L’Umbre du Mignon de fortune

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L’Umbre du Mignon de fortune, avec l’Enfer des ambitieux mondains, sur les dernières conspirations, ou est traicté de la cheute de l’Hôte.
Isaac de Laffemas

1604

L’Umbre du Mignon de fortune, avec l’Enfer des ambitieux mondains, sur les dernières conspirations, où est traicté de la cheute de l’Hôte1.
Dédié au Roy par J. D. Laffemas, sieur de Humont2.
À Paris, chez Pierre Pautonnier, imprimeur du Roy. 1604.
Avec permission.

Au sieur de Laffemas sur son traicté.

Esprits quy recherchez le moyen de bien vivre,
Et de vous gouverner à la cour sagement,
Venez veoir Laffemas, quy donne par son livre
Aux cupides d’honneur un bon enseignement.

Ph. D. B.

À très chrétien et glorieux Roy de France et de Navarre Henry IV.

Ce n’est pas sans un extreme regret, Sire, que je voue à Vostre Majesté le premier nay de ma plume3 en si triste et lamentable subject ; mais, poussé et enthousiazé de quelque fureur poetique, j’ay pensé (après avoir balancé au poids de mon petit jugement les dissuations plus grandes quy me detournoient de cette entreprinse contre les services que je doibs à Vostre Majesté) que je ne devois laisser passer soubz silence les pernicieux desseings des mondains quy jusqu’icy par leurs flots n’ont peu esbranler le roc de vostre vertueux et magnanime courage. Autrement j’eusse donné à croire à plusieurs que la paresse ou nonchalance m’avoient atteint, auxquels toutesfois je ne desire donner place au prejudice de l’affection que je porte à vostre Estat. Permettez donc, Sire, qu’en continuation des services que mon père vous a faicts4 et desire faire encore5, je face, comme issu de luy, esclorre soubz l’aisle de vostre aveu ce primice de mes escripts quy, autant profitables que lamentables, escleirez de vostre regard, penetreront les nues et desseings brouillez des plus infidèles mondains, et enfin vivront en la bouche de l’éternité, pour chanter avec moy vostre gloire, et m’occasionner à prier le Ciel me faire naistre de jour en jour de nouvelles occasions pour tesmoigner à Vostre Majesté que je n’attends plus grand heur au monde que d’estre qualifié jusqu’au tombeau,

Sire,

Vostre humble, très obeissant et très
fidelle serviteur,

Isaac de Laffemas.

Ode en faveur de l’Autheur.

Strophe.

J’entends le père des artz
Appeler de toutes partz
La troupe heliconnienne
Pour entendre ce sonneur ;
Bref la cohorte neufvaine
Luy vient dejà faire honneur.

Il est temps que l’on s’appreste
De luy couronner la teste
D’un branchage precieux :
Sus ! sus ! que l’on applaudisse,
Jeunes esprits studieux,
En ce divin exercice.

Antistrophe.

Le sommet aonien,
Et le laurier phebeen,
Luy sont acquis pour sa gloire ;
Puisqu’il enseigne aux humains
Le moyen d’avoir victoire
Contre les efforts mondains.

Sus ! donc, enfants de Minerve,
Dont les Muses font reserve,
Venez tous apprendre icy
Quel sentier il vous faut suyvre
Pour charmer vostre soucy,
Et après la mort revyvre.

Epode.

Muses, mon très cher soulas,
Ne vous mettez plus en peyne,
Car cest enfant de Palas
A la source d’Hyppocrène.
De ce nectar douceureux
Il abreuvera tous ceux
Qui, aimant la poésie,
Grimpent sur vostre manoir,
Pour gouster vostre ambrozie
Et s’enyvrer de sçavoir.

M. Guerry.

L’Autheur à ses vers.

Marchez hardis, mes vers, vous avez un bon guide,
Ne craignez le mespris d’un nombre d’ignorants,
Si vous n’estes pour eux assez doux et fluide,
Pour d’autres vous serez plus mignards et coulants.

Au Lecteur.

Strophe.

Cherchez le Latonien
Au throne heliconien,
Et les filles de mesmoire ;
Au pecazide ruisseau,
Lecteur, n’accourez pour boire
En ce traicté de leur eau.

Vous de quy l’esprit s’amuse
Aux doctrines d’une Muse,
Ne la cherchez pas icy ;
Mais si vous cerchez des larmes,
De la peine et du soucy,
Lisez mes funèbres carmes6.

Antistrophe.

Fortune jamais aux siens
Ne donna plus de moyens
Pour se jouer de leur vie ;
Jamais on n’a veu le sort
Avoir eu si grant envie
De chercher aux siens la mort.

Vomissez vostre rancune,
Vous tous mignons de fortune7,
Car le bonheur d’un Dauphin
A permis que vostre rage
Se soit ouverte à la fin,
Pour vous causer du dommage.

Epode.

Benissons l’honneur des roys,
Henry, ce vertueux prince,
Quy, en despit des abboys,
A conservé sa province.
Perturbateurs du repos,
Croyez que tost vostre engeance
Pour le butin d’Atropos
Finira dans nostre France.

L’Umbre du Mignon et l’Enfer des ambitieux mondains.

Stances.

Je ne recherche point le sable de Pactolle,
Ny l’arène de Gange ou bien l’or de Cresus,
Ny moins les grands tresors de l’un ou l’autre polle.
Mais je cherche plutost le mirouer des vertus.

Ô precieux mirouer qu’entre tous biens j’estime,
Que l’on voit de thresors et de riches moyens
Au travers de la glace où la vertu domine,
Plus precieux cent fois que ceulx des Indiens.

Celuy quy maria les lettres à l’espée,
Ce puissant empereur, la terreur des meschants,
Mesprisa les joyaux de parure jaspée
Et chercha la vertu jusqu’à fin de ses ans.

Je ne dy point heureux les enfants de fortune
Qui souvent en grandeur se voient eslevez,
Car, voisinant le ciel, ils imitent la lune,
Nuageant leurs esprits de mille vanitez.

Avons-nous rien plus cher au monde avec la vie
Qu’un honneur bien acquis au champs de la vertu,
Affin que la memoire en demeure infinie
À ceux quy nous suivront par ce sentier battu.

Doncques en quelque lieu où le sort nous attire,
Ne nous mecognoissons après des biens acquis ;
Et plus nous sommes grands, petits il nous faut dire,
Car c’est l’honneur des grands de se dire petits.

Toujours l’humilité rend de la gloire aux hommes,
Plus que s’ils recherchoient la gloire ambitieux :
Car on n’estime point, en ce siècle où nous sommes,
Ceux quy pour leurs estaz se rendent glorieux.

J’ay autrefois apprins ce regime de vivre
D’un des galants esprits quy soit de nostre temps,
Et lors je le priay me permestre de suivre
Sous l’aisle de son nom les beaux enseignements.

Il ne m’eust pas si tost donné cette licence,
Que j’allay rechercher les Muses pour appuy,
Quy, m’ayant donné part à leur juste science,
Me firent pratiquer ces preceptes de luy.

Depuis j’ay recherché les sylvestres boccages
Et les lieux plus affreux des deserts ecartez,
Où j’ay plus exercé mes coustumiers ouvrages
Que les renseignements que j’avois emportez.

Ces lieux que la frayeur et l’horreur accompagne
M’ont avec eux tenu prisonnier pour un temps,
Ma Muse m’assistoit, et, fidelle compagne,
De mes afflictions appaisoit les tourments.

Je m’estois là banny, d’un exil volontaire,
Pour ne voir plus commestre en France tant de maux,
Et lorsque je pensois n’avoir plus de misère,
Ce fut alors que fus plus remply de travaux.

Car estant esloigné de nos plaines gauloises,
Une peur me saisit de ne les voir jamais,
Si bien que j’aymay mieux vivre parmy leurs noises
Que de porter ailleurs de leurs troubles le faix.

Car en estant absent j’enduray plus de peyne,
Que present au milieu de ses plus grands effrois,
Voire qu’il me sembloit mon absence estre vayne,
Et que je supportais le faix de leurs abbois.

Je quittay donc pour lors la sylvestre demeure
Où les nymphes faisoient ordinaire sejour,
Pour venir dans Paris chercher à la mal’heure
Le sujet de donner à mes carmes le cours.

Je voulus delaisser les manoirs de plaisance,
Pour venir à Paris recevoir des douleurs ;
Mais je n’y fus plus tost que je maudis la France,
Et deploray cent fois ses sinistres malheurs.

Il semble que le Ciel la destine à produire
Un tas de malheureux pour le jouet du sort ;
Quy, ne cherchant sinon ce quy leur pourra nuire,
Reçoivent pour guerdon8 une exemplaire mort.

Je n’allegueray point pour preuve de mon dire
Ce foudre des combats, cest ennemy de peur,
Quy, cherchant son meilleur, ne trouva que son pire,
Et mourut pour chercher aux enfers plus d’honneur9.

Après que Thomiris eust de Cyrus la teste,
Elle l’a feit plonger dans un vaisseau de sang ;
Et ce fier boutefeu10, au milieu des tempestes,
Cherche pour s’assouvir avec Cyrus son rang.

Mais quoy ? si le Ciel veut tant malhourer la France,
Ce n’est pas pour tollir aux hommes la raison :
Nous avons tous acquis avecque la naissance
Un sens pour refrener l’humaine passion.

La France n’en peut mez, c’est l’humaine nature
Quy fragile en ses faicts, ne se mesure pas,
Et si quelqu’un feut mal, c’est raison qu’il endure
Pour son crime commis un horrible trespas.

Il y a des mortels quy font les autres sages,
Car chacun ne peut pas suivre un mesme sentier :
Les uns naissent posez et les autres volages,
Mais le premier mechant rend sage le dernier.

La France se voyant trop plongée aux delices
Pour avoir son support sur un Mars belliqueux,
Delaissoit la vertu pour se donner aux vices,
Mais ce Mars la corrige au bien de nos nepveux.

Comme on voit le soleil s’obscurcir par la nüe,
Pour devenir après éclatant à nos yeux ;
Ainsy la France estant de tous ses vices nüe,
Se rendra plus celèbre et louable en tous lieux.

Ô ! que si ces mondains avides de richesses
Eussent consideré, armez de la raison,
Que le Ciel, quy voit tout, descouvroit leurs finesses,
Ils n’eussent pas brassé si grande trahison.

Mondains quy s’enyvrez des richesses du monde,
Allez, suivant les pas de vos predecesseurs ;
Apprenez que celuy quy aux grandeurs se fonde,
Se va précipitant au gouffre des malheurs.

Si j’osois exprimer combien j’ay de constance
Pour resister au choc du monde et des thresors,
Je me pourrois vanter d’estre Phenix de France,
Nay contre les assaults de tous mondains efforts.

Ce quy plus m’estonna après mon arrivée,
Fut ce nouveau Narcys de luy-mesme amoureux.
Quy, se précipitant dedant l’onde agitée11,
N’embrassa que la mort qu’il cherchoit malheureux.

Sa fin fut bien semblable à celle de Narcisse ;
Toutefois leurs humeurs ne sympathysoient12 pas :
L’un estoit vertueux, l’autre rempley de vice ;
Bref, l’un estoit Adon, l’autre Pausanias.

L’un, amoureux de soy, se miroit dedans l’onde,
Et, se jettant après ce qu’il aymoit le mieux,
Il perdit le plaisir qu’il esperoit au monde
Et le contentement qu’il cherchoit en ces lieux.

L’autre, voulant chercher de Pactolle le sable,
Se jetta dans les flots contre luy courroucez ;
Quy, luy donnant la mort à Narcisse semblable,
Rejettèrent son corps, de le garder lassez13.

Ô piteux accident ! quelle mort, je vous prie,
Plus cruelle cent fois, avoit-il merité ?
Las ! que ne fut-il prins encore plein de vie,
Afin d’estre puny de sa desloyauté.

Nul genre de tourment, supplice ny torture,
N’est encore assez grand pour punir les mondains
Quy cherchent comme luy la vicieuse ordure,
Et trament malheureux de semblables desseings.

Ô ciel, que ce mignon se devoit bien conduire,
Après la digne charge où on l’avoit admis14 ;
Mais, second Phaeton, à son bien voulut nuire,
Et tomba dans le sein de l’humide Thetis.

Helas ! s’il eust appris au mirouer de bien vivre,
Un bon enseignement pour se bien gouverner,
Chacun l’eut imité, chacun l’eut voulu suivre,
Et chacun un beau los15 luy eust voulu donner.

Un peu de temps après sa cheute memorable,
Je voulus, pour bannir ce souvenir de moy,
Chercher un pourmenoir plaisant et agreable,
Et entre autre j’allay dans les jardins du roy.

C’estoit au mois d’avril16, lors que Flore nous envoye
Ce qu’elle a de plus beau dans son sein precieux,
Lorsqu’on entend Progné quy pour Ithis larmoye,
Et qu’on voit les pasteurs sauter à qui mieux mieux.

Je ne fus pas si tost au Parc des Thuilleries17
Qu’un nocturne hibou et deux corbeaux hideux,
Assistez de serpens et d’affreuses harpies,
Criant, sifflant, hurlant, furent devant mes yeux.

Je laisse croire à ceux quy ont veu telle chose,
Si ceste vision me donna la frayeur ;
Mais ce ne fust pas tout, et ne scay comme j’ose
Raconter seullement la moitié de ma peur.

Comme ces noirs couriers du palais de ténèbre
Eurent autour de moy voltigé plusieurs fois,
Le ciel fust obscurcy, et la trouppe funèbre
Des esprits ensouffrez heurloit à haulte voix.

Si jamais j’avois cru un eternel suplice
Destiné aux enfers pour punir les mechants,
C’estoit lors qu’englouty dans ce noir precipice,
J’entendis tant de cris et de gemissements.

Ce ne fut pas la fin, car, après tant de plaintes,
Un umbre m’apparut qui me cria ces motz :
Mortel, n’aie point peur, mais ecoute mes plaintes,
Et retourne jouyr du gracieux repoz.

Je suis cil que Fortune à la roüe inconstante
Esleva pour un temps en grande dignité,
Quy, se jouant de moy, me donnoit une attente
Quy nourrissoit mon cœur en la mundanité.

Sçache que j’ay vescu au monde peu d’années,
Et qu’après y avoir acquis un peu de biens,
J’ay mechant entreprins de secrettes menées
Quy m’ont faict tresbucher aux creux Tenariens.

Ce fut l’ambition qui causa ma ruine,
Et les tourmens cruels que j’endure icy bas ;
Je m’apparois à toy, que la raison domine,
Affin de te servir de mon triste trepas.

Las, combien dy je alors à cette ame maudicte
Tu ressens de tourmens pour t’estre mal conduict ;
Mais quy faict qu’en ce lieu torturé tu habites,
Et que ton dur tourment tu m’as icy desduict ?

Ces lieux, me respond-il, comme proches du Louvre
Où j’ay faict autrefois tant de tort à mon roy,
M’ont esté designez, affin que par là j’ouvre,
Et m’en ressouvenant, la bonde à mon esmoy.

Et je te dy quel est le tourment que j’endure,
Afin que, vray tesmoing, tu le conte aux humains :
Qu’ils se representent le mal quy me torture,
Ils ne trahiront pas leurs princes souverains.

Combien maudy je, helas ! le jour de ma naissance,
Le temps que j’ay vescu et le jour de ma mort !
Je maudy mille fois les honneurs de la France,
Et les biens qu’on acquiert soubz le pouvoir du sort.

Que ne suis-je avorté au ventre de ma mère,
Ou jeune que ne fus-je englouty par un lyon,
D’un tygre ircanien, bref qu’une beste fière
Ne coupa le chemin à mon ambition.

Plus tost, plus tost que d’estre aux Enfers plein de rage,
Torturé pour jamais de fouet et de marteau,
Je vy, je meurs vivant, et sans cesse j’enrage,
Le chef environné de mille couleuvreaux.

Maudite mille fois ceste race espagnolle18,
Quy m’avoit suscité à ceste ambition.
Va, mortel, les tourments m’enlèvent la parolle ;
Souviens-toy seullement qu’elle est ma passion.

À ces mots il se tut, et la bande infernalle
À l’instant avec luy se perdit de mes yeux,
Et chacun d’eux hurlant dans un grotton devalle19,
Me laissant estendu demy-mort en ces lieux.

Jamais pauvre nocher, échappé du naufrage,
Ne fut plus rejouy se voyant à bon port,
Que je fus de me voir hors d’une telle rage,
Où l’on vit en mourant d’une eternelle mort.

J’estois si etonné que je ne saurois dire
En quelle forme estoit cest esprit malheureux ;
Seullement il suffit que j’ay veu le martyre
Quy le suit eternel aux enfers tenebreux.

J’estois tout englouty au milieu des fumées,
Des souffres et aluns quy le vont tous bruslants ;
Les canons, les mousquets, quy tomnent aux armées,
Ny la crainte des coups, ne m’etonneroient tant.

Considerez, mondains, je vous prie, la peyne
Qu’endure maintenant ce mane20 des enfers ;
Gardez-vous de chercher une semblable chesne
Et de vous enchaîner en de semblables fers.

Helas ! c’est un grand faict que la fortune tente
Les mondains, plus jaloux d’honneur que de vertu,
Et frustre bien souvent l’ambitieuse attente
Qu’ils ont de surmonter sans avoir combattu.

J’entends d’avoir gaigné par moyen illicites,
Et n’avoir aspiré qu’aux charges et grandeurs,
Indignes toutes fois d’avoir faict ces poursuittes
S’ils n’ont eu la vertu d’acquerir ces honneurs.

Vertu, dy-je, d’où vient ce tiltre de noblesse
Quy nous rend d’un chacun estimez et cheris,
Plus que d’avoir acquis cest honneur par richesse,
Et la richesse encor par malheur mal acquis ?

Alexandre n’est plus, helas ! je ne m’estonne
S’il n’a qu’un successeur en science et valeur,
Alaité de Palas et chery de Bellone ;
Car en ce temps l’on est de vertu amateur.

Ce prince macedon veit entre les despouilles
Du puissant Darius des parfums de grand prix,
Et, se mocquant, disoit : « Il musque ses quenouilles,
Et moy, je chéris plus d’Homère les escripts. »

Voulant dire son cœur estre plus heroïque
D’aimer mieux la vertu que l’arabique odeur,
Quy servoit à musquer de Darius la picque,
Car il aimoit Homère example de malheur.

Je sors à mon avril encore de l’étude,
Et à peine vingt fois ay-je veu le printemps21 ;
Mais si ay-je cherché maintes fois l’habitude
De passer par vertu le reste de mes ans,

Lorsque, dissuadé en mainte et mainte sorte,
Je voyois avec moy ung nombre d’escoliers
Estudier pour se mestre en l’epoisse cohorte
De ceux quy n’ont suivy les vertueux sentiers.

Le temps, le temps n’est plus qu’on mettoit la jeunesse
Au chemin de vertu pour suivre les prudens ;
Celuy-là quy se croist estre issu de noblesse
Ne recherche aujourd’huy rien que le cours du temps.

Ô cours trop corrompu et semé de malice !
Helas ! que ceux quy vont poursuivant les honneurs,
Poursuivent, malheureux, d’imprudence et de vice,
Pour se voir en un coup accablé de malheurs.

Je scay que la plus part de ceux quy estudient
Cherchent, ambitieux, un chemin d’estre grands :
L’un aspire aux estats et les autres se fient
En leurs biens quy les font à jamais ignorants.

Si l’Hoste eust recherché, ce mignon dont je traicte,
Un moyen vertueux pour parvenir un jour,
Helas ! il n’eust pas faict aux enfers sa retraicte,
Ains bienheureux seroit au celeste séjour.

S’il eut, s’il eut suivy de son maistre la piste,
Il n’eut pas convoiteux entreprins tel mefaict ;
Mais il ne savoit pas en quoy l’honneur consiste
(Bienheureux celuy là quy pour son bien le scait).

Il a seul entrepris contre l’estat de France,
Et seul pour cest effect il le pace là-bas.
Je dy depuis son règne ou bien sa cognoissance,
Car du passé plus loing je ne parleray pas.

Que son maistre a regret qu’une ame si mechante
Aye pris nourriture un temps en sa maison :
Mais souvent mauvais fruict sort d’une bonne plante22,
Et se n’en doibt partant facher outre raison.

Revivez, personnage ou la France s’appuie ;
Ne vous contristé plus d’un si fresle subject,
Mais cherchez les moyens d’egayer vostre vie,
Si vous voulez bannir des François le regrect.

Ils n’ont un tel esmoy que de vous voir en peyne
Pour un mal que vous seul pouvez consolider ;
Bannissez donc de vous se soucy quy vous gehêne,
Et pour aider l’Etat soignez à vous aider.

Si vous faictes ce bien maintenant à vous-même,
Ce sera desormais pour le bien des François.
Le roy vous en requiert, et, vous aimant, il ayme
Celuy que ses ayeulx ont chery autrefois.

Si mes vers m’ont permis de vous faire cognoistre
Le tourment que j’avois de vostre affliction,
Pardonnez à celuy que le Ciel a fait noistre
Pour vous rendre certain de son affection.

Ma Muse m’a requis ce dernier exercice,
Qu’elle m’a suscité de faire tout en vers ;
Je ne luy ay voulu refuser ce service
Bien que son vouloir fust à mon desseing devers.



1. L’Estoille l’appelle Loste. Il étoit commis principal du secrétaire d’État Villeroy, et son filleul. Les intelligences qu’il avoit avec les gens du roi d’Espagne, auxquels il vendoit tous les secrets d’Henri IV, et donnoit même les copies de ses lettres au roi d’Angleterre, au comte Maurice, etc., ayant été découvertes, il se sauva vers Meaux, et fut trouvé mort dans la Seine, près de la Ferté, soit qu’il y fût tombé par hasard, soît qu’il s’y fût précipité de désespoir, soit plutôt, comme on le pensa généralement, qu’il y eût été jeté par quelque complice intéressé à sa disparition.

Raphin, autrefois un des seize, réfugié en Espagne « pour la Ligue », l’avoit décelé à l’ambassadeur de France dans l’espoir que ce service lui mériteroit « de rentrer en la grâce de son prince » ; et l’ambassadeur en avoit donné avis au roi. Journal de l’Estoille, 24 avril 1604 (édit. Michaud, t. II, p. 367).

2. C’est le fameux Isaac de Laffemas, fils de Barthélemy de Laffemas, dont nous avons longuement parlé, t. VII, p. 303–306. Il ne faisoit alors que sortir des études, et s’amusoit aux vers, comme c’étoit l’usage. Tallemant dit qu’il avoit de l’esprit. « Il a fait, ajoute-t-il, plusieurs épigrammes. Il n’y en a guère de bonnes que les premières. » Il ne parle pas de cette pièce, qui est fort rare, et de son bon temps, qui fut court. Il devint avocat, puis secrétaire du roi, procureur-général en la chambre des communes, avocat-général en la chambre de justice, maître des requêtes, et lieutenant civil au Châtelet de Paris. Dans cette charge, que Richelieu lui fit exercer par commission, il acquit beaucoup de réputation, dit Tallemant, « et ôta bien des abus », mais il fit surtout force exécutions au gré du maître. Il fut terrible justicier, mais bonhomme pourtant, à ce qu’il paroît. Despeisse disoit de lui, suivant Tallemant : Vir bonus, strangulandi peritus. (Historiettes, 1re édit., t. IV, p. 35.) Plus tard, il revint aux vers ; il fit en rimes, pendant la Fronde, le Frondeur désintéressé (1650, in-4º), qui lui valut de violentes attaques. (C. Moreau, Bibliog. des Mazarinades, t. I, p. 422).

3. Ceci semble démentir ce que dit Tallemant (1re édit., t. IV, p. 32, note) d’une pastorale qu’Isaac Laffemas auroit faite à Navarre, étant écolier. S’il avoit composé cette pastorale, il ne diroit pas que l’ouvrage qu’il offre ici au roi « est le premier nay de sa plume ».

4. Pour ces services très réels, et aujourd’hui trop méconnus, que Barthélemy de Laffemas rendit à Henri IV, en qualité de contrôleur-général du commerce de France, V. notre t. VII, p. 305, note.

5. Il vivoit en effet toujours ; mais, épuisé par ses travaux, si injustement oubliés, il mourut à la peine l’année suivante, 1605.

6. Laffemas, par le ton sinistre qu’il prend ici, et qu’il soutiendra dans toute cette pièce, prélude bien à ses futures fonctions de bourreau.

7. L’expression mignon de fortune étoit consacrée pour les favoris de roi et de ministre, comme l’étoit Loste, à qui M. de Villeroy avoit accordé toute sa faveur. Régnier, vers le même temps, les désignoit ainsi dans sa troisième satire, V. 61 :

Du siècle les mignons, fils de la Poule-Blanche,
Ils tiennent à leur gré la fortune en la manche.

8. Salaire, récompense.

9. Allusion au maréchal de Biron, décapité deux ans auparavant. Laffemas, qui devoit être un si rigoureux exécuteur des justices de Richelieu, ne devoit qu’applaudir à l’une des rares mais terribles sévérités d’Henri IV.

10. C’étoit le nom qu’on donnoit volontiers aux gens en révolte. Des rebelles qui ravagèrent la Champagne pendant le règne de François Ier avoient été appelés ainsi. V. Chron. de France publiée par G. Guiffrey, p. 39.

11. Nous avons dit que Loste avoit été trouvé noyé dans la Seine.

12. C’est l’emploi le plus ancien que nous connoissions de ce mot, qui semble beaucoup plus moderne.

13. Le corps de Loste, quand il eut été, non pas rejeté par les flots, mais repêché, fut apporté à Paris, et mis à la basse-geôle ou Morgue du Châtelet, « où, dit l’Estoille, (t. II, p. 367), chacun par curiosité l’alloit voir. »

14. Nous avons dit qu’il étoit commis principal de Villeroy.

15. Los, louange.

16. Loste fut trouvé dans la Seine le 24.

17. Les Tuileries étoient alors réellement un parc, avec garenne, etc. V. le plan de Gomboust. Une rue, comme on sait, séparoit ce parc du château, ce qui faisoit dire à Claude Le Petit dans son Paris ridicule, en parlant du jardin :

Mais d’où vient qu’il est séparé,
Par tant de pas, du domicile ?
Est-ce la mode en ce séjour,
D’avoir la maison à la ville
Et le jardin dans les faubourgs ?

Il étoit naturel que le jeune Laffemas fit sa promenade ordinaire aux Tuileries. Son père avoit ses principales plantations de mûriers à l’hôtel de Retz, dont la place Vendôme occupe aujourd’hui le terrain. Dans les Tuileries même il avoit aussi des plantations et une magnanerie. V. t. VII, p. 308–310, note.

18. Nous avons dit que Loste conspiroit avec l’Espagne.

19. Il y avoit en effet dans le jardin des Tuileries une grotte « en terre cuite esmaillée » que Bernard Palissy avoit « encommencée » en 1570 par les ordres de la reine mère, et qui devoit exister encore en 1604. V. un article de M. Eug. Piot, et un autre de M. Champollion dans le Cabinet de l’Antiquaire amateur et de l’Amateur, t. I, p. 71–72 et 277.

20. C’est la première fois que je trouve ce mot mane employé au singulier. Ronsard l’avoit mis en faveur, mais ne s’en étoit servi qu’au pluriel. Le premier il avoit dit dans les Amours, 172e sonnet :

Ô nuit, ô jour, ô manes frygiens !

et Muret, son commentateur, avoit fort applaudi à ce néologisme. « Il faut, avoit-il dit, naturaliser et faire françois ce mot latin manes, veu que nous n’en avons point d’autre. » Commentaire sur les Amours de Ronsard, Paris, 1553, p. 205.

21. D’après ce vers, où Laffemas déclare qu’en 1604 il avoit à peine vingt ans, il seroit né en 1584, et non pas en 1589, comme on l’a dit partout. Après l’avoir fait naître cinq ans trop tard, on l’a, par compensation, fait mourir au moins deux ans trop tôt. La Biographie Universelle donne pour date à sa mort l’année 1650, la même où sa mazarinade Le Frondeur désintéressé nous l’a montré dans toute la verdeur de son esprit ; or, on voit dans le Journal du Parlement, que Laffemas, redevenu maître des requêtes, fut accusé, dans l’audience du 19 juillet 1652, d’avoir remis les sceaux à un commis de Guénegaud, ce qu’il avoua séance tenante. (Moreau, Bibliog. des Mazarinades, t. I, p. 425.)

22. Ceci est dit pour justifier le maître de Loste, M. de Villeroy, qu’on accusoit d’être aussi un peu Espagnol, et à qui même le roi le dit un jour en riant. L’Estoille, t. II, p. 368. Le Soldat françois, qui venoit de paraître, avoit en particulier donné quelques atteintes sur les menées du ministre avec l’Espagne.