue, état que, autant que nous en pouvons juger, on ne peut s’attendre à trouver nulle part.

La théorie de la sélection naturelle nous permet de comprendre clairement la valeur complète du vieil axiome : Natura non facit saltum. Cet axiome, en tant qu’appliqué seulement aux habitants actuels du globe, n’est pas rigoureusement exact, mais il devient strictement vrai lorsque l’on considère l’ensemble de tous les êtres organisés connus ou inconnus de tous les temps.

On admet généralement que la formation de tous les êtres organisés repose sur deux grandes lois : l’unité de type et les conditions d’existence. On entend par unité de type cette concordance fondamentale qui caractérise la conformation de tous les êtres organisés d’une même classe et qui est tout à fait indépendante de leurs habitudes et de leur mode de vie. Dans ma théorie, l’unité de type s’explique par l’unité de descendance. Les conditions d’existence, point sur lequel l’illustre Cuvier a si souvent insisté, font partie du principe de la sélection naturelle. Celle-ci, en effet, agit, soit en adaptant actuellement les parties variables de chaque être à ses conditions vitales organiques ou inorganiques, soit en les ayant adaptées à ces conditions pendant les longues périodes écoulées. Ces adaptations ont été, dans certains cas, provoquées par l’augmentation de l’usage ou du non-usage des parties, ou affectées par l’action directe des milieux, et, dans tous les cas, ont été subordonnées aux diverses lois de la croissance et de la variation. Par conséquent, la loi des conditions d’existence est de fait la loi supérieure, puisqu’elle comprend, par l’hérédité des variations et des adaptations antérieures, celle de l’unité de type.